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La transmission

28/10/2017 un commentaire

Je pense à la transmission.

The Square de Ruben Ostlünd, outsider lors de sa projection à Cannes 2017, en est finalement revenu avec la palme d’or. D’ordinaire, lorsqu’un film de second rang décroche par surprise la consécration suprême, c’est que les films en compétition qui lui étaient supérieurs étaient trop polémiques et que les membres du jury, incapables de se mettre d’accord sur tel chef d’œuvre fauteur de réactions épidermiques, finissent par se rejoindre sur une petite chose plus consensuelle, quelque poignant chant d’amour en costumes, numéro d’acteur ramasse-prix, ou mélodrame qui ne réveillera pas ceux qui se sont assoupis dans le fond. Rien de tel avec The Square, méchant comme une teigne et globalement désagréable.

En quelque sorte film de science-fiction, entretenant des rapports subtils avec la Planète des singes par la présence de l’acteur simiesque Terry Notary, The Square extrapole depuis notre époque et spécule sur la sécularisation : supposons que suite à la destitution de la monarchie suédoise, le palais royal désaffecté de Stockholm soit transformé en une autre sorte de sanctuaire, un musée d’art contemporain, le X-Royal Museum. Quelle singeries s’y dérouleraient ?

Suit un inégal film à sketches, longuette caricature de la faune et de la flore prospérant sur le grands corps malade de l’art contemporain, panorama complet de cette bulle de vanité consanguine, avec ses parasites de vernissages, artistes paradant sur leur ego, curateurs bobos bien élevés et communicants en buzz sur réseaux sociaux. Une satire à gros sabots sur un milieu en escarpins. Je suis sorti de la salle un peu ballonné comme après abus de petits fours et de brouhaha, gargouillant du même mélange que j’éprouve ordinairement en visitant une expo d’art contemporain : oh oui ça m’intéresse, pour autant oh non je n’aime pas ça ; je suis frappé aux tripes par ce que ça raconte/je suis pris en otage par un petit malin/tout-ça-pour-ça/ je ne sais plus si ce que l’on me donne à voir dénonce le cynisme ou si c’est plus cynique que tout, comme si l’ambiguïté était le fin du fin des fins en soi. Cette reproduction des effets produits par l’art-con est en tout état de cause une performance : au moins on y est, dans le sujet, on ne se contente pas de recycler clichés et décorum de ce milieu si aisé à caricaturer, comme le ferait la première comédie franchouillarde (con)venue (Musée haut musée bas, Intouchables, ou Mon pire cauchemar de triste mémoire avec Isabelle Huppert en directrice de la Fondation Cartier).

Certaines scènes démonstratives et outrancières sont interminables. D’autres, fugitives, sont fulgurantes. Je pense à la transmission, parce que j’ai gardé en tête un plan du film qui ne dure qu’une poignée de seconde. Le malheureux conservateur du musée, joué par Claes Bang, empêtré par ses contradictions et débordé par sa vie privé, abandonne ses deux fillettes dans un bureau du musée et leur lance : « Vous pouvez dessiner si vous voulez ». Les deux petites filles se tournent vers lui, chacune un smartphone à la main et pathétique regard de chien battu, et répondent non en secouant la tête. « Vous n’avez pas envie ? Pourquoi ? » Toutes deux ont le même et simultané haussement d’épaules, qui signifie à la fois je ne sais pas et ça n’a pas d’importance. Le papa referme la porte et poursuit ses petites affaires, le film enchaîne directement sur son outrance suivante qui durera dix ou quinze minutes, nous laissant le soin d’avoir saisi au vol ce dialogue minime, qui pourtant constitue peut-être le cœur même de son propos ironique et tragique : quel sens ont cet homme perdu et son métier prestigieux si ses enfants ne dessinent pasQuel sens revêt l’art contemporain, sinon à devoir être conservé par et pour une caste, si toute envie de créer à déserté les têtes blondes, si l’art est coupé de ses racines vitales, l’envie de prendre une feuille et un crayon pour ressentir l’effet de l’un appliqué sur l’autre ?

Un peu plus tard dans le film, ou un peu plus tôt, je ne sais plus, on capte, lors d’une scène tout aussi brève, la réponse à cette question : le seul personnage que l’on aura vu dessiner, le seul à avoir éprouvé en lui-même l’envie viscérale et intuitive du crayon sur le papier, épié lors de cette activité intime d’une chambre à l’autre dans un appartement bourgeois, est un chimpanzé. C’est ici que surgit le lien caché avec La Planète des singes, autre fable d’avertissement : puisque nous avons tout gâché, tout détruit, ne reste plus qu’à passer le relai aux chimpanzés, adieu et bonne chance.

Lorsque je rencontre une classe qui a préparé à mon intention des questions sur mon métier d’écrivain, parmi les plus fréquentes (juste après Combien vous gagnez ?) figure : À quel âge vous avez commencé à écrire ? Généralement, je m’en tire avec une pirouette qu’à force de réciter j’use jusqu’à la corde : « Ma foi je ne sais plus puisque je ne me souviens pas d’avoir commencé, à part bien sûr à l’âge de six ans, lorsque j’ai appris l’alphabet. Depuis lors, je n’ai simplement pas arrêté. Figurez-vous que je vois cela comme le dessin : vous avez sûrement remarqué que tous les enfants savent dessiner, tous les parents sont fiers des gribouillages magnifiques que leurs marmots leur ramènent de l’école… Mais combien d’adultes savent dessiner ? Disons, 2% peut-être ? Voilà un processus étrange, on est passé de 100% à 2% d’une classe d’âge. Ne restent en somme que les artistes, ceux en qui le jeu de départ s’est transformé en joie, puis en envie, puis en besoin, ceux qui persistent à gribouiller comme s’ils étaient encore enfants, parce qu’ils ont senti dès l’origine qu’il y avait quelque chose à chercher pour eux dans cette direction. Eh bien, voilà, peut-être que c’est la même chose pour l’écriture, tout le monde apprend à écrire à six ans, et ceux qui deviennent écrivains, ce sont seulement les 2% qui ne s’arrêtent pas » .

Je remâche ce film et cette nuit je doute de la pertinence de ma tirade aux enfants, un peu trop bien huilée pour être réfléchie à chaque fois. Il est temps que je trouve autre chose. Je pense à la transmission.

Pendant ce temps à Vérone, 500 ans plus tôt, Giovanni Francesco Caroto (1480-1555) peignait le portrait d’un enfant brandissant fièrement le dessin qu’il vient de réaliser, et qui sourit à ses parents, ou à ses amis, ou peut-être au peintre lui-même, son maître. Cette œuvre, qui serait inconvenante dans un musée d’art contemporain, est visible au Castelvecchio de Vérone, et faute de mieux reproduite ci-dessous.

Souvenirs de Ramatuelle

09/10/2017 2 commentaires

Août 2017 : pour la seconde année, les Mother Funkers étaient « en tournée » à Ramatuelle. Qu’appellent-ils au juste tournée ? En gros, des vacances, mais en mieux.  Le jour durant nous nous dorions la pilule sur la plage, et le soir nous jouions notre joyeuse set-list ici ou là. Ici, dans le chaleureux camping familial et prolo où nous avions notre camp de base, entre la buvette et le terrain de boules ; , dans l’exact contraire, le camping cinq étoiles où le festival de jazz nous avait dégotté un contrat, village global et bulle autarcique avec bungalows par quartiers, mobil homes par arrondissements, et tout au fond le ghetto populaire où les pauvres plantent leur tente, partout musique, boutiques, personnel pléthorique, restaurant panoramique, cinq piscines avec toboggans, spa, centre de bien-être, courts de tennis, beach volley, mini-golf, plage de sable fin, coiffeur, jeux pour enfants et pour adultes, trois scènes de spectacle, formules all-inclusive et open bar, hauts-parleurs dans tous les coins, encore une magnifique journée, le parfum du jour est fraise, animations non-stop de l’aube à l’aube pour empêcher le client de s’ennuyer une seule seconde, et même, juste devant la paillote lounge, pour quatre jours exclusivement et votre plus grand plaisir, les Mother Funkers en personne, que le gentil animateur dans son micro n’hésite pas à qualifier de mignons.

Les deux établissements, qui partagent le même titre générique de camping, de la même façon qu’une fourgonnette R4 et une Ferrari Testarossa entrent à égalité dans la catégorie sémantique voiture, offrent un saisissant contraste sociologique. Quand nous jouions, nous voyions bien que ça ne se trémoussait pas avec le même entrain. Les différences de tarif sont à l’avenant : les nuitées sont facturées là dix à quinze fois plus cher qu’ici. Deux conceptions des vacances coexistent au bord de la mer, bonne franquette et rythme circadien balisé essentiellement par l’heure de la sieste et celle de l’apéro, contre pure consommation de loisirs à temps plein. L’été sur la Côte, ça crée des souvenirs pour quand on reprendra le boulot en septembre. Selon ton boulot, tu peux t’offrir tel type de souvenirs.

Et pour nous les Funkers, qui faisions le pendule de l’un à l’autre, du camp où nous logions à l’autre où nous pointions, quels souvenirs d’été demeurent tandis qu’à ma montre octobre est déjà avancé ? Que nous arriva-t-il d’inoubliable durant cette tournée 2017 ? Si l’on devait en croire ses yeux, l’on pourrait croire que nous avons partagé la scène avec Céline Dion, ainsi que le suggère le document exclusif ci-dessus. Or, pas du tout. Tout est illusion, comme il est dit dans Mulholland Drive.

L’un des soirs où nous jouions dans ce camping superluxe, la grande attraction, la vedette pour qui nous avions en somme chauffé la salle, était le sosie de Céline Dion. Son concert a débuté peu après la fin du nôtre. Une chanteuse qui avait un peu la tête de Céline, un peu ses cordes vocales, un peu son costard et tout son répertoire, faisait le show comme une professionnelle, une vraie, bien kitsch, avec mimiques et fumigènes, et coeur mimé avec les mains pendant les déclarations d’amour aux centaines de campeurs, qui sur leur gradin avec ferveur s’échauffaient le smartphone et la voix en choeur, Céliiiiine, Céliiiiine, la pseudodion était l’événement de leur été, Las Vegas en pleine Côte d’Azur, elle fait le job, c’est-à-dire qu’elle fait illusion. Moi qui, déjà, ne suis guère client de la vraie, j’étais confondu par ce culte rendu à la fausse, comme s’il était rendu à la fausseté en général. La passion du faux est un phénomène tout-à-fait fascinant, né en même temps que la reproduction technique des oeuvres d’art (cf. Walter Benjamin) et observable par exemple au musée Grévin, où maints chalands en frémissant quêtent l’ivresse de frôler les dieux du Panthéon alors qu’ils ne frôlent que de la cire.

À la fin du spectacle, ronchonnant mollement contre le fanatisme de masse pour les faux-semblants, je remâchais sur ma chaise quelques vieux souvenirs de Baudrillard (« Le simulacre est vrai ») lorsque mes poteaux Funkers sont venus me chercher, allez viens bouge-toi on va prendre la queue pour déconner, on va se faire tirer le selfie avec « Céline » mais si allez viens ça va être marrant, je n’étais pas chaud du tout, je n’avais pas envie de me prêter à la mascarade… Finalement j’ai fait la queue, j’ai fait le selfie, j’ai même fait la bise à la fausse Céline, eh bien, merci infiniment les gars de m’avoir tiré et poussé jusque là, parce que non seulement ça n’a pas fait mal, mais c’était même étrangement agréable. La Dion-en-toc m’a délivré un grand sourire, m’a souhaité Beaucoup de bonheur, pris de court j’ai bredouillé comme une andouille Heu oui merci vous aussi, et je me suis dit bon puisque je suis là après tout je les prends ses bons voeux, je les prends comme s’ils étaient vrais, l’absence de cynisme désarme, vive le désarmement, peace and love, voilà tout entier le message de la pop, y’a pas de mal, y’a même plutôt du bien.

Toutefois, ma rencontre la plus fulgurante de la soirée n’aura pas été Miss Céline Bis.

Ce même soir, dans le restaurant du camping cinq étoiles, c’est moules-frites à volonté. Il faut imaginer la grande échelle, l’hectare de terrasse où petits et grands s’attablent et enfournent avec les doigts des monceaux de moules et frites. Chacun se lève saladier à la main pour faire la queue au buffet et se faire remplir son récipient de moules ou de frites. Je remarque que le préposé à la distribution, derrière son buffet, petit gros entre deux âges, tablier, toque, collier de barbe, oeil narquois, est sur le qui-vive de la déconne. Il blague chaque affamé, pince sans rire, C’est pour quoi ? Ben, pour des moules et des frites, pardi. Y’en a plus ! dit-il louche à la main, alors que les bacs devant lui débordent et fument de rien d’autre. Je le trouve sympathique. J’engage. Tant pis pour ceux qui attendent derrière moi.

– Pour moi (je feins l’hésitation)… Ce sera des moules et des frites s’il vous plaît.
– Excellent choix. Je crois que vous êtes au bon endroit.
– Eh ben dites-moi, ça en fait des quantités de frites et de moules en flux tendu, par mètres cubes presque. J’imagine qu’il y a du gaspillage en fin de service, (coup de menton vers la terrasse) ils ne vont pas manger tout ça…
– Vous n’imaginez même pas. Ça me rend malade, tout ce qu’on jette.
– Et vous ne pouvez pas donner le surplus aux Restos du coeur, je suppose.
– Ah, non, pas moyen. Tant pis pour les Restos. C’est écoeurant. On se rattrapera autrement. Je fais partie des cons qui envoient un petit chèque de temps en temps aux Restos.
– Pourquoi, des cons ? Non, c’est bien, il en faut, des cons, bravo, tout le monde ne peut pas être ici à faire la queue en direct pour une louche de moules frites.
– Ouais. Il faut bien donner à manger à ceux qui ont faim. Je ne peux plus faire comme dans ma jeunesse, quand j’allais chercher l’argent là où il était.
– Je vous demande pardon ? Vous faisiez quoi dans votre jeunesse ?

Il se recule un peu, plisse les yeux, me jauge avant de répondre, s’assure que je mérite d’entendre ce qu’il a à dire et que personne d’autre n’écoute. Et c’est là que se produit l’événement extraordinaire, le cadeau, le météore de vérité dans mon assiette, mon vrai souvenir de l’été 2017 pour me tenir chaud l’automne.

– Je braquais des camions de la Brinks.
– Hein ? C’est un peu radical, ça, comme méthode de redistribution des richesses.
– Je dis pas qu’il faut le faire. Je dis juste que je l’ai fait, et que je le referai plus. Je ne le recommande à personne. J’ai deux enfants, c’est pas un métier que je leur conseille, voyez.
– Un métier ?
– Bien sûr c’est un métier. Plus que de servir des louches de moules.

Je crains d’avoir par cette question blessé son orgueil. Il se rengorge :

– Qu’est-ce que vous croyez, c’est difficile un braquage, ça s’improvise pas. Il faut des talents. Le mien, c’était le volant. C’est parce que je conduisais bien que mes frangins m’ont embauché. Je faisais le guet dans la voiture, fallait démarrer vite.

Ensuite, jusqu’à la fin du repas, jusqu’à ce que nous n’en puissions plus, à chaque fois qu’à ma table nous nous retrouvions à court de moules ou de frites, c’est moi qui me dévouais, volontiers, je me levais avec mon saladier et je trottinais jusqu’au buffet pour aller échanger quelques mots supplémentaires avec mon nouvel ami, qui sans se faire prier ajoutait par bribes des anecdotes et des précisions. Il avait fait sept ans de cabane dans les années 90. Et maintenant chaque fois qu’il rentrait dans une banque, il s’assurait d’être muni de sa carte bleue. Et puis, il avait totalement renoncé à porter une cagoule, parce que ça gratte.

Le lendemain, nous jouions encore dans ce même camping plein de surprises. Je comptais après notre set poursuivre la conversation. Hélas, ce soir-là, le buffet à volonté n’était plus au programme, le petit gros avec collier de barbe et oeil à l’affût avait disparu, il n’aura été que l’extra d’un soir dans un camping cinq étoiles. Je ne lui avais même pas demandé comment il s’appelait. J’ignore son nom comme j’ignore le nom de celle que j’appelle Céline-Dion. Une moralité pour la soirée ? Quelque chose comme : le faux est intéressant, le réel encore plus, les deux font des souvenirs, l’un sur la scène en pleine lumière pour les selfies, l’autre à l’ombre près des cuisines.

Je n’ai rien contre ma voisine, je préfère le dire tout de suite

03/10/2017 Aucun commentaire

La Maison des écrits d’Echirolles, établissement atypique auquel je suis tendrement attaché comme à une vieille maîtresse qui m’aurait fait des trucs inoubliables quinze ans plus tôt, me propose d’animer un atelier d’écriture. Oh mais bien sûr avec joie, m’entends-je répondre, ravi de retourner dans ce lieu où j’ai tant appris. Renseignements pris, la Maison ne m’offre pas une carte blanche où je prodiguerais un atelier à ma façon, comme je fis au printemps avec l’atelier Reconnaissance de dettes pour le compte du Labo des histoires. Non, pour cette fois, ma mission si je l’accepte sera de me plier en bon mercenaire à un cadre pré-établi.

Ledit cadre : la ville d’Echirolles accueillera dans quelques semaines l’auteur de polars Laurent Loison (enchanté). Préparant le terrain avant sa visite, la Maison inaugure sa saison 17/17 d’ateliers « les mardis de l’écriture » par une séance spéciale polar, ce soir, mardi 3 octobre, avec pour objectif l’écriture d’une nouvelle bien trash dont la première phrase aura été au préalable aimablement fournie par Monsieur Loison.

Je prends le temps, je tergiverse quelques jours, redoutant de ne pas savoir/vouloir. Le polar n’est pas ma tasse d’encre, j’en lis peu, n’en écris pas. Pour autant, je n’ai rien contre. Je n’ignore pas qu’écrire polar, c’est écrire en noir, c’est se frotter au mal, à la violence de la société, ou à la sienne propre, aux mauvais instincts plus ou moins cachés sous les fines couches de civilisation. C’est jouer à se faire peur. C’est admettre la pulsion d’agressivité qui feule au profond de chacun, et la sublimer par de l’encre sur le papier plutôt que de foutre son poing dans la gueule de la vraie vie. C’est mettre des mots sur une dénonciation, un fantasme, ou un défoulement, bref, c’est écrire.

Ma foi, je finis par consentir. Je ne suis pas assez vieux pour renoncer à une expérience où je débute incompétent, rien que pour m’enrober de la compétence au passage, façon pierre qui roule. Et puis, il se trouve que je traverse une période de rupture professionnelle, sans trop savoir que faire de mon temps libéré par le travail salarié, et je ne vais pas dédaigner une occasion de gagner honnêtement ma vie, fût-ce durant deux heures d’atelier.

Toutefois je m’en tiens à la règle que je me suis toujours imposée : en atelier, ne jamais imposer aux apprentis une consigne à laquelle je ne me suis pas moi-même plié. La veille de l’atelier, je me suis donc appliqué, rien que pour voir l’effet, à noircir une page démarrant par l’une des deux phrases proposées par l’auteur. Laquelle choisir ? L’une des deux accroches est longue :

Mon voisin, je le déteste ! Il m’horripile avec son air méprisant et son petit rictus condescendant. Mais ça ne va pas durer, j’ai un plan pour l’estourbir. Vous voulez savoir ?

L’autre est brève :

Ce matin, il pleut. Ca me déprime, et si j’allais crever la voisine ?

Cependant toutes deux contiennent le même embryon d’histoire et un plan d’éradication du voisinage. Moi qui n’ai rien contre ma voisine, qui la trouve plutôt sympathique, je me suis frotté l’imagination, j’ai écarté l’autobiographie (écrire Aujourd’hui il pleut, comme un haïku peut aussi déboucher sur l’intime mais non merci pas cette fois), j’ai visualisé une autre tête de turc pendant l’échauffement. Allez, feu. Ne raffolant pas de l’adresse au lecteur Vous voulez savoir, par élimination j’ai opté pour l’accroche brève et brodé en pleine méchanceté, une heure, pas plus.

Ce matin, il pleut. Ca me déprime, et si j’allais crever la voisine ? Celle de gauche, Françoise Milouin. L’autre, à droite, Martine Lagopède, je me la suis faite la semaine dernière. C’était pendant l’orage, oh c’était bon, elle ne s’en est pas remise Lagopède. L’automne peut durer le temps qu’il faut, pour les prochains jours de mauvais temps il me reste encore plein de voisins dans l’immeuble. J’ai recopié tous leurs noms et prénoms sur les boîtes aux lettres. M. et Mme Bernache. Melle Fuligule. Mme Grèbe. M. Flamant. Mme veuve Harle. M. et Mme Sarcelle et leurs enfants. M. Elanion. Mme Milan. M. Sterne. Quand il pleut je descends mais je ne dépasse pas les boîtes aux lettres, je n’ai pas envie de me mouiller. Oh la la, pas la peine de sortir, j’ai de quoi m’amuser, tous les noms sur les boîtes. Quand on sait se distraire on ne craint plus les giboulées, c’est bien simple j’en ai hâte que le temps soit pourri, j’en suis presque à consulter la météo en trépignant, vivement les mauvais jours. Mais une averse à la fois. Pour aujourd’hui je vais régler le compte de Mme Milouin. Nom débile, que je déteste de toutes mes forces. Mais je hais encore plus son prénom à la con qui ne rehausse pas le niveau, elle s’appelle Françoise la Milouin. Qu’est-ce qu’elle va prendre cette pétasse de Françoise Milouin.

Je remonte chez moi, j’allume l’ordinateur. Françoise Milouin… En deux clics, je retrouve son profil, sa page. Je l’avais demandée en amie sous pseudonyme, elle avait bien sûr accepté, cette cruche. J’ai laïké chacune de ses insupportables photos banales d’elle en promenade ou d’elle avec ses amis ou des repas qu’elle s’apprête à s’envoyer derrière la cravate et aussi ses statuts niais bonjour-les-amis, à chaque fois je déposais un smiley jaune ou un petit coeur mais je ricanais sur mon écran comme si j’avais craché dans sa gueule. Ainsi j’ai accès à tout, tout ce qu’elle est de répugnant, tous les détails qui me font vomir : son portrait de mal-baisée avec son sourire de nouille, ses yeux bouffis et cernés et ses fossettes abjectes qui supplient oh dites-moi que je suis encore jolie que je ne fais pas mon âge, sa date de naissance de quinquagénaire de mes couilles, son métier de merde assistante-de-direction-de-sales-bâtards, tous les endroits moisis où elle a habité, même ceux où elle est allée à l’école avec les photos de classe empilées de tronches de futurs cons, la liste de tous ses amis tarés, de ses trois enfants aux têtes d’abrutis et de toute sa famille de de dégénérés, même son ex-mari qui m’a l’air d’un mongolien bien assorti, on se demande pourquoi ils ont rompu, faut vraiment être la reine de connes pour être amie sur les réseaux sociaux avec son ex-mari, je sais tout, plus que ce que je voudrais savoir, je connais sa vie nulle aussi bien qu’elle, il y a même la marque de sa bagnole, les pays où elle a fait du tourisme, l’impayable rubrique votre citation préférée (une navrante platitude, « l’amour est tellement grand qu’il doit être partagé » je suis mort de rire), ses opinions politiques (communs et bien-pendants), les repas dégueus qu’elle aime bouffer, l’émission de téléralité de chiasse qu’elle a regardée hier soir, et cerise sur le gâteau, ce que je préfère, la liste de ses hobbies qui puent et tous ses goûts de chiotte débiles de vie bien ratée. Françoise Milouin aime marcher en montagne, nager, voyager dans l’Europe du Nord, lire des thrillers suédois, faire des sudokus et chanter dans une chorale. Ah ah ! Je le crois pas ! Elle chante dans une chorale, la sale truie ! La chorale c’est le coup de grâce, salope. Tu mérites de crever. Qu’est-ce que je vais te mettre.

Une fois que je me suis bien échauffé la haine, je passe à l’exécution proprement dite. La pluie redouble sur mes carreaux, et m’excite les nerfs, mes doigts galopent sur le clavier. Partout sur les réseaux qu’elle fréquente, sur les sites où elle est allée, sur les forums où elle s’est exprimée ne serait-ce qu’une fois, sur le site de sa chorale de merde, sur celui de son club de randonnée, je m’inscris sous une fausse identité : mon pseudo, pour l’heure à venir, sera Françoise Milouin. Je copie-colle sa photo, celle avec les fossettes et les yeux rieurs, je recopie sa date de naissance, tous les détails utiles, adresse, numéro de téléphone… Et une fois dans la place, je commence à déverser des monceaux de saloperies choisies. Je tire au hasard, j’insulte tout le monde, tous ses amis, jusqu’aux amis de ses amis pour être bien sûr que l’herbe ne repousse pas sous la deuxième couche.

Va te faire enculer sac à foutre, fumier, pustule, face d’étron, je t’ai toujours détesté, idiot consanguin, cervelle d’amibe, champion de Candy Crush, t’es le roi des connards même ta femme me l’a dit, et aussi que tu bandais mou, pauvre tâche raclure de bidet frustré, t’es con comme une valise sans poignet, ta mère en tongs suce des bites en enfer, etc. Ah, quel bon temps je me paye, à coeur joie la Tourette, je ris, je ris si fort que j’en pleure ! Sans oublier les sites politiques, parfait pour se faire des tas d’amis : sur les forums de gauche, « Françoise Milouin » déboule au milieu de n’importe quel sujet et traite tout le monde de branleurs, assistés, bisounours-islamo-gauchistes, fainéants, cyniques, extrêmes, cancers de la société ! Chez les écolos : bande de tarlouzes arriérées malades mentaux qui veulent nous éclairer à la bougie, allez-y tous seuls crever au fond de votre grotte ! Sur les forums d’extrême-droite : nazis, vermarcht, vichystes, collabos, hitlériens, heili-heilo ! Et, distribuée généreusement à tous deci-delà, mon insulte préférée : Intolérants !

J’écoute les gouttes de pluie sur la fenêtre, elles me sont à présent comme un réconfort, une berceuse. J’ouvre sur mon ordinateur le petit tableau qui récapitule l’immeuble, qui reproduit toutes les boîtes aux lettres. Je passe en revue les lignes et les colonnes et, l’âme apaisée, le corps las et assouvi comme après l’amour, je peux cocher juste à côté de Martine Lagopède : Françoise Milouin, crevée.

Echo dans la presse locale quelques jours plus tard : ici.