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Jean-Pierre Mocky (1929 ? – 2019)

09/08/2019 Aucun commentaire

Jean-Pierre Mocky sera malcommode à remplacer.

Dans cette vidéo de 1998, Mocky engueule Christine Boutin et les curés qui lui font cortège, les traitant de pédophiles (c’est un peu facile), de cons, de culs-bénis, de grenouilles de bénitier, d’hypocrites (c’est à peine plus difficile), etc.

Mais surtout, à 1 mn 52, Mocky prononce cette chose remarquable, tellement plus profonde qu’un simple blasphème : « Je l’aime plus que vous, moi, Jésus-Christ ! »

Cette vidéo est formidable non parce qu’elle est un énième et banal « clash » de télé péniblement prévisible, mais parce qu’elle témoigne d’un authentique débat métaphysique. Elle rejoue l’éternel combat entre les mystiques et les religieux.

Les mystiques sont ceux qui recherchent, parfois toute leur vie, le contact direct avec le divin ; les religieux sont ceux qui ne cherchent pas, qui ont trouvé, qui se prévalent de disposer de ce contact et en usent comme d’un levier de pouvoir, se prétendant habilités à parler au nom de « Dieu », de « Jésus Christ », du « Prophète Mahomet » ou de quelque autre grande figure ou grande idée, figure ou idée qu’ils confisquent afin d’imposer leurs propres vues et d’asseoir leur propre statut.

En prononçant « Je l’aime plus que vous, moi, Jésus-Christ », Mocky veut peut-être dire qu’il aime davantage que les curés ce que représente Jésus (l’amour, la compassion, le pardon, la défense de la femme adultère, la charité envers les faibles…) et ce serait déjà un message politique fort. Mais je crois qu’il veut dire davantage : « Vous avez volé Jésus-Christ alors qu’il m’appartient autant qu’à vous, rendez-le moi et disparaissez, allez plutôt simples humains que vous êtes payer votre dette à la société (pour pédophilie etc.) »

Dans cette vidéo, Mocky, comme tant d’artistes, est le mystique ; Christine Boutin et ses amis en robes, comme tant d’oppresseurs, sont les religieux.

Le blog du Fond du Tiroir a souvent abordé la rivalité entre les mystiques et les religieux (comme ici ou  ou ou même déjà là quand j’étais jeune), il faut croire que cette question me turlupine durablement. Elle est au coeur du roman que j’écris ces jours-ci.

Léon Tolstoï, grand mystique excommunié par l’église, et réinventeur de la non-violence moderne d’après le modèle de Jésus, écrivait : « Jamais les églises n’ont servi d’intermédiaires entre les hommes et Dieu, ce qui est d’ailleurs inutile et interdit par le Christ, qui a révélé sa doctrine directement à tout homme. Je considère comme une hérésie cette religion officielle appelée Christianisme. Elle se sépare, selon moi, de celle du Christ par bien des divergences au nombre desquelles j’ai tout d’abord constaté la suppression du commandement qui nous interdit de nous opposer au mal par la violence. » (Tolstoï, Le Royaume de Dieu est en vous)

Curiosa

11/07/2019 Aucun commentaire

Chronique inactuelle ! Je vous parle d’un film, mais d’un film que vous ne pouvez voir, du moins pas ces jours-ci. Sitôt apparu en salles en avril dernier, sitôt disparu, snobé par la critique, passé inaperçu du public, que j’ai vu à l’arrache dans une salle déserte, et qui n’est pas encore édité en DVD : Curiosa de Lou Jeunet, film sur Pierre Louÿs et Marie de Régnier.

Si je vous en parle, ce n’est pas en raison de son actualité, qui est nulle, mais de la mienne.

Il se trouve que je prépare depuis près de trois ans le spectacle le plus osé, le plus bizarre, le plus excentrique, le plus casse-gueule de toute ma vie sur scène : une adaptation du roman pornographique Trois filles de leur mère de Pierre Louÿs, l’un de mes livres préférés toutes catégories confondues. Ce projet démentiel, monté grâce à la participation de deux autres cinglés (Stéphanie Bois, qui incarne génialement les cinq personnages féminins de l’histoire, et Christophe Sacchettini qui enveloppe nos ébats de musique autant que de silence, à bonne distance), parvient enfin à maturité et dispose désormais d’une date de création : il sera présenté aux premiers spectateurs cobayes et, espérons-le, un minimum bienveillants le vendredi 18 octobre 2019, à Grenoble. L’entrée sera strictement interdite aux moins de 18 ans. Si vous avez plus de 18 ans et si vous êtes d’ores et déjà titillé, contactez-moi, je vous préciserai l’endroit, pertinemment confidentiel et à jauge intime. J’ai un trac fou mais, heureusement, le temps d’en reparler.

Plein de curiosité pour Curiosa je me suis précipité en avril, à peu près seul, pour voir sur écran les amours reconstituées de l’auteur de Trois filles de leur mère et de Marie de Régnier, qui fut la grande passion sentimentale et sexuelle de sa vie, l’inspiratrice et dédicataire d’une bonne partie de son œuvre. Qui fut en outre le modèle de l’une des Trois filles de leur mère. Comme on le sait, comme on peut s’en étonner pourtant, la frénésie sexuelle de ce roman trouve bel et bien son origine dans la vie réelle de Louÿs et les personnages ont des modèles : Louÿs fréquentait les trois sœurs Heredia, Marie, Louise, et Hélène. Métamorphosées par sa plume, fantasmées, rajeunies, romancées, ces trois filles d’écrivain sont devenues trois filles de pute, Charlotte, Ricette et Lili.

Pour vous la faire courte : le film n’est pas mal du tout. Mais, comme je le pressentais, notre spectacle à nous sera vachement mieux.

Pour vous la faire longue : le film n’est pas dénué des conventions et défauts intrinsèques du genre biopic (que j’ai tenté d’énoncer ici à propos de Bohemian Rhapsody), il lui manque un peu d’aspérités, un vrai point de vue, et surtout une vraie crudité et voilà qui constitue tout de même un comble étant donné le matériau d’origine… mais c’était joué d’avance. Comment la réalisatrice eût-elle pu faire mieux sans tomber dans la pornographie ? La description anatomique et attendrie d’un conduit vaginal, ses dimensions, ses couleurs et ses parfums, peut faire l’objet d’une belle page littéraire, peut même faire l’objet de poésie, d’encre sur papier. Louÿs l’a démontré (enfin, démontrer n’est pas le mot juste puisqu’il n’écrivait ses textes pornographiques que pour lui-même, compulsion privée sans la moindre intention de publication). Mais comment inventer un équivalent au cinéma, cet art qui montre ? Je tâche depuis trois ans de trouver un équivalent scénique, en dosant au millimètre ce que je montre.

L’avantage de cette limite du cinéma, c’est que faute de pornographie le film devient une histoire d’amour, or cet aspect là est on-ne-peut-plus pertinent. J’insiste sur un point qui fera peut-être ricaner les imbéciles : si j’ai voulu jouer ce roman sur scène c’est que selon moi Trois Filles de leur Mère est avant tout une histoire d’amour, forte, libre, originale, affranchie, blasphématoire, fulgurante et tragique. Une dévorante passion sexuelle est forcément, au moins un peu, une histoire d’amour (et réciproquement). Essayez, vous verrez.

Le personnage de Pierre Louÿs joue à un moment donné le dandy cynique dans le seul but de provoquer un ami tout aussi moustachu et élégant que lui. Il lui déclare avec un fin sourire quelque chose comme « L’amour ? Mais ça n’existe pas, ça n’est qu’un assouvissement des besoins » . Moi qui ai lu ses livres, je ne suis pas dupe, c’est de sa part pure posture, et au fond pure trouille de parler d’amour, donc de choses profondes, au premier venu. Pierre est empêtré dans les mêmes contradictions et ambivalences que le narrateur anonyme des Trois filles, à qui il faut tout un roman pour avouer in extremis « avec la gaucherie sentimentale de mes vingt ans je n’eus d’amour pour ces quatre putains qu’une heure après leur départ » .

Reste que la réalisatrice s’en sort avec les honneurs, surtout si l’on compare avec les désastreuses rencontres passées entre Louÿs et le cinéma – reste-t-il un seul cinéphile déviant prêt à avouer en 2019 son envie de voir Bilitis de David Hamilton, Aphrodite de Robert Fuest (avec Valérie Kaprisky) ou même La Femme et le Pantin de Duvivier (avec Bardot) ? Cet obscur objet du désir de Bunuel, à la limite, pour son indépassable bizarrerie d’avoir confié le rôle principal à deux actrices alternées…

Les images de Curiosa sont belles, ses couleurs chaudes, ses cadres soignés, ses acteurs excellents. Surtout les actrices. Exactement comme dans les Trois filles, les personnages féminins sont plus intéressants, plus nuancés, plus contrastés et plus changeants que les hommes, monolithes phalliques. Du reste la plupart des postes clefs du film (la réalisatrice, la première assistante, la scénariste, la monteuse…) sont aux mains de femmes. L’incarnation de Marie (sublime et intense Noémie Merlant, qui vole la vedette à tout le monde, à commencer par Niels Schneider/Pierre Louÿs, forcément pâle figure) m’a même donné envie de lire sa propre version des faits, son roman L’inconstante qu’elle avait publié dès 1903 (Trois filles de leur mère paraîtra à titre posthume en 1926) sous le pseudonyme masculin Gérard d’Houville alors que j’avoue humblement que je n’en avais pas eu l’envie jusque là, la version de l’homme Louÿs me suffisait, vas-y, fais-toi plaisir, tu peux me huer, balance ton porc je dirai rien.

Seule faute de goût que j’ai repérée face au film : m’ont totalement échappé le sens et la nécessité de sa tonitruante bande originale techno (même compositeur que 120 battements par minutes, Arnaud Rebotini), je n’avais nullement besoin de cet anachronisme pour trouver les personnages « modernes » . Cette musique est aussi incongrue que si l’un des protagonistes en costume consultait soudain son smartphone.

Les allusions aux Trois filles sont extrêmement nombreuses, depuis la toute première scène (derrière un miroir sans tain, Pierre, voyeur et photographe, regarde minauder les trois sœurs Heredia et c’est comme si on le voyait écrire dans sa tête le premier jet – drôle de métaphore), jusqu’aux pures et simples citations (« Les jeunes filles ont bien des excuses », phrase merveilleuse qui conclut le livre) et pour quiconque connaît le roman les rouages de la transposition de la biographie en fiction deviennent limpides. Pour autant je ne peux pas dire que ce film ne m’aura rien appris. Il m’a permis de saisir une dimension qui m’avait un peu échappé jusqu’à présent. Pourquoi Louÿs a-t-il fait de quatre bourgeoises de son milieu quatre prostituées de papier ? Parce qu’il existe des passerelles entre ces deux conditions féminines, la bourgeoise et la pute, autres que celles du fantasme. Le film débute par un mariage. Un mariage sans amour, convenu, pour un motif économique : la plus jeune sœur Heredia sacrifie son hymen pour une dot qui sauvera papa. La sexualité des jeunes filles est donc ici comme là une affaire de commerce, d’arrangement, le pucelage est un petit capital, dans la bourgeoisie tout autant qu’au bordel. D’où les analogies, transpositions et allusions de type « Non seulement tu suces, mais tu parles comme une jeune fille à marier ».

Ce roman serait, en plus du reste, politique ? Quel livre, mes amis, quel livre ! À côté le film est juste pas mal et c’est déjà bien.

Bonus : ne manquons pas cette belle image du Tampographe Sardon, L’orgasme à travers les âges : 1925, qui est peut-être un hommage puisque 1925 est l’année de disparition de Louÿs.

Rhapsodie pour un Bohémien

19/11/2018 Aucun commentaire

Vu hier soir Bohemian Rhapsody, le biopic sur Freddie Mercury. Tu veux savoir ce que j’en pense ? (Sinon ben c’est pas compliqué tu fais comme avec les alertes spoïleurs tu arrêtes de lire.) J’ai trouvé ça très agréable mais pas davantage au fond que d’écouter un album de Queen, et en particulier je n’ai pas trop compris qu’on qualifie la dernière partie, le concert à Wembley, de prouesse cinématographique magistrale jamais vue, dans la mesure où l’original du concert existe, qu’il est intégralement visible sur Youtube ou ailleurs, que c’est par conséquent le contraire de jamais-vu, et que le simulacre cinématographique, auquel le cinéaste n’ajoute aucune intention particulière, n’a pas plus de sens qu’une statue chez Mme Tussaud. On admire toujours beaucoup et on récompense à coups d’Oscars les performances des acteurs qui incarnent des personnes réelles, mais je me demande si cela tient à leur talent de comédie ou bien à leur seule qualité de statue de cire dans un musée, si ce qui force l’admiration du spectateur n’est pas sa trouble attirance pour le déjà-vu, pour en somme la vérification, l’énième constatation que ce qu’il a connu autrefois existe encore un peu.

Queen, et Freddie Mercury surtout, étaient des expérimentateurs, des chercheurs, ils inventaient ce qui ne se faisait pas avant eux. Ce film ne leur rend pas tellement hommage puisqu’il n’expérimente ni ne cherche pas grand-chose, il suit son petit bonhomme de chemin de biopic très convenu, c’est-à-dire qu’il « transforme une vie en destin » comme disait Stan dans Jean II le Bon, séquelle, sans le moindre point de vue mais en lançant au spectateur des signes de connivence.

D’une certaine manière ce film est anonyme, signé Bryan Singer mais réalisé en bonne partie par Dexter Fletcher, et étroitement supervisé par les membres survivants du groupe. Or l’anonymat est le travers ordinaire du biopic d’artiste, puisque celui qui accepte d’écrire la légende dorée renonce fatalement à être un artiste, l’art étant en quelque sorte déjà absorbé, accaparé, épuisé, par le sujet même. Philippe Sollers a écrit quelque part « comprendre c’est égaler » à propos de je ne sais plus laquelle de ses idoles, Sollers se prenait sans doute pour l’égal de Mozart sous prétexte qu’il écrivait sur Mozart, et je crois que c’est une grosse niaiserie. Comprendre n’est pas égaler. Un texte de Sollers sur Mozart n’est pas du Mozart. Le film de Singer ou de je-ne-sais-quel-Alan-Smithee sur n’importe quelle idole n’est pas de l’art non plus.

Toutefois j’ai noté deux séquences intéressantes du point de vue de la mise en scène, deux scènes qui réellement expérimentaient quelque chose, deux scènes où l’art affleure et dépasse légèrement leur propos, et c’est mieux que rien.

Primo la conférence de presse lors de la sortie de l’album Hot Space, lorsque les journalistes ne posent que des questions sur la vie privée, scène filmée de façon très oppressante et qui joue sur la focale, sur le flou, sur le rythme, etc…

Deuxio la scène très brève où Freddie traverse un couloir (d’un hôpital ? d’un dispensaire ?), il vient d’apprendre qu’il a le sida et commence à se soigner. Il passe sans même le voir devant un jeune homme assis, émacié, portant une tâche sur le front, attendant son tour, plus avancé que lui dans la maladie. Le jeune homme reconnait le chanteur et lui lance alors qu’il l’a dépassé et s’apprête à sortir, l’appel que Freddie utilisait pour jouer avec son public sur scène : « Eh-Oh ! ». Freddie s’immobilise, mais ne se retourne pas. Il a toutefois légèrement tourné la tête, il est de trois-quarts dos. Il répond sur le même ton : « Eh-Oh ! » (gimmick, au fait, que Freddie avait volé à Harry Belafonte… de même que le célébrissime riff de basse d’Another one bites the dust est chourré à Rapper’s delight… mais peu importe, un biopic sert à valoriser et fictionnaliser le génie singulier d’un individu et n’est pas le lieu où l’on révèle les plagiats). En deux notes dans le couloir le lien entre la star de dos et le garçon assis est établi, réciproque. Pour moi cette scène minuscule est la plus belle, la plus émouvante du film, et elle invente quelque chose à partir d’une anecdote dont on se fiche pas mal de savoir si elle est réelle, elle joue avec les moyens propres du cinéma sur une immense palette, elle parle en une seule image de la notoriété, la maladie, l’angoisse, la solidarité, le réconfort, la timidité, la marginalité, la fatalité, la joie de la musique… et le show qui must go on.

Je sauve deux scènes : tu constates que je ne suis pas du tout sévère et que je ne boude pas mon plaisir.

Merveilleux

25/09/2018 Aucun commentaire

Quelle merveille !
Derniers mots prononcés par Carl Gustav Jung (1875-1861),
sur son lit de mort.

À la merveille, sixième film de Terrence Malick, loupé en 2013, rattrapé en DVD en 2018.

Titre singulier, bizarre syntaxe : d’où sort-il cet à-la.

Ce n’est pas à la limite, ce ne peut pas être non plus à la tienne Etienne, ni à la manière ni à la bourre ni à la traîne ni à la Bolognaise ni à la six-quatre-deux ni à la bonne heure, c’est à-la-quoi ?

Le sens s’éclaire un peu par la V.O., To the Wonder. Ah d’accord, il s’agit d’une direction, d’un axe, d’une recherche, d’un idéal. Seuls titres pouvant lui être comparés : Vers la joie de Bergman, Vers la lumière de Kawase.

Quant à la destination, la merveille en question… Dans une biographie de Jean « Moebius » Giraud, j’ai appris que cet artiste qui m’émerveille depuis que j’ai des yeux avait un tic de langage : pour exprimer son approbation ou son enthousiasme, il disait toujours « C’est merveilleux ». Il a fallu que je le lise dans la bouche d’un autre pour m’en rendre compte, ah, tiens, moi aussi je dis tout le temps ça. L’émerveillement est peut-être une question de tempérament, un don. Il faut croire que je l’ai. J’en suis bien aise.

Merveille vient de l’adjectif latin mirabilis, admirable, lui-même issu du verbe mirari, s’étonner, s’éprendre, contempler. À la merveille est donc une injonction à s’étonner, s’éprendre et contempler. Je m’étonne qu’une telle invitation ne soit pas plus courante dans la langue française, tellement plus prompte à dire Va te faire foutre (cependant foutre et se faire foutre peuvent être merveilleux, certes). On pourrait se dire les uns les autres À la merveille ! comme on dit bonne chance ou bon voyage. À ta santé, à tes amours, à la merveille.

Je ne parle toujours pas du film, c’est ce que tu crois ? Pourtant si, je ne fais que ça, je t’assure. Comme ce film ne possède pas vraiment d’intrigue, que le tournage a eu lieu sans scénario et que les acteurs n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils étaient en train de faire là, il est impossible, inutile et peut-être fallacieux d’esquisser le moindre résumé, un pitch, voire une paraphrase d’histoire, alors tu permets, laisse-moi plutôt parler de Moebius ou d’étymologie ou d’aller se faire foutre, et nous serons dans le sujet.

Ou alors je te parle d’Edward Hopper. Comme ce film ressemble moins à un long métrage pour salle de cinéma qu’à une une installation d’art contemporain, boucle de cent dix minutes qu’on peut attraper et quitter à n’importe quel moment, pour s’en faire une idée puisons une comparaison dans les musées. Imagine que tu es dans un musée, que tu restes assis devant une toile de Hopper pendant cent dix minutes, tu fixes deux ou trois personnages dans une pièce et une fenêtre, tu fixes jusqu’à ce qu’un état second t’apporte les flashes, les bribes, les vies de ces personnages, les vies sensibles, les merveilles, les musiques, les paysages vus par ces personnages ou même par d’autres durant les minutes ou les années qui précèdent leur entrée dans cette pièce, tous les sentiments qu’ils ont éprouvés, les objets qu’ils ont touchés, leurs chairs de poules, leurs jouissances, leurs climats, leurs saisons, leurs heures, les ciels dans leurs fenêtres pour inverser la perspective d’un Hopper ordinaire, tu t’inventes la narration à mesure comme si tu la rêvais en sommeil paradoxal plutôt que d’attendre bouche ouverte qu’Hollywood la prêmache et te la déposes dans le gosier.

Ou bien je te parle d’Einstein, ou de Doisneau.

« Il y a deux façons de voir la vie, l’une comme si rien n’était un miracle, l’autre comme si tout était un miracle. » (Albert Einstein – sachant que miracle et merveille sont des cousins étymologiques)

« Je prends des photos pour les montrer aux gens et leur dire : regardez, vous avez loupé ça, vous n’aviez pas fait attention, vous étiez distraits, heureusement j’étais là. » (Robert Doisneau – citation approximative, de mémoire)

Dans tous les cas, Einstein, Doisneau, Moebius, Hopper, Malick, foutre et se faire foutre, la direction est la même, l’élan, le tempérament, l’axe, le vecteur, la quête, la promesse et le chemin : c’est la beauté. Le sens (toujours dans la même acception : l’orientation) de la vie repose dans la beauté. La voilà on la tient dans nos mains, la Merveille, ici elle est filmée par une steadycam flottante. Tiens ? J’ai mis une majuscule mais on peut l’enlever, parce qu’elle est humble, aussi, la merveille. Elle est dans l’air, elle est dans l’eau, elle est dans la boue, elle est dans un bison ou une fougère, elle est dans le vent et dans un une robe, dans une corde pincée et dans une mèche de cheveux, elle est toujours dans la lumière.

Elle est, avant tout et après tout, dans la conscience d’être en vie.

À la merveille est de tous les films de Malick celui qui a encaissé les plus mauvaises critiques. À coeur joie on a moqué sa narration ennuyeuse, son esprit de contemplation qu’on a qualifié de complaisant dès le deuxième coucher de soleil, son préchi-précha abscons, ses aphorismes ineptes (« D’où vient cet amour qui nous aime ?« ), son ridicule achevé (les scènes de ménage qui tombent comme cheveux sur la soupe, entre autres), son esthétisme de pub pour les assurances ou pour le tourisme à Paris ou au Mont Saint Michel… Tout cela parce que les critiques n’avaient pas le don. Dommage pour eux. Ils n’avaient pas cette conscience du miracle d’être en vie, conscience qui peut nous être révélée dans une forêt, ou sur l’océan, ou dans le désert, ou même dans une rue et dans la foule. Ou dans un film de Terrence Malick qui, telle une photo de Doisneau, fonctionne comme une séance de rattrapage : « Vous n’aviez pas fait attention ? Regardez mieux. »

Malick est un mystique, sans aucun doute. Ça ne me dérange pas. Les mystiques, pour tout dire, sont merveilleux. Il faut prendre garde à ne jamais confondre un mystique, être admirable parce qu’il cherche, avec un dévot, être dangereux parce qu’il sait. Les films de Malick, de Béla Tarr, de Tarkovski, de Kiarostami, de Bresson, d’Eugène Green, peut-être de Lynch, sont des oeuvres de mystiques, et autant de merveilles. La passion du Christ de Mel Gibson, ou Le Pape François, un homme de parole de Wim Wenders, sont des films de dévots et on remarquera à quel point l’effet est différent.

Le dernier mot prononcé dans À la merveille est français : « Merci ».

  • Pour un récit de révélation mystique et de joie d’être en vie on peut aussi lire l’ultime paragraphe des Reconnaissances de dettes, III/100, page 364. 

Cinquante ans utérins

20/07/2018 Aucun commentaire

Rappel #1 : quiconque est né en l’an de grâce 1969 est fondé à exiger du Fond du Tiroir l’attribution gracieuse, contre un PDF mentionnant la date de naissance du bénéficiaire et dans la limite des stocks disponibles, d’un exemplaire du mini-livre Le Flux, enjoué memento mori où sont notamment abordées les circonstances de ma conception à l’été 1968 et de ma naissance au printemps 1969.

Rappel #2 : quiconque souhaite faire un cadeau de bon goût à une personne de son entourage née en 1969 est encouragé à commander au Fond du Tiroir un exemplaire du mini-livre Le Flux, agrémenté d’une dédicace personnalisée audit natif de ’69, pour la somme dérisoire de 3 euros. Bon de commande à imprimer ici.

Le Flux est fluctuant. Où donc ai-je lu, où ai-je entendu que les Chinois calculaient leur âge à compter non de leur naissance mais de leur conception, neuf mois plus tôt ? Ce principe n’est peut-être qu’une légende urbaine, une excentricité plaisamment créditée au compte d’un folklore lointain, une autre vision du monde dont on affuble à la diable une civilisation exotique tiens les Chinois pourquoi pas les Chinois (d’ailleurs ça me fait penser, il paraît qu’en Angleterre ceux qui font caca par terre on leur coupe le derrière pour en faire des pommes de terre)… Peu importe : ce pas de côté mental qui intègre au compteur la vie intra-utérine est tout-à-fait charmant (du moins aussi longtemps qu’il n’est pas récupéré idéologiquement par quelque zinzin cul-bénit pro-life). Aussi chers amis fêtons sans plus attendre cet anniversaire-ci et ce sera toujours ça de fait ça de pris puisque nous ignorons l’avenir : mesdames et messieurs, « à la Chinoise » et sous vos yeux je passe en trombe le cap des 50 ans sur la terre.

Pour fêter dignement mes 50 balais, je suis allé écouter une lecture musicale du duo Les Fernandez, Corinne Lovera Vitali + Fernand Fernandez. Comme d’hab, CLV m’a empoigné par les tripes et a tiré doucement la ficelle jusqu’à me faire bouger l’intérieur de la tête. À un moment, elle a évoqué un film de 1971, qu’elle a vu par hasard et par accident à l’âge hors-sujet de 11 ans, et revu d’innombrables fois par la suite sans hasard ni accident. Elle a eu une phrase que j’ai retenue, à propos des accidents propres à cette époque-là, elle a dit quelque chose comme : « Les années 70 étaient libres et dangereuses tandis que les années d’aujourd’hui sont dangereuses seulement » .

Ensuite, toujours pour mon anniversaire qui devenait carrément soirée thématique, j’ai regardé We blew it, stupéfiant documentaire de Jean-Baptiste Thoret, road movie contemplatif et mélancolique ayant pour sujet, d’abord le cinéma d’il y a 50 ans, ensuite et surtout l’énigme de ce qui a bien pu mal tourner depuis 50 ans aux Etats-Unis. La phrase désabusée We blew it est extraite d’Easy Rider, film conçu en 1968 et né en 1969.

Pour le dire vite : sociologiquement, il s’est passé quelque chose au moment historique où les baby boomers, nés dans la foulée de 1945, ont atteint l’âge adulte et fébrile, alors même qu’ils vivaient sous la repoussante autorité de barbons et d’épouvantails, sous Nixon, sous Pompidou, sous Brejnev… Un rêve d’autre chose, un décalage mental autrement plus vaste qu’un simple décompte des jours, s’est structuré au tournant des années 60 et 70. Et puis quoi ? Et puis We blew it, et puis le monde est rentré dans le rang à la décennie suivante, et puis Reagan et les yuppies.

Sous les repoussants barbons et les épouvantails de 2018, sous Trump, sous Macron, sous Poutine, nous pouvons toujours envoyer nos bons voeux et baisers à la génération qui atteint l’âge adulte, l’âge fébrile. Et puis, sans trop verser dans une débilitante nostalgie ou dans l’éloge chauvin du pays natal, nous pouvons tenter de suggérer que les traces laissées par ces années-là, dans le cinéma, dans la musique, ainsi peut-être que dans d’autres champs que je ne connais pas (la mode…), sont toujours aussi passionnantes et stimulantes.

Jean-Baptiste Thoret, en présentant son film, cite une phrase de George A. Romero : « En 1969, il s’est passé dix ans ». Oui, le Flux est fluctuant. Pensez à commander votre exemplaire gratuit ou payant.

* N.B. : We blew it est en VOD sur le site des Mutins de Pangée, qui font un formidable boulot cinématographique et politique, ou le contraire.

Un jour, les animaux n’étaient plus là (visions de Neil Gaiman)

17/06/2018 Aucun commentaire

Tiens ? 2001 l’Odyssée de l’espace a 50 ans. Je retournerai le voir. Ce film apparu au printemps 1968 a nettement mieux vieilli que mai 68, finalement. Avec le temps, la prophétie de l’un a gagné ce qu’a perdu l’utopie de l’autre. La science-fiction, celle avec de la vraie science et de la vraie fiction (rien à voir avec Star Wars, par exemple, conte fantastique qu’on ne peut rattacher à la SF que par malentendu) est toujours affaire de vision. Or la vision de l’humanité proposée par 2001 est intemporelle, elle ne date ni de 1968, ni de 2001, ni de 2018, elle nait bien plus tôt et se projette bien plus tard, d’un passé sans date jusqu’à un futur sans échéance, comme un arc-en-ciel qui se donne à admirer en plein ciel mais dont personne ne saurait repérer les deux extrémités fichées sur le sol. Une vision comme un arc, oui c’est ça, un arc tendu et courbé, d’ailleurs le protagoniste du film s’appelle Bowman, l’archer, périphrase désignant Ulysse, le héros de l’autre Odyssée, voyez comme tout se tient en eau de roche. Oulah attention je me mets à surinterpréter les signes façon tout-est-lié, je suis le premier complotiste venu. Autant l’avouer, je fais partie des maniaques qui considèrent que l’histoire du cinéma se scinde sommairement en deux périodes, de part et d’autre de 2001 l’Odyssée de l’espace. De 1894 à 1968, le cinéma n’a évidemment rien fait d’autre que se préparer à 2001. De 1968 à aujourd’hui, le cinéma digère 2001. Je le sens bien, je frôle le fanatisme. Okay, je change de sujet, je repars à zéro.

Tiens ? Un film tiré de How to talk to girls at parties de Neil Gaiman s’apprête à sortir. Je n’irai pas le voir. J’ai peu d’appétence pour les films tirés des livres que j’aime, tous registres confondus, que ce soit Madame Bovary ou Gaston Lagaffe, puisque dans chaque cas le livre était suffisant. Que ne tire-t-on plutôt les films de livres insuffisants ! Quel drôle de verbe d’ailleurs, tirer un film d’un livre. J’ouvre mon dictionnaire des synonymes, pour m’éclairer je compulse les équivalents, j’en essaie une poignée :

déduire un film d’un livre ?
extorquer un film d’un livre ?
pomper un film d’un livre ?
remorquer un film d’un livre ?
soutirer un film d’un livre ?
voire écarteler un film d’un livre ?
et le plus radical de tous : abattre un film d’un livre.

Foin des pompages déductions remorquages extorcations et autres abattages, je ne fais que saisir le prétexte de la sortie de ce film pour dire toute l’admiration que j’éprouve pour un auteur de livres : Neil Gaiman est un grand visionnaire. Il serait évidemment grotesque, outrecuidant, de comparer l’oeuvre de Gaiman avec 2001 l’Odyssée de l’espace, puisqu’il est grotesque de comparer quoi que ce soit à 2001 (pardon me voilà reparti), mais n’empêche, observons le processus par lequel une vision se transmute en imagination…

Exemple typique avec How to talk to girls at parties, nouvelle parue en 2006. Comment Gaiman l’a-t-elle écrite ? D’abord une impression, une idée, puis une vision, puis une image, puis une histoire, une fois parvenus à ce point, plus aucun doute, nous sommes bien dans une écriture de science-fiction, la vraie, la bonne. Point de départ : n’importe quel adolescent se souvient de cette sensation d’étrangeté, de dénuement, de timidité, au moment d’aborder l’autre sexe lors d’une soirée. L’impression de base d’un garçon (hétérosexuel), c’est que les filles sont des extra-terrestres. Gaiman, qui a conservé les mêmes impressions d’adolescence que vous et moi, transforme cette émotion commune en vision dès le moment où il échafaude une intrigue selon laquelle, littéralement, les filles sont des extra-terrestres. Son génie du dialogue se met alors en branle, et voilà une excellente petite histoire de science-fiction, magistralement troussée. (Et à quoi bon, je vous le demande, en tirer un film ? Que pourraient ajouter les effets numériques à la vision ?)

Mais je veux m’attarder sur deux autres exemples.

1) Virus

Dans les années 1980 apparaît en Russie, puis se diffuse dans le monde entier, un jeu vidéo extrêmement addictif, matrice et modèle de tous les jeux de puzzle ultérieurs (Bejeweled, 2048, Candy Crush…), il s’appelle Tetris. (On lira sur le sujet l’excellente bande dessinée de Box Brow, Jouer le jeu.) En 1994 est forgée l’expression effet Tetris, et ce n’est qu’en 2000 que cet effet sera scientifiquement analysé : que se passe-t-il donc neurologiquement pour qu’un jeu simultanément paralyse et stimule un cerveau, pour qu’un sans narration autre qu’abstraite, consistant à emboîter des formes géométrique puisse procurer une satisfaction à l’infini, empêchant de se consacrer à des tâches plus importantes (préparer le repas, soigner son hygiène corporelle, écrire un livre, se promener en forêt, cueillir des cerises, accueillir des migrants en danger de mort sur la Roya ou la Méditerranée…), et enfin envahisse l’esprit au point que le joueur une fois sa partie enfin terminée, pense encore Tetris, rêve Tetris, distingue des formes géométriques s’emboîter en regardant des gens dans la rue, des fruits dans un compotier ou un coucher de soleil sur des montagnes ?

Or, des années avant les scientifiques, justement parce qu’il est un visionnaire de science-fiction, Neil Gaiman avait décrit avec une certaine précision l’effet Tetris. C’était il y a plus de trente ans, dans une micro-nouvelle intitulée « Virus », parue d’abord en 1987 dans le recueil collectif Digital Dreams, puis dans le livre signé du seul Gaiman, Angels & Visitations. Traduction maison par le Fond du Tiroir, de rien, le plaisir est pour moi :

Il y avait ce jeu vidéo. On me l’avait donné. Un de mes amis me l’avait donné. Il jouait avec ce jeu, il disait c’est génial tu devrais essayer. J’ai essayé. C’était génial. J’ai copié la disquette que mon ami m’avait donnée pour pouvoir la donner à mon tour, je voulais que tout le monde y joue, que tout le monde en profite. C’était génial. J’ai téléchargé le jeu sur des serveurs, mais je l’ai surtout donné de la main à la main à mes amis, sur disquette, contact personnel, de la même façon que je l’avais reçu. Mes amis étaient comme moi. Ils l’ont trouvé génial. Certains se méfiaient des virus, on entendait parler de logiciels qu’on chargeait et puis deux jours plus tard ou le vendredi 13 suivant ils vous reformataient le disque dur ou corrompaient la mémoire. Mais rien de tel avec celui-ci. Celui-ci, il était sécurisé à mort. Alors, même mes amis qui n’aimaient pas les jeux vidéo se sont mis à jouer. Plus on s’améliore, plus un jeu vidéo devient difficile. Au bout du compte même quand on ne gagne pas, même quand on sait qu’on ne gagnera pas, on sait qu’on devient meilleur. Moi, je suis plutôt bon. Bien sûr il m’a fallu consacrer au jeu beaucoup de temps. Comme mes amis. Et leurs amis. Et tous les gens qu’on croisait. On les voyait, on les reconnaissait, ils marchaient dans la rue ou ils attendaient dans une queue, ils étaient loin de leur ordinateur ou d’une console mais ils continuaient le jeu dans leur tête, ils combinaient les formes, ils résolvaient des pièges, ils assemblaient des couleurs, ils enchaînaient les signaux, les niveaux et les écrans, ils se chantaient les jingles et les fanfares. Ils tenaient ainsi jusqu’au moment où ils retourneraient au jeu. Moi mon record c’est dix-huit heures d’affilée, 40 012 points et trois fanfares. On continue de jouer à travers les larmes, les douleurs au poignet, et même la faim, au bout d’un moment la faim s’en va. Tout s’en va. Sauf le jeu. Il n’y a plus de place pour autre chose que le jeu.
Le jeu était copié pour tous nos amis, le jeu circulait. Le jeu transcendait nos langues et occupait notre temps. Parfois, ces jours-ci, j’en viens à oublier des choses. Je me demande où est passé la télé. Je me souviens qu’il y avait la télé, avant. Mais je n’y pense plus. Quand je pense, je me demande ce qui se passera quand je serai au bout de mon stock de boîtes de conserves. Puis je n’y pense plus. Je me demande où sont passés les gens. Puis je n’y pense plus. Et je réalise que, si je suis assez rapide, je peux placer le carré noir tout contre la ligne rouge, le retourner et le faire pivoter pour qu’ils disparaissent tous les deux, libérant le bloc de gauche pour qu’une bulle blanche émerge, et pour qu’ils disparaissent tous les deux, et puis après, et puis quand il n’y aura plus de courant je continuerai de jouer dans ma tête, je continuerai jusqu’à ma mort.

2) Babycakes

En 1990, soit avec une bonne génération d’avance sur le véganisme quoiqu’avec pas mal de retard sur la Modeste proposition de Swift, Gaiman écrit « Babycakes », micro-nouvelle parue d’abord sous la forme d’une bande dessinée (illustrée par Michael Zulli) puis réincarnée ici (elle sera reprise dans le même recueil que « Virus » : Angels & Visitations) ou là (sur Youtube, on peut entendre une version lue par Gaiman en personne).

L’idée de base est à nouveau fort simple, ancrée dans le réel, et la vision est d’ordre écologique : les animaux disparaissent. S’il s’agit d’anticipation, on n’anticipe pas ici de quelques siècles, seulement de quelques jours. Les abeilles, les papillons, les insectes, les papillons, les mammifères… Les écosystèmes s’effondrent en direct. Quel sens revêt cette disparition ? Quelle conséquence pour l’homme, animal distinct se croyant distingué ? Encore une brillante vision de science-fiction que j’ai l’honneur de traduire sous vos yeux.

Il y a quelques années, les animaux disparurent. Nous nous étions réveillés un matin, et ils n’étaient plus là. Il n’avaient pas laissé de mot, ni prononcé d’adieu. Nous n’avons jamais vraiment compris où ils étaient passé. Nous les regrettions. Certains d’entre nous ont pensé que c’était la fin du monde, mais le monde n’était pas fini, c’est juste qu’il n’y avait plus d’animaux. Ni chat ni lapin, ni chien ni baleine, pas de poisson dans la mer, pas d’oiseau dans le ciel. Nous étions seuls. Nous ne savions pas quoi faire. Nous avons erré un temps, un peu perdus, puis quelqu’un a fait remarquer que animaux pas animaux la belle affaire nous n’avions pas à changer notre mode de vie. Aucune raison de changer nos habitudes, nos régimes, nos tests sur produits dangereux. Car après tout il nous restait les bébés. Nous avions des bébés. Les bébés ne parlent pas. Ils se déplacent à peine. Un bébé n’est pas une créature pensante, il n’est pas notre égal doué de raison. Nous faisions des bébés, autant les utiliser. Nous avons mangé des bébés. La chair de bébé est succulente, très tendre. Nous en avons écorché et dépouillé, et nous nous sommes enveloppés dans leur peau. Le cuir de bébé est très doux et confortable. Nous avons testé leurs réactions, leurs résistances, en sortant leurs yeux de leurs orbites pour y déverser des détergents, des shampoings, goutte à goutte. Nous les avons lacérés, ébouillantés. Nous les avons brûlés. Nous les avons suspendus, et avons planté des des électrodes dans leurs cerveaux. Nous les avons greffés, congelés, irradiés. Les bébés respiraient notre fumée jusqu’à ce qu’ils cessent de respirer, et dans leurs veines s’écoulaient nos drogues et nos médicaments jusqu’à ce que leur sang ne s’écoule plus. Tout cela n’était pas de gaité de coeur, évidemment. Mais c’était nécessaire, personne ne le contestait. Quelle alternative avions-nous, depuis la disparition des animaux ? Il y avait bien quelques protestations de temps à autre. Il y a toujours des grincheux. Mais ensuite tout redevenait normal. Seulement… Hier, les bébés ont disparu. Personne ne sait où ils sont passés, personne ne les a vus partir. Nous nous demandons ce que nous allons faire sans les bébés. Nous inventerons bien quelque chose. Les humains sont intelligents. C’est même cela qui les distingue des animaux et des bébés. Ayons confiance. Nous trouverons.

(Je parle également de Neil Gaiman dans un autre recoin du Fond du Tiroir, où je relaie une autre de ses visions : son manifeste Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination.)

Le Fond du Tiroir hors les murs

23/05/2018 Aucun commentaire

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De passage fugace dans les bibliothèques de Grenoble, j’ai l’avantage et le plaisir d’apporter ma contribution à Bmol, le blog qui a toujours une oreille qui traîne, joyeux espace de découvertes musicales et de liberté d’expression.

Jadis, je parle en décennies, avant que la culture et les services publics ne périclitent à feu doux ici comme ailleurs, avant que les budgets ne soient sabrés, les personnels désaffectés et les bibliothèques fermées, Grenoble était à l’avant-garde de ces métiers-là. Grenoble innovait, réinventait les bibliothèques, introduisait des nouveaux supports, des nouvelles façons, et l’expérimentation professionnelle était aussi une forme de militantisme politique. Bmol, créé il y a une douzaine d’années, est l’un des beaux reliquats de cet esprit : eh, tiens, j’ai une idée, et si les bibliothécaires devenaient 2.0 ? Si on lançait un blog où les -thécaires exposeraient leurs coups de cœur musicaux, mais aussi leurs détestations, en toute subjectivité mais avec souci du public (bien sûr, que c’est compatible), leurs goûts et leurs fonds, leurs désopilantes chansons inavouables, avec de la passion vintage et des techniques modernes de partage et même des vidéos Youtube intégrées ? Ah ouais trop bonne idée allons-y.

J’ai d’abord écrit pour Bmol un article consacré au passionnant film No land’s song d’Ayat Najafi (2014). On le lira (et avec quel profit) ici ou bien ci-dessous. Puis j’ai récidivé avec quelques chroniques d’albums. Puis merci bonsoir ravi salut au plaisir.


L’Iran, délirant depuis 1979, impose divers tabous (surtout aux  femmes, évidemment) arbitraires mais indiscutables puisque religieux. Parmi ceux-ci : l’interdiction pour une femme de chanter en solo – faire partie d’un chœur est toléré si celui-ci n’est pas exclusivement féminin, et sous réserve de tracasseries bureaucratiques auprès du Ministère de la Culture et de la Guidance Islamique, prévoir un long et aléatoire délai de réponse, l’interlocuteur pouvant changer chaque semaine. 

Cette prohibition a balayé une tradition plus ancienne de chanteuses à voix, telles Qamar (dont l’aura en Iran était comparable à celui de Fairuz au Liban) ou plus récemment Gougoush, expatriée comme beaucoup d’autres après la Révolution, et dont les CD ne sont vendus à Teheran qu’au marché noir.

Sara Najafi est chanteuse, musicienne et, plus audacieux encore, compositrice. Lui prend en 2013 l’idée d’organiser un concert en Iran où elle mettrait à l’honneur des voix de femmes. A priori, strictement impossible. Elle s’entête. Elle demande et obtient la participation de chanteuses étrangères, trois voix célèbres dans leurs domaines : les Françaises Jeanne Cherhal et Elise Caron, la tunisienne Emel Mathlouthi (qui fut à son corps défendant l’égérie des Printemps Arabes). Son frère, Ayat Najafi, cinéaste, entreprend de réaliser un documentaire sur ce parcours de la combattante… Le concert aura-t-il lieu ? Suspense ! 

Ode à la voix féminine et à la liberté de l’art en milieu hostile, le film est bouleversant. Voir ces quelques femmes, jeunes ou vieilles, mais toutes belles, courageuses, talentueuses, drôles, se battre pour le simple le droit de chanter, réchauffe le cœur. Mais aussi fait frémir : la démentielle République Islamique rappelle sans cesse qu’un régime est redoutable aussi parce qu’il est imprévisible. Les autorités interdisent le concert, puis le lendemain l’autorisent… On ne comprendra pas pourquoi, on sait seulement que les chanteuses pourraient subir un autre revirement, se retrouver en prison, et qu’on ne connaitrait pas davantage les raisons.

Nous assistons, durant l’une des scènes les plus hallucinantes du film, à un dialogue particulièrement absurde entre Sara, venue humblement, poliment mais fermement, chercher des explications sur l’origine de l’interdiction de la voix féminine soliste selon la loi islamique, et un vieux professeur de théologie bienveillant, ne rechignant pas à dispenser son enseignement. Le théologien, vieille barbe affable et pateline, turban noir vissé sur le crâne, explique sans rire que le problème posé par la voix des femmes remonte à la séparation des deux sexes, lorsque Dieu décida d’isoler le côté féminin d’Adam afin de créer Eve, preuve suffisante de la sagesse divine : Dieu en somme isola, pour d’excellentes raisons, le virus de la douceur dangereuse et la mit en quarantaine dans un autre corps. Pas question de le laisser ressortir ! 

« Dieu a donné aux deux sexes le don de la communication mais il a bien compris que la fréquence de la voix de la femme était dangereuse et ne devait pas dépasser une certaine limite… 
– Cette limite de fréquence est-elle clairement définie ?, demande respectueusement Sara. Quand donc une femme saura-t-elle qu’elle la dépasse ? 
– Dès que la voix chantée se transforme pour donner du plaisir. C’est là que notre discours change. Nous devons nous prémunir contre ce qui nous fait quitter notre état normal et nous fait partir dans l’ivresse. » 

Eh bien, oui, gros malin ! Quel scoop propre à ébranler sur ses bases la République Islamique : la voix des femmes produit un effet sur l’homme, que l’on peut qualifier d’ivresse ! De même, la voix des hommes est susceptible de produire un effet sur les femmes, et il y a plus fort encore : la voix d’un homme peut produire un effet sur un homme, la voix d’une femme sur une femme. Tout un champ de découvertes reste à explorer pour les mollahs. C’est justement cet effet que l’on aime, que l’on cherche, qui est beau, c’est cette transformation de nous par la grâce d’une voix à la bonne fréquence. Cet effet s’appelle l’art, la poésie, l’esthétique, l’émotion… La musique.

De gauche à droite : Emel Mathlouthi, Jeanne Cherhal, Elise Caron, Parvin Namazi, Sayeh Sodeyfi… Et un homme dont le nom m’échappe, figurant recruté au dernier moment et dont on entend à peine la voix, quasiment une potiche… mais il aurait été inconcevable de donner ce fameux concert sans qu’il y ait un homme sur scène !

Elmer Ramadan

07/05/2018 Aucun commentaire

« C’est grand dommage que Dieu n’existe pas, car il fait bien tout ce qu’il fait. » (Pierre Louÿs, épilogue de Trois filles de leur mère)

Or Dieu en ce temps-là, le 2 février 2018, jeta en prison dans son infinie sagesse frère Tariq Ramadan rattrapé par diverses affaires de mœurs. Comme toutes les histoires sur la terre se répètent sans fin et que les fictions prophétisent le réel aussi sûrement que n’importe quel livre saint, la chute de l’islamologue rappelle furieusement celle du prédicateur Elmer Gantry, dans le roman éponyme de Sinclair Lewis (1927) ainsi que dans le film de Richard Brooks (1960).

Ici en France chaque esprit un peu libre a depuis 350 ans la chance de disposer du Tartuffe de Molière, inépuisable figure du faux dévot, qui se réincarne dans l’actualité à intervalles réguliers. Mais la contribution majeure de la culture américaine dans ce folklore mondial des hommes d’église équivoque, est l’archétype, sensiblement distinct, du prédicateur itinérant, charismatique et ambigu, self-made-man beau parleur héritier de Barnum et de la libre circulation des armes à feu, pécheur tourmenté cinglé mythomane cupide menteur alcoolique cabotin manipulateur séducteur cynique corrompu (rayez les mentions redondantes).

C’est pourquoi l’on croise autant de prêcheurs chelous à Hollywood, tradition inaugurée dès le muet. Charlie Chaplin, prisonnier évadé, se déguise en pasteur dans The Pilgrim, 1923 :

Depuis La Nuit du Chasseur (Charles Laughton, 1955) jusqu’au Prédicateur (Robert Duvall, 1997) en passant par Le Malin (John Huston, 1979), Pale Rider (Clint Eastwood, 1985) ou bien sûr le tueur interprété par Samuel Jackson déclamant un inoubliable Ézéchiel 25.10 avant de défourailler dans Pulp Fiction (Quentin Tarantino, 1994), la figure ambivalente de l’homme qui prêche le bien et fait le mal est trop parfaite pour cesser jamais d’inspirer le cinéma, et son actualité de 2020 réincarne cette figure en Robert Pattinson dans le thriller The Devil all the time.

Au XXIe siècle les séries s’y sont mises, avec par exemple l’explicitement nommée Preacher adaptée d’un comic book, ou la famille de télévangélistes de The Righeous Gemstones, ou bien Brother Justin le prêtre possédé par le démon de Carnivale, ou encore l’extraordinaire western Godless où Jeff Daniels campe l’un des prêcheurs les plus terrifiants de tous les temps.

Entre temps les chansons pop ont à leur tour alimenté cette mythologie de l’homme de Dieu qui éblouit et inquiète vaguement : Son of the Preacher man de Dusty Springfield, Preacherman de Melody Gardot (rien à voir avec le précédent si ce n’est le titre et la splendeur), Papa was a rollin’ stone des Temptations (Papa had three outside children/And another wife, and that ain’t right/Heard some talk Papa doing some storefront preachin’/Talking about saving souls and all the time leechin’/ Dealing in dirt, and stealing in the name of the Lord), Missionary man de Eurythmics… Sans parler de la merveilleuse prestation de James Brown en prêtre dans les Blues Brothers qui à point nommé rappelle que toute la musique que j’aime elle vient de là elle vient du gospel/du diable.

Et, donc, ce captivant Elmer Gantry.

Dans le film, Gantry est interprété par Burt Lancaster, athlète débordant d’énergie et de sourire, plus américain que la tarte aux pommes, ou que la tradition de la Bible dans les tables de nuit d’hôtel. Elmer est un roublard hâbleur qui roule sa bosse en vendant des aspirateurs au porte-à-porte. Il picole, trousse les filles, mais déclame des extraits du Nouveau Testament, reliquats d’une formation avortée de séminariste. À l’aise dans tous les milieux, il donne de la voix aussi bien pour raconter des blagues de cul dans un bar de Blancs, que pour chanter (très bien) le gospel dans une église de Noirs, et voyage dans des trains de marchandise en compagnie de clochards. Il croise un jour la route de Sister Sharon Falconer, c’est le coup de foudre (comme je le comprends : elle est interprétée par Jean Simmons dont je suis amoureux depuis que j’ai vu Spartacus à l’âge de 9 ans et pour toujours) et Elmer décide de changer de voie. Il sera prédicateur, comme Sharon, car ce métier lui permettra de conquérir l’objet de ses désirs. Il devient sur la route un prédicateur génial, le meilleur d’entre tous, le plus convaincant, le plus scandaleux, le plus célèbre, le plus enflammé, le plus habité, le plus concurrentiel sur le marché. Hélas une affaire ancienne de sexe (une liaison avec une prostituée) ressurgit. Les photos se dévoilent. Les preuves. Il perd tout.

Le journaliste athée (double de l’auteur, Sinclair Lewis) qui suit les tournées de Sharon et Elmer, et qui n’est pas exempt de fascination et d’admiration pour leur faconde, développe une relation suffisamment intime avec le prédicateur pour oser lui poser la question, le vrai grand mystère : « Crois-tu réellement en Dieu ? ». Or la réponse est oui, et c’est l’un des rares moments où ce menteur professionnel semble sincère (d’où la terrible faiblesse, le manque de nuance, presque le contresens, du titre français du film, Elmer Gantry le charlatan).

Le même journaliste refusera, au moment de la disgrâce de Gantry, de publier les photos le montrant enlaçant une femme dans un bordel. Il dira pour justifier son refus : « Qu’est-ce que ces photos prouvent ? Uniquement qu’Elmer Gantry est un être humain. » Sous-entendu : ces photos ne prouvent pas que Dieu n’existe pas. Pas plus que les shows tonitruants qu’Elmer Gantry donnaient la veille encore ne prouvaient que Dieu existe.

Voilà une idée suprêmement importante, fondamentale, qui sans doute échappe totalement aux défenseurs de Tariq Ramadan déchu : jamais ceux-ci ne plaideront Frère Tariq a chuté parce que c’est un être humain, et donc, potentiellement, un enfoiré. Ses ouailles, qui en réalité sont ses fans, ne sauraient admettre que Ramadan le violeur s’est rendu coupable d’un simple abus de pouvoir (car le prestige spirituel est un pouvoir, comparable en cela au pouvoir économique de Weinstein ou au pouvoir politique de DSK) et ils préfèreront professer en pure mauvaise foi : ce pauvre Tariq est innocent, pur agneau tombé dans un complot médiatico-judéo-judiciaire-sioniste, mais vous verrez, Dieu prouvera son innocence, envoyez vos dons.

Alors même que “Tu n’invoqueras pas le Nom du Seigneur ton Dieu en vain » est le 3e des dix commandements en usage chez nombre de sectes judéo-chrétiennes (catholiques, protestants, et autres succursales) et qu’on trouve l’équivalent dans le Coran (sourate la Vache, verset 224 : « Ne jurez point par le nom de Dieu que vous serez justes, pieux, et que vous maintiendrez la paix(…) »), le nom de « Dieu » , ami imaginaire pour adultes, est invoqué sans cesse pour à peu près tout.

L’existence de Dieu n’ayant, jusqu’à plus ample informé, toujours pas été prouvée, la case qui porte ce nom dans la psyché humaine est une case vide, que l’on remplira à sa guise. Voilà, très précisément, comment les choses fonctionnent lorsque tu remplis cette case : si tu es un pur salaud obscurantiste violent et meurtrier, tu accompliras de pures saloperies obscurantistes violentes et meurtrières au nom de Dieu ; si tu es un être généreux et bon et magnanime et héroïque, tu accompliras des actes héroïques magnanimes bons et généreux (par exemple, te retenir de lapider la femme adultère, Évangile de Jean 7:8, ou bien considérer que sauver un être humain c’est sauver l’humanité, Coran 5.32), tout cela au même nom de Dieu invoqué par le salaud pré-cité. Ton acte de barbarie ou ton acte d’amour accompli en invoquant cet unique nom passe-partout n’aura pas réussi à prouver l’existence de Dieu, seulement l’existence en l’homme de la barbarie d’une part, de l’amour d’autre part. Bonjour le truisme, nous voilà bien avancés.

Pour se faire une idée plus subtile, restent les romans. Les films. Les poèmes. Les histoires qu’on raconte, qu’on lit et qu’on regarde. Les mystiques, également, qui témoignent de quelque chose de bien réel : la foi. Dieu, on ne sait pas, mais la foi existe.

Plus je vieillis, mieux je comprends que la mystique n’est pas une branche de la religion, mais le contraire de la religion. Une rivalité éternelle se joue, un combat sans fin entre la religion, qui est une parole totalitaire figée, une force d’organisation et de contrôle de la société, un enjeu de pouvoir, un conflit d’intérêt… et la mystique, qui est un acte de création, une recherche, une quête, une souffrance, une parole libre, sans cesse réinventée. Voilà pourquoi de grands poètes étaient aussi de grands mystiques, Victor Hugo ou Hafez (deux exemples d’écrivains mystiques qui se méfiaient beaucoup des religieux), qui dialoguaient avec Dieu justement parce qu’ils le mettaient en question : bien sûr Voltaire, « Entends, Dieu que j’implore, entends du fond des cieux/Mon incrédulité ne doit pas te déplaire/L’insensé te blasphème et moi je te révère/Je ne suis pas chrétien mais c’est pour t’aimer mieux » (Lettre à Uranie), ou encore Brassens : « Si l’Eternel existe/En fin de compte il voit/J’me conduis pas plus mal que si j’avais la foi » (Le mécréant) .

La seule circonstance atténuante d’Elmer Gantry est qu’il était, peut-être, en plus d’un religieux, un authentique mystique. Tariq Ramadan ? Pas sûr.

L’Indien qui pleure

28/04/2018 Aucun commentaire

Comment, lorsque l’on n’est pas amérindien, représenter un Amérindien sans craindre de sombrer dans le stéréotype, voire dans l’injure ?

Pour des raisons politiques aussi bien que littéraires, je rumine (au risque de lasser les lecteurs de ce blog) cette délicate question depuis le jour où je l’ai entendue formulée dans l’outrance par des individus fort bien intentionnés qui postulaient que tout stéréotype est une offense, et que par conséquent dessiner un indien portant une coiffe de plumes nous rend ipso-facto coupable de racisme anti-indien et de je ne sais quel mépris colonialialiste, complice de la stigmatisation d’une minorité qui a déjà bien souffert…

Or je ne suis pas de cet avis. Un stéréotype (l’Allemand est blond et porte des chaussettes dans ses sandales / l’Écossais porte un kilt et joue de la cornemuse / le Grenoblois porte un bonnet et des dents pointues…) n’est jamais une vérité. Qu’il soit bienveillant (l’Indien est un fier et noble cavalier qui vit en harmonie avec la Nature et les autres hommes) ou malveillant (l’Indien est un cruel et féroce guerrier qui arrache les scalps), le stéréotype est par nature un petit arrangement avec la vérité : une généralisation statistique ou folklorique, un simplisme ou un truisme, une approximation, un symbole, une convention, un poncif, une culture générale, un prêt-à-penser, une caricature, etc… En somme, un code, aussi peu nuancé mais aussi commode qu’un pictogramme figurant sommairement un être humain sans jupe (attention ! ici toilettes pour hommes) en vis-à-vis du même pictogramme avec jupe (attention ! là toilettes pour femmes)… Et le kilt alors ?

Pour autant, sans être une vérité un stéréotype n’est ni un mensonge puisque les femmes ont quelquefois porté des jupes et les Indiens ont quelquefois porté une coiffe de plumes, ni une injure raciste – sauf si l’on sous-entend que porter une coiffe de plumes rend intrinsèquement un homme inférieur à celui qui porte une cravate rouge, ou que les humains porteurs de jupes sont ontologiquement une sous-catégorie des humains porteurs de pantalons mais dans ce cas c’est notre manière de penser qui est injurieuse, raciste, sexiste et débilitante, pas le symbole en lui-même. Le symbole en lui-même est un outil, a priori innocent de l’usage que l’on en fait.

On peut certes tomber sur un Indien susceptible, qui nous refusera le droit de le représenter tel qu’on croit qu’il est (1), de même qu’on peut rencontrer un Français soupe-au-lait qui se sentira injurié par telle figure de Français dessiné ou filmé avec béret, baguette, petite moustache et arrogance. Alors on peut céder à la prudence, à la censure ou à l’auto-censure, et hésiter à représenter. Mais qui fixera les limites de ce principe de précaution, qui dira où s’arrête le « respect » et où commence la sclérose mentale ? Où placer le curseur ? Qui nous garantit que le pictogramme « femme » sur la porte des cabinets ne va pas ulcérer une femme qui n’a jamais porté une jupe de toute sa vie ? Ou que le pictogramme « homme » ne va pas discriminer un Écossais, qui, justement, quant à lui, etc. D’un autre côté le même Écossais pourrait aussi bien s’offusquer de se voir représenter avec un kilt et pourrait se sentir autorisé à dénoncer l’écossophobie latente d’une telle caricature – c’est sans fin.

On voit que la situation est très complexe. Notre jeune XXIe siècle ayant remarquablement accru les susceptibilités identitaires, et réduit d’autant les tolérances, il convient d’avancer avec circonspection.  Mais l’extrapolation absolue serait l’impossibilité pure et simple de la représentation… Voilà qui ressemble très fort à un tabou religieux, celui de l’aniconisme, qu’ont en partage les trois monothéismes avec diverses variations locales. Une époque qui encourage les susceptibilités identitaires et décourage la tolérance ressemblerait donc à une époque d’obscurantisme religieux ? Oh, quelle surprise !

Sur ces entrefaites je retourne mentalement à mes Indiens et je tombe sur un vieux spot de pub qui offre un cas d’école fort intéressant.

En 1971 l’organisation non-gouvernementale écologiste Keep America Beautiful diffusait une série de publicités dénonçant la pollution. On y voyait un amérindien à cheval (notez la plume qui orne son oreille droite), à pied ou en canoë, triste et perplexe face à l’immense gâchis environnemental qu’entraîne voire encourage le mode de vie productiviste et consumériste américain. Aux abords des métropoles il trempait sa pagaie dans des emballages plastiques, ou bien, le long des échangeurs autoroutiers, des automobilistes lui jetaient sur les pieds sans même prendre la peine de freiner les reliquats non bio-dégradables de leur junk food. Le spot de pub s’achevait, pendant que retentissait le slogan « People Start Pollution. People can stop it« , par un gros plan sur le visage de l’Indien, où coulait une larme, ce qui valut à cette campagne fameuse le surnom de « crying indian ad ».

Le sage autochtone en larmes, le peau-rouge instrumentalisé par la pub pour incarner la mauvaise conscience du Blanc gâté et gâcheur, s’appelle Iron Eyes Cody (1904-1999). Il a joui d’une grande popularité pendant près de cinq décennies, interprétant jusqu’à plus soif les guerriers, les sorciers ou les chefs indiens dans films et séries depuis l’époque du cinéma muet jusque dans un épisode de l’Agence tous risques, en passant par Un homme nommé Cheval. On l’a même entendu psalmodier des chants tribaux dans la chanson de Joni Mitchell, Lakota (1988). Le summum de sa carrière fut peut-être sa rencontre avec le président Jimmy Carter le 21 avril 1978, jour où il lui offrit une coiffe à plumes (quel cliché !), lui attribua un nom indien (Wamblee Ska, soit Grand Aigle Blanc) et tenta de le sensibiliser à la cause environnementale ainsi qu’au souvenir de la sagesse perdue des Premières Nations.

Depuis, on a appris qu’Iron Eyes Cody était un gros mytho, rendu un peu cinglé par ses rôles et les confondant avec sa vie réelle, selon le syndrome Johnny Weissmuller. Il avait beau se prétendre Cherokee, il était en réalité d’ascendance italienne et se nommait selon l’état civil Espera Oscar de Corti (comme dit la chanson : Tu vuoi far’ l’amerindiano, ‘merindiano, ‘merindiano, ma sei nat’ in Italy).

On sait par ailleurs que l’ONG Keep America Beautiful a été fondée par diverses compagnies qui comptent parmi les plus gros pollueurs du monde (Philip Morris, Coca, Pepsi, Budweiser…), ce qui indique assez que le greenwashing ne date pas d’hier. Bref, on sait par cœur tous les mensonges et toutes les contradictions au cœur de la civilisation publicitaire américaine, qui continue de donner le ton de toutes nos contradictions et de tous nos mensonges.

Pour autant, 47 ans plus tard, cette campagne est plus d’actualité que jamais, parce que la pollution (qui est un défaut de surface) et la destruction de la nature (qui est un drame très profond et un suicide global) atteignent des niveaux inédits. Les insectes d’Europe ont disparu à 80%. Les oiseaux, population suivante dans la chaîne alimentaire, à 50%. Suivent les plantes (dont la pollinisation est compromise par la disparition des abeilles), les mammifères, les hommes ? La chaîne est rompue. Le désastre est en cours.

Cette publicité était donc, comme un stéréotype, ou comme Jean Cocteau, un mensonge qui disait la vérité. Était-ce une mauvaise chose en 1971 (2) de mettre en scène un faux Indien au service d’une vraie mise en garde ? Était-ce une injure raciste de faire d’un Indien stéréotypé le symbole d’un lien brisé avec la nature ?

À ce sujet, méditons ces mots de l’anthropologue Philippe Descola qui permettent de mesurer l’étendue du malentendu :

La séparation radicale entre le monde de la nature et celui des hommes, très anciennement établie par l’Occident, n’a pas grande signification pour d’autres peuples […] Dire des Indiens qu’ils sont « proches de la nature » est une manière de contresens, puisqu’en donnant aux êtres qui peuplent la nature [plantes, animaux et esprits] une dignité égale à la leur, ils n’adoptent pas à leur endroit une conduite vraiment différente de celle qui prévaut entre eux.
Pour être proche de la nature, encore faut-il identifier la nature comme distincte de soi, exceptionnelle disposition dont seuls les modernes se sont trouvés capables et qui rend sans doute notre cosmologie plus énigmatique et moins aimable que toutes celles des cultures qui nous ont précédés.

Autrement dit, la mentalité des Indiens (je dirais volontiers leur sagesse, mais ce mot fait un peu marketing pour collection de livres feel-good), ainsi que celle de toutes les sociétés traditionnelles, impliquait de se considérer comme appartenant à la nature, comme membre à part entière du monde naturel, au même titre que notre frère le bison ou notre frère le séquoia. Un Indien qui vient de tuer un gibier ou de couper un arbre prie pour lui demander pardon de lui avoir ôté la vie. A contrario, la mentalité occidentale qui a conquis et dévoré le monde part du principe que l’homme et la nature sont séparés. L’homme n’est pas la nature, ce qui lui donne le droit et presque le devoir de posséder la nature, cet objet déployé sous ses yeux. Il est libre de la mettre en coupe réglée, l’asservir, l’exploiter, la rentabiliser, la vendre, l’épuiser, la détruire. Et il le fait.

Au passage il a également détruit les Indiens. Où s’arrêtera-t-il ?

Pour une autre histoire de faux Indien, lire ici.

(1) – Cette situation ne doit pas être confondue avec une autre : dans certaines circonstances extrêmement spécifiques, ritualisées et sortant de la vie quotidienne, il est normal de respecter le tabou de la représentation. Par exemple les cérémonies amérindiennes de danses du soleil (Sundance) interdisent à tout étranger de prendre une photo ou une vidéo. Dans ces cas-là seulement la captation constitue une injure et un manque de respect manifestes.

(2) – Affaire étrangement similaire : la même année 1971 est publié le texte d’un discours du chef indien Seattle prononcé lors des négociations de vente des terres au gouvernement américain en 1854. Ce discours gagna une célébrité instantannée et fut reproduit d’innombrables fois, en tant que condensé de la pensée indienne : « Le Grand Chef de Washington nous a fait part de son désir d’acheter notre terre (…) Mais peut-on acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ? Étrange idée pour nous ! Si nous ne sommes pas propriétaires de la fraîcheur de l’air, ni du miroitement de l’eau, comment pouvez-vous nous l’acheter ?« . Une phrase en particulier devint un slogan cité par tout le monde, par vous, par moi, par Al Gore (dans son livre Sauver la planète Terre) : « La terre n’appartient pas à l’homme, c’est l’homme qui appartient à la terre« … Vingt ans plus tard, en 1992, on apprend que ce discours est un fake, forgé de toutes pièces mais pour la bonne cause par un scénariste du nom de Ted Perry.

D’un Charlie l’autre

12/04/2018 3 commentaires

Il paraît que sort ces jours-ci un film intitulé Gaston Lagaffe. Pas besoin de lire les critiques (catastrophiques) pour manquer d’envie d’aller le voir.

André Franquin a créé un personnage aussi drôle, aussi riche, aussi génial, a priori aussi éternel, que le Charlot que créa Charlie Chaplin. Charlot et Gaston ont ceci en commun d’être sociologiquement et économiquement enfants de leur époque : l’un est un vagabond jeté à la rue par l’immigration, la misère, et la crise de 1929 (même s’il est le héros de courts métrages dès 1915), l’autre est un freak des 30 glorieuses, énergumène poète et anarchiste qu’une grande entreprise ne se résout pas à virer car l’époque jouit alors du plein emploi, allez, on se le garde le trublion même si on ne sait pas au juste pourquoi, bienveillance faisant de Gaston une sorte de 1% culturel à lui tout seul, un luxe daté. Pour envisager la pertinence d’un film Gaston Lagaffe en 2018, demandons-nous également quel intérêt aurait cette même année un remake de Charlot ? Et pour formuler la question de façon encore plus absurde en jouant sur la symétrie, quel intérêt aurait en 2018 une adaptation en bandes dessinées de Charlot ?

Lisons Franquin, regardons Chaplin, puisque par chance ils sont toujours à portée d’œil et de main, et si nous sortons au cinéma allons voir un film contenant quelques idées originales, car il y en a.

Mais puisque nous parlons de rire et de Charlie (Chaplin), rappelons une nouvelle fois que l’autre Charlie, celui dont le nom de famille est Hebdo, vit toujours, vaille que vaille, même si depuis 2017 il est revenu à une situation « normale » : il est un journal satirique déficitaire (forcément, avec ses frais de protection et de blindage). Dans l’un des derniers numéros, j’ai bien ri en lisant le dessin de Félix reproduit ci-dessus. Puis je me suis interrogé sur mon propre rire.

Ce dessin mixe selon une méthode habituelle à Charlie deux informations distinctes (une grande/une petite, une proche/une lointaine, une immédiate/une décontextualisée… effet de disproportion propre à réordonner la hiérarchie dans le flux continu de l’actualité). En l’occurrence, il feint de s’en prendre à Bertrand Cantat, de fait mal reçu lors de son concert à la Belle Électrique, salle grenobloise, mais s’en prend en réalité aux Grenoblois réputés revêches. Je ne suis pas Bertrand Cantat, mais je suis Grenoblois, donc j’appartiens à l’une des deux cibles qui pourraient légitimement perdre leur sang froid, se sentir choquées, indignées, outrées par l’affront, je pourrais, je ne sais pas, lancer une pétition en ligne ou injurier et menacer Charlie sur les réseaux sociaux en traitant les caricaturistes de sales racistes anti-Grenoblois, d’intolérants, d’ignorants, d’irresponsables, parce que eh oh il y a des choses avec lesquelles on ne doit pas plaisanter, la liberté d’expression s’arrête là où l’on commence à froisser autrui alors ne t’avise pas d’insulter mon identité de Grenoblois, c’est comme si tu insultais ma mère, va plutôt baiser la tienne, au prochain attentat compte pas sur moi pour être Charlie tu l’as bien cherché faudra pas chougner fdp.

Sauf que pas du tout : ce dessin me fait rire. Son humour est justement dans son outrance, je trouve désopilante cette tronche de requin furieux censée figurer le visage ordinaire du Grenoblois idéal-type sous son bonnet. Drôle aussi, et avant tout, parce qu’intelligente, cultivée, référencée, misant sur la connivence. En effet, le sel de son humour repose sur l’expression du XVIIIe siècle la conduite de Grenoble et la blague ne saurait être comprise que d’un lecteur détenant cette clef, tiens, Stendhal par exemple, je suis sûr que ça l’aurait fait marrer – c’est dire si l’humour Charlie est exigeant. On relira avec profit l’exégèse de Luz sur le fonctionnement du dessin satirique et au besoin on le punaisera dans tous les lieux publics.

Question parallèle : pourquoi le slogan ambigu et encombrant « Je suis Charlie » a-t-il connu une pareille fortune dès le 7 janvier 2015 au soir ? Pourquoi tout le monde (moi compris) s’y est si rapidement et facilement identifié ? Non parce que l’époque serait Charlie (elle a prouvé le contraire entre temps), mais parce qu’elle est prompte à la revendication identitaire. Or ce slogan constitue, pronom personnel première personne plus verbe être, une revendication identitaire à lui tout seul, une « identité » prêt-à-porter. Qu’il ait engendré autant de répliques sur le même modèle syntaxique au sein d’une interminable parodie de débat (« Je suis musulman », « je suis Paris », « je suis Aylan », « je suis royingha », « je suis Grenoblois » etc.) est le signal d’une crise identitaire généralisée, individualisme insane, superficiel mais violent, moi je moi je, j’existe en cache-misère. Si nous étions, nous n’aurions pas à ce point besoin d’affirmer que nous sommes. À une classe de collège qui me demandait si « j’étais Charlie », j’avais répondu que ce slogan m’emmerdait et que je préférais lire Charlie plutôt que de me prétendre quoi que ce soit, d’une manière générale lire rend moins con, s’affirmer ceci ou cela, c’est moins sûr.

Je continue de lire Charlie, comme je le fais depuis 25 ans. Charlie a publié cette semaine un hors-série : Profs, les sacrifiés de la laïcité. Il y a là toujours de quoi rire (Vuillemin est un prince) mais il y a de quoi lire, de quoi réfléchir, de quoi s’inquiéter. Qui à part Charlie mène le combat pour la laïcité, contre les petites revendications identitaires religieuses explosives, l’ami imaginaire en bandoulière ? Pas grand monde. Pas le Président de la République, occupé présentement à flatter les évêques.