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On n’a plus le droit de faire ça

14/08/2022 Aucun commentaire
A une dizaine de kilomètres de chez moi : Incendie de forêt, Isère, 11 août 2022, photo Le Dauphiné Libéré/Karine Valentin

Cette nuit, je me trouvais dans un local surchauffé où un courant d’air soigneusement aménagé entre la porte d’entrée et la porte de sortie ne faisait hélas que brasser de l’air brûlant et augmenter encore la température. La salle, vaste mais toute en longueur, avait été grossièrement agencée en tant que centre d’accueil d’urgence et j’étais présent comme bénévole, rappelé pendant mes congés, afin d’assurer quelques services de premier secours auprès des réfugiés. Comme je me tenais debout derrière une banque, en nage, une scanette en main pour lire des codes-barres, il est possible que j’ai été tout bonnement mobilisé d’office pour faire ce que je sais faire, pour enregistrer des livres sur les comptes-lecteurs des malheureux réfugiés, et je m’appliquais à cette tâche, rassuré que la médiathèque soit enfin présentée comme un service essentiel. Or nous étions à quelques minutes de la fermeture de cette médiathèque de fortune, non loin du grand incendie.

Soudain, au moment même où nous prions les dernières personnes présentes de gagner la sortie, une femme entre en trombe, tête baissée. C’est une jeune maman, brune, yeux noirs, mince, accompagnée de sa fillette qui est une sorte de version réduite d’elle-même, trottinant pour rester collée. Elle fonce sur moi mais ne me regarde pas, ses yeux sont pointés vers le sol. Elle me dit : « Pardon mais je suis pressée. »

Elle a l’air de faire la gueule. Je le regrette. Je le prends même personnellement. La vie des réfugiés (elle semble davantage être en vacances qu’en détresse, mais je lui fais crédit) est bien difficile, je comprends qu’elle me fasse la gueule, mais je tiens absolument à la dérider, à la détendre, j’en fais une sorte de mission, un défi, alors je cherche à toute vitesse dans ma tête une répartie qui pourrait la faire sourire.

« Ah, bon, vous vêtes preffée ? Mes plus plates excuses monsieur le Préfet ! Je ne vous avais pas reconnu Monsieur le Préfet ! A vos ordres Monsieur le Préfet ! » Et je redresse torse et menton, je fais claquer mes talons (mes sandales) en plaçant ma paume droite perpendiculaire à ma tempe pour la saluer règlementairement.

Je ne suis pas mécontent de ma blague. Je me retiens de pouffer. Hélas, elle lève enfin sur moi ses yeux très noirs et très beaux, qu’elle fronce pour me foudroyer. Elle est en colère. Elle me dit, calme et excédée, dents serrées : « On n’a plus le droit de faire ça, vous ne le savez pas ? On n’a plus le droit de faire ce genre de blague. » Sa fillette me lance exactement le même regard noir, le même jugement miniature.

Je tombe des nues. Elle est décidément pénible cette époque woke où on n’a même plus le droit de se moquer des préfets, minorité susceptible ! Moi qui justement étais en train de mijoter dans ma tête le récit de cette anecdote pour en faire mon prochain article de blog ou mon prochain post Facebook, peut-être même l’inauguration d’une série consacrée à mes meilleures blagues, qui commencerait par « Vous vêtes preffée ah ah ah » okay, je vais revoir mes plans, je ne peux pas publier ça.

D’ailleurs je me réveille.

Consigne de vote

21/04/2022 un commentaire

Comment ? Il paraît qu’un événement national aura lieu ce dimanche 24 avril ? Attendez, je ne vois pas de quoi vous parlez… Laissez-moi réfléchir… Ah, mais oui, bien sûr ! Le début du stage de printemps à Bourgoin-Jallieu ! Avec notamment l’atelier « Ecriture de chansons » par MMMM (Marie Mazille et Mézigue pour Mydriase) !

Et voilà que, dommage collatéral, cette nuit je participais avec ma fille à un atelier d’improvisation théâtre-clown, dirigé par François Raulin (qui dans le monde réel dirige un orchestre où j’improvise au trombone).
Avec son énergie et sa vitesse habituelles, François lance les thèmes et pousse les gens sur la scène. Il nous désigne, ma fille et moi, en deux coups d’index : « Allez, on y va, hop-hop, vous deux, vous tournez dans une émission de téléralité, il y a le présentateur qui retrace la carrière de son invité et appelle à monter sur scène successivement sa famille, ses amis et son chat. Vous avez deux minutes pour vous préparer. »
Immédiatement j’empoigne un papier et un stylo, je commence à écrire à toute vitesse et je dis à ma fille : « Alors… c’est moi qui tiens le micro, je te présente tout mielleux tout sourire, attends j’ai une super idée, je me fous en caleçon et je te dis comme si de rien n’était : Merci beaucoup d’être venue, nous sommes ravis de vous recevoir, nous avons envie de tout savoir de vous, y compris votre inconscient, vos cauchemars récurrents, par exemple, racontez-nous : cela vous arrive-t-il de rêver que vous apparaissez en public en sous-vêtements, pas du tout préparée ? Ah ah, trop marrant, non ? »
Et en riant je commence à me dessaper. Ma fille lève les yeux au ciel et me dit en soupirant : « Mais arrête, qu’est-ce que tu fous, rhabille-toi, et d’ailleurs arrête d’écrire tout à l’avance, c’est un atelier d’improvisation, pas d’écriture… »
Je me réveille, et je recommence illico à cogiter à notre stage de chansons qui commence dans quatre jours.

Une nuit sous le plafond de verre

30/03/2022 Aucun commentaire

Le Printemps du livre de Grenoble commence aujourd’hui, mercredi 30 mars.

J’interviendrai en marge de celui-ci, parmi les « éclats de lecture » pour animer avec Marie Mazille trois ateliers de création de chansons, vendredi 1er, dimanche 3, lundi 4 – programme ici.

Pourtant cette nuit a d’ores et déjà eu lieu l’inauguration dans mon échoppe enténébrée, cette nuit j’étais invité du Printemps du livre, invité en tant qu’écrivain je veux dire, pas en tant qu’animateur.
J’étais invité mais il n’y avait pas de place pour moi dans les lieux officiels, alors j’étais logé dans un long dortoir aménagé comme un abri de fortune pour réfugiés, dans l’étage désaffecté de la grande bibliothèque Chavant. La nuit était tombée, c’était l’heure du couvre-feu dans le dortoir et j’étais censé dormir sur un lit de camp militaire, en compagnie de personnages mystérieux et livides, aux vagues allures de zombies, poussant des gémissements en famille, dans la lueur bleutée des veilleuses surplombant les portes de sécurité. J’étais allongé mais je ne trouvais pas le sommeil, je me demandais comment je ferais si je devais aller faire pipi. Je me suis réveillé chez moi et je suis allé faire pipi.

Un char d’assaut sur l’océan

07/03/2022 2 commentaires

Ce que font les images en nous…

J’ai été frappé, il y a quelques jours, par une image. Par des milliers d’images, bien sûr. Mais par une image. Celle-ci.

L’image satellite de la colonne de 65 kilomètres de chars russes en route pour Kiev. Colonne qui paraît-il est restée à l’arrêt plusieurs jours pour cause de panne d’essence, détail qui serait comique, quoiqu’un peu invraisemblable, si nous étions en train de regarder un film, un film pacifiste parodiant la guerre, genre On a perdu la 7e compagnie de l’armée russe, ah ah non mais c’est un peu gros quand même, où vont-il chercher toutes ces conneries. Enfin la colonne est repartie, l’image est restée. Elle est restée comme l’emblème, la parabole de la catastrophe en marche, inexorable, lente, patiente, promesse de destruction, de feu et de sang. La mort en panne d’essence. La force de frappe rétinienne.

Je ne dors pas bien. Oh, cela ne date pas de cette semaine ou de Poutine. Je ne dors pas bien et je remâche des mots et des images, parfois pendant le sommeil, parfois même pas. Je mâche en veillant, je rêve sans dormir.

Sans dormir, j’ai rêvé plusieurs nuits de cette colonne de chars d’assaut, collée à ma cervelle, mais je l’ai rêvée dématérialisée des montagnes d’Ukraine et rematérialisée par magie, téléportée en un claquement de doigt, au-dessus de l’océan. Tiens, par exemple, à la verticale de la Fosse des Mariannes, 11000 mètres d’abysse. Je voyais, je vous jure que je voyais comme je vous vois, les chars d’assaut au-dessus de la mer, un à un surgis juste au-dessus de la surface vibrante de l’eau, flottant une fraction de seconde hébétée puis plouf adieu suivant, gloub gloub gros bouillon, les militaires ayant à peine le temps de sentir la résistance de l’eau, et pas du tout celui de comprendre ce qui leur arrive. Qui est incompréhensible, du reste. On ne choisit pas les visions nées de ses insomnies.

Puis, le matin, la journée, le soir, la re-nuit, j’avais cette image en tête, image délivrée par mon phosphore un peu mou et non par l’Internet, pas plus vraie pour autant : Un char d’assaut sur l’océan.

Je trouvais que les mots sonnaient bien, Un char d’assaut sur l’océan, l’octosyllabe est charpenté, le début d’un poème ou d’une chanson, j’ai fini par tenter quelques quatrains en fixant le plafond, histoire de poser des mots sur ce que je voyais :

Un tank à la fosse commune
Ou dans la poubelle je-trie
Ou téléporté sur la lune
Enfin au diable ou en débris

Un char d’assaut sur l’océan
Un char Dassault ou de l’Oural
Une armée réduite à néant
Noyée avec son général

Un char d’assaut sur l’océan
Deux tanks envoyés à la baille
Trois chars dans le gouffre béant
Quatre blindés quelques médailles


Cinq chars six chars et la culbute
S’en vont salir les fonds marins
Leurs tourbillons se répercutent
Tout mollement et plus plus rien

Dix chars vingt chars une colonne
Prend son virage à angle droit
Cent chars tombés dans le canyon
La gravité reprend ses droits

Mille chars jetés dans la flotte
À queue-leu-leu gros éléphants
Leurs artilleurs et leurs pilotes
Les pauvres, ce sont des enfants


La colonne au fond de la fosse
Des Mariannes en caniveau
Mon songe creux, mon idée fausse

Précipité dans mon cerveau

Cohorte avalée par la mer
Conflit englouti par les flots
Je suis rattrapé par l’amer
Par le réveil par la radio.

Enfin, à force de triturer l’image, cette nuit elle a fini par m’apparaître incontestable. Je n’avais plus aucun doute : je n’ai rien inventé, tout était là avant moi, le char sur l’océan est une image ancienne, archaïque même, tout le monde l’a formulée un jour ou l’autre, n’est-ce pas ? Stéréotype, cliché, poncif. Ce qui fait que, très logiquement (on fait de ces choses quand on ne dort pas), j’ai tapé sur Google « un char sur l’océan » pour vérifier méthodiquement toutes les sources historiques qui ne manqueraient pas d’éclore, afin que des images extérieures attestent les intérieures.

J’ai reçu en retour le char de Neptune :

C’était totalement hors sujet. Finalement, après de longs et patients recoupements sur Google Image, la photo la plus fidèle à l’idée que je m’en faisais avant de la connaître était celle-ci :

Il s’agit d’un reportage en Thaïlande datant de 2018. Vingt-cinq carcasses de chars d’assaut T69 ont été précipités dans la mer, ainsi que de nombreux wagons et camions-poubelles désaffectés, dans le but de créer un récif retenant les poissons, qui permettrait aux pêcheurs locaux de remplir un peu leurs filets, amaigris pour cause de surexploitation.

Ah, bon. Les Thaïlandais ne le sauront jamais mais c’était ma vision.

Ce que font les images en nous ? L’imagination.

Wok/e

01/01/2022 Aucun commentaire

Tiens ? Houellebecq est de retour. Il publie un roman le 7 janvier, comme en 2015, lourde date. On va manger du Houellebecq, on en mange. Un mien ami, plus fan que moi, m’a recommandé de regarder sur Youtube sa récente discussion dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne avec Agathe Novak-Lechevalier, professeure et spécialiste de son œuvre, échange intitulé Le livre ou la vie, pourquoi pas.

J’ai tenu 40 mns puis j’ai renoncé en soupirant devant ce happening exaspérant de complaisance. Je n’ignore pas qu’à chaque fois qu’on tend un micro à un écrivain pour qu’il s’épanche sur son œuvre, la complaisance est un danger naturel (je m’en rends compte y compris à ma propre échelle, évidemment plus modeste – et en guise d’antidote à ce penchant peut-être inévitable de la vanité de l’auteur en interview, je ne saurais trop conseiller Fumier, la désopilante Patte de mouche d’Étienne Lécroart) mais alors avec cette vidéo on touche le fond. Cette madame Novak-Lechevalier commence l’interview en hyperventilation tellement qu’elle est émotionnée, puis glousse et se pâme à chacune des saillies (pourtant peu drôles) de son grand homme. Spectacle pauvre (très peu de fond… sur ces 40 premières minutes j’ai relevé une seule idée intéressante, « il y a plus de différence entre zéro et un lecteur, qu’entre un lecteur et un million de lecteurs »), vaniteux et assez ennuyeux, pur fan service et non conférence comme je le croyais.

Houellebecq écrivain m’intéresse et m’amuse (je lirai sans aucun doute son Anéantir comme j’ai lu tous les autres). Houellebecq acteur aussi, chez Nicloux ou Kervern-Delepine, même si son registre est fatalement limité. En revanche Houellebecq vedette m’assomme, et Houellebecq prophète infiniment davantage. À chaque fois qu’il a proféré un avis politique au lieu d’écrire un roman sur le sujet, je l’ai trouvé roi-tout-nu, nul, bêtasse et cependant péremptoire (exemple : La religion la plus con, c’est quand même l’islam, 2014). Au mieux on peut dire de lui, en riant un peu honteusement la main sur la bouche, « Ah celui-là alors il a pas sa langue dans sa poche » comme on ferait d’un poivrot désinhibé au comptoir. Je n’oublie pas qu’en 2016 il roulait à fond pour Macron l’homme neuf (interview enamouré dans les Inrocks), puis peu après les élections de 2017 il disait à qui voulait l’entendre (oh ils sont nombreux à vouloir, les Inrocks et autres Novak-Lechevalier) qu’il donnerait son vote à quiconque lui garantirait le Frexit (en contradiction totale avec Macron le proeuropéen). Depuis il a émis tellement d’éloges idiots de Trump, de Poutine ou, évidemment, de Zemmour, que recueillir son « avis » dans les gazettes n’est rien d’autre qu’un symptôme révélateur de la bouillie politique dans laquelle nous pataugeons. La politique est déboussolée et en toute logique le modèle du grand écrivain « phare politique » de son époque (Voltaire, Hugo, Sartre, Camus) trouve son incarnation parfaite en Houellebecq.

Il n’y a qu’en littérature que je prends Houellebecq au sérieux, parfois. Je me fiche comme d’une guigne de ce que Houellebecq pense de l’euthanasie et cependant je lirai sans faute Anéantir en sachant d’avance qu’il m’horripilera, mais aussi me passionnera, me fera rire, dans le meilleur des cas m’attendrira, puisque j’aime la tendresse contrariée de Houellebecq. En attendant, je lis ses interviews en secouant la tête alternativement dans le sens vertical et le sens horizontal. Et dans Le Monde je relève ceci :

« Moi, je ne m’intéresse pas trop à Freud, j’ai beaucoup de reproches à lui faire, mais je m’intéresse vraiment aux rêves, et je suis très content d’en avoir mis autant dans Anéantir. Le rêve est à l’origine de toute activité fictionnelle. C’est pourquoi j’ai toujours pensé que tout le monde est créateur, parce que tout le monde reconstruit des fictions à partir d’éléments réels et irréels. C’est un point important. Moi, j’écris quand je me réveille. Je suis encore un peu dans la nuit, il me reste quelque chose du rêve. Je dois écrire avant de prendre une douche, en général dès qu’on s’est lavé, c’est foutu, on n’est plus bon à rien. »

J’opine. Et j’en profite pour faire un tour dans ma propre Échoppe enténébrée. Voici ma première aventure nocturne de l’année 22, qui a sans doute été influencée par le visionnage, la veille, d’un échange dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne.

Cette nuit j’étais bien embêtée parce que j’étais invité à prononcer une causerie dans je ne sais trop quel colloque sur le campus de Grenoble et je ne maîtrisais pas mon sujet, j’avais procrastiné pendant toutes les vacances et je ne l’avais pas assez préparé. J’avais pourtant imprimé un peu de documentation, essentiellement des copiers-collers de Wikipedia, en me disant que je les relirais en chemin, mais soudain je m’apercevais que j’avais oublié ces feuillets dans mon imprimante. Je déambulais sur le campus, je sortais de la galerie des amphis, le longeais la BU et je marchais en direction de l’IEP, et au lieu d’avoir sous le bras mes précieuses antisèches, je portais une poêle à frire, assez haute, avec son couvercle en verre, flambant neuve puisque reçue quelques jours plus tôt en cadeau de noël. Tout en marchant je pestais contre moi-même, non mais franchement à quoi pensais-je, cette poêle pouvait bien attendre, j’aurais mieux fait d’occuper mon week-end à préparer mon intervention. Enfin j’arrivais dans l’amphi, je grimpais à la tribune où je reconnaissais quelques personnes, je remarquais une parfaite parité, trois hommes dont moi-même et ma poêle à frire, et trois femmes. Je m’asseyais en souriant et saluant tout le monde, mais je transpirais beaucoup et j’espérais que je ne serais pas le premier à passer, les interventions des autres devraient me laisser le temps de me souvenir de quoi j’étais censé parler. Heureusement, je me suis réveillé avant que le colloque ne commence.

Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que cette poêle à frire (présent réellement reçu à noël) était un calembour lacanien. Le nom chinois de ces poêles aux bords relevés est wok. L’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble est présentement empêtré dans une affaire aux pénibles relents « woke ».

« Chasse à l’homme » (David Cronenberg, 1993)

04/07/2021 Aucun commentaire
Après vérification sur Wikipedia, « Chasse à l’homme » (1993) est un film de John Woo et non de Cronenberg. En outre l’acteur n’est pas moi, mais un certain Jean-Claude Van Damme. J’ai un peu de mal à croire ce que me dit Wikipedia.

Cette nuit, j’ai découvert un film de David Cronenberg que je ne connaissais pas, Chasse à l’homme (1993), film mythique attisant d’autant plus la curiosité qu’il était jusqu’à présent considéré comme perdu et invisible, tourné entre ses deux adaptations littéraires, Le Festin nu et Crash, puis jamais sorti, renié, peut-être même inachevé, et occulté depuis lors dans toutes les filmographies et interviews de Cronenberg.

Je me fais une joie de voir enfin ce film maudit, mais dès les premières images une révélation m’éclabousse : si ce film a été effacé de toutes les mémoires et surtout de la mienne, ce n’est pas par hasard. C’est parce que j’en suis l’acteur principal. L’homme chassé, c’est moi ! Non seulement je me vois sur l’écran, avec mon corps de 1993, incarnant ce personnage de vigile de supermarché surarmé, mais je revis le film en temps réel. Voilà pourquoi le film n’est pas sorti à l’époque, trop en avance sur son temps, il était le fruit d’une expérience d’immersion en réalité augmentée. La technique n’était-elle pas au point au moment du tournage ? Ou peut-être était-elle dangereuse ? En tout tout s’éclaire rétrospectivement, Cronenberg a tiré les leçons de cette expérience cuisante lorsqu’il a tourné un peu plus tard eXistenZ, film à clef.

Les souvenirs me reviennent au fur et à mesure que le film se déroule, chaque image devient immédiatement une impression de déjà vu. Je suis ce vigile recouvert d’un casque, de lunettes de soleil, d’un gilet pare-balle épais comme une armure et portant en bandoulière des armes lourdes, mitrailleuse, lance-flamme et bazooka. Au début du film je tue par inadvertance un client du centre commercial, je présente mes excuses à la foule, je me défends maladroitement, Si on ne m’avait pas mis entre les mains ces armes rien ne serait arrivé, je m’enfuis, je me retrouve dans un parking souterrain, je songe un instant à me suicider, je renonce, à la place je fais exploser ma voiture et la chasse à l’homme s’enclenche. La police, l’armée, et diverses autres personnes que je ne prends pas le temps d’identifier mais qui, clairement, ont intérêt à me faire disparaître parce que j’en sais trop sur ce film qui aurait dû rester secret pour le bien de tous, sont à mes trousses.

La mise en scène, révolutionnaire, consiste en un seul plan-séquence vertigineux, la caméra ne me lâche jamais durant la traque, je suis toujours au centre de l’image comme dans un jeu vidéo, je cours dans des galeries commerciales, je traverse des magasins en renversant tout sur mon passage. Au hasard, je rentre en grand fracas dans une librairie. Tiens ? Sur une table de présentation j’avise un livre inédit de Louis-Ferdinand Céline, Lettres à une amie américaine, incroyable, très belle édition, reliure, signet en tissu et rhodoïd, élégant papier gris, comment se fait-il que je n’ai jamais entendu parler de ce livre ? Mais je n’ai pas le temps de m’attarder, mes poursuivants sont déjà là, ma cavale reprend.

Par une porte de secours du centre commercial je trouve enfin le moyen de m’échapper, le soleil m’éblouit et je détale à l’aveugle, mes poursuivants sur les talons. Je traverse à pied une autoroute, mes ennemis conduisent des mini-voitures de golf et me mitraillent sans relâche. Je cours comme un dératé en enjambant des barrières, en sautant des talus, en provoquant des accidents, je me retrouve même au-dessus d’un précipice qui m’apparaît comme le moyen idéal de semer les nervis qui me traquent, je saute, je plonge dans un étang que je traverse à la nage, je sors et poursuis sur un petit chemin de terre. Je prends le temps de souffler, je m’assois contre un arbre et j’écoute le chant des oiseaux. Rupture de style : cette scène de répit est filmée comme du Terrence Malick.

Mais bientôt j’entends le moteur électrique des petites voitures de golf, il me faut reprendre ma course. Je remonte le chemin de terre, il mène à une maison. Elle semble déserte, mais je vois dans une véranda des chaises, des pupitres, des partitions. Et j’entends des voix, des chants, dans la pièce d’à côté. Parfait, cette maison est habitée par des chanteurs, on ne me retrouvera jamais ici. Je visite à pas de loup, je trouve le garage, j’aperçois au fond une porte basse, que j’ouvre. Derrière se tiennent deux bouteilles de gaz rouges. Je me faufile entre les deux, je referme la porte basse derrière moi et je ne bouge plus, j’écoute ma respiration et, au loin, des chants chorals. Enfin au repos, j’ai le temps d’admirer la virtuosité de la caméra, qui non seulement m’a suivi durant toute la durée de la traque mais a réussi a se faufiler avec moi dans cette minuscule trappe aux bouteilles de gaz rouge. Chapeau le chef op.

Je me réveille. Je ne sais plus quoi faire. David Cronenberg ne m’a pas donné une seule consigne de jeu. Je ne sais même pas s’il est sympa ou non, dans la vraie vie, ni s’il est content de la scène.

Et ta sœur

23/05/2021 2 commentaires

Cette nuit se tenait chez ma mère une réunion de famille et de crise. Ma sœur a disparu depuis plusieurs jours. Nous nous demandions s’il fallait encore l’attendre ou bien lancer l’alerte sans plus tarder, nous échangions nos impressions et théories ainsi, nous énumérions les signes avant-coureurs qui auraient dû nous inquiéter, nous comparions nos souvenirs, quand et comment chacun de nous l’avait vue pour la dernière fois.
Elle avait été aperçue juste avant sa disparition, rôdant dans les parages d’un centre commercial aux fresques recouvertes et nous décidions qu’il fallait débuter l’enquête à cet endroit, mon frère et moi étions prêts à nous mettre en route malgré la nuit et le couvre-feu. Mais je m’effondrais en larmes.

Je me suis réveillé rongé par l’anxiété et il m’a fallu plusieurs minutes pour réaliser que non seulement je ne me souvenais même pas du prénom de ma sueur, ce qui a redoublé ma terreur, mais que je n’avais d’ailleurs jamais eu de sœur.


Lumières : ce rêve a été induit d’une part par la lecture d’une extraordinaire enquête de Florence Aubenas Dans les Cévennes, sur les traces de la femme des bois, où est interviewé un frère à propos de sa sœur disparue ; d’autre part par une récente conversation avec mon frère où l’on se demandait l’un à l’autre si l’on se souvenait des très curieuses fresques, variations sur le Radeau de la Méduse, qui ornaient le centre commercial Grand’Place (Grenoble) dans les années 70 (cf. illustration ci-dessus) et qui ont disparu lorsque ce centre commercial alternatif, à gestion municipale et à vocation culturelle, a été entièrement vendu au privé et normalisé. (Pour en savoir plus sur les 11 fresques réalisées par la Coopérative des Malassis en 1975, cliquer ici.)

À Bordeaux, de passage

20/02/2021 un commentaire
Photo 1 (crédit Laurence Menu) : inspection de l’étagère du haut.
Photo 2 (crédit Edith Masson) : inspection de l’étagère du bas.

1)

La région bordelaise compte, comme d’autres, un certain nombre de boîtes-à-livres, soigneusement inspectées par quelques drogués, discrets « boîte-à-livres-addicts » qu’on reconnaît à leur déformation de la colonne vertébrale.
Après une heure d’affût, notre patience a été récompensée puisque nous avons eu la chance de surprendre deux individus d’un seul coup (celui de gauche est un certain Hervé Bougel ; celui de droite, ne s’exprimant que par borborygmes, n’a malheureusement pas pu être identifié).
Admirez le mouvement d’ensemble et la parfaite symétrie, qui pourrait sembler au profane comme chorégraphié, alors que la figure géométrique est en réalité créée par un immémorial instinct grégaire, comme lorsqu’on observe dans le ciel le vol saisonnier des grues dessiner des figures géométriques, cet autre miracle offert par la nature.
Particularité locale : le Bordelais étant une ancienne colonie anglaise (quoique, bizarrement, non membre de l’actuel Commonwealth), on trouve dans les boîtes-à-livres des autochtones de nombreux livres en langue anglaise.

2)

Au 57 cours de l’Intendance à Bordeaux, qui abrite aujourd’hui l’institut Cervantes, rendit l’âme Francisco de Goya, le 16 avril de l’an 1828. Il aura passé là les quatre dernières années de sa longue vie. La messe de ses funérailles se tint en l’église Notre-Dame, toute proche. Devant l’édifice, place du Chapelet, se dresse désormais une effigie en bronze du peintre, grave et hautain, mal embouché, plus grand que nature, don de la ville de Madrid en échange de sa dépouille (l’original retournant en poussière contre le simulacre immarcescible, qui a fait la meilleure affaire ?).
Un petit selfie avec le vieux Francisco s’imposait. Et j’en profite pour teaser un spectacle.
En compagnie de Christine Antoine au violon et de Bernard Commandeur au piano, je me produirai prochainement sur scène pour une évocation de « Goya, Monstres et Merveilles » . La création de ce spectacle était programmée en 2020… Nous avons l’audace de la prévoir en 2021… À suivre…

3)

Entendu une dispute dans le tramway, ligne C : « Allez casse-toi, tu sers à rien ! », injure prononcée masque descendu sous le menton pour davantage d’impact.
Au lieu d’admirer l’architecture bourgeoise des rues de Bordeaux, j’ai passé le restant du trajet à méditer sur le sens de cette invective et à me demander s’il était possible d’y entendre un symptôme de l’époque.
J’ai ruminé la valorisation sociale de ce que l’on entend par « utilité », puisque l’inutilité est vouée à la honte publique… J’ai pensé à « Comme la lune fidèle/A n’importe quel quartier/Je veux être utile/À ceux qui m’ont aimé » de Julien Clerc… J’ai pensé à l’utilitarisme tel que défini vers 1860 par John Stuart Mill… en me disant qu’il était sans doute bien périmé : l’idée de se rendre utile au bien public et au « bonheur universel de l’humanité » me semble assez éloignée de l’individu ordinaire de 2021, qui cherche à survivre pour sa propre gueule, à simplement s’en sortir en s’ubérisant et, au mieux, à rejoindre l’armée des robots « en marche » de la start-up néchone qui tête baissée foncent se rendre utile au projet ultralibéral délirant, utilitarisme corporate au sens d’efficacité managériale, « The Art of the Deal » et « stratégie gagnant-gagnant », atomisation de la société en myriades d’auto-entrepreneurs, chacun « utile » à sa propre culture d’entreprise.
J’ai songé à la noblesse des inutiles, de ceux qui refusent de servir : les objecteurs de conscience, les désobéissants civils à la Thoreau, les ronins japonais qui errent sans seigneurs, les sans-travail qui savent très bien pourquoi ils ne travaillent pas (cf. Volem rien foutre al païs de Pierre Carles), les Bartlebies, les anarchistes qui comme à eux-mêmes vous souhaitent ni dieu ni maître.
Mais aussitôt j’ai songé à la noblesse largement équivalente des utiles, ceux qui se vouent au bien des autres, les bénévoles qui littéralement veulent du bien, les « soignants » qu’il n’y a pas si longtemps on applaudissait aux fenêtres.
Forcément j’ai fini par me demander à quoi je servais, là.
Mais j’étais arrivé place des Quinconces, c’était mon arrêt, je suis descendu et j’ai pensé à autre chose.

4)

« Utopia ».
Tiens ? Sur une place de Bordeaux je tombe sur le cousin d’une vieille connaissance. Le formidable cinéma Utopia d’Avignon, maître-étalon de l’art-et-essai, aura donc essaimé ici ! Une vraie franchise, dites-moi.
Le premier Utopia d’Avignon fut inauguré dans une église désaffectée, dédiée à Saint-Antoine (et porte, depuis, sur son fronton une citation de Malraux, « Je ne peux pas infliger la joie d’aimer l’art à tout le monde. Je peux seulement essayer de l’offrir, la mettre à disposition... »). Or je découvre que la succursale bordelaise sous mes yeux a elle aussi été aménagée, en 1999, dans une église en déshérence, celle-ci dédiée à Saint-Siméon.
Décidément c’est une manie, mais très sensée, tout-à-fait raisonnable. Que peut-il arriver de mieux à un lieu de culte délaissé que d’être transmuté en salle de ciné ? Le mystère, le sacré, le rite, la croyance et l’émotion collectives, la communion devant un film, sécularisation heureuse ! Ne parle-t-on pas des « films culte » ?
L’endroit est ouvert, je pousse la porte, j’entre, l’acoustique parfaite renvoie l’écho de mes pas solitaires. Aucune séance n’est programmée, pourtant le hall est accueillant, libre d’accès au passant fatigué, le cinéma est un refuge, oui, c’est ça, comme une église. Et je remâche ce paradoxe impossible à digérer : les restrictions sanitaires actuelles ferment les lieux de culture mais laissent ouverts les lieux de culte.
Hommage à Jean-Claude Carrière qui vient de disparaître : cet homme de cinéma qui a beaucoup réfléchi sur la religion (Le Mahabharata, la Controverse de Valladolid, Les Fantômes de Goya…) était spécialement bien placé pour distinguer l’un de l’autre. Dans une interview passionnante, il admettait que tous les deux étaient des phénomènes imaginaires mais qu’au cinéma les lumières finissent par se rallumer, et les spectateurs sortent de la salle sans jamais avoir envie de tuer ceux qui n’ont pas eu la même vision qu’eux.

5)

Le duc de Bordeaux, alias Henri d’Artois, alias Henri V putatif quasi-roi de France, malheureux candidat légitimiste à la succession de Louis-Philippe, fit l’objet d’une fameuse chanson paillarde, moquerie cruelle envers ce perdant de l’histoire : « Le duc de bordeaux ressemble a son père/Son père à son frère et son frère à mon cul/De là je conclus que l’ duc de bordeaux/Ressemble à mon cul comme deux gouttes d’eau.« 
Cette chanson fut ensuite détournée par Brassens qui, trop élégant pour employer le mot cul, s’en servi pour formuler le compliment le plus sophistiqué qu’on puisse adresser à l’arrière-train d’une dame : « C’est le duc de Bordeaux qui s’en va tête basse/Car il ressemble au mien comme deux gouttes d’eau/S’il ressemblait au vôtre on dirait, quand il passe/  » C’est un joli garçon que le duc de Bordeaux ! « 
Pendant les quelques jours où j’ai arpenté la bonne ville de Bordeaux, alors qu’il me semblait justement que, en raison des mœurs prophylactiques, les culs avaient davantage de personnalité que les visages, la chanson de Brassens n’a cessé de me tourner sous le masque. Il me fallait à toute force la retenir et prendre garde à ne pas la laisser échapper à tue-tête en pleine rue.

6)

Excursion sur la dune du Pilat. Vaut le voyage. Immensité extraordinaire, Sahara inoffensif à la portée du vacancier, deux kilomètres de désert entre forêt et océan : trois écosystèmes déroulés côte à côte qui semblent trois planètes lointaines partageant le même ciel. Je reste longuement pensif, assis, debout, et finalement couché, feignant de m’être égaré dans le sable, attendant un jeune visiteur blond qui me réclamera le dessin d’un mouton. Pourtant, la vision qui m’aura le plus marqué surgit quelques instants plus tard, tandis que je redescends vers la mer, et m’oblige à baisser les yeux vers ma mélancolie plutôt qu’à les lever vers l’horizon. Pas un mouton, non. Un renard. Voilà où mène l’invocation du Petit Prince, on trébuche sur son mentor, celui qui lui faisait la morale à propos de la responsabilité. Le voilà bien arrangé. Le cadavre d’un renard est là, partiellement enseveli sur la plage, parmi un monceau de détritus recrachés par la dernière tempête. Pauvre bête piégée dans un filet ou noyée par la marée, memento mori en décomposition survolé par des mouches noires.
Toutes les occasions sont bonnes pour déclamer du Baudelaire.

UNE CHAROGNE

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons,

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint.

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir ;
— La puanteur était si forte que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir ; —

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Où s’élançait en pétillant ;
On eut dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui, telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez sous l’herbe et les floraisons grasses
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

7) De retour chez moi

Cette nuit j’avais trouvé un petit boulot temporaire, j’accompagnais une délégation de ministres en visite dans une école actuellement fermée et en travaux. Je leur ouvrais et leur fermais les salles de classe, je me sentais partagé entre d’une part la consternation face à ces personnes désinvoltes qui échangeaient des blagues à deux balles (« Oh ben dis donc encore une classe, mais c’est la même que l’autre, non ? », « Ah mais alors ça vit comme ça une maîtresse ah ah ah ! ») et surtout consultaient leurs téléphones en attendant la conférence de presse, et d’autre part la honte de moi-même parce que j’étais incapable d’identifier celui-ci ou celle-là. OK, ils avaient toutes et tous de vraies têtes de ministres, mais je ne me risquais pas à les appeler par leurs noms, je réalisais que je ne me souvenais d’aucun, je pestais contre moi-même et me promettais d’être plus attentif à l’actualité, la prochaine fois. J’en venais même à me dire, peut-être que je me rends coupable de délit de faciès ? Je pars du principe qu’ils ont « des têtes de ministres », mais qui me dit que ce ne sont pas des usurpateurs ? Et ensuite je tentais de raisonner ma paranoïa.Soudain le confinement dur nous est tombé dessus et nous étions condamnés à vivre tous ensemble dans cette école inachevée pour une durée indéterminée. J’assistais au changement de comportement des ministres, ils se lâchaient, tombaient la cravate, ne se rasaient plus, accusaient des coups de déprime sévères (« Vous êtes sûr qu’elle est annulée la conférence de presse ? », « Mais en fin de compte on sert à rien, alors ? »), craquaient parce que la 4G est coupée, certains faisaient des crises de nerfs ou des malaises vasovagals, d’autres s’avachissaient dans un coin en se grattant et en pleurant. Un couple s’était formé, un et une ministres se roulaient des pelles puis s’enfermaient dans une classe vide, ceux-là on ne les revoyait plus. Les autres ont fini par remarquer que j’étais là et par engager la conversation avec moi. « Vous savez ce qu’on raconte ? » Certains étaient sympas, finalement, quoique très débraillés. Comme nous n’avions plus de moyens de nous informer sur le monde extérieur, nous échangions les dernières rumeurs. « Vous saviez que des météorites sont attendues ? Elles devraient nous tomber dessus en fin de journée ! Ah et puis il y a aussi cette découverte d’œufs de dinosaures rouges, pas très loin d’ici… C’est comme ça, qu’est-ce qu’on y peut, les dinosaures rouges vont reconquérir leur territoire… »

Je me réveille, émerveillé par tant de fatras. J’essaye de renouer quelques fils. Le dinosaure rouge, ok, je sais d’où il vient, je lis plein de vieux Jack Kirby en ce moment ; j’ai vu il y a peu le film Gaz de France de Benoît Forgeard ; et puis la semaine dernière, alors que je traversais Bordeaux à vélo, le long de la Garonne, des dizaines, peut-être des centaines de flics ont bouclé un gros quartier de la ville m’obligeant plusieurs fois à des larges détours. Le troisième à qui j’ai demandé des explications m’a répondu deux mots : « Visite ministérielle ».

8 et fin)

Au fait, ce n’est pas le premier mais le second voyage que j’effectue à Bordeaux. Je suis déjà venu ici il y a huit ans. Huit ans, vraiment ? Oh mondjeu qu’ai-je fait en huit ans ? Pratiquement rien. Les aiguilles tournent et je vois bien que Bordeaux a davantage fait que moi (exit Juppé, le maire est désormais un écolo dont le nom m’échappe mais qui a bien du mérite). Baudelaire toujours : la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel. Ici, mes souvenirs précédents.

Le spectacle vivant achevé à coups de zapette

08/02/2021 2 commentaires
Michel Bouquet, Le malade imaginaire, 1971

Cette nuit j’ai été frappé de plein fouet par l’excellente nouvelle que nous attendions tous : les salles de spectacle sont enfin prêtes à réouvrir ! Du moins, sous huitaine, sous réserves, sous certaines conditions, sous contraintes diverses susceptibles de modifications et annulation sans avertissement, et selon les régions et accommodements locaux.
Je crois savoir que par chez moi les salles restent fermées mais en revanche les amphis du campus sont ouverts quelques jours par mois afin d’accueillir des étudiants avec leurs chairs et leurs os, et des compagnies de théâtre ont sauté sur l’occasion pour investir les lieux à des horaires plus discrets. Je me précipite à l’université. Le campus est désert mais pour me rassurer je me répète intérieurement que c’est normal. J’entre par le fond, c’est-à-dire par le haut, dans un immense amphithéâtre en demi-cercle escarpé. Mince, une représentation est en cours ! Sur la scène tout en bas, des silhouettes déclament dans une langue que je ne suis pas sûr d’identifier. Je descends à tâtons dans l’obscurité. J’avise une forme humaine dans la travée, encore un pas et c’est une ouvreuse, blonde, chignon, lunettes, chemisier, tailleur et sans masque, je me dis Cool, cette zone est sans risque.
Lorsque j’arrive à son niveau, l’ouvreuse fait la moue et soupire, elle se penche sur moi, me dit : « Ah, enfin quelqu’un… Tant qu’à faire mettez-vous devant, tenez… » Et elle me tend, au lieu d’un programme, une télécommande. Je lui chuchote un merci.
Télécommande en main je n’ose pas m’asseoir au premier rang, je choisis le bord du second, je suis côté jardin. Mes yeux s’habituent à l’obscurité, je me retourne, il semble bien que je sois le seul spectateur. De nouveau je tente de rationaliser pour me réconforter : il est tout à fait normal d’assister à un spectacle pour spectateur unique, c’est l’une des nouvelles normes sanitaires.
Je regarde enfin ce qu’il se passe sur la scène. Bon sang, mais… C’est Michel Bouquet ! Quelle chance inouïe ! Moi qui ai toujours rêvé de le voir au théâtre, j’étais déçu de le savoir à la retraite, et le voilà, à quelques mètres de moi ! Il porte un turban, une toge très enveloppante et une écharpe qui lui couvre le bas du visage mais malgré toutes ces couches je suis pratiquement sûr que c’est Michel Bouquet, on le reconnait facilement à sa voix. Quel âge il a Michel Bouquet ? Il est centenaire, non ? Il n’a pas du tout changé.
Mais de quelle pièce s’agit-il ? Comme j’ai toujours la zapette dans la main, j’appuie au hasard sur les boutons avec mon pouce. Celui-ci, celui-là… Ah, tiens, ce n’était pas le bon. Qu’ai-je fait ? Michel Bouquet se met à accélérer son débit et ses gestes. Au temps pour moi. J’essaie un autre bouton, oui, cette fois c’est le bon, rewind, je peux rembobiner Michel Bouquet jusqu’au début de la pièce. Je me dis que le confinement n’a pas que des mauvais côtés, le spectacle vivant en a profité pour accomplir de grands progrès techniques.
Pourtant je sens bien que quelque chose cloche là-dedans et je me réveille.


J’en profite pour glisser ici un conseil de lecture. Le nouveau livre du Tampographe, Chroniques de la rue du repos, est formidable. Ce sont des chroniques de la vie et de l’œuvre du Tampographe, admirablement écrites car Vincent Sardon, en devenant Tampographe, a certes cessé d’être un dessinateur, mais n’a jamais cessé d’être un écrivain, et de premier ordre (je n’oublie pas que son premier livre, Nénéref en 1995 était consacré à des écrivains). Mais également chroniques de ses nuits et de ses rêves. Un grand nombre des récits épars qui composent le recueil sont de nature onirique. Ces micro-histoires inquiétantes et burlesques sont livrées telles quelles, sans avertissement Attention ici on rêve, sans frontières avec le réel, sans solution de continuité. Vrais rêves ou fantaisies à la manière d’un rêve, puisque l’anagramme d’onirique est ironique. J’en recopie un, pour le plaisir de le recopier :

J’ai besoin d’oseille, j’expose dans une galerie des beaux quartiers. Le propriétaire monologue une heure tandis que je termine d’installer mes cadres. Il se colle à moi pour me parler, je sens son souffle sur ma joue, et son haleine de buveur de cognac. Il est intarissable au sujet de ses charges fixes et de ses frais insoupçonnés. Quand il me parle de l’impôt sur la fortune et de l’entretien de son chalet suisse il devient lyrique. Ça fait comme un chant déchirant qu’on pourrait mettre en musique. Un genre de de flamenco à fendre l’âme. Sa voix devient rauque.
Il faut tout refaire au chalet, toiture, planchers, plates-bandes, rhododendrons à replanter, douche à l’italienne, allées à goudronner pour ne pas rayer la bagnole. Les artisans bernois ont des tarifs d’assassins et savent au premier coup d’oeil repérer le résident fiscal. C’est la première chose qu’on leur enseigne en apprentissage.
Je l’écoute en nettoyant les cadres avec du cognac. C’est le seul produit d’entretien que j’ai trouvé sur place. Le galeriste me regarde tristement vider sa bouteille dans un chiffon et effacer les traces de doigts sur les vitres.
J’ai terminé mon travail, je reprends mon marteau. Le galeriste continue son monologue. Il est mort, claqué, il vient de passer deux semaines au chalet, il dort mal. Un esprit frappeur y a pris ses aises et trouble le sommeil de ses occupants.
Chaque nuit on entend marmonner en suisse allemand, les escaliers grincent, les lumières s’allument et s’éteignent. On retrouve au matin un tableau de Combas accroché de travers, un bronze de César dans le frigidaire, une lithographie d’Arman tournée contre le mur. Le fantôme ne semble pas goûter l’école française.
Les exorcistes suisses sont hors de prix, me dit le galeriste dans un souffle douloureux.
Le lendemain, je retourne à la galerie. Mes cadres sont tous suspendus de travers. Le galeriste sort de son bureau. Il tient fièrement un niveau à bulle. Il a réinstallé mes cadres dans la nuit.

L’élément « Temps »

31/12/2020 un commentaire
« C’est une pendule ? Non ! C’est une guillotine ? Non ! C’est… La Quatrième Dimension ! »

Non-actualité du cinéma, ersatz 1 : le streaming

Ouf ! Enfin le dernier jour de cette foutue 2020, « pire année » dans tellement de domaines qu’on ne sait où donner de la tête masquée.

Ainsi… le cinéma. Je tire ce sujet au hasard, les yeux bandés, j’aurais aussi bien pu tomber sur une autre activité humaine parmi celles qui me passionnent et qui sont pareillement sinistrées, je ne sais pas, le trafic aérien, les coiffeurs, l’immobilier, la production automobile, les relations commerciales entre l’Union Européenne et le Royaume-Uni, les placements bancaires, le foot, la télé-réalité, le nucléaire. Mais non, allez, le cinéma.

L’art du cinéma (qui, comme on sait, est « par ailleurs » une industrie) repose précisément sur l’écoulement du temps, et s’est interrompu comme le temps lui-même. Quand j’étais jeune projectionniste, du temps argentique, lorsque la machine se bloquait sur une seule image, celle-ci fondait et la pellicule brûlait : le mouvement ne devait jamais être interrompu (mouvement = kinéma en grec). Né il y 125 ans, ayant survécu à tout, à la radio, à la télé, à la VHS, au DVD, à Internet, à la transition numérique, à Netflix… en 2020 le cinéma s’est interrompu et il est tout bonnement mort aux trois quarts : -75% de fréquentation, de sorties, de productions, et de tournages. Et d’intérêt du public ? Et d’attente ? Et d’émerveillement ? S’en relèvera-t-il ? Peut-il s’en relever, fort de son dernier quart vivace ?

De façon symptomatique, en milieu d’année, entre deux confinements, le film censé sauver le cinéma, Tenet de Nolan, nous parlait pâteusement du temps qui s’arrête. Un temps sidéré, enrayé, rebroussant chemin au beau milieu de la guerre. Même si Tenet est le film le plus vu dans les salles françaises en 2020, étant donné que les entrées se sont globalement effondrées, on peut dire que peu de spectateurs se sont déplacés pour aller voir ce cul-de-sac et on ne voit pas pourquoi on s’en étonnerait. No future, le cinéma.

Un petit tuyau à quiconque aura été déçu par ce « film de l’année » si malheureusement représentatif : voyez plutôt sur Youtube l’épisode pilote (inédit en France) de La Quatrième Dimension, The time element (1958). Car c’est quasiment la même histoire que Tenet : on y voit un homme, trop peu sympathique pour qu’on ait envie de s’identifier à lui, s’engluer dans une boucle temporelle, ne rien comprendre à ce qui lui arrive mais tenter désespérément d’en profiter pour éviter un massacre en pleine guerre mondiale.
Allez savoir pourquoi, j’ai mille fois préféré ce Time element à Tenet. Pas seulement parce qu’il est nettement plus court.

Un peu de Deleuze pour se prendre la tête une dernière fois en 2020 ? Deleuze résume très bien l’histoire du cinéma en observant le basculement de l’image-mouvement vers l’image-temps :

Il se passe quelque chose dans le cinéma moderne qui n’est ni plus beau, ni plus profond, ni plus vrai que dans le cinéma classique mais seulement autre. C’est que le schème sensori-moteur ne s’exerce plus, mais n’est pas davantage dépassé, surmonté. Il est brisé du dedans. Des personnages pris dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l’errance ou à la balade. Ce sont de purs voyants, qui n’existent plus que dans l’intervalle de mouvement et n’ont même pas la consolation du sublime, qui leur ferait rejoindre la matière ou conquérir l’esprit. Ils sont plutôt livrés à quelque chose d’intolérable qui est leur quotidienneté même. C’est là que se produit le renversement : le mouvement n’est plus seulement aberrant, mais l’aberration vaut pour elle-même et désigne le temps comme sa cause principale. « Le temps sort de ses gonds » : il sort des gonds que lui assignaient les conduites dans le monde, mais aussi les mouvements du monde. Ce n’est pas le temps qui dépend du mouvement, c’est le mouvement aberrant qui dépend du temps. Au rapport, situation sensori-motrice -> Image indirecte du temps, se substitue une relation non localisable, situation optique et sonore pure -> image directe du temps.

Bonne année 1958 à tous !
Bonne année 1985 aussi (année de sortie de l‘Image-Temps de Deleuze, et en outre 85 est le palindrome de 58 car tout est lié).
Mais allez, courage, tout de même, bonne année prochaine.

Non-actualité du cinéma, ersatz 2 : le DVD

Oui, en France les salles restent fermées, mais au moins elles sont toujours là, on peut espérer que des jours meilleurs viendront.

Certains pays sont plus malheureux que nous puisqu’ils sont sans cinéma.

Le « Park » , plus vieux cinéma de Kaboul, symbole de la culture moderne en Afghanistan, a été rasé en novembre 2020…

Le Park est bien sûr évoqué dans le film Nothingwood (Sonia Kronlund, 2017) où l’on s’attache à un homme-cinéma « bigger than life » , énorme et truculent, plus grande star du minuscule cinéma afghan, Salim Shaheen, acteur, réalisateur, producteur d’une centaine de films, cabotin illettré qui tourne trois films en même temps sans aucun moyen, mais avec sa famille (seulement les membres masculins) et avec une infatigable envie.

Les Américains ont Hollywood, les Indiens Bollywood, et les Nigérians Nollywood. Les afghans n’ont rien. Ah, si, ils ont Salim Shaheen !

Le film est une merveille, drôle et émouvante, parce qu’on voit comment peut surgir coûte que coûte la joie du cinéma dans un pays en pleine guerre et en plein chaos, entre deux roquettes. Au fond, la joie du cinéma est le sujet même du film, joie que les talibans et autres abrutis bigots voudraient bannir sous le prétexte qu’elle n’existait pas du temps du prophète donc elle est haram.

Shaheen fait certes penser à Ed Wood comme le dit la bande-annonce, mais il évoque tout autant d’autres monstres sacrés pour qui le cinéma était vital, pures créatures d’écran, Orson Welles, Raimu, Toto, Depardieu, Sharukh Khan…

Je recommande de ne pas manquer les scènes coupées présentes dans le DVD : on y découvre notamment Shaheen en train de reconstituer pour la filmer une scène fondatrice de son enfance. Bouleversé par le cinéma qu’il découvre dans ladite salle mythique, le « Park » , il construit une petite caisse en bois où il fait défiler des morceaux de pellicule récupérés près de la cabine de projection. Il s’installe derrière le Park, attend la sortie de l’école et fait payer quelques sous les enfants pour « voir le cinéma ». Bref, il réinvente le cinéma à lui tout seul, et cette fois c’est à Jacques Demy qu’il fait penser, l’enfant-cinéma dans Jacquot de Nantes.

Non actualité du cinéma, ersatz 3 : le cinéma inter-crânien

Cette nuit j’allais assister à un match de boxe. L’un des deux combattants annoncés sur l’affiche était ma fille. Je me tenais debout au fond d’une arène bondée et bruyante, le ring au centre était vide mais éclairé par des spots tournoyants. J’attendais anxieusement que le match commence, mais plus l’attente durait plus je me disais que ce n’était pas possible, que je devais mettre fin à cette mascarade. Je réfléchissais à des moyens d’empêcher le match, je me préparais à mettre mes mains en porte-voix et à hurler : « La boxe, c’est pas très geste barrière ! » , mais je me suis réveillé. J’ai mis quelques instants à me souvenir où ma fille dormait cette nuit.

Bonus – l’excellente photo utilisée par la Cinémathèque de Grenoble en guise de carte de voeux :