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Chaque bon début

12/10/2022 Aucun commentaire

En 2014, dans un lycée technique grenoblois.
Je suis invité par l’enseignant atypique Antoine Gentil au sein de sa classe expérimentale, “Starter” – je connais Antoine depuis plusieurs années, il m’avait déjà invité dans sa précédente vie, dans son précédent lieu de travail : en prison.
Je cause avec ses élèves, ados grands décrocheurs, et tous raccrochés un par un, minutieusement, à la main, vers un métier. Paumés, retrouvés. Chantier en cours.
En guise de prétexte à l’échange, je leur présente le beau Double Tranchant que j’ai commis avec Jean-Pierre Blanpain (toujours disponible au catalogue du Fond du Tiroir), je raconte ce que couper signifie, ce qu’avoir un métier ou un savoir-faire signifie, puis par extension nous évoquons la portée symbolique de chaque geste professionnel.
La conversation s’engage. Je peux témoigner de ce que je fais quand j’écris. De ce que fait Jean-Pierre quand il dessine. Et eux ? Tu fais quoi, toi ? Tu te destines à être chauffagiste ? Ce n’est pas rien, apporter de la chaleur aux gens. Et toi ? Tu apportes à manger à des personnes âgées ? Tu nourris le monde, c’est énorme… Etc… Et ce que fait Antoine tous les jours ici, donc ? Son geste à lui ne serait-il pas le plus difficile et le plus vital ? J’y pense très fort mais nous ne l’aborderons pas.

Je ressors ragaillardi par ce que j’ai vu et entendu, épaté par Antoine, que je tiens ni plus ni moins pour un héros. Je ne sais pas si j’ai fait du bien à ces jeunes gens et à ces jeunes filles avec mes histoires de couteaux, mais eux m’en ont fait, avec leurs histoires de vies, cabossées et réinventées sous mes yeux.

En 2022 sort au cinéma Un bon début, film documentaire tourné pendant un an dans la classe d’Antoine. Ce qu’il fait est enfin abordé. Je lis la critique qu’en donne Le Monde, et j’opine : tout cela je le savais depuis 2014, y compris qu’Antoine est un héros, mais qu’est-ce que je suis content que ce soit dans le journal, que ce soit sur l’écran, que ce soit pour tout le monde et tout Le Monde.

« A Grenoble, au lycée professionnel Guynemer, existe depuis 2012 une classe de 3e unique en France, qui propose chaque année à une quinzaine d’adolescents en décrochage scolaire sévère de les arrimer à un projet de qualification professionnelle, par l’obtention d’un CAP, voire d’un bac pro. Baptisé « Starter », ce dispositif a été créé et coordonné par Antoine Gentil qui, c’est le moins qu’on puisse dire, entouré d’une poignée d’enseignants associés, paie de sa personne pour tirer vers le haut ces jeunes en difficulté. Agnès et Xabi Molia, elle documentariste, lui réalisateur et romancier, se sont installés en classe et ont suivi, un an durant, le processus mis en œuvre pour ce faire. (…)
Cette longue immersion – restituée par le choix du « Scope » et du plan-séquence – permet au film de saisir au plus près l’efficience et, pourquoi économiser ses mots, la réussite éclatante du projet. Elle consiste en un mélange bien dosé de partenariat actif avec les entreprises et de soutien intensif aux élèves, tant psychologique que pédagogique. C’est bien le moins, pensera-t-on, sauf que le film, c’est sa grande vertu, met en lumière ce qu’il faut de résolution, d’opiniâtreté, de patience et de bienveillance pour parvenir à ce minimum. C’est dire d’emblée que le véritable héros de ce film – dans la droite ligne de l’enseignant Georges Lopez dans le célébrissime Être et avoir (2002) de Nicolas Philibert – est Antoine Gentil, dont l’énergie, l’omniprésence, la combativité, la qualité d’écoute, l’exigence et l’intelligence pédagogiques enfin, magnétisent le cadre. » (Jacques Mandelbaum, Le Monde)

Les travaux et les jours

14/04/2019 Aucun commentaire

1 – Les travaux

Parlons peu parlons travail. Parmi les écrivains dont le travail m’inspire et qui se battent sur ma table de chevet, Flaubert ne jure que par le travail, comme remède, discipline et accomplissement ; Debord gueule sur les murs Ne travaillez jamais ! Débrouille-toi avec ça.

Et puis Olivier Josso avec les deux tomes de son stimulant Au travail. Et puis Bretecher avec son immortelle mise en garde contre la procrastination : « Arrête de dire que tu bosses et bosse ! Si tu bossais tu bosserais. » (On peut comparer ici deux gags identiques sur le « travail » de l’écrivain dessinés à 30 ans d’écart par Posy Simmonds et Bretecher).

Que travailler ? Pourquoi travailler ? Comment travailler ?

Prétexte à remettre ces questions sur le métier : « Du pain sur la planche, métiers et travail« . Ça se passe à la Maison de l’Illustration de Sarrant (32), ça dure jusqu’au 17 juin, et l’affiche est signée JP Blanpain. Sont exposées avec un à-propos magnifique les pages originales de Double Tranchant du même Blanpain et moi-même, livre qui restera pour les siècles des siècles plus un jour ou deux le plus bel objet d’art produit par Le Fond du Tiroir. Du beau travail, précisément, noble et âpre artisanat en forme d’éloge et tragédie de l’artisanat âpre et noble.

Double Tranchant est un travail né d’affres sur le sens de mon travail. On y peut lire notamment ces phrases : « Lors du déclin de notre atelier, les autres, ah, les autres peu à peu sont partis, un par un, comment les retenir, il n’y avait plus assez de travail pour tous. Certains ont trouvé un emploi, je ne dis pas un métier, je dis un emploi, l’adéquation à l’emploi est le seul critère pour juger l’excellence de l’outil. En peu d’années il n’est resté que moi. » Double Tranchant est toujours en vente au moyen de ce bon de commande à imprimer ou recopier (légèrement trompeur puisque deux références y sont épuisées telles des travailleurs ayant trop travaillé, L’échoppe enténébrée et Reconnaissances de dettes) et si nous nous débrouillons correctement il sera aussi en vente à Sarrant pour accompagner l’expo.

2 – Les jours

Pendant ce temps, tu veux tu veux pas, les jours s’écoulent déguisés en travaux. Ces derniers jours, j’étais plus souvent sur scène que devant mon ordinateur, à la faveur de performances variées et musicales. Hector Berlioz a suggéré autrefois que la musique est supérieure à l’amour parce que la musique est capable de donner une idée de l’amour, tandis que l’amour est incapable de donner une idée de la musique. (Idée réincarnée un siècle plus tard dans la fameuse litanie de Frank Zappa incluse dans Joe’s Garage : « L’information ne vaut pas le savoir. Le savoir ne vaut pas la sagesse. La sagesse ne vaut pas la vérité. La vérité ne vaut pas la beauté. La beauté ne vaut pas l’amour. L’amour ne vaut pas la musique. Rien ne vaut la musique. »)

Le paradoxe berliozo-zappaesque est applicable, au-delà de la seule musique, à l’art en général : la poésie, le théâtre, la danse, les images de toutes sortes, surclassent l’amour parce qu’ils le porte en eux tandis que l’amour ne porte que lui-même. L’art existe afin de donner une idée de l’amour même quand il est absent, pour l’incarner, le garder un peu par-devers soi, le ressentir encore, le partager, le célébrer. Dès lors peut-être que la solution au problème initial du travail est ici : travailler d’accord mais seulement pour créer, pour donner des idées de l’amour, sinon ce n’est pas la peine.

Souvenir enchanté d’une aventure fulgurante déjà engloutie dans le puits sans fond des jours qui passent : le 11 avril dernier se donnait le spectacle de musique, de danse, de poésie, et, en gros, d’amour Cartas de amor. Christine Antoine (violon), Bernard Commandeur (piano), Pablo Neruda (poète),Laura Grosso et JuanJo Garcia (danseurs flamenco), moi (narration). Ci-dessous quelques photos prises par Jean-Claude Durand, merci à lui, série dite de la danse du châle.

 

Eigengrau

14/02/2015 un commentaire

Génèse 22,11

Non, décidément, non, non, non. Le mercredi 7 janvier ne se digère pas, un bloc dans la gorge, impossible à métaboliser. Je me lève et chaque matin je suis le mercredi 7 janvier, j’ai du sang partout. Je ne passe/pense pas à autre chose. Grumeaux dans le Flux, graviers dans le sablier, couille dans le potage. Pourtant je sais que le temps coule, puisque j’ai des souvenirs.

Automne 2011. Je me trouve à Troyes pour une résidence d’écriture. À Paris, les locaux de Charlie Hebdo sont incendiés par un cocktail Molotov. Je tourne en rond dans ma thébaïde, je rumine, je n’arrive pas à écrire ce que je suis venu écrire ici, j’entreprends autre chose. C’est autour de la religion que je médite et tâche de bâtir une quelconque histoire. Je doute d’être capable d’écrire là-dessus, ou même de contenir quoi que ce soit qui mérite d’être écrit. Or mes pensées se formulent ainsi : la religion est une bien belle chose, qui offre au mortel sens et mythes, recul et élévation, paix intérieure et sagesse, régulation et réconciliation, méditation et ré-enchantement du monde, redécouverte sous de nouveaux noms des trésors les plus anciens, l’amour, la générosité, la nature, la vie / la religion est une saloperie, qui emplit les cerveaux de merde archaïque et de contes à dormir debout, racistes, sexistes, patriarcaux, qui refile à bon compte un reflet de ciel aux englués terre-à-terre, et un vernis de transcendance aux matérialistes postmodernes, qui replie dans l’ignorance, dans le communautarisme, dans la haine, dans la guerre, dans la mort. Je confronte dans ma mémoire des personnes proches de moi ou lointaines, qui illustrent ces deux récits, ces deux facettes. J’en trouve en foules. Je dialectise. La religion n’est ni bien, ni mal. Elle est un seulement un outil de pensée. Elle est un couteau. Tout dépend de la main qui tient ce couteau.

Je réalise que je pense énormément aux religions, et la plupart du temps c’est un registre de pensée mélancolique.

Je me lance dans l’écriture d’un texte. Il sera intitulé Double Tranchant. Finalement, il prendra la forme d’un monologue de coutelier ; toute allusion à la foi y sera escamotée, refoulée très profondément dans l’inconscient des mots. Jean-Pierre Blanpain accepte de l’illustrer. Je suis fou de joie en voyant surgir dans ma boîte mail, jour après jour, les somptueuses linogravures que mon texte a inspirées à Jean-Pierre. Intuitif et génial, celui-ci fouille le texte et exhume le motif religieux enfoui : l’une des plus belles linos qu’il réalise met en scène le sacrifice d’Abraham – alors même que le texte n’en dit pas un traître mot, du moins en surface. Abraham, levant son bras armé d’un couteau, est ce patriarche qui créa trois religions, engendra trois civilisations. Les trois monothéismes ont en commun cet ancêtre, et en partage ce geste arrêté, ce coup de couteau fondateur parce que justement non abouti, sublimé dans un rituel et dans une mystique. Trois religions soeurs, qui se détestent, persuadées qu’elles sont toutes trois d’être la seule authentique héritière du coup de couteau interrompu – prêtes à l’occasion à parachever le geste pour mieux le prouver.

Hiver 2015. Parmi les trois religions, toutes folles ET sages congénitalement, l’une (celle de la lune) est en train de se laisser dévorer par sa folie. Elle abat le bras, plante le couteau. Elle égorge là-bas, fait exploser des enfants-kamikazes ailleurs, tue des journalistes et des dessinateurs ici même. Et nous vivons sous un règne de terreur où, comme le dit Salman Rushdie, ce que l’on appelle « respect de la religion » signifie en réalité « peur de la religion » et comme si souvent dans l’histoire, le seul vrai Dieu c’est le mieux armé alors ta gueule. Rien à faire, ça ne passe pas.

Je continue de lire énormément (sans doute trop) de textes sur Internet, témoignages, réflexions, alertes, faits et gestes, des heures, des nuits, afin de comprendre ce qui s’est passé à Charlie, dans mon pays, dans le monde.

Sur le monde, je n’ai aucune prise (même si certaines réactions étrangères m’intéressent. Alan Moore considère carrément que le monothéisme, qui ne peut qu’opposer un dieu « unique » à un autre, a fait son temps : « Pourquoi serions-nous obligés de fonder nos vies sur des systèmes de croyances nés vers le IVe siècle avant JC ? Je ne vois pas pourquoi le christianisme, le judaïsme ou l’islam fourniraient des croyances plus fiables que le Seigneur des anneaux » – Moore a fondé il y a longtemps une religion à son usage personnel, il rend un culte à un serpent romain nommé Glycon, il s’y tient et n’emmerde personne avec ça…)

Mais je relève surtout ce qui se passe dans mon périmètre, là où ça craque, dans les banlieues de la République. Quotidiennement je passe en revue la presse, à l’affût d’outils de pensée, de couteaux levés et de préférence non abattus. Je constate un phénomène perturbant : souvent une chronique passionnante et éclairante d’un envoyé spécial dans les banlieues est suivie quelques jours plus tard de son contrecoup, l’auteur étant sommé de revenir, s’expliquer, justifier chaque mot, le débat n’en finit plus, les malentendus, faux procès, susceptibilités, arguties. Deux exemples :

* Ici, cette chronique écrite par un professeur de philosophie musulman est hélas suivie de celle-ci où il raconte qu’entre temps sa première intervention l’a contraint à démissionner.

* Là, ce récit d’un dramaturge intervenant dans des classes hostiles où l’on en vient à faire l’éloge des terroristes, est soupçonné de bidonnage et oblige son auteur à expliquer sa façon d’écrire (et de penser) dans une seconde chronique.

Moi-même, j’ai vécu ce phénomène dès 2010 : un article sur ce blog où j’exposai avec anxiété mes difficultés de contact avec des collégiens de la Villeneuve de Grenoble (je ne parlais pas encore d’apartheid comme Valls, mais déjà de ghetto, l’idée était la même, on ne pourra pas prétendre qu’on n’était pas au courant) a été contesté et m’a obligé a revenir sur le sujet maintes fois, des années durant.

Aujourd’hui les alertes viennent de partout, et même avec des codicilles et des précautions de démineur, elles disent toutes la même chose ! L’Apartheid, les ghettos, la misère d’une catégorie de Français qui ne se sentent pas Français mais ennemis des Français, existent, la France est fissurée de l’intérieur, les Français se détestent comme se détestent les trois religions.

Les alertes viennent de partout, mais trop tard et uniquement à l’attention de ceux qui les lisent, l’entre nous, le cercle fermé.

Que faire, que faire, bordel ?
Je suis démuni et désespéré. Je ne dors pas, je me demande toujours ce que je pourrais bien écrire sur la religion, je scrute Internet, j’appréhende la prochaine explosion, la prochaine Kalashnikov. [Mise à jour samedi 14 février : la réplique advient, à Copenhague.
Le premier qui a une idée…

Une piste de solution : l’admirable Latifa Ibn Zatien fonce, va au contact, tente le cessez-le-feuMais Latifa Ibn Zatien est légitime pour le faire, parce qu’elle porte le fichu-fichu sur la tête, pas moi… Je viens d’accepter d’aller causer bénévolement de Fatale Spirale dans un lycée pro en marge de la Villeneuve, toujours elle, où de grosses échauffourées sont advenues il y a quelques mois, je peux le faire et je dois le faire… Mais j’ai l’impression de pisser contre le vent. Quelle crédibilité ai-je à prêcher la paix alors que j’incarne le « système » selon l’acception de Dieudonné ? Que je suis le Français (je peux toujours essayer de les convaincre qu’ils sont autant français que moi, mais la tâche est plus délicate à présent que l’Apartheid est avoué au sommet de l’Etat), que je suis majoritaire, classe dominante, blanc, bourgeois et « chrétien » ? (moi totalement athée ! C’est un comble ! le repli identitaire est une telle régression collective qu’il fait de MOI AUSSI ce que je ne suis pas !)

Remarque, il faut bien qu’il m’en reste un peu, de culture judéo-chrétienne, pour que la culpabilité me soit ainsi chevillée au corps : j’ai l’impression que tout ça c’est de ma faute… Je voudrais faire quelque chose mais je suis dans le brouillard. Je ne peux pas empecher la guerre civile à mains nues. Je n’ai pas de solution toute faite. Je n’ai que des mots. Certains sont très beaux : l’eigengrau (en allemand : « gris intrinsèque »), prononcé aïgueungrao, aussi appelé eigenlicht (« lumière intrinsèque »), est la couleur vue par l’œil humain dans l’obscurité totale. Je marche dans le noir et discerne un gris sombre.

Je nous revois assis, nous tous, les chefs d’Argos

10/06/2014 Aucun commentaire

054

Certains n’en finissent pas de revenir de Troie, moi je n’arrête pas de retourner à Troyes. C’est que j’y ai laissé un cheval à double fond : l’exposition Double tranchant, conçue dans la lune.

Je serai à Troyes du 28 au 30 juin pour célébrer les 20 ans de la Résidence d’auteurs/illustrateurs. Outre que cela me vaut de collaborer fugitivement avec Nicolas Bianco-Levrin pour la réalisation d’une boîte-souvenir, plaisir qui vaudrait à lui seul le voyage, je suis heureux de défendre ladite expo qui hélas n’a jamais tourné, jamais été vue ailleurs qu’à Tinqueux ou à Troyes.

Rappel des épisodes précédents : je débarque à Troyes en septembre 2011, à l’invitation de l’association Lecture et loisirs. Je suis censé écrire ici un livre compliqué qui ne vient pas (qui viendra plus tard). En lieu et place vient un texte sur la beauté et la vanité du travail artisanal, profession de foi déguisée en tragédie, intitulé Double tranchant. Grâce à l’enthousiasme (et au talent) de JP Blanpain, le texte devient un magnifique livre ; grâce à l’enthousiasme (et au talent) de Mateja Bizjak-Petit et de son équipe, livre et texte deviennent une magnifique expo.

L’expo me permet de m’acquitter d’une sorte de dette : voyez, j’aurai accompli quelque chose, tout de même, à Troyes. Cependant cette chose qui revient de loin ne se dépare pas de son statut paradoxal, puisque sa légitimité « pour la jeunesse » loin d’être acquise, est déniée par certains experts. Je le regrette profondément, puisqu’à chaque fois que j’ai eu l’occasion de présenter Double tranchant dans un milieu scolaire, j’ai pu constater comment ce livre parle aux jeunes.

Il y a quelques mois, j’ai pu en discuter dans un lycée pro, auprès d’ados décrocheurs et précocément contraints de se trouver un métier, des mômes un peu largué mais très matures, au cursus douloureux mais qui comprennent que l’école est une chance, leur dernière peut-être, ils ont 16 ans. « Le narrateur de mon livre est un professionnel, qui a accompli toute sa vie certains gestes, de plus en plus assurés. Ces gestes à la fois révèlent son savoir-faire, racontent toute sa vie, et le conduisent à réfléchir au sens de son métier. Je crois qu’aucun métier, aucun travail, n’échappe à ces réflexions. Par exemple, lorsque j’écris un livre, je réfléchis à mes outils, les mots, et au sens que je leur trouve, au sens que je leur donne, au sens qui parviendra jusqu’au lecteur. Et vous ? À quoi vous destinez-vous, individuellement ? »

Tour de table… Un chauffagiste, un couvreur, une vendeuse, une puéricultrice… « Bien. Vous ne pouvez pas faire l’économie de ces questions. Qu’est-ce que cela veut dire, psychologiquement, historiquement, sociologiquement, symboliquement… Apporter la chaleur aux hommes ? Leur donner un toit ? Leur fournir une marchandise ? S’occuper de leurs enfants ? Pourquoi ce métier plutôt qu’un autre ? Et ne serait-ce que cec partage : quels métiers pour les filles et quels pour les garçons ?  » Les échanges qui ont suivi étaient passionnants.

Plus récemment, c’est dans une classe de CM2 que je proposais un petit atelier d’écriture sur le thème du « Double tranchant », vous avez compris les enfants ? Pensez à une chose qu’à la fois vous aimez et n’aimez pas, un lieu, une activité, une personne, qui est bien et pas bien… Et racontez pourquoi. Comme toujours dans ce contexte, les résultats sont convenus dans leur majorité (les élèves découvrant l’ambivalence des émotions, parleront volontiers de l’école, de leur petit frère, de leur meilleure copine…), mais lorsque on ne s’y attend plus, on tombe sur un OVNI, un enfant qui écrit une phrase hallucinante, inédite et fulgurante. Une petite fille m’a écrit : « J’aime les chiffres, parce qu’ils sont beaux. Mais je n’aime pas les chiffres, parce qu’ils ne s’arrêtent jamais. » Oh, bon Dieu ! J’étais tombé sur une authentique vraie-de-vraie mathématicienne de 10 ans ! Bouleversée simultanément par la beauté de l’abstraction numérique, et par le vertige de l’infini pascalien !

Bref il y a moyen, il y aurait moyen, il y aura moyen. Le voyage continue, l’éternel retour à Troyes.

Redouble (2/2)

01/04/2014 Aucun commentaire

La modernité, c'est nous.

Quoi, encore un article sur Double tranchant ? Plus qu’un, c’est promis ! Suite-et-fin de celui-ci. Après j’arrête.

Dernier rappel avant décollage ! Le nouveau tirage de Double tranchant est sous presse ! Il était très beau, il sera magnifique ! Commandez-le dès tout de suite ! Vous vous ferez plaisir, et vous nous rendrez service. Comme ce majestueux quoique délicat volume est imprimé en offset, le premier exemplaire est de loin le plus cher à fabriquer. Ensuite, une fois les couleurs calées (surtout le rouge), la machine lancée, les rotatives crachent l’œuvre et les prix de revient décroissent… Toutefois il nous faut atteindre un certain palier afin d’éviter les coûts exorbitants. Ici, le palier est 400. Quatre cents coups, quatre cents coûts. 400 exemplaires de Double tranchant s’entassent bientôt mon garage, par cartons de 40. Peut-être le vôtre s’y trouve-t-il. Ne l’y laissez pas, il a peur du noir.

Hasard (ou pas) du calendrier, le dossier de présentation du spectacle musical Double tranchant et son double est enfin prêt. Vous souhaitez accueillir MM. Pignol, Sacchettini et Vigne dans votre T2 sous les toits, ou dans votre auditorium de 800 places, pour un happening électro-artisanal ? Consultez ce dossier en ligne, puis appelez-moi, qu’on discute.

Que resterait-il à révéler, pour le plaisir de l’anecdote ? Parmi les modifications apportées par cette version revue et corrigée, une nécessaire ; une autre très heureuse.

La nécessaire, c’est une coquille corrigée. Remarquez, elle était mignonne, je l’aimais bien. Mais elle faisait tache. Je vous raconte : au détour d’une phrase, le coutelier narrateur, tripotant son couteau, murmure en lui-même « De mon poing gauche je sers ma lame… » Du verbe servir, troisième groupe. Le gars en somme s’avoue serviteur de son couteau, lapsus loin du contresens, mais tant pis, j’ai préféré rétablir : « De mon poing gauche je serre ma lame », serrer, premier groupe.

La très heureuse, c’est l’apparition au générique du nom d’un des acteurs sinécoinonnes. L’impeccable graphiste qui conçut visuellement ce livre, innombrables trouvailles en prime, avait préféré lors du tirage initial jouer la discrétion… Cette fois-ci, elle a accepté (j’ai insisté) que son nom figure dans le colophon. Justice est enfin rendue à son travail. Elle s’appelle Muriel Truchet. Gloire à elle et mille grâces.

Redouble (1/2)

19/03/2014 Aucun commentaire

imprimerie 018

La réimpression de Double tranchant est lancée. Elle sera prête pour le Printemps du livre de Grenoble en avril, et surtout pour l’anniversaire de la résidence d’auteur-illustrateur de Troyes en juin, qui présentera l’exposition du même nom.

Rappel : Double tranchant, alias Le-Plus-Beau-Livre-du-Fond-du-Tiroir, a été écrit en 2011 par mézigue à Troyes, illustré dans la foulée par l’incomparable Jipé Blanpain (sur la planche, ajoute-t-il, sacré boute-en-train), et imprimé à l’automne 2012 par les Impressions Modernes, Guilherand-Granges. Les stocks étaient modestes. En dépit de son excellent travail, l’imprimeur a commis une fâcheuse boulette qui a amputé le tirage initial (500 ex.) d’un bon tiers, flanqué direct au pilon.

Le reliquat s’est gentiment écoulé, et dix-huit mois plus tard nous frisons l’épuisette. Comme il ne saurait être question que ce fleuron du catalogue FDT reste indisponible, surtout si le spectacle que MM. Sacchettini, Pignol et moi-même en avons tiré (dossier téléchargeab’ ici) est rejoué quelque jour quelque part, il est grand temps de retourner à Guilherand-Granges. Le livre sera-t-il retouché pour l’occasion ? Ben tiens ! C’est un tic, chez moi. Si je relis, je retouche. Fatal. Contrairement au narrateur même de ce livre, je ne crois guère au chef d’œuvre, puisque je ne crois pas à la perfection. Je ne crois qu’au perfectionnement.

Outre moult amendements mineurs du texte, virgules ci et là, laissant peu de pages intactes, c’est l’emballage qui sera le lieu des deux modifications les plus sensibles. D’une part le prix sera désormais mentionné en quat’ de couv’ (Jean-Pierre et moi avions jugé bon ne pas le faire figurer sur le premier tirage… Finalement nous renonçons à cette discrétion de pure coquetterie, malcommode pour les libraires, qui de toute façon ajoutaient le prix à la main). D’autre part, sur le rabat arrière où est énumérée la bibliographie de Mister Blanpain, apparaîtra en médaillon son Autoportrait à la gouge, magnifique linogravure qu’il avait réalisée dans la foulée de celles du livre, mais que seuls les cent premiers souscripteurs avaient eu la chance d’admirer, en tiré à part signé par l’artiste.

En parlant des souscripteurs… D’abord, je les remercie encore et les embrasse sur la bouche un par un, parce que c’est grâce à eux que le budget du tirage initial avait été assemblé sans trop de douleurs. Mais à présent, il me faut lancer un appel similaire. Votre attention, s’il vous plaît.

Je ne puis lever une souscription stricto sensu, et je n’enverrai pas de mail de pub ce coup-ci puisque mon réseau a été mis à contribution dès la première fois. Mais, comme à chaque période où le Fond du tiroir se lance dans la fabrication d’un livre, il engage un argent qu’il n’a pas tout à fait, et il a grandement besoin de liquidités fraîches. Précommandez Double tranchant, l’édition définitive, mesdames et messieurs ! Commandez-le si vous l’aviez loupé, recommandez-le si vous l’avez déjà mais ne vous lassez pas du baiser sur la bouche dispensé aux bienfaiteurs !  Commandez tout le catalogue, tant que vous y êtes !

Tiens, pour fêter ça, je surligne les liens de cet article en rouge-tranchant au lieu du bleu habituel. On s’amuse d’un rien quand on est dans l’humeur.

Sommes-nous seuls dans l’univers ?

26/02/2014 Aucun commentaire

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Envoyé spécial dans les bistrots. C’était le titre, la mission, le sacerdoce, que revendiquait Jean-Marie Gourio lorsqu’il publiait dans la presse ses Brèves de comptoir, cet irremplaçable compendium perpétuel de la sagesse populaire. Gourio se fondait dans la masse limonadière, salut patron comme d’habitude, buvait un verre afin de rayonner la même couleur que les autochtones, technique du caméléon, et retranscrivait tout ce qu’il entendait. Attention, piliers du bar au coin de la rue : votre voisin est peut-être un envoyé spécial incognito. Vous ne savez pas qui vous écoute. C’est comme les livres que vous écrivez, vous ignorez qui les lit.

Samedi 22 février, j’ai eu le plaisir de donner une représentation du spectacle Double tranchant et son double, en compagnie de Christophe Sacchettini et Norbert Pignol, au Café des voyageurs, bistrot vivant, les Saillants du Gua. Or un envoyé spécial était présent dans le public, Vincent Bocquet. Celui-là même qui jadis, dans une revue qui n’existe plus, écrivit à propos de mon premier livre un compte-rendu parmi les plus délicats, les plus sensibles que j’ai eu la chance de lire, ce petit miracle quand, contre toute attente, on sait finalement qui lit vos livres et comment. C’est dire comme j’étais curieux de connaître l’avis de Vincent sur ma prestation.

Il ne m’a pas donné son avis. Il a fait mieux. Il a rédigé le texte ci-dessous. Je reconnais sans mal ce style, ce fourmillement d’impressions solitaires et de sensations chavirées, cette objectivité impossible comme une mélancolie, cet état second du voyageur déporté, ce reportage gonzo à la Hunter Thompson, cette fleur-de-peau avide et anxieuse du moindre contact. J’ai inauguré IKEA, l’une des deux sources de ce spectacle, avait été écrit ainsi en 2007, ni plus ni moins, autre traversée de l’univers dans l’espoir de n’y être pas seul. Au fond, ce qu’on peut trouver de mieux dans un bistrot, c’est la fraternité. Merci Vincent.

(Sinon, pour avoir d’autres nouvelles d’IKEA, tout aussi intéressantes, c’est ici.)

Une soirée littéraire aux Saillants-du-Gua

Le samedi soir, je regarde la télé. C’est bien.

Mais le samedi 22 février 2014 au soir, on avait chamboulé mon programme. Des voisins m’ont proposé d’aller écouter une lecture de deux textes de Fabrice Vigne au Café des Voyageurs. Dans l’ordre :

Des voisins : Marie est ma voisine depuis dix ans. On se connaît peu, mais c’est quelqu’un d’énergique ; elle était comme destinée à l’organisation de cette soirée. En effet, Marie aime la littérature, particulièrement la littérature américaine, dont elle parle avec simplicité et élégance. Autrefois, avant d’enseigner l’anglais (ce qui est déjà une manière de voyager), elle a travaillé dans l’aviation commerciale. Je m’autorise cette incursion dans le passé de Marie seulement parce qu’elle même y a fait allusion lors de la discussion qui a précédé les lectures. La littérature et les voyages. Plus l’énergie. Il fallait que ce soit elle. Marie a réuni un petit groupe de voisins et d’amis. Nous sommes sept.

Deux textes : un texte est un ordonnancement de mots qui doit un peu à l’intervention d’un auteur (voir plus loin, Fabrice Vigne), un peu à l’inspiration (la critique contemporaine a beaucoup minoré cet ingrédient), et le reste à une combinaison de plus en plus improbable de facteurs sociologiques variés (il y a des thèses en grand nombre là-dessus, il suffit au curieux de se pencher un peu sur la question).  Comme les lapins qui ont chacun leur caractère, les textes, au-delà de ces définitions formelles, ne se ressemblent pas les uns aux autres. Les deux textes que Fabrice Vigne (voir infra, Fabrice Vigne) allait lire pour nous tous et chacun d’entre nous (miracle de la littérature), ces deux textes en effet ne se ressemblent pas. L’auteur, Fabrice Vigne (…), l’a d’ailleurs dit lors de sa brève intervention inaugurale : rien ne rassemble les deux textes, sauf peut-être les objets, qui circulent, qui se fabriquent, qui fascinent et qui dégoûtent. Le premier texte que lira Fabrice Vigne s’appelle « J’ai inauguré Ikéa ». Le second s’intitule « Double tranchant ».

Fabrice Vigne : je connais Fabrice Vigne encore moins que Marie, et c’est la raison pour laquelle je puis m’autoriser à parler de lui plus longuement que d’elle. Fabrice Vigne est un écrivain, même s’il dit sur son blog que là n’est pas son métier. En effet, il faut bien vivre. Toujours est-il que je connais Fabrice Vigne (fort peu, ainsi que je l’ai déjà dit) comme écrivain. Il y a déjà longtemps, j’avais lu un livre de lui qui m’avait fait forte impression. Dont les deux ou trois paragraphes que j’ai relus en vitesse lors de la soirée du samedi 22 février, en piquant à la va-vite le bouquin dans la caisse où Fabrice Vigne avait disposé quelques-uns de ses livres à l’usage de l’assistance, m’ont fait à nouveau forte impression. Quelques flashes colorés de ma vie d’alors m’ont traversé la mémoire. J’avais vraiment aimé ce livre. Depuis, je confesse que je n’ai pas suivi de près la carrière éditoriale de Fabrice Vigne et que je n’avais plus rien lu de lui. Mais c’est parce que je suis velléitaire et dilettante, en aucun cas la marque d’un désintérêt. Comment se désintéresser de quelque chose qu’on n’a pas lu ? Il y a d’ailleurs quelques textes de Shakespeare et de Bernanos que je n’ai pas lus non plus. Et ce bouquin qui trône depuis des mois sur ma table de nuit et qui s’appelle « Sommes-nous seuls dans l’univers ? », une question qui me taraude pourtant depuis mes six ans. Eh ben, pas lu non plus. C’est bien la preuve. J’avais seulement rangé Fabrice Vigne dans la liste des choses que je devais encore faire avant de mourir. Il se trouve qu’on croit toujours avoir un peu de temps devant soi. Extérieurement, Fabrice Vigne est un grand garçon d’à peu près mon âge. Il y a chez lui quelque chose de juvénile et de discret. Je me souviens avoir dîné chez lui autrefois, en compagnie de sa famille et de la mienne, mais je ne sais plus bien comment la chose était arrivée. J’ai gardé le souvenir un peu brouillé d’une soirée d’hiver à la température avoisinant celle du 22 février, d’un intérieur chaleureux dans une maison qui bordait la montagne et la place de la Cascade des Saillants-du-Gua. C’est, bien que lointain, un très bon souvenir. Je me souviens encore que Fabrice Vigne avait servi un vin rouge tout en me confiant, sur le ton d’une confidence gourmande, le nom du magasin où je pouvais l’acheter, moi aussi, si je voulais bien m’en donner la peine. Lorsqu’il m’arrive de croiser Fabrice Vigne par hasard et que nous nous reconnaissons, bien que la longueur de ses cheveux soit extrêmement variable,  je prends plaisir à lui demander des nouvelles de sa vie d’écrivain. Extérieurement, Fabrice Vigne porte souvent une longue veste en cuir qui doit avoir pour lui une valeur sentimentale. Il est souvent habillé d’un jean et il a aux pieds de grosses chaussures qui permettent sans doute d’avoir chaud en hiver. Mais il est possible, il est statistiquement possible, puisque j’ai dit ne croiser Fabrice Vigne que par des intermittences assez éloignées, il est possible qu’en réalité il ne porte de veste en cuir longue et de grosses chaussures chaudes que très rarement.  Intérieurement, je ne sais rien de Fabrice Vigne, sinon ce que j’ai pu lire de lui, de loin en loin. Bien que Fabrice Vigne ait tenu le rôle titre de la soirée du 22 février, il était accompagné de deux musiciens, mais je tiens que le bonhomme serait bien assez généreux, dans d’autres circonstances, pour s’effacer derrière ses comparses et pour, dans une démarche absolument moderne, accompagner leur musique de musiciens de ses mots d’écrivain à lui.

Le Café des Voyageurs : avant la soirée du 22, je ne savais rien du Café des Voyageurs. J’y voyais, derrière les buées, des trognes soudées au zinc par les coudes, lorsque, en transit matin et soir vers mon job de prolétaire tertiaire en milieu urbain, je passais devant ses vitres qui donnent sur la rue principale des Saillants-du-Gua. A mon insu, je radicalisais le toponyme : tellement voyageur que je n’eusse imaginé m’arrêter au café du même nom. Je peux d’ailleurs généraliser. Depuis dix ans que j’habite le village de Prélenfrey, qui appartient bien, administrativement parlant, à la commune du Gua, je ne me suis guère arrêté au chef-lieu, qui devrait pourtant exciter un peu mon patriotisme local. Non, j’ai toujours été en transit aux Saillants, comme d’autres à Amsterdam ou Francfort qui disposent, eux, d’un aéroport international. Utilitaire : j’achète le pain, parfois. Je vais chez le médecin et à la pharmacie (c’est pratique, c’est juste à côté). Je ne suis jamais allé dans aucun des deux bistros des Saillants. Rien ne m’avait effleuré jusqu’alors de leur réputation. Dans le privé pourtant, je professe volontiers des opinions qui devraient me pousser à m’intégrer à la vie locale dans toute sa riche complexité. Ainsi, en entrant ce soir au Café des Voyageurs, je démasque en partie l’hypocrisie qui obscurcit ma conscience depuis dix ans. Des idées confuses se battent à l’arrière-plan de l’attention que je porte à cet environnement inconnu. Tandis que je serre des mains, je pense à la différence entre le touriste et le voyageur, entre celui qui cherche à retrouver ailleurs ce qu’il connaît déjà et celui qui tente de devenir un autre, entre celui qui dit « c’était bien la Thaïlande, mais le robinet fuyait », et l’autre qui dit « Je hais les voyages et les explorateurs », je pense en même temps « c’est désagréable cette odeur de cigarette » et « le nomade est immobile car l’espace qu’il parcourt est à jamais uniforme ».  Après une brève station debout, on nous introduit dans une salle dont je ne soupçonnais pas l’existence. C’est joliment arrangé, je suis immédiatement conquis. Suis-en train de devenir vraiment voyageur ? Fabrice Vigne est là, tout au fond de la salle, juché sur une scène encombrée de micros et de fils. Je le salue, il me reconnaît, nous échangeons quelques mots. Il prend la parole au micro pour nous souhaiter bon appétit, la lecture commencera après que tout le monde aura mangé. Les gens s’assoient, ils discutent, j’attrape des bribes de conversations derrière moi, je peine à saisir ce que disent Marie et les gens qui sont à ma table. C’est comme d’habitude, je suis traversé par des signaux bariolés qui me perturbent, mon esprit vagabonde, je ne peux l’empêcher de faire son petit ethnologue, une station ici, une autre là, cette vieille dame qui parle du maire, si jeune lorsqu’il a été élu pour la première fois, cette jeune femme qui fait une grimace en goûtant la tarte aux poireaux qu’on vient de lui servir, c’est chaud ?, ce quinquagénaire qui parle avec les mimiques des hommes qui pèsent lourd, qui en ont déjà vu beaucoup et n’en pensent pas moins, et c’est pas fini. Je peine à rassembler quelque chose qui est pourtant en moi, et qui se débat.

Finalement, Fabrice Vigne monte sur scène accompagné de ses musiciens, Christophe Sacchettini et Norbert Pignol. Le patron introduit la soirée. Fabrice Vigne prononce à nouveau quelques mots. Il remercie le patron, il cite ses deux musiciens et leurs prochaines apparitions publiques. On peut acheter leur CD. Il cite son illustrateur dont les gravures décorent la salle. Il explique que le monsieur à côté de la table où sont exposés tous les couteaux, de toutes tailles, ouverts, fermés, à pointes et tranchants, adossés, emmanchés, pommelés, à gardes et empreintes, émoulus, le monsieur est le coutelier des Saillants. L’homme de la belle ouvrage, comme bondi tout droit du texte de Fabrice Vigne qui s’intitule « Double tranchant ». Alors Fabrice Vigne commence à lire. « J’ai inauguré Ikéa ». C’est l’histoire d’un pékin qui participe à l’inauguration d’Ikea, le magasin de Grenoble, en 2005, ou 2007 ? Le pékin, c’est Fabrice Vigne, ou Marie, ou moi, et nous déambulons, objets parmi les objets, matraqués par les couleurs de la marque et les voix suaves d’hôtesses enregistrées, glissant sur des tapis roulants humains le long d’autoroutes domestiques, qui nous conduisent inexorablement, après la cuisine, le petit salon et la chambre du petit dernier, vers les caisses avec, pour seule récréation, la possibilité d’une station programmée au restaurant Ikéa, la magie libératoire d’un arrêt clandestin aux toilettes Ikea. Fabrice Vigne ne lit plus son texte, c’est « J’ai inauguré Ikéa » qui joue de Fabrice Vigne, de ses essoufflements, de ses exhorbitations, de ses stupeurs. Nous finissons tous sur un parking, l’estomac tordu, en sueur, une baudruche Ikéa à la main, l’autre main anxieusement fourrée dans une poche chiffonnée à la recherche d’une clé de bagnole perdue dans une allée du Moloch. Ensuite Fabrice Vigne enchaîne « Double tranchant ». Si j’écrivais dans un supplément littéraire du vendredi, ou, affublé d’un prénom moderne de fille, comme Guillemette, ou Sybille, ou Séraphine, dans un magazine culturel de la gauche hebdomadaire, je pourrais commencer comme ça : « une fable coupante : dans son nouvel opus, Fabrice Vigne, l’air de ne pas y toucher, revisite l’histoire de l’humanité depuis l’invention du couteau. Aïe aïe aïe ». Ensuite, avec force démonstrations, je pourrais procéder à de subtils rapprochements, à d’audacieuses lignes de fuite, à de saisissantes perspectives qui montreraient que j’ai fait de bonnes études. Puis je terminerais sur une pirouette qui m’attirerait la sympathie complice du grand public cultivé. Oui, mais ce serait négliger l’essentiel, ce que j’attendais depuis le début de la soirée, et qui se produit en effet, ce déclic : Fabrice Vigne, le Café des Voyageurs, le texte, la scie musicale et les percus et les boucles et les samples, le coutelier des Saillants, tous ces gens attablés devant une assiette paysanne ; tout ceci trouve enfin son unité, sa simplicité, son expression la plus appropriée, tout se rassemble. Art total. Je ne suis plus haché, découpé, lardé de tous les bruits de tout à l’heure. Je me rassemble. Le règne des objets, leur circulation obscène et incestueuse, leur industrielle reproduction à l’identique. Leur indigne prolifération, dans des espaces d’exposition kilométriques ou des pochettes sous cellophanes de couteaux industriels mal fagotés, manches en plastiques, lames suspectes. Ici les Saillants-du-Gua, pas d’entrepôt Ikéa, mais un coutelier, mais un bistro, mais des voyageurs vivants doués d’oreilles qui applaudissent Fabrice Vigne et ses musiciens. Ailleurs, reste du monde, les villes repues et sales, la circulation boursouflée des objets, la fonction intestinale et souillée qui s’appelle commerce. Mais c’est terminé. Fabrice Vigne souffle le point final. Alors, tout le monde se lève, un petit sourire accroché aux lèvres, tout le monde flâne de-ci, de-là. Je vois bien que les textes de Fabrice Vigne ont eu sur les autres le même effet que sur moi. Ils sont tous un peu écrivains, ils prolongent. J’entends quelqu’un qui dit : « t’as vu, au dessus de sa tête, le lustre, ça lui faisait comme une épée de Damoclés ». Et puis, autour de la table où sont exposés les lames, les manches, ivoire, nacre, buis, tout le monde se passionne, on tâte, on compare, on questionne, on se documente, on s’intéresse. La coutellerie, cause nationale en République saillandoue. Le couteau rassemble.

J’ai toujours eu autant de mal à partir qu’à arriver. Dans l’intervalle, en général, je me survis. C’est parce que je suis un timide. Mais ce samedi 22 février au soir, j’ai vraiment trouvé le temps court. Nous remontons dans la nuit blanche vers cette zone non commerciale absolue où nous habitons tous. Un peu par choix, peut-être. On commente la soirée. Ce samedi 22 février au soir, je n’ai pas allumé ma télé. Peut-être que je ne vais pas mourir tout de suite ; je vais devoir m’occuper. Shakespeare, Bernanos, et Fabrice Vigne. Le moteur ronronne, de virage en virage. On se rapproche des étoiles, tout doucement,  et je me sens moins seul dans l’univers.

L’amie bidasse

27/10/2013 3 commentaires

 

Copyright ADAGP – Jean-Pierre Blanpain.

Le calot va bien avec la moustache. Le plagiaire farceur qui sommeille en Jean-Pierre Blanpain a encore frappé. (Il avait déjà commis cet attentat, et quelques autres.) Je relaye ce tableau uniquement parce que je m’en bidonne encore, mais c’est avec d’autres oeuvres que JPB sera à l’honneur le mois prochain à Saint-Priest… Visitez l’expo Double Tranchant ! (et tant que vous y êtes venez écouter la performance Double tranchant et son double par Christophe Sacchettini, Norbert Pignol et mézigue.)

Double tranchant et son double

06/10/2013 Aucun commentaire

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Hier a eu lieu dans une menuiserie la première de la performance Double tranchant et son double, en trio avec Norbert Pignol, Christophe Sacchettini, et maillessèlphe. C’était bien. Vous auriez dû y être. Ci-dessous les photos, pour vous donner des regrets. Moi, j’en ai. Comme quand on jouait les Giètes, au début, sitôt sortis de scène, ah comme c’était bien, cette énergie spéciale, quand est-ce qu’on y retourne, vivement la prochaine date. L’instant qui vibre. Qui se révèle parce qu’il est à la fois très préparé, et très improvisé. M’a fait toucher du doigt mon grand fantasme, mon rêve secret, mon ambition frustrée : jazzman. Quand je pense à tout ce que je ne serai jamais, je me dis que je ferais mieux de n’y pas penser. Prochaine tentative : dimanche 10 novembre, 14h30, pendant le salon de la petite édition de Saint Priest, qui a le bon goût de compter parmi ses invités d’honneur Jean-Pierre Blanpain.

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Les Raboteries (salut les copeaux)

23/09/2013 Aucun commentaire

Je croise Olivier, menuisier de son état… Ah ben tiens il tombe bien, je lui fais remarquer que l’affiche des « Raboteries », dont il est l’un des maîtres d’oeuvre, comporte une malencontreuse coquille : il y est fait état de la meunuiserie, c’est du propre. Meunuisier tu dors, ton moulin ton moulin ? Olivier s’esclaffe : « Ah ! Super, parfait, tant mieux ! Comme ça, tout le monde saura qu’on n’est pas des intellectuels ! » Tu parles. Modeste, va. Intello incognito, lecteur refusant le coming-out. Justement ce jour-là Olivier porte sous le bras une pile de livres de plusieurs kilos, alors il repassera, le manuel illettré. Olivier est du genre à savoir construire une bibliothèque ET à lire chacun des volumes qu’on y range, mais il dissimule élégamment sa culture sous la sciure. Pourtant, une fois par an, il fait le ménage, pousse les outils au fond de la pièce, déplie des chaises, et transforme son atelier en salle de spectacle.

Après cinq années (qui l’eût dit ?) de Giètes, Christophe Sacchettini et moi-même réfléchissions à une autre proposition de happening littéraire et musical. Il y fallait l’occasion, le larron, le temps et l’endroit, l’idée. Tout est là, désormais.

Nous nous apprêtons à créer « Double tranchant et son double » qui, comme son nom l’indique, est inspiré du livre que j’ai commis l’an dernier avec Jean-Pierre Blanpain, Double tranchant, mais également d’un autre texte en vis à vis, en chien de faïence pour mieux dire.

Double tranchant se voulait éloge de la beauté du geste artisanal, et nous ne pouvions rêver meilleur écrin pour inaugurer ce spectacle qu’un authentique atelier. C’est ainsi que nous aurons la joie de nous produire à la menuiserie des Ruires (Eybens) lors du festival « Les raboteries » le samedi 5 octobre à 18h.

Le programme de ce festival est riche par ailleurs (matez un peu ça). Attention : si l’atelier présente l’avantage d’une acoustique remarquable, la jauge y est réduite, et il est pour ainsi dire obligatoire de réserver : 06 52 89 11 45.

Pour l’occasion, et pour l’excitation de l’expérience, Christophe et moi nous adjoignons un troisième larron, Norbert, muni de tout son appareillage électronique, parce qu’il ne faut pas croire, nous avons beau être artisans à l’ancienne, nous n’avons pas peur de jouer les équilibristes à la pointe de la technologie.

Distribution :

Fabrice Vigne : voix
Christophe Sacchettini : cornemuse, percussions, voix
Norbert Pignol : bidouillages sonores

PLUS ! Si tout se passe comme prévu une jeune fille mystère spechole guest star fera une brève intervention. (Non, il ne s’agit pas de Jessica Deboisat).