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Dans ce millénaire

05/04/2022 Aucun commentaire

Hier, « éclats de lecture » dans une maison des habitants à Grenoble, atelier participatif « création de chansons » avec Marie Mazille. Thème imposé, politiquement correct et cependant nécessaire : Grenoble capitale verte, l’environnement, l’écologie…

En une heure et quelque a surgi, sur le tableau, autour des langues et dans l’accordéon, la chanson ci-dessous, très enlevée, très anxiogène (je crois que c’est râpé en tant qu’hymne officiel de Grenoble Capitale Verte…), sur une seule rime : -ert (comme vert).
Pas tous les jours que je rends public un simple travail d’atelier… Une fois n’est pas coutume, je trouve cette chanson-ci particulièrement bien troussée. Et encore, vous n’entendez pas la musique.

Dans ce millénaire
Montée de l’Isère
Grenoble sur Mer
Station balnéaire
Tout va de travers
C’est pas c’qu’on espère ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
La terre en jachère
Grenoble désert
Kif-kif Le Caire
Qui sera le maire ?
Sera-t-il berbère ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
Tout va de travers
Grenoble à l’envers
Par manque de flair
Vivrons-nous sous verre ?
Ou sous terre ? Ou sous serre ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
Canicule en hiver
L’été en chaudière
Grenoble se terre
Brûle dans sa chair
Vers quel cimetière
Mystère, mystère, mystère

Dans ce millénaire
Toujours accélère
Tout droit dans l’ornière
Aucune barrière
Changer ou se taire
Retiens tes sphincters
Mystère, mystère, mystère

Dans ce millénaire
La vie est précaire
L’énergie solaire
Ou le nucléaire ?
Quelle poudrière
Pour la der des ders ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
Faudra-t-il s’y faire
Ou croiser le fer ?
Grenoble est en guerre
Qu’en dis-tu, mon frère ?
Est-ce que j’exagère ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
Ça chauffe, c’est l’enfer
Laisse Grenoble derrière
Faut-il quitter la terre
Direction Jupiter
Au fond de l’univers ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
On perd nos repères
Champs de primevères
De l’eau dans nos verres
Dans nos poumons de l’air
C’était le monde d’hier
Ça m’atterre, sans ma terre, ça m’atterre…

Dans la nouvelle ère
Changer d’atmosphère
De la rue Ampère
Jusqu’au Taillefer
Tout repeindre en vert
Enfin tout s’éclaire
C’est clair ! C’est clair ! C’est clair !

« La Confine », un poème inédit de Victor Hugo

01/04/2022 Aucun commentaire

Les amis du Fond du Tiroir, esthètes ou mécènes qui firent preuve, à l’automne dernier, d’assez de bon goût pour souscrire au livre-DVD Au premier jour de la Confine augmenté de ses nombreux bonus exclusifs, connaissent déjà ce qui suit. Sans rancune, mais avec au contraire une saine et naturelle générosité, avec surtout la conviction qu’il serait indécent de conserver au seul usage des happy few ce qu’il faut bien appeler un scoop littéraire, le Fond du Tiroir offre aujourd’hui, 1er avril 2022, à tout un chacun, et, tout humblement, au monde entier, cet inestimable trésor.

C’est à la faveur d’un vide-grenier clandestin, durant le premier confinement de 2020, que nous avons eu la chance exceptionnelle de mettre la main sur un poëme inédit de Victor Hugo, intitulé La Confine. Nous avons découvert le précieux manuscrit, signé du poëte lui-même, en farfouillant, les doigts baignés de gel hydroalcoolique, parmi des monceaux de papiers froissés et jaunis, correspondances privées, registres comptables, photos sépia d’inconnus, autorisations de déplacement auto-signées et autres passeports vaccinaux à validité échue, sans grand intérêt sinon, peut-être, historique. Quoique non daté, le poëme, si l’on se fie à son titre, a selon toute vraisemblance été écrit par Victor Hugo à l’époque où celui-ci, exilé, était confiné dans sa maison de Hauteville House (Guernesey), entre 1854 et 1870. Nous ne pouvons que spéculer sur ce que furent les aventures de ces quelques feuillets durant 160 ans, rêver aux mains qui les ont tenues, celées ou transmises, aux yeux qui les ont déchiffrées, aux esprits qui s’en sont régalés, aux gougnafiers qui les ont négligées, avant de parvenir enfin jusqu’à nous ! Il va de soi que, grâce à un sang froid extravagant, nous avons pu cacher notre émoi devant le vendeur, et acquérir sans trembler le manuscrit pour une bouchée de pain (Combien pour ce vieux torchon illisible et friable ? Quoi, deux euros, vous vous moquez ? Allez, je vous en offre 50 centimes mais j’emporte en sus cette croûte bariolée signée d’un certain Gustave Courbet, et j’y perds).

De quoi parle au juste ce poëme ? Avouons-le, son sens global nous apparaît quelque peu obscur. Toutefois, on peut tenter une exégèse en remarquant la répétition du mot grondement à deux moments clef, au début et à la fin de la pièce, comme s’il s’agissait de réagir face à la rumeur du monde. Ainsi nous sentons-nous autorisés à lire entre les lignes une allégorie du peuple, ce héros hugolien par excellence, qui chute dans la première partie du confinement (La foule, cette grande et fatale orpheline/S’évanouit devant l’horrible grondement) puis se relève, grandi et fier, plein d’espoir lors du déconfinement si patiemment attendu ([L’or] condamne la Nuit à l’éblouissement !/Ces temps sont revenus. La géante féline/Se réveille ; et voilà qu’au premier grondement/ Apparaît l’archipel […]).

En tout état de cause, la puissance du style et des images, la beauté des paradoxes, les fulgurances lyriques et la majesté métrique, presque hypnotique, des alexandrins de Victor Hugo y sont reconnaissables sans l’ombre d’un doute. On notera pourtant une singularité : alors qu’Hugo pratiquait systématiquement, dans ses grands recueils, les rimes plates (AABB), il a fait ici le choix étonnant des rimes alternées (ABAB), sans doute afin de mieux imprimer en son lecteur la lancinante alternance des rimes en –ine et en –ment, étirant indéfiniment un temps bloqué et répétitif vers une échéance sans cesse remise, perdue dans d’abstraites chimères. Car oui, notre grand poëte national, tel un peintre s’astreignant à réduire sa palette à deux couleurs seulement pour mieux faire surgir la splendeur confinée du monde, a ici choisi de n’utiliser que deux rimes. Émules de cet indépassable pionnier des formes poétiques, nous saurons nous montrer dignes de son inépuisable génie.

Le Fond du Tiroir a pu, grâce aux ventes pléthoriques d’Au premier jour de la Confine, faire récemment l’acquisition d’un coffre-fort à triple combinaison avec température et taux d’humidité modulables, afin de protéger durablement le manuscrit. Nous envisageons à présent un don à la BNF. Ou alors une vente aux enchères au marché noir, nous n’avons pas encore tranché. Faire offre en message privé.

« La Confine », un poème inédit de Victor Hugo 

L’Éden pudique et nu s’éveillait mollement
Le jour où tu naquis sur la plage marine.
Une immense bonté tombait du firmament ;
Ces douves-là nous font parfois si grise mine, 
Les oiseaux gazouillaient un hymne si charmant, 
Qu’il faut recommencer à l’heure où l’on termine ! 
Le même séraphique et saint frémissement 
Encor tout ruisselant de poix et de résine 
Unissait l’algue à l’onde et l’être à l’élément ; 
L’audace avec le souffle entra dans ta poitrine 
Les anges y volaient sans doute obscurément. 
Le cliquetis confus des lances sarrasines 
Se fixait, plus pensif de moment en moment, 
Et que nous entendions dans les plaines voisines 
Les monstres, hérissant leur crinière, écumant 
Leurs ongles monstrueux, crispés sur des rapines. 
« Je suis trop près ! » dit-il avec un tremblement, 
« Des geysers du pôle aux cités transalpines, 
« Pourquoi ce choix ? Pourquoi cet attendrissement
« Regarde par-dessus l’épaule des collines ? » 
Car on voyait passer dans la nuit, par moment, 
Des actéons cornus et chaussés de bottines 
Et qui le regardaient dans l’ombre fixement. 
Sur une vasque d’or aux anses florentines 
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement. 

II 

Quelle est cette merveille effroyable et divine ? 
Quelle est donc cette loi du développement ? 
C’est pour cela qu’on a lutté, creusé des mines, 
Dans ce néant qui mord, dans ce chaos qui ment, 
Rompu des ponts, bravé la peste et les famines ? 
Quoi ! ces coups de canon battant ces murs fumants ! 
Le tambour bat aux champs et le drapeau s’incline, 
Ce que l’homme finit par voir distinctement. 
La foule, cette grande et fatale orpheline 
S’évanouit devant l’horrible grondement 
Et cette Jeanne d’Arc se change en Messaline. 
Pourras-tu supporter l’immense brisement 
Où, dans l’éden qu’on voit, c’est l’enfer qu’on devine, 
Un de ces monstrueux et noirs rugissements  
Ô France ! un coup de vent dissipe en un moment 
De la Bastille au pied de la morne colline 
La malédiction, le mensonge inclément ! 
Changer le jour en nuit, changer l’Europe en Chine ! 
Vos aïeux n’ont semé que de grands ossements. 

III 

Oh ! Les lugubres nuits ! Combats dans la bruine !
La splendide rondeur de l’astre, par moments, 
Apparaissait ; c’est là qu’étaient les Feuillantines. 
Son rayon dore en nous ce que l’âme imagine, 
Mais elle n’en sait rien, et d’ailleurs c’est charmant. 
Ce Dieu qui du chaos tire son origine 
Semble un tronc d’arbre à terre et dort affreusement. 
Continuons, la chance étant une coquine. 
Et comme un imbécile est féroce aisément ! 
Oui, vous avez voulu corriger, j’imagine, 
Vos clartés, vos rumeurs, votre fourmillement, 
Un peu comme un larron, presque comme un amant 
Parce qu’il fut un ours appelé Rostopschine !
A la nuée, aux fleurs, aux nids, au firmament, 
Pris d’un vieux rhumatisme incurable à l’échine, 
Le sinistre vieillard sourit superbement. 
Il écoute, un peu sourd, la cloche sa voisine 
A l’immense nature un doux gazouillement, 
Le passé devant lui, plein de voix enfantines. 
 

IV 

Les mâchoires de l’hydre, ouvertes tristement, 
Sont pâles ; on y lit : Foi, Courage, Famine. 
Que vous seriez hardis d’y toucher seulement ! 
Avoir un bon lapin savant qui tambourine ! 
Dans les cœurs gouvernés par le prêtre qui ment, 
Il ne me reste plus à gagner que le quine. 
L’or se fait dans la terre et l’aube au firmament ! 
Il luit ; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il condamne la Nuit à l’éblouissement ! 
Ces temps sont revenus. La géante féline 
Se réveille ; et voilà qu’au premier grondement 
Apparaît l’archipel ténébreux des doctrines 
Qui, dans l’hiver fameux du grand bombardement,  
Se laisse dévorer vivant par la vermine.
Si quelque prêtre dit que Dieu le veut, il ment ! 
Il fait joindre les mains aux passants, il fascine, 
Le genre humain gravite autour de cet aimant. 
Un pêcheur de corail vogue en sa coraline,
Les siècles sont au peuple ; eux, ils ont le moment. 
Nous en aurons bientôt marre de la confine 
Ô bientôt marre hélas de ce confinement ! 

(Les lecteurs hugoliens les plus avertis auront peut-être identifié, au fil de ce poëme, certains vers que Victor Hugo, dans un geste écolo avant l’heure, a littéralement recyclés, les refourguant sans vergogne dans quelques-uns de ses grands recueils écrits à la même époque : La légende des siècles, L’Année terrible, L’art d’être grand-père, Religion et religions ; à l’exception des deux derniers vers, apparemment inédits puisque, malgré nos recherches bibliographiques, ils restent introuvables dans le reste de l’œuvre – ce ne sont pas ses meilleurs, ceci dit.)

Une nuit sous le plafond de verre

30/03/2022 Aucun commentaire

Le Printemps du livre de Grenoble commence aujourd’hui, mercredi 30 mars.

J’interviendrai en marge de celui-ci, parmi les « éclats de lecture » pour animer avec Marie Mazille trois ateliers de création de chansons, vendredi 1er, dimanche 3, lundi 4 – programme ici.

Pourtant cette nuit a d’ores et déjà eu lieu l’inauguration dans mon échoppe enténébrée, cette nuit j’étais invité du Printemps du livre, invité en tant qu’écrivain je veux dire, pas en tant qu’animateur.
J’étais invité mais il n’y avait pas de place pour moi dans les lieux officiels, alors j’étais logé dans un long dortoir aménagé comme un abri de fortune pour réfugiés, dans l’étage désaffecté de la grande bibliothèque Chavant. La nuit était tombée, c’était l’heure du couvre-feu dans le dortoir et j’étais censé dormir sur un lit de camp militaire, en compagnie de personnages mystérieux et livides, aux vagues allures de zombies, poussant des gémissements en famille, dans la lueur bleutée des veilleuses surplombant les portes de sécurité. J’étais allongé mais je ne trouvais pas le sommeil, je me demandais comment je ferais si je devais aller faire pipi. Je me suis réveillé chez moi et je suis allé faire pipi.

L’histoire et les héros. Et l’amour aussi

26/03/2022 Aucun commentaire

60 ans après les accords d’Évian, je me suis passionné pour le roman magistral d’Alice Zeniter, L’art de perdre, qui embrasse toute l’histoire de la guerre d’Algérie et par conséquent de la France, non pas il y a 60 ans, mais pendant 60 ans, sur trois générations et dans deux pays.

Car une guerre, au fond comme un être humain, rechigne à se laisser symboliquement confiner entre deux dates, début/fin, naissance/mort. Évoquer la guerre d’Algérie (1er nov. 1954 – 19 mars 1962) n’est qu’une vue de l’esprit, une simplification. Il vaudrait bien mieux appréhender la guerre d’Algérie du XIXe siècle à nos jours, mais pour cette sorte d’ambition les romanciers sont mieux armés que les historiens. C’est ainsi que le roman d’Alice Zeniter redonnerait à lui tout seul des lettres de noblesses à un genre littéraire si méprisé, la saga historique.

L’art de perdre a connu un grand succès, donc d’innombrables exégèses et je n’ajouterai pas ici la mienne dont l’originalité serait médiocre. En revanche je prélève dans l’œuvre un infime détail, afin de parler d’autre chose à mon propre usage : une scène fugitive, triviale, domestique et attendrissante, lors de laquelle ce roman sans héros parle des super-héros.

Hamid, le fils de harki grandi en France dans les années 70, a épousé Clarisse et tous deux ont vu grandir, partir un beau jour et revenir le dimanche, leurs propres enfants, dont Naïma, qui se révèlera le personnage central du livre. Vers le début du XXIe siècle, un banal repas de famille se tend parce qu’on évoque le passé. Alors on change de sujet.

« Pour éviter [que son père] ne s’enferme dans une bouderie mutique, Naïma n’insiste pas. Elle préfère aiguiller la conversation sur les films de super-héros, une passion qu’elle partage depuis longtemps avec Hamid et qui, parfois, ressemble au besoin vague que quelqu’un vienne les sauver, même si elle ne sait pas de quoi. Pendant le reste du dîner, ils classent les membres des X-Men selon leur ordre de préférence, conspuent Superman par trop invincible et à jamais bien coiffé, encensent en revanche Spider Man aux affres morales permanentes, et se moquent de Clarisse qui n’est jamais parvenue à s’intéresser à ces personnages et les confond tous. »

Les super-héros constituent un genre narratif encore plus méprisé que le roman historique. Pourtant, quelle puissance, là aussi.

L’époque redécouvre au cinéma ce que, sans me vanter, je sais depuis l’âge de 7 ans : les super-héros Marvel sont une inépuisable source de rêveries, de romans-feuilletons, d’épique, d’humour, de métaphysique populaire, de poésie même, en tout cas de spéculation imaginaire, ce qui dans le meilleur des cas revient au même. Ainsi, de même que l’on peut jouer en famille à classer les X-men par ordre de préférence, existe-t-il un jeu social, une question de salon du même registre que « quel livre emporterais-tu sur l’île déserte » :

Quel super-pouvoir aimerais-tu avoir ?

Étant de nature mélancolique, j’aurais longtemps pu répondre à cette question par « Arrêter l’écoulement du temps » tel Hiro Nakamura dans Heroes.
Mais je n’ai plus 7 ans depuis longtemps. À ce stade de mon existence je sais d’autres choses de moi et du monde, ce qui fait que j’ai choisi, sans doute définitivement, le super-pouvoir parfait, le seul qui protège de tout. Ce serait, en ce qui me concerne : être indifférent au manque d’amour.

Rachmaninov ? It is unfair ! (Cancel la Cancel, 5/5)

21/03/2022 Aucun commentaire

Je conclus en musique le feuilleton du Fond du Tiroir consacré à la cancel culture, débuté l’an dernier en musique. Épisodes précédents :
1 : Que faire du baroque ?
2 : Le zèle des mythos
3 : C’est une blague ou quoi ?
4 : Céline n’avait pas menti

Le vendredi 18 mars 2022, OSE, l’orchestre symphonique dirigé par Christine Antoine, au sein duquel j’officie à la fois en tant que trombone basse et chauffeur de salle, a donné un spectacle dont le clou était l’interprétation du 2e concerto pour piano de Rachmaninov, avec la jeune et prodigieuse Laure Cholé au piano.

Le speech que j’ai prononcé en amont :

Vous allez entendre à présent le deuxième, sans doute le plus connu, des quatre concertos pour piano écrits par Sergueï Rachmaninov. C’est pour nous une grande chance de jouer cette pièce, très difficile pour nous, de même c’est une chance pour la soliste, la pianiste Laure Cholé, de jouer avec nous cette pièce très difficile pour elle aussi – surtout pour elle, d’ailleurs – au seuil de sa carrière qu’on lui promet brillante. Elle est très jeune certes, quoique pas beaucoup moins que Rachmaninov qui n’avait que 27 ans au moment de la création du concerto. Mais attention : je viens de mentionner deux fois que c’était une œuvre difficile… Mesdames et messieurs, il vaut mieux ne pas s’étendre sur la grande difficulté technique de cette musique, car si elle n’était pas aussi belle, sa difficulté n’aurait aucune importance. 
Qu’est-ce qu’un concerto ? C’est, littéralement, une concertation, un dialogue. Vous allez assister à un dialogue entre deux interlocuteurs, un instrument soliste, ici le piano, et l’orchestre. Que raconte ce dialogue ?
Le concerto a été créé en 1901 et depuis 120 ans, son succès ne s’est jamais démenti. On l’a entendu sur tous les continents, on a vibré, on s’est extasié, on l’a cité (“Rachmaninov ? It is unfair !”), on l’a décortiqué et analysé de bien des façons, et pour ma part, je vous propose la grille d’interprétation suivante : il s’agit d’une œuvre profondément autobiographique. 
Comment comprendre une musique sans paroles comme autobiographique ? Eh bien, simplement en se souvenant que Rachmaninov était un romantique, peut-être le dernier des romantiques égaré dans une époque où le romantisme n’était plus guère à la mode. L’un de ses modèles revendiqués était Berlioz, et comme son précurseur, il n’hésite pas à emplir sa musique de ses propres drames, ses passions, ses angoisses et ses enthousiasmes. On peut écouter ce concerto comme un documentaire sur la psyché de Rachmaninov, d’autant qu’il l’a composé au sortir d’une longue dépression. La musique raconte sa résilience, si l’on veut employer ce mot du XXIe siècle qui est ici un grossier anachronisme, tant pis.
Un autre élément clef autorise, à mon sens, la piste autobiographique : lors de sa création en 1901, qui joue du piano ? Rachmaninov lui-même, bien sûr. Écoutez bien : le piano parle, l’orchestre répond. Le dialogue entre le piano et l’orchestre est en réalité un dialogue que l’individu R. engage avec son art, avec la musique. Voire avec le monde.
Rachmaninov était un pianiste prodigieux, un des meilleurs de son époque, avec une mémoire sans égale, et une exubérance qui tranchait par rapport à son tempérament plutôt réservé et introverti lorsqu’il se tenait loin du clavier. Il était connu pour jouer de façon très véhémente, il lui arrivait de casser des cordes de son piano en concert (il est en cela le prototype des rock stars qui ont fait de même avec leurs guitares). Espérons qu’aucune corde ne casse ce soir. Il avait aussi des mains gigantesques, il pouvait d’une seule main jouer un accord de treizième, je laisse les musiciens dans la salle (et sur la scène) rêver à cet intervalle : sur un clavier, du do au la de l’octave suivante – mais, de nouveau, quelle importance aurait la difficulté technique de jouer une treizième en une seule main, si ce n’était pour atteindre à la beauté d’un accord de treizième ?
Je vais vous laisse maintenant savourer ce moment exceptionnel, ce concerto composé de trois mouvements : Moderato ; Adagio sostenuto ; et Allegro scherzando, en vous rappelant de ne pas applaudir entre les mouvements. Nous voici, vous et nous, embarqués pour environ 35 minutes de musique sublime.

Puis, le speech en aval :

Après cet exceptionnel concert russe, nous vous proposons pour le rappel d’effectuer un pas de côté, qui n’est pas mentionné dans votre programme. Pardonnez-moi, il me faut pour une fois parler ici avec une certaine gravité. Car nous avons beau nous consacrer aux beautés de la musique, nous vivons dans le même monde que tous, et ce monde est heurté. Les échos de la guerre nous parviennent. La guerre qui a lieu en ce moment en Ukraine a d’innombrables conséquences, y compris dans le milieu de la musique. Un peu partout dans le monde, les musiques russes et les musiciens russes sont boycottés, en sanction d’événements qui les dépassent. Le cas du chef d’orchestre Valery Gerguiev, évincé des salles de concerts, est le plus connu, mais les exemples ne manquent pas. On peut citer celui du jeune pianiste russe de 21 ans, Alexandre Malofeev, qui justement joue Rachmaninov avec virtuosité, et dont les concerts en Europe ou en Amérique sont tous suspendus. Or, il s’était exprimé dès le début du conflit, conscient que ses propos pouvaient mettre en danger sa famille restée à Moscou. Il a déclaré : « La vérité est que chaque Russe se sentira coupable pendant des décennies à cause de la décision terrible et sanglante qu’aucun de nous ne pouvait influencer et prédire. » 
Et quant à nous, petit orchestre symphonique d’Eybens, même à notre échelle nous devons répondre à des questions du type : « Êtes-vous certains de la pertinence d’interpréter de la musique russe en ce moment ? N’y a-t-il pas une faute de goût ou au moins un problème de timing ?” Que répondre à cela sinon notre espoir que donner accès à la beauté contribue à la paix plus efficacement que canceler, reléguer au purgatoire Rachmaninov, Rimski-Korsakov, Tchaïkovski, Moussorgski, Borodine, Chostakovitch, ou Prokofiev ? (Prokofiev qui du reste n’était pas russe mais ukrainien…) Et aussi répondre par notre foi que la musique, comme Jean-Luc Godard l’avait dit à propos du cinéma, est “plutôt un pays en plus« . Comment ne pas évoquer pour conclure, l’amitié indéfectible et l’admiration mutuelle entre Rachmaninov le compositeur russe né à Novgorod et Vladimir Horowitz le chef d’orchestre ukrainien né à Kiev ?
En guise de bis, pour clôturer notre programme russe, nous allons vous interpréter l’hymne national ukrainien. Il s’intitule Chtche ne vmerla Ukraïny, ce qui signifie : “L’Ukraine n’est pas encore morte” . 

Bravo Bravo

20/03/2022 Aucun commentaire

Le palmarès du festival d’Angoulême est tombé. Ce que j’y trouve de plus délicieux à mon goût, à part évidemment l’extraordinaire et inespéré grand prix décerné à Julie Doucet (un peu comme si on attribuait le Goncourt à Jean-Louis Costes ou à un écrivain punk du même tonneau, pour qui la littérature ne serait qu’un moyen parmi d’autres, et pas forcément le meilleur, de tout faire péter), est le prix de la série remis à Émile Bravo pour Spirou, l’espoir malgré tout.

Cette reprise de Spirou, dans des histoires situées à l’époque et à l’endroit mêmes où le personnage a été inventé, soit Bruxelles à partir de 1938, est d’une intelligence renversante. Bravo n’a pas volé son prix : il est pertinent, émouvant, juste, drôle, romanesque, à la fois audacieux et pédagogue, il n’esquive jamais son sujet aussi complexe soit-il (c’est-à-dire la seconde guerre mondiale), et surtout il est PERSONNEL – contrairement à tant de repreneurs de héros de bédés, simples épigones, mercenaires embauchés pour du lamanièrdeu, le dernier en date étant Delaf reprenant Gaston Lagaffe afin de faire rentrer la caillasse chez Dupuis.

En outre, aspect secondaire mais tout-à-fait réjouissant, Émile Bravo bouffe du curé, dénonce l’hypocrisie religieuse, et ainsi fait un sort aux origines bigotes et boy-scouts de Spirou et des éditions de MM. Dupuis père et fils, Jean et Charles, catholiques pratiquants qui prenaient très au sérieux leur mission sacrée d’édification de la jeunesse chrétienne.

Je t’en donnerai, de l’édifiant ! Ci-dessus, un extrait de La loi du plus fort, bref prologue de toute la saga L’espoir malgré tout. Nous sommes en 1938, et le jeune Jean-Baptiste, orphelin adolescent qui n’a pas encore reçu son surnom de Spirou, est viré de son institution, victime expiatoire d’un scandale impliquant quelques curetons… On lui déniche à la va-vite un poste de groom au Moustic Hôtel et la véritable histoire peut débuter.

Dialogue dans la rue :

– C’est injuste, mon père ! Je suis innocent !
– Ah, l’innocence ! Mais l’innocence est tentatrice et de ce fait déjà coupable.

Pouah !

Contre toute attente, Émile Bravo est le second punk du palmarès d’Angoulême.

Un char d’assaut sur l’océan

07/03/2022 2 commentaires

Ce que font les images en nous…

J’ai été frappé, il y a quelques jours, par une image. Par des milliers d’images, bien sûr. Mais par une image. Celle-ci.

L’image satellite de la colonne de 65 kilomètres de chars russes en route pour Kiev. Colonne qui paraît-il est restée à l’arrêt plusieurs jours pour cause de panne d’essence, détail qui serait comique, quoiqu’un peu invraisemblable, si nous étions en train de regarder un film, un film pacifiste parodiant la guerre, genre On a perdu la 7e compagnie de l’armée russe, ah ah non mais c’est un peu gros quand même, où vont-il chercher toutes ces conneries. Enfin la colonne est repartie, l’image est restée. Elle est restée comme l’emblème, la parabole de la catastrophe en marche, inexorable, lente, patiente, promesse de destruction, de feu et de sang. La mort en panne d’essence. La force de frappe rétinienne.

Je ne dors pas bien. Oh, cela ne date pas de cette semaine ou de Poutine. Je ne dors pas bien et je remâche des mots et des images, parfois pendant le sommeil, parfois même pas. Je mâche en veillant, je rêve sans dormir.

Sans dormir, j’ai rêvé plusieurs nuits de cette colonne de chars d’assaut, collée à ma cervelle, mais je l’ai rêvée dématérialisée des montagnes d’Ukraine et rematérialisée par magie, téléportée en un claquement de doigt, au-dessus de l’océan. Tiens, par exemple, à la verticale de la Fosse des Mariannes, 11000 mètres d’abysse. Je voyais, je vous jure que je voyais comme je vous vois, les chars d’assaut au-dessus de la mer, un à un surgis juste au-dessus de la surface vibrante de l’eau, flottant une fraction de seconde hébétée puis plouf adieu suivant, gloub gloub gros bouillon, les militaires ayant à peine le temps de sentir la résistance de l’eau, et pas du tout celui de comprendre ce qui leur arrive. Qui est incompréhensible, du reste. On ne choisit pas les visions nées de ses insomnies.

Puis, le matin, la journée, le soir, la re-nuit, j’avais cette image en tête, image délivrée par mon phosphore un peu mou et non par l’Internet, pas plus vraie pour autant : Un char d’assaut sur l’océan.

Je trouvais que les mots sonnaient bien, Un char d’assaut sur l’océan, l’octosyllabe est charpenté, le début d’un poème ou d’une chanson, j’ai fini par tenter quelques quatrains en fixant le plafond, histoire de poser des mots sur ce que je voyais :

Un tank à la fosse commune
Ou dans la poubelle je-trie
Ou téléporté sur la lune
Enfin au diable ou en débris

Un char d’assaut sur l’océan
Un char Dassault ou de l’Oural
Une armée réduite à néant
Noyée avec son général

Un char d’assaut sur l’océan
Deux tanks envoyés à la baille
Trois chars dans le gouffre béant
Quatre blindés quelques médailles


Cinq chars six chars et la culbute
S’en vont salir les fonds marins
Leurs tourbillons se répercutent
Tout mollement et plus plus rien

Dix chars vingt chars une colonne
Prend son virage à angle droit
Cent chars tombés dans le canyon
La gravité reprend ses droits

Mille chars jetés dans la flotte
À queue-leu-leu gros éléphants
Leurs artilleurs et leurs pilotes
Les pauvres, ce sont des enfants


La colonne au fond de la fosse
Des Mariannes en caniveau
Mon songe creux, mon idée fausse

Précipité dans mon cerveau

Cohorte avalée par la mer
Conflit englouti par les flots
Je suis rattrapé par l’amer
Par le réveil par la radio.

Enfin, à force de triturer l’image, cette nuit elle a fini par m’apparaître incontestable. Je n’avais plus aucun doute : je n’ai rien inventé, tout était là avant moi, le char sur l’océan est une image ancienne, archaïque même, tout le monde l’a formulée un jour ou l’autre, n’est-ce pas ? Stéréotype, cliché, poncif. Ce qui fait que, très logiquement (on fait de ces choses quand on ne dort pas), j’ai tapé sur Google « un char sur l’océan » pour vérifier méthodiquement toutes les sources historiques qui ne manqueraient pas d’éclore, afin que des images extérieures attestent les intérieures.

J’ai reçu en retour le char de Neptune :

C’était totalement hors sujet. Finalement, après de longs et patients recoupements sur Google Image, la photo la plus fidèle à l’idée que je m’en faisais avant de la connaître était celle-ci :

Il s’agit d’un reportage en Thaïlande datant de 2018. Vingt-cinq carcasses de chars d’assaut T69 ont été précipités dans la mer, ainsi que de nombreux wagons et camions-poubelles désaffectés, dans le but de créer un récif retenant les poissons, qui permettrait aux pêcheurs locaux de remplir un peu leurs filets, amaigris pour cause de surexploitation.

Ah, bon. Les Thaïlandais ne le sauront jamais mais c’était ma vision.

Ce que font les images en nous ? L’imagination.

Quadragénécro

03/03/2022 Aucun commentaire
(2022 : encore un posthume de l’inépuisable Perec)

Aujourd’hui, Georges Perec est mort, il y a 40 ans.

Que faisais-je le mercredi 3 mars 1982 ? Je regardais sûrement des dessins animés japonais à la télé, ou bien je lisais Strange, ou bien je prenais mon goûter (cette année-là mon goûter était souvent constitué d’une boîte de sardines à l’huile, j’étais en pleine croissance), en attendant mon cours de judo de la fin de l’après-midi. J’étais en classe de 5e à Chambéry, et tout-à-fait insoucieux de l’existence ou de la non-existence de Perec.

La rencontre advient en 1988. Je suis étudiant à Grenoble, j’emprunte Penser/Classer à la bibliothèque universitaire, sur les conseils de je ne sais plus quel prof de sociologie, peut-être Jean-Olivier Majastre. J’enchaîne compulsivement avec tous les autres qui me passent entre les mains, je découvre que chaque livre de Perec, petit ou gros, potache ou grave, autobiographique ou romanesque, est une exploration à part entière en même temps qu’une proposition, généreuse et à chaque fois originale. Selon sa propre métaphore, chacun de ses livres était une pièce de puzzle, et à terme le puzzle reconstitué représenterait son visage. Je songeais plutôt qu’elle représenterait la littérature en personne.

En 2011, cette fois je sais que Perec est mort depuis depuis bientôt 30 ans, mais il est très vivant pour moi qui écris et publie des livres, qui fabrique mon propre puzzle. Soudain j’ai l’honneur extraordinaire et inattendu d’être l’éditeur d’un texte de Perec, Ce qui stimule ma racontouze. Il en reste deux ou trois exemplaires au Fond du Tiroir – si le vôtre vous manque, passez par le catalogue.

En 2022, pour fêter l’accession de Perec au statut de mort quadragénaire, les éditions du Seuil publient un inédit, peut-être le dernier, Lieux, inachevé mais célèbre parce que Perec en parlait dans ses interviews.

« Lettre ouverte » dans la lettre que j’ouvre

26/02/2022 un commentaire

Ce matin au courrier, une lettre estampillée à Saint-Étienne… Oh, joie, c’est donc le Réalgar qui m’envoie mes exemplaires de la Lettre ouverte au Dr. Haricot, de la faculté de médecine de Paris. Mon opus 21, réédition entièrement remaniée de mon opus 12 (palindrome !).

Je constate que la fébrilité en décachetant le pli est toujours celle de la première fois, j’en déchire presque, d’impatience de toucher l’objet. Pardi, j’ai écrit un texte et soudain le texte est devenu du papier imprimé orné d’un numéro d’ISBN (9782491560386 en l’occurrence) à la disposition de tout lecteur curieux, je ne me lasse pas de ce miracle, vive le matériel ne serait-ce que parce qu’on n’ôtera jamais l’emballage d’un livre numérique.

Mon livre au titre le plus long, 22 pieds tout de même, est cependant l’un de mes plus brefs textes. L’un des moins chers également (à l’exception évidemment de J’ai inauguré IKEA – 4 euros, et Le Flux – 3 euros, prix imbattables et conseillés par le Fond du Tiroir).

Réclamez-le à votre libraire, ou à un autre ! Et profitez-en pour découvrir les nombreux autres titres de la collection Lettre Ouverte du Réalgar.

Et de quoi cause-t-elle, cette jolie plaquette grise dénuée de nom d’auteur sur la couve, ou de quatrième de couverture prémâchant la lecture ? Qui est donc ce Dr. Haricot ? Toutes les explications ici.

Tous les feux le « Feu »

23/02/2022 Aucun commentaire

Je lis rarement des romans contemporains, au sens « qui viennent juste de sortir » mais là j’ai emporté dans mes bagages le roman qu’une amie m’a conseillé, Feu de Maria Pourchet.

Je ne suis pas certain d’adorer ça. L’histoire d’amour et de sexe entre cette universitaire quadra et ce banquier quinqua n’est certes pas inintéressante (la passion adultérine est une très vieille histoire toujours très neuve), écrite avec vigueur, vitesse et brio, avec au fond du style quelques précipités rudement efficaces… pourtant je peine à m’attacher aux personnages. Pour le dire simplement, je ne les aime pas. Je ne voudrais pas être leur copain.

(Voilà qui me renvoie sèchement à la réception tiède rencontrée par mon propre Nanabozo, pas mal de lecteurs ayant décroché au prétexte qu’ils trouvaient mon narrateur pas sympathique. Faut-il, dans la vraie vie comme dans un roman à tout prix trouver sympathique un narrateur pour accepter de passer plusieurs heures en sa compagnie et entendre ce qu’il a à nous dire ? Non, c’est seulement plus facile, question d’empathie, de compassion, mais ce n’est pas obligatoire. Au fait, Emma Bovary était-elle sympathique, femme adultère d’un médecin tout comme la co-narratrice de Feu et explicitement citée dans ce roman érudit, qui emprunte son titre à un vers de Racine, révélé p. 222 ?)

Le banquier d’affaire en son 35e étage étage de la Défense surtout me pue au nez, il m’exaspère, j’ai sans doute et je n’en suis pas plus fier que cela, des a priori contre les banquiers d’affaire en leur 35e étage de la Défense mais mes a priori sont ici très directement confortés au lieu d’être nuancés comme ils devraient, dans l’idéal, l’être par la grâce de la littérature : le bonhomme est arriviste, cynique, bling-bling, nihiliste, globalement faux, nul, inutile et à peine racheté par des éclairs de lucidité ( « Atterri à Charles-de-Gaulle, je n’étais plus qu’une merde arrogante et désolée » p. 142). Mes a priori ne sont pas seulement de classe, il sont en outre littéraires : je n’oublie pas que le pénible Cinquante nuances de Grey mettait en scène lui aussi un financier, et le sex-appeal lié à la toute-puissance du pognon, l’aristocratie qu’on peut, me paraît ni plus ni moins qu’une grosse ficelle, un cliché.

Je tire, et c’est loin d’être nul, une leçon politique, une moralité démocratique de ma lecture : tout le monde, y compris les personn(ag)es que nous trouvons antipathiques, a droit à son moment de passion, d’amour et de sexe, l’obsession, la diversion, le chamboule-tout, le cœur gonflé, le cœur brisé. L’amour c’est l’infini à la portée de… qui, déjà ?

Par ailleurs, chez les deux personnages, je trébuche sur une tendance commune, donc tendance du roman lui-même que forcément j’attribue à son autrice en personne et plus encore à l’époque : le tic de décrire un personnage ou une situation en citant une marque. Elle ne dit pas baskets mais Reebok, pas bermuda mais Gucci, pas voiture mais Alfa etc. Même la cafetière est une Bialetti. Ce défilé de placements de produits me tombe des mains, je ne sais pas de quoi elle parle, mais attention, il s’agit d’un handicap de ma part, la culture me manque, je confesse volontiers que je suis « marque-blind » comme les daltoniens sont « color-blind » .

Autre handicap, qui celui-ci relève de la coïncidence malheureuse de calendrier : il se trouve que juste avant de me plonger dans Feu, j’ai lu un bref texte autobiographique d’Annie Ernaux, Hôtel Casanova et j’ai été frappé par la ressemblance, quasi la même histoire, la même aventure amoureuse et sexuelle dans un hôtel l’après-midi… Or j’ai eu l’impression qu’Ernaux disait en 10 pages des choses bien plus fortes que Maria Pourchet en 150, et questionnait précisément ce qui me manque à la lecture du roman, la compassion. Bien sûr, Ernaux est le grand écrivain de notre temps, donc la concurrence est rude.

Cf. un retour au Fond du Tiroir sur les récentes adaptations cinématographiques d’Ernaux.