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Le kantien fou contre les histoires

16/10/2025 Aucun commentaire

Je regarde Sandman, la série (très bien) adaptée du magnum opus de Neil Gaiman – série hélas annulée après deux saisons seulement, pour la raison que Gaiman est un prédateur sexuel en plus d’être un génie des littératures de l’imaginaire. Alors qu’elle eût pu durer aussi longtemps que les êtres humains rêvent, ou aussi longtemps que les scénaristes pouvaient exploiter le matériau d’origine, c’est-à-dire quasiment autant. Bah.

Même en se contentant de ce qui existe, on trouve des merveilles dans cette série fort belle quoiqu’encore plus mentale que rétinienne.Je reste époustouflé par l’épisode 5, intitulé 24/7, je vais avoir du mal à m’en remettre, j’attends un peu avant de regarder la suite.

Cet épisode donnerait du grain à moudre à bien des cours de philo, et me passionne en abordant frontalement l’un de mes thèmes fétiches de rumination : qu’est-ce que la vérité et comment s’en accommode-t-on

Personnage principal de la série quoique souvent absent à l’image, le Sandman, dit aussi Morphée, ou Oneiros, ou Marchand de sable, ou Dream, etc., est une entité surnaturelle plus vieille que les dieux puisqu’aussi vieille que les hommes : il incarne la part du rêve en nous, l’imagination, les contes, la spéculation, l’espoir, toutes les manières que notre espèce invente pour se raconter à elle-même des histoires.

Quel pourrait être son ennemi juré ? Qui le faire affronter, afin de pimenter son épopée ? Eh bien, un haïsseur des mensonges, un contempteur des histoires et de tous les faux semblants, un tenant psychopathe de la vérité à tout crin, un kantien radicalisé terroriste. Ici : John Dee, interprété par le terrifiant David Thewlis.

Ledit Dee tente une monstrueuse expérience psycho-sociologique : il emprisonne quelques spécimens humains et les force à se dire mutuellement la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est un cauchemar. Les pulsions sont lâchées, Eros et Thanatos à qui mieux-mieux, le sexe, les haines, les violences, les colères, les agressions, le sang, le meurtre à l’arrivée. Et cette mise en scène des ravages de la « vérité » de nos instincts est d’autant plus cruelle et ironique si l’on se souvient que la série qui les dénonce sous nos yeux est « cancélée » parce que Gaiman, lui-même champion de l’imagination, s’est laissé aller dans la vie réelle à ses propres penchants prédateurs…

La vérité contre « les histoires » : se rejoue ainsi le match éternel Kant (« Le contraire de la vérité est la fausseté ») vs. Jankélévitch (« Malheur à ceux qui mettent au-dessus de l’amour la vérité criminelle de la délation ! Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité ! ») et malheur à qui ne raconte jamais, ni ne se raconte, ni n’écoute, d’histoires.

Tant pis si je spoïle quelqu’un : une humanité livrée à sa vérité serait livrée à la mort.

« La vérité de ce monde, c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir » (Céline, Voyage au bout de la nuit). Le contraire de l’imagination, la fin des histoires, ce n’est pas la vérité rayonnante et le progrès en marche mais la barbarie de nos viscères, de nos pulsions sans frein ni écran, sans sublimation. Le rêve nocturne ainsi que l’art du récit (l’art de rêver en restant réveillé) sont bien plus qu’une activité négligeable ou une « folle du logis » (l’expression est de ce pauvre Malebranche qui n’avait rien pigé) : ils sont le moyen de (nous) mettre à distance pour envisager civilisation elle-même, la civilisation qui nous autorise à vivre ensemble sans nous sauter en permanence à la gorge ou à l’entre-jambe, et apprendre les uns des autres. Il faut une sacrée imagination pour rêver un mythe qui nous fait tenir ensemble, disons par exemple : Liberté, Égalité, Fraternité.

(autre chose sur Neil Gaiman : rediffusion au Fond du Tiroir)


Sandman, suite (1).

L’un des seuls points de l’adaptation télévisuelle que je juge édulcoré et mou du genou en regard du comics d’origine est la représentation graphique de Despair, l’immonde soeur de Dream. L’actrice qui l’incarne, Donna Preston, serait presque mignonne, comme une copine un peu dépressive mais sympa quand même, en comparaison de l’atroce physionomie du personnage original, bloc d’horreur dissolvante à la limite du soutenable devant lequel, j’imagine, les producteurs de la série ont pudiquement atermoyé.
En 2004, dans la nouvelle « Le produit de ses fouilles » (publiée en conclusion du recueil Voulez-vous effacer/archiver ces messages), je rendais hommage (en quelque sorte) à ce personnage, estimant que n’importe qui, et je suis bien placé pour être n’importe qui, avait licence de s’approprier la mythologie que Gaiman a créée pour l’usage de chacun.

Contexte : je suis seul dans une chambre d’hôtel, il est deux heures du matin, je ne dors pas, je zappe sur 17 chaînes.

« J’en suis à dix-sept facettes du désespoir, la plupart blondes.
Le désespoir est une vieille naine obèse et nue, aux yeux gris et aux cheveux crasseux, aux dents mal plantées, au menton triple, aux seins flasques, aux mains boudinées, aux ongles cassés, qui porte un rat sur l’épaule, et sur plusieurs doigts des bagues recourbées en forme d’hameçons avec lesquels elle lacère lentement sa peau blette. Elle est là, sous le bras articulé de la télévision, vers la fenêtre, elle me voit, elle a tout son temps. »

Sandman, suite (2).

Neil Gaiman, auteur majeur des « littératures de l’imaginaire », est récemment tombé en disgrâce pour cause de prédation sexuelle.
On ne saurait, jamais, regretter qu’un homme tombe en disgrâce pour prédation sexuelle.
Pour autant, dans l’idéal et si nous en étions capables, nous ne devrions pas cesser de lire ce que Gaiman a autrefois écrit de plus juste et de plus fort (en ce qui me concerne, j’ose à peine l’avouer, mais je continue d’admirer Le Roman d’un acteur de Philippe Caubère alors que j’admire beaucoup moins Philippe Caubère).
Parmi les textes pertinents de Gaiman, son Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination, intervention écrite en 2013 lorsqu’il s’inquiétait de la fermeture de certaines bibliothèques de son pays, la Grande Bretagne, au prétexte d’une crise économique.

Ce texte est donné en accès libre intégral par son éditeur, le Diable Vauvert : https://docs.google.com/viewer?url=https://audiable.com/wp-content/uploads/GAIMAN-Pourquoi-notre-futur.pdfJe viens de le relire, il n’a rien perdu de son actualité ; au contraire, il en a gagné, à la fois internationalement et très-localement.

« Nous avons une obligation de dire à nos politiciens ce que nous voulons, de voter contre les politiciens, quel que soit leur parti, qui ne comprennent pas l’intérêt de la lecture pour créer des citoyens de qualité, qui ne veulent pas agir pour préserver et protéger le savoir et encourager l’instruction. Ce n’est pas une affaire de politique politicienne. C’est une question de simple humanité.
On a un jour demandé à Albert Einstein comment nous pouvions rendre nos enfants plus intelligents. Sa réponse a été à la fois simple et sage. « Si vous voulez que vos enfants soient intelligents, a-t-il dit, lisez-leur des contes de fées. Si vous voulez qu’ils soient plus intelligents, lisez-leur plus de contes de fées. »
Il comprenait la valeur de la lecture, et de l’imagination. J’espère que nous pourrons donner à nos enfants un monde dans lequel on leur fera la lecture, où ils liront, imagineront et comprendront. »

On trouve aussi dans ce texte un éloge de l’éthique des bibliothécaires, que les professionnels du secteur pourraient afficher sur leurs murs :

« Une autre façon de détruire l’amour d’un enfant pour la lecture, bien entendu, est de vous assurer qu’aucun livre ne traîne autour de lui. Et de ne lui proposer aucun endroit où en lire. J’ai eu de la chance. J’ai disposé, en grandissant, d’une excellente bibliothèque locale. J’avais le genre de parents que je pouvais persuader de me déposer à la bibliothèque quand ils partaient au travail, pendant les vacances d’été, et le genre de bibliothécaires qui n’avaient aucune objection à ce qu’un petit garçon non accompagné revienne chaque matin dans la section enfants exploiter systématiquement le catalogue sur fiches, en quête de livres qui contenaient des fantômes, de la magie ou des fusées, en quête de vampires, de détectives, de sorcières ou de merveilles. Et quand j’ai eu fini de lire la section enfants, j’ai attaqué les livres pour adultes.

C’étaient de bons bibliothécaires. Ils aimaient les livres et aimaient qu’on en lise. Ils m’ont appris à commander des livres à d’autres bibliothèques par prêt entre bibliothèques. Ils n’avaient aucun snobisme, quoi que je puisse lire. Ils semblaient simplement contents de voir un petit garçon aux yeux écarquillés qui adorait lire, et ils me parlaient des livres que je lisais, me trouvaient d’autres livres d’une même série, m’aidaient. Ils me traitaient comme n’importe quel lecteur – ni plus ni moins –, ce qui signifie qu’ils me traitaient avec respect. Je n’avais pas l’habitude d’être traité avec respect, quand j’avais huit ans. »

Pétrifié

25/09/2025 Aucun commentaire
Communiqué de son éditeur, 6 pieds sous terre :
Gwenaël Manac’h est décédé dimanche 14 septembre, à l’âge de 35 ans.
Il était joie, curiosité et bienveillance. Notre tristesse est et restera immense.

Quel gros chagrin. Quel scandale.
Gwenaël Manac’h, mort à 35 ans !
Condoléances à la famille, d’autant plus sincères que je connaissais bien et son père et sa mère. Lui-même, je ne l’avais jamais rencontré, cependant je connaissais ses livres. Je viens justement de lire son dernier (je crois que c’est son dernier ?) Les Pierres de famille, sans aucun doute ce que je préfère et ce que je retiens dans son œuvre close si tragiquement tôt.

Coïncidence : dans ce livre, les images d’hommes transformés en pierre y sont aussi puissantes que dans le film Alpha de Julia Ducournau, vu il y a quelques jours. Dans les deux cas bien sûr, il serait assez facile de rationaliser et décortiquer symboles et paraboles, mais au fond l’explication n’ajouterait guère à la force onirique de la pure et simple vision de cette pétrification en nous et autour de nous. Contre laquelle on se cogne. La pierre, c’est ce qui durcit lentement mais définitivement et cesse d’être vivant, voilà tout, aussi bien ce pourrait être une maladie dégueulasse qui fauche un garçon de 35 balais.

C’est la rentrée, disent-ils (trois lectures de fin d’été)

20/08/2025 Aucun commentaire

I

J’aime Amélie Nothomb.
Plus exactement, j’aime à moitié Amélie Nothomb, disons que je l’aime une fois sur deux : je lis distraitement ses fictions que j’oublie à mesure, tandis que j’adore ceux de ses livres où elle s’adonne à l’autobiographie, où elle devient son propre personnage, voire son propre clown tant elle se manipule dans un registre burlesque.
En toute logique ce pan-là de son oeuvre devrait faire d’elle l’une des figures de proue de ce que l’on appelle, faute de mieux, l’autofiction – hélas on ne pense guère à l’inclure dans cette « école » qui contient tant de carpes et autant de lapins, Grégoire Bouillier, Emmanuel Carrère, Annie Ernaux, Christine Angot, Edouard Louis, etc.
Si l’on néglige si fréquemment Nothomb lorsque l’on énumère ce vrac qui fait l’orgueil des lettres francophones, c’est en raison de deux handicaps rédhibitoires : Nothomb est facile à lire, et elle est drôle. Pourtant, l’écarter est une triste erreur !
Chaque été, depuis 32 ans, la Nothomb publie un livre – durant l’année écoulée, selon la légende, elle en aura écrit deux, la moitié de sa production restant donc occulte.
Chaque automne, bon an mal an, je lis un Nothomb, mais jamais-grand-jamais le cru de l’année, que je préfère laisser décanter (sauf une fois, exception qui confirma proverbialement la règle). C’est ainsi qu’en 2025 je viens de lire Ni d’Ève ni d’Adam (2007), devenu instantanément mon Nothomb préféré.
J’y retrouve le ton de Nothomb qui m’est familier et agréable à l’oreille : le double exotisme (le Japon vu par une Belge), les détails absurdes qui sont autant de cailloux dans les rouages, le lyrisme délirant et candide contrebalancé par une autodérision bienvenue… et le style lui-même, que je pourrais chercher à définir en comptant les occurrences des mots les plus fréquents, mots qui fouettent systématiquement l’enthousiasme, dans un sens ou l’autre : atroce ou atrocement revient presque à chaque chapitre et jusque dans la dernière page ; inversement exquis, merveilleux, formidable, délicieux, délectable ou, au minimum, étonnant, tombent en litanies perpétuelles pour rappeler que le rapport au monde d’Amélie Nothomb est toujours, avant tout, fait de joie et d’ébahissement.
En revanche, je note l’extrême rareté de certains mots : par exemple on ne lira pratiquement jamais sous sa plume un mot aussi banal que mais (pas plus que ses équivalents : toutefois, cependant…), et cette parcimonie d’articulations contradictoires conduit le lecteur à comprendre que l’existence de l’autrice (du personnage ? du clown ?) n’avance que par empilement d’atrocités, de merveilles ou de stupéfactions, sans que jamais l’une ou l’autre viennent annuler, contredire ou nuancer la précédente. Peut-être que cette énergie sans arrêt positive, ce mouvement permanent, cette force qui va, explique aussi sa productivité.
Voilà pour la musique. Quant aux paroles… Ni d’Ève ni d’Adam m’a semblé exceptionnel parce qu’Amélie, si pudique ailleurs, parle ici d’amour, et même, quoiqu’allusivement, de sexe. Ainsi que du non-amour. Sa naissance et sa disparition. Sa possibilité et son empêchement, qui n’est la faute de personne. Nul n’est obligé de se plier au modèle social commun, chapitre de l’Amour, et c’est dans cette liberté face aux prescriptions qu’il faut comprendre le titre du livre. Nothomb parle formidablement, et avec une originalité fulgurante, de cet amour dont il faut faire l’expérience personnelle pour comprendre la liberté qu’on y trouve, ou pas. Sans drame, ni drama, puisque le contraire de l’amour n’est pas la haine, elle en parle seulement avec gratitude : cherchons la merveille, fuyons l’atroce, toujours.

II

J’ai dévoré d’une traite Le dernier hiver, bref roman de Marcus Malte. J’y ai passé une heure, une heure excellente.
Quel texte magnifique !
Qui renferme bien l’âpreté caractéristique de son auteur (oui, il y a là des morts, à foison) tout en n’oubliant pas à qui il s’adresse (le livre est estampillé jeunesse).
Qu’on a envie de lire à haute voix tellement il tient tout seul, d’un bloc dense et délicat, qui n’a aucun besoin de commentaire, ni d’exégèse, ni d’explicitation des références – toutefois je signale pour le plaisir de signaler que bien sûr on y reconnaitra Jack London, on reconnaîtra Marcus Malte lui-même puisque c’est là une contrepartie d’un livre plus ancien, Appelle-moi Charlie (dont la lecture préalable n’est absolument pas indispensable), et on pourra même, quoique plus discrètement, reconnaître Victor Hugo : « J’ai eu autant de vies qu’il y a eu d’hivers » ou bien « On leur disait banquise, ils répondaient banquiers », en voilà deux beaux alexandrins hugoliens, on croirait entendre la Légende des siècles… Au fond, il y a de cela : Le dernier hiver est une sorte de légende des siècles. Bref, nul besoin d’en rajouter, je souhaite à chacun(e) une heure excellente. Petit conseil technique : afin de ne pas se gâcher la surprise et la joie de comprendre qui est le narrateur, je préconise de s’abstenir de lire la 4e de couve.

III

J’ai déjà exprimé, et même plusieurs fois je le crains, mon admiration pour les livres de Liv Stromquist (rediffusion au Fond du Tiroir : ici).
Son dernier en date, La pythie vous parle (Rackham, 2024), est une somme formidable, où elle se fait elle-même « pythie » (dispensatrice de bons conseils pour mener correctement sa vie) tout en ironisant sur la profusion de pythies modernes, coachs variés et youtubeurs multiples qui ont pout toi la clé de la réussite.
Surtout, ne pas se laisser rebuter par la simplicité quelque peu enfantine de son dessin – après tout, les génies dont on a dit qu’ils « dessinaient mal » sont légion, Siné, Reiser, Schlingo, Aline Kominsky… Son style est parfait pour ce qu’elle veut atteindre : nous faire réfléchir, via une vulgarisation prodigieusement intelligente, passant à la moulinette les discours à la fois de psychologues, psychanalystes, sociologues, anthropologues, mais aussi (la pauvre, elle a dû en baver pour réunir sa documentation) « d’experts » en développement personnel, de masculinistes bas du front ou influenceuses hautes de l’implant.
La façon dont elle décortique l’air du temps que l’on respire, l’influence directe qu’a le néolibéralisme sur nos rapports à nos corps ou nos sentiments les uns envers les autres (ultravalorisation et en conséquence ultrafragilisation de l’égo, injonction au bonheur, au bien-être et au « fun », application aux relations humaines des paradigmes issus de l’économie, par exemple « il faut profiter » transformant le champ de la vie elle-même en champ de la performance à évaluer en permanence comme un client évalue son fournisseur, surestimation de la rationalité et du calcul pourtant contredite par une irrationalité de tous les instants, obsession du contrôle, déni de la mort ou de toute pensée négative, et puis l’amour, toujours l’amour, toujours normatif)… cette façon de décortiquer, disais-je, est magistrale. Et utile. Il faut au fond la prendre au sérieux : Liv Stromquist est une pythie.

Je prélève deux pépites :
– Une citation du sociologue Zygmunt Bauman : La mort constitue la limite de notre raison, puisqu’il n’est pas possible de la contrôler, de la prévoir ou de la dominer [c’est pourquoi] la mort n’est pas notre bourreau, mais notre geôlier.
– Une anecdote historique : venu consulter la pythie de Delphes en 83 av. J.-C. afin de recueillir un conseil, Cicéron n’obtint que celui-ci, qui les vaut tous : Ne suis aucun conseil.

The more I clean up, the more it gets dirty

11/08/2025 Aucun commentaire

En 1989 Richard McGuire a révolutionné l’oeil de ses lecteurs avec seulement six planches de bandes dessinées expérimentales (consultables ici), sous le titre concis et gigantesque de Here, inventant une manière extraordinairement originale de traiter un thème aussi archaïque que l’être humain, la sensation du temps qui passe et l’enchaînement des générations – cf. cette rediffusion au Fond du Tiroir.

En 2014 MacGuire a redoublé sa révolution, poussant sur 300 pages, et sans mollir une seule fois, son idée à la fois très abstraite et très narrative, pour peu que l’on accepte l’idée d’une narration cubiste, en un livre époustouflant du même titre (version française : Ici, Gallimard, 2015).

En 2024, Robert Zemeckis adapte le graphic novel de McGuire au cinéma. J’ai abordé le visionnage du film avec prudence, redoutant par principe l’inutile transposition dans un autre art d’une oeuvre ayant déjà trouvé sa forme parfaite, et m’attendant à un pur gadget numérique (tiens, Tom Hanks et Robin Wright à 18 ans, 30 ans, 45, 60, 80…).

Pourtant non : Here le long métrage (la VF conserve le titre original anglais tout en l’encombrant d’un sous-titre inepte, Les plus belles années de notre vie), mérite d’être vu, parce qu’il respecte à la fois la rigueur formelle (tout se passe dans l’image, pas de voix off, un lieu et un cadrage unique, par conséquent aucun moyen de glisser un panoramique, un zoom, un champ-contrechamp, un gros plan ou autre grosse ficelle), et l’émotion souterraine de la bande dessinée initiale.
Je ne sais plus qui (Spiegelman ?) a dit que narrativement le cinéma et la bande dessinée n’avaient strictement rien à voir, que qualifier une bande dessinée de cinématographique ou inversement était une aberration et une fainéantise, puisque l’un maîtrise le temps (comme un morceau de musique) tandis que l’autre maîtrise l’espace (comme un tableau sur lequel l’oeil du regardeur prend le chemin qu’il veut) – pourtant, d’accord, chacun des deux, avec ses moyens propres, est capable de parvenir à l’expression des mêmes affects.

Toutefois ! Selon moi la principale différence (voire la rédhibitoire trahison) entre l’original dessiné et l’adaptation filmée de Here tient dans le fait que le livre enchâssait l’histoire d’un homme et d’une maison au sein d’une Histoire universelle qui, ambition démesurée, allait de la création de la Terre à sa destruction… tandis que le film choisit d’insérer bel et bien le début des temps (on y voit certes des volcans primitifs, et des dinosaures gambader là où sera un jour bâtie La Maison) mais de faire pudiquement l’impasse sur la fin des temps. Un début, mais pas de fin.
Or une scène apocalyptique, magnifique, qui donne à voir dans un futur indéterminé la maison en ruines envahie par les eaux, a bel et bien été tournée puisqu’on la retrouve dans les scènes coupées du DVD. Je recommande chaudement la vision de ce complément logique, qui doit absolument faire partie du puzzle sans forcément être la conclusion du film (dans le livre, elle n’occupe pas les dernières pages), et je soupçonne vaguement Zemeckis et son équipe (son producteur à tout le moins) d’avoir raboté cet téléologie pour ne retenir que l’efficacité du mélo concentré à la durée de vie de son protagoniste…
Ou alors, et ce serait pire, cette amputation est une lâche concession à l’air du temps trumpiste et climatosceptique qui nie que nous ne sommes que de passage sur terre et dans nos maisons, que le mot forever n’est qu’une vue de l’esprit et que même l’American Way of Life est mortel.

Du passage de la bande dessinée au film, je note une autre trahison, qui quant à elle lorgne plutôt du côté gauche de l’échiquier politique ricain, et qui jouit par conséquent de mon approbation (car, sans me vanter, je déborde de biais idéologiques) : parmi les nombreux habitants qui se sont succédés dans La Maison au fil des siècles, et qu’on n’aperçoit que fugitivement dans le livre, Zemeckis choisit de présenter plus longuement une famille noire. Et d’ajouter une scène où le père, assis dans le canapé, délivre à son fils, les yeux dans les yeux, certaines recommandations que seul un père noir donne à ses enfants, rejouant un rituel séculaire qui révèle le racisme systémique de la culture américaine : si jamais le jeune homme se fait arrêter par la police, il devra à tout prix se montrer très poli, très docile, très prudent et très lent dans chacun de ses gestes. Cette scène est extraite d’un autre livre, a priori sans le moindre rapport avec Here : The Talk, par Darrin Bell… La greffe prend étonnamment bien, puisqu’elle rejoint le thème principal, le passage de relai d’une génération à l’autre.

En sécurité dans mes toiles

14/07/2025 Aucun commentaire

Je lis Nous vivrons, enquête sur l’avenir des Juifs de Joann Sfar.

Livre fort épais (450 pages bien tassées), instructif et parfois déchirant. Même si le terme « enquête » y est un un peu surfait : le volume recèle moins la rigueur d’une enquête qu’une recherche très personnelle, les états d’âmes d’un journal intime (première moitié à Paris) ou d’un récit de voyage (seconde moitié en Israël), un baromètre intérieur depuis les attaques du 7 octobre 2023, la guerre sans merci qui a suivi, et cette lancinante question : est-il encore possible d’être juif en France ? Alors même que, mécaniquement, quand un Palestinien tue un Israélien, l’antisémitisme augmente en France, tandis que quand un Israélien tue un Palestinien, l’antisémitisme augmente en France.

Au détour d’une page, comme une blague juive, cette conversation téléphonique entre un fils et sa mère :

« Maman, comment ça va ?
– Bien, mon fils.
– D’accord. Maman ?
– Quoi ?
– Rappelle-moi quand tu seras seule. »

Je relève aussi cette conversation de l’auteur avec Georges Kiejman :

« Il était fou ! Fou, Albert Cohen, de vouloir que les gens aiment les Juifs ! J’ai moins d’ambition, je ne demande pas qu’on m’aime, notez ça, Sfar. L’antisémitisme consiste à détester les Juifs exagérément. Qu’untel ou unetelle pense ceci ou cela, qu’importe. Souhaitons juste qu’ils se bornent à ne pas nous massacrer. Mais vous voyez, Sfar, même quand on ne demande à nos semblables que ce presque rien, on est parfois déçu. »

Je relève enfin p. 175 cette note d’intention de Sfar :

« Mon métier, c’est [le même que celui de] Chagall, c’est : « Je voudrais mettre les Juifs du monde en sécurité dans mes toiles ». »

Lisant, je bondis. Il me faut toutes affaires cessantes vérifier la source précise de cette citation afin de l’insérer, peut-être, dans mon spectacle Chagall, l’ange à la fenêtre. Je la gougueulise : chou blanc. Nulle trace. Sfar l’a sans doute, sinon inventée de toutes pièces, du moins recréée et réagencée à partir de propos similaire.
(Sachant que j’ai lu autrefois de Sfar les deux tomes du récit intitulé Chagall en Russie qui se révélait, tiens c’est constant chez lui finalement, moins une biographie rigoureuse qu’une fantaisie onirique et une recherche poétique très personnelle.)

Je lance ici un appel : quelqu’un qui passerait le long de cette page pourrait-il,
– soit m’aider à débusquer la citation exacte (il appert, grâce à la décisive contribution d’un correspondant, que l’extrait provienne de l’autobiographie de Chagall, Ma vie, rédigée en 1923-24, par conséquent le contexte est celui des pogroms dans la Biélorussie de sa jeunesse et non les persécutions nazies),
– soit me donner discrètement le moyen de joindre Sfar afin que je lui demande directement.

Même si je n’ignore pas qu’il doit être débordé. Il est en pleine pré-production de l’adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit d’un antisémite dont j’ai oublié le nom. Lorsque j’ai appris il y a quelques mois que Sfar qui est aussi cinéaste avait acquis les droits de ce roman réputé impossible à adapter, pour l’encourager je lui ai adressé, via sa maison de prod, ma Lettre ouverte au Dr. Haricot, mais je ne sais si elle lui est parvenue.


Pense-bête : Fabrice Vigne, s’il te plaît, souviens-toi de ne plus jamais, jamais, jamais voter pour la France dite Insoumise, déshonorée par un antisémitisme aussi décomplexé que le racisme ou le fascisme du RN. Les complexes avaient du bon, finalement. Les complexes participaient d’une certaine décence.
Dans ce parti à vomir, on en est désormais à reprocher aux Juifs français de dénoncer par pur opportunisme les crimes d’Israël à Gaza : par conséquent, on dénie aux Juifs toute bonne foi, toute humanité, et on leur reproche, comme c’est original, d’être ontologiquement, racialement, retors, manipulateurs, insincères, opportunistes, unis en bloc, et manoeuvrant dans l’ombre tous les médias entre leurs mains crochues. Voici la dégueulasserie qu’ose écrire le député Aymeric Caron sur le réseau social du nazi Elon Musk :

Au moment où Israël est entré à Gaza dans une phase criminelle dont l’excuse des « victimes collatérales » ne parvient plus à dissimuler les intentions génocidaires (la famine organisée), les soudains appels à la paix par [Delphine] Horvilleur [qui a évoqué la faillite morale d’Israël], [Anne] Sinclair et [Joann] Sfar ont un objectif médiatique et politique bien précis.
Au-delà de l’intérêt personnel que ces soutiens inconditionnels d’Israël espèrent retirer de leur revirement officiel, la manœuvre consiste à préserver à ces personnes leur situation privilégiée dans les médias comme commentateurs de la situation à Gaza.

Comprenons bien le propos : tout le monde a le droit voire le devoir de dénoncer l’horreur en cours à Gaza (emboîtons le pas d’Annie Ernaux), SAUF LES JUIFS à qui ce droit et dénié, ils n’ont qu’à fermer leurs gueules et s’il pouvaient même disparaître ce serait parfait. Pourquoi ? Parce qu’ils sont juifs.

(Post de Sfar sur les rézos, juillet 25)

Le dinosaure du diable

07/05/2025 Aucun commentaire

Jack Kirby est l’un de mes artistes préférés. Archive : je lui rendais hommage ici, appelant à comparaître Blaise Pascal, Kubrick, Terrence Malick, Baudelaire, Freud et Frank Zappa, car il faut ce qu’il faut.

Kirby est un tel créateur de mondes, d’images et d’imaginaires, qu’inlassablement je suis curieux de la moindre de ses œuvres, sûr et certain que même la plus mineure, la plus contrainte, la plus oubliée, la plus anecdotique recèlera une étincelle qui allumera mon œil. Je ne suis jamais déçu.

C’est ainsi que je viens, et avec quelle joie, de mettre la main sur un lot d’une extrême bizarrerie : Devil Dinosaur, la toute dernière contribution de Kirby à l’univers Marvel (en 1978) – sachant que la toute première était Captain America (en 1940).
Kirby, juste avant, donc, de claquer la lourde, et cette fois définitivement, d’une compagnie qui l’aura pressé comme un citron durant quatre décennies sans jamais lui reconnaître aucun droit mais en lui décernant le titre honorifique et gratuit de King, n’est pas corporate pour un sou : il ne nourrit plus la moindre appétence ni pour les super-héros de la maison ni pour l’univers partagé Marvel (ce gimmick reconduit à l’identique sur écran depuis que Marvel est aussi un studio de cinéma), et cherche au contraire une niche où on lui foutra la paix, où il pourra poursuivre ses obsessions narratives et graphiques sans se faire envahir par un Spider-Man ou un Hulk au détour d’une page. C’est ainsi qu’il se (et nous) retrouve en pleine préhistoire. Mais quelle préhistoire.

Devil Dinosaur est une histoire délicieuse, impossible, saugrenue, orageuse, pop, un peu débile, un peu kitsch, mais merveilleuse, pleine de bruit, de fureur, de points d’exclamation et de Kirby krackles. L’histoire de l’amitié entre un T-Rex rouge nommé Devil, et un jeune mammifère hominidé, poilu comme un singe mais malin comme un homme, nommé Moonboy.
Les deux compères caracolent à travers les âges farouches, l’un à califourchon sur l’autre, échappant à d’innombrables dangers parmi lesquels : des ptérodactyles, des tricératops, des volcans, des tremblements de terre, des fourmis de 18 mètres (sans chapeau sur la tête), des hordes d’humain primitifs, cruels et superstitieux, des envahisseurs extra-terrestres et leurs robots tueurs… À peu près aussi stupéfiant, et scientifiquement suspect, que si l’on mixait la première séquence de 2OOI: A space Odyssey, où un proto-humain invente l’humanité en même temps que l’outil, avec Godzilla.

Rappelons qu’entre la disparition du dernier dinosaure et l’apparition du premier hominien se sont écoulés environ soixante millions d’années – mais, bah, rappelons aussi qu’un précédent existe, Rahan, lui aussi, croisait de temps en temps un dinosaure survivant et résiliant, peu importe la chronologie, que sont soixante millions d’année du moment qu’on raconte une bonne histoire. Or on reconnaît une bonne histoire à ce qu’elle parle de nous.

Et, oui, Devil Dinosaur parle de nous, donne à lire un mythe fondateur qui rêve et métaphorise ce que nous sommes, ce que nous devenons en tant qu’espèce. Je prélève une page de l’épisode 6 et je prétends qu’il s’agit, sous nos yeux, ni plus ni moins de l’invention du patriarcat allié à la religion. Une brute épaisse s’approprie une femelle farouche, et explique tout en la violant que c’est parce que les esprits l’ont conduite jusqu’à lui et qu’elle n’a qu’à bien se tenir, elle n’a pas intérêt à blasphémer contre les esprits :

Traduction de mon cru :

– Si tu ne peux pas respecter ce que je suis, alors tu apprendras que je suis plus dangereuse que les monstres que nous affrontons !
– Dans ce cas tu mérites que moi, Main-de-Pierre, te donne une bonne leçon ! Viens ici !
– Voilà une femelle pleine de volonté.
– Pas touche, espèce de serpent des marais ! Sache que dans ma tribu, les femelles ne sont pas des possessions !
– Ta tribu a été exterminée ! Personne ne m’empêchera de te revendiquer pour mienne ! Ne comprends-tu donc pas ? Tu me plais ! Je te veux ! Ce sont les esprits qui nous ont réunis ! Oserais-tu les défier ?
– Les esprits t’ont peut-être parlé, mais pas à moi ! Lâche-moi !
– Fais comme elle te demande, Main-de-Pierre ! Si tu la forces à rester près de toi, tu attireras sur nous de bien sombres jours !
– La ferme, vieillard !

Saynète formidable, non ? Dire qu’à l’heure même où j’écris ceci, et comme une apogée de l’histoire débutée chez les hommes-singes hirsutes, un conclave de 133 vieux messieurs visités par les esprits est en train, au Vatican, de choisir celui qui les guidera, afin de continuer à statuer sur ce que sont les femmes et ce qu’il convient d’en faire, guettons la fumée blanche.

Et ce n’est pas tout ! Dans le même lot de vieux comics, plus exactement dans le numéro suivant Devil Dinosaur #7, je débusque un éditorial de Stan Lee tout aussi édifiant.
En 1978, Stan Lee, ex co-auteur et meilleur ennemi de Jack Kirby, n’écrivait quasiment plus de scénarios de bandes dessinées mais seulement des éditos, une chronique intitulée Stan’s soapbox insérée dans tous les fascicules Marvel, laïus autosatisfait où il faisait ce qu’il savait faire le mieux : le mariole, le vantard, le représentant de commerce qui parle de la pluie, du beau temps et de lui-même, et d’ailleurs tu tombes bien, il en a une bonne à te raconter. Sauf que pour une fois, le sujet était sérieux :

Traduction de mon cru :

Vu de ma fenêtre, le sectarisme [bigotry en VO] est l’une des diverses taches qui souillent le blason humain et devront être grattées et éradiquées si un jour nous voulons nous prétendre réellement civilisés.
Le sectarisme prend d’innombrables formes et déguisements, mais là où on le reconnaît le plus aisément c’est dans sa forme de généralisation malveillante et décervelée. Par exemple, quand vous entendez un abruti proférer « Tous les Italiens sont comme ci » ou bien « Tous les Allemands sont comme ça », ou bien « Les femmes sont toujours ceci-cela », ou bien « Tous les Noirs, ou les catholiques, ou les juifs, ou les peaux-rouges, liste non exhaustive, sont comme je te dis ! »
Eh, bien, les tarés qui s’expriment ainsi, toujours avec une intention de rabaissement, de dénigrement, ne s’en rendent sans doute même pas compte, mais ils sont ni plus ni moins des sectaires [bigots en VO]. N’importe qui doté d’un QI légèrement supérieur à celui du crétin sait fort bien que toute catégorie d’humains est forcément hétérogène. Elle comprend des bonnes personnes, des mauvaises personnes, et l’infinité des nuances entre les deux – et vous trouverez de tels spécimens parmi toutes les races, religions, formes, tailles, et sexes. Vous avez envie de détester quelqu’un ? Je vous en prie. It’s a free country. Mais faites-le parce que lui ou elle vous en a donné de sérieuses raisons, et non à cause d’une couleur de peau, une religion, un arbre généalogique, la forme de ses orteils, ou tout autre prétexte débile, confus et bas du front !

Conclusion et CQFD.

Cette planche et cet édito sont indéniablement datés. Ils ont sans doute perdu, non leur actualité, mais leur légitimité, leur intelligibilité, ringardisés qu’ils sont par le zeitgeist et par les libéro-fascistes au pouvoir en 2025, dans leur propre pays et ailleurs. Peut-être seraient-ils fired, ou canceled.
Mais réciproquement, que penserait Jack Kirby, qui en 1944 avait dû interrompre sa carrière de dessinateur pour combattre l’armée nazie en Normandie, du salut nazi d’un vice-président officieux et non élu ?
Dans les années 60 et 70, Kirby, Stan Lee et les autres, incarnaient et dispensaient via les comics Marvel un humanisme pour les masses sous enveloppe imaginaire et vivement colorée, une ouverture d’esprit archéo-woke expliquée aux enfants, un soft power tolérant et progressiste…
Leurs dessins et leurs textes constituent le témoignage exotique d’une époque où les USA méritaient parfois l’admiration. Et qui aujourd’hui peuvent être relus en tant que contraire absolu, et dans l’idéal comme antidote, de la monstruosité Trmumpsk, ce bigot tenant d’un obscurantisme plus proche d’un Main-de-Pierre attrapant sa femelle par la chatte que d’un brave dinosaure, cette force sombre et destructrice qui mène ces jours-ci, avec sa cravate aussi rouge qu’un T-Rex du diable, son pays et le monde au bord du chaos.

Moi ce que j’aime

01/01/2025 Aucun commentaire

Chef d’oeuvre.
Le choc est sans doute moins fort qu’avec le premier tome il y a six ans déjà, où l’on ignorait dans quel OVNI on grimpait.
Cette fois, avec ce deuxième tome (et non second, comme je l’avais cru), les intentions notamment politiques sont plus explicites (il y est question de responsabilité individuelle, de violence de quartier qui redouble la violence d’État, de coming-out homosexuel, de construction de l’image de soi…), la fonction sociale et artistique des « monstres » et de l’amour qu’on leur porte est plus clairement énoncée, l’histoire de l’art (depuis Goya et son sommeil de la raison jusque et y compris à l’art populaire des pulps & comics books) est plus linéairement instrumentalisée…
Bref, le terrain monstrueux est désormais balisé.
Peu importe : chef d’oeuvre quand même, unique en son genre, rien ne ressemble à Moi ce que j’aime c’est les monstres d’Emil Ferris.
Il est très rare d’avoir entre les mains un livre, qu’il soit graphique ou seulement fait de mots, dont on se dit que chaque page est riche, admirable, fin-en-soi, même sortie du contexte.
Chaque page est un tableau et la lecture mérite d’être dédoublée : une fois pour la narration, une fois pour l’admiration.

Faut-il censurer les mauvais livres ?

15/11/2024 Aucun commentaire

La censure est mon ennemie littéraire, la censure est mon ennemie politique. La censure est de droit improbe, malhonnête et déloyale. J’accuse la censure.
Lettre de Victor Hugo
à son excellence le Ministre de l’Intérieur,
3 janvier 1830.
Hugo n’a pas 28 ans et s’indigne de la censure d’Hernani.

Je suis viscéralement hostile à la censure des livres. Dès qu’un livre est foudroyé ou ne serait-ce que menacé par la censure, que celle-ci émane de l’État ou de quelque lobby, dès qu’il est condamné par la justice ou par la voix du peuple numérisée ou non, c’est plus fort que moi, j’en fais une affaire personnelle : je veux le lire, s’il le faut je veux le posséder comme si ma vie en dépendait, puisque la vie de ce livre en dépend.

Vive l’Enfer : c’est ainsi que compulsivement j’accumule, éparpillés dans ma bibliothèque, évidemment les Versets sataniques de Rushdie, La Question d’Henri Alleg, Le Con d’Irène d’Aragon, Suicide mode d’emploi de Guillon et Le Bonniec, les pamphlets de Céline, les premiers livres de Jean Genet, des volumes de Sade édités par Pauvert, Hitler=SS de Vuillemin et Gourio, Bien trop petit de Manu Causse…
Sans parler des exemples classiques aujourd’hui risibles où la vilaine Anastasie s’est ridiculisée pour l’éternité : Madame Bovary, J’irai cracher sur vos tombes, Les Fleurs du mal, Lolita, La Ferme des animaux, Les Damnés de la terre, Lourdes, lentes, Eden Eden Eden, Le Deuxième sexe, Le Maître et Marguerite

J’ai même quelque part sur un rayonnage un exemplaire de Mein Kampf, et les joues encore rouges du souvenir de ce jour où je l’ai acquis : j’étais étudiant en histoire et je trouvais normal de lire ce texte si plein d’effet dans le XXe siècle, mais la vendeuse me regardait comme si j’étais personnellement complice de crimes de guerre. Quel malentendu.

Je trouvais et je trouve capital, essentiel, suprêmement important que les livres soient disponibles : il faut ne rien effacer, afin qu’on puisse juger sur pièce. Même les ignobles journaux intimes de Gabriel Matzneff, petites dégueulasseries, confessions littéralement criminelles en plus d’être autosatisfaites, j’ai ressenti un léger malaise à la nouvelle de leur suspension de vente (je ne suis pas allé jusqu’à les acheter).

Et voilà que tombe l’affaire Spirou et la gorgone bleue, album écrit par Yann, dessiné par Dany. Alias Yann Le Pennetier (1954-) et Daniel Henrotin (1943-), qui ont en commun de signer sous leurs seuls prénoms réduits à quatre lettres.

Sorti en septembre 2023, ce livre ne fait parler de lui qu’un peu plus d’un an plus tard : une polémique est lancée sur Tik-Tok, l’accusant de racisme. Le bad buzz s’emballe, c’est-à-dire le lynchage en réseau, les invectives sont relayées mille et mille fois (dont celle d’un graphiste twittant « Je peux savoir qui a validé le dernier Spirou chez @EditionsDupuis ? La carte d’adhérent au RN est fournie avec la BD ? »), car on lit les réseaux davantage que le livre – comme d’hab. Les éditions Dupuis, ayant entendu le choeur des indignations, annoncent toujours sur les réseaux le 31 octobre dernier retirer l’album de la vente, et présentent leurs excuses, se disant « profondément désolées si cet album a pu choquer et blesser » .

Évidemment, je me précipite. Où est-il, ce bouquin ? Je l’emprunte en médiathèque. Toujours le même réflexe vital, juger sur pièces avant que les pièces ne disparaissent.

Eh, bien… Je trouve scandaleux de cancéler ce livre pour cause de caricatures racistes. Il faudrait plutôt, à la rigueur, le cancéler parce que c’est très mauvais ! (Et dans la foulée, interdire une bonne fois pour toutes la moindre velléité de reprise d’anciens personnages dans des franchises sans fin, sauf bien sûr le Spirou d’Émile Bravo qui est génial – oui, car outre mon inextinguible pulsion à sauver les oeuvres censurés, j’ai aussi un côté petit dictateur qui sait mieux que tout le monde ce qui est génial et ce qui est nul et qui voudrait virer toute la drouille, ah on ne s’ennuie jamais à l’intérieur de moi, y a du débat.)

Mais revenons à la Gorgone bleue. La caricature des Noirs y est très anecdotique (et dire que Tintin au Congo circule toujours sans être inquiété…), certes déplaisante, conventionnelle et datée (grosses lèvres et gros nez) mais pas spécialement plus choquante que la caricature des autres personnages – galerie de pantins. Tandis que c’est l’album dans sa globalité qui est hors de son temps : lourdingue, mal fichu, laborieux, né obsolète, encombré de références et d’un humour de boomers dont on se demande qui il peut faire sourire.

Les auteurs tentent de plaquer notre époque et ses problématiques (l’éco-activisme, la malbouffe, la toute-puissance de la finance industrielle agro-alimentaire incarnée par un type à tête de Trump… Okay, mais bon sang, la nocivité de la manipulation publicitaire était dénoncée par Franquin dès 1961 dans Z comme Zorglub de façon tellement plus subversive puisque les héros eux-mêmes y succombaient !), en utilisant pour cela des personnages archétypiques des années 50 (Spirou, Fantasio, Champignac, Seccotine)… Voire des années 70 puisqu’ils ressortent du chapeau à nostalgie un personnage oublié et oubliable, sans lien avec Spirou, l’agente spéciale Cloud Mac Kay, dessinée autrefois par Dany et qui était déjà un cliché en 1975. Détail révélateur : sur la couverture, son visage est caché par ses cheveux, on ne voit que ses seins.

Champignac invente un Viagra à base de champignons, Seccotine se révèle lesbienne (oh mais on s’en doutait : elle est depuis toujours en compétition avec le couple d’hommes à l’amitié homo-hérotique Spirou et Fantasio), Spip mordille des mollets en avertissant qu’il aurait pu s’en prendre aux noisettes… Bon bon bon.

Yann se montre encore un tout petit peu à la hauteur lorsqu’il fait ce qu’il sait faire (de la fiction roccambolesque aux dialogues relevés, à partir d’une documentation solide, en l’occurrence le terrifiant « 7e continent en plastique », il a bossé ses dossiers, c’est indéniable). Dany est le moins supportable du duo. Égrillard et « gaulois » (depuis 25 ans il gagne sa vie avec ses pénibles recueils de blagues érotiques comme il s’en colporte entre éviers et latrines à l’heure de la mise au baquet des repas une fois de plus ingurgités), il saisit toutes les occasions de dessiner des jeunes filles bien gaulées en bikini ou combinaison lycra hypermoulante, interchangeables et stéréotypées (toutes ont bouche pulpeuse, nez infime, yeux en amande). C’est son dessin, accusé de racisme, qui rend l’ensemble nettement plus sexiste que raciste. Mais, plus que tout : sans intérêt, voilà. Une blague de tonton gênant.

Le retrait de la vente n’est pas une injustice exorbitante. D’autant qu’il reste les médiathèques, CQFD. Je reste, du tréfonds de mon intimité, extrêmement vigilant et prompt à lire à tout prix ce qui est menacé de censure, mais on n’est pas non plus devant les Versets sataniques. Lit-on encore uniquement pour ce qu’il est ce beau roman foisonnant, baroque et onirique, au fait ?

De rien

04/11/2024 Aucun commentaire

Le sentiment dépeint par Lewis Trondheim dans cette page m’est profondément familier.

Extrait de « Les petits riens de Lewis Trondheim » tome 9 : Les chemins de désir (Delcourt, 2024)

On peut s’instruire en s’amusant ! Le titre ainsi que l’illustration de couverture du livre me font découvrir une fort belle locution, issue du vocabulaire des urbanistes, que j’ignorais et que j’espère retenir. L’immédiate joie d’apprendre une telle expression compte parmi lesdits « petits riens » qui font que la vie, ou au minimum la journée, mérite d’être vécue.

Une ligne de désir, appelée aussi chemin de désir par les géographes, urbanistes et architectes, est un sentier tracé graduellement par érosion à la suite du passage répété de piétons, cyclistes ou animaux. La présence de lignes de désir (à travers les parcs ou terrains vagues) signale un aménagement urbain inapproprié des passages existants. » (Wikipedia)

Et à propos de petits riens, le Fond du Tiroir se passionne pour un rien et c’est même à ça qu’on le reconnaît.
Là, tiens, par exemple, ce matin je me passionne pour une curiosité linguistique tout-à-fait stupéfiante, qu’il conviendrait peut-être de poser sur la table dans les débats sur le genre, même si je ne sais pas au juste à quoi ce serait utile.

Lorsque le nom générique d’un animal est masculin, le terme désignant sa femelle existe pratiquement toujours :
Le lion a pour femelle la lionne.
Le renard a pour femelle la renarde.
Le dauphin a pour femelle la dauphine.
Le cochon a pour femelle la truie.
Le sanglier a pour femelle la laie.
Le lièvre a pour femelle la hase.
Existent aussi la rate, l’écureuille, l’hérissonne, la paonne, la manchote, la cygnesse, la phoquesse, la bisonne, la corbelle, la perroquette, la zébresse, la ponette, la daine, la rossignole, la crabesse, etc.
(Je n’ai trouvé comme contre-exemple que le hibou qui est sans féminin, célibataire lexicologique, nulle hibolle et on est en droit de le regretter.)

En revanche, lorsque le nom générique d’un animal est féminin, le terme désignant son mâle N’EXISTE PAS ! Ainsi…
Le mâle de la souris est UNE souris mâle.
Le mâle de la tortue est UNE tortue mâle.
Le mâle de la panthère est UNE panthère mâle.
Le mâle de la chouette est UNE chouette mâle.
Le mâle de la baleine est UNE baleine mâle (libérez Paul Watson, au fait).
Le mâle de la hyène est UNE hyène mâle.
Une salamandre mâle, une hulotte mâle, une antilope mâle, une marmotte mâle, une truite mâle, une taupe mâle, une chauve-souris mâle, une otarie mâle, une tourterelle mâle, etc.

Cette distinction grammaticale s’applique jusqu’aux races imaginaires : on parlera de la dragonne mais de la licorne mâle…

Reste le cas, rare et élégant, des épicènes : un aigle/une aigle.

(Illustration ci-dessous : un blaireau et sa blairelle. Le mâle et la femelle sont difficiles à distinguer, madame est seulement un peu plus petite que monsieur. D’ailleurs, sauvegardons les blaireaux, si mal-aimés.)

Rien ne sera plus jamais comme avant

24/10/2024 Aucun commentaire
Ne dirait-on pas que les deux dernières reines se regardent dans les yeux, d’un monde à l’autre ?

Rien à voir.
Non, mais : ab, so, lu, ment, rien à voir !

D’un côté : La dernière reine (2022), bande dessinée que Jean-Marc Rochette a présentée comme l’ultime qu’il réalisera jamais, car désormais il ne fera plus que de la peinture.
Oeuvre singulière, magnifique, romanesque et d’autant plus poignante qu’on sait qu’elle restera la toute dernière de son genre. Mais au juste, de quoi parle-t-elle ?
Des violences de la guerre et de la société répercutées sur un petit nombre de personnages, particulièrement un homme et une femme qui mettront du temps à devenir un couple (mais le deviendront-il jamais vraiment ?), évoluant dans un pays âpre, sauvage et sans pitié, à une époque révolue mais pourtant pas si lointaine ; et lorsqu’à la fin de l’histoire, la dernière reine du titre, en dépit de sa force, de sa splendeur et de sa liberté, accomplit son destin et trouve la mort, le lecteur est envahi par le sentiment du tragique, celui qui nous avertit qu’en même temps que le personnage, quelque chose a disparu à jamais, et rien ne sera plus comme avant. Mais la légende de la reine commence : pour la postérité, La dernière reine devient le nom d’une oeuvre d’art.

De l’autre côté : La dernière reine (2023), film algérien en costumes, coréalisé par Adila Bendimerad et Damien Ounouri, débordant généreusement de deux magnificences : celle d’un passé mythique fait de bruit et de fureur qui pourrait rendre des points à Sophocle, à Shakespeare, à Racine ou à Game of Thrones, et celle d’une cinématographie nationale peu connue et sinistrée (le FDATIC, Fonds algérien de développement de l’art, de la technique et de l’industrie cinématographique, ayant hélas été dissous peu après la production du film).
Oeuvre singulière, magnifique, romanesque et d’autant plus poignante qu’on sait qu’elle restera la toute dernière de son genre. Mais au juste, de quoi parle-t-elle ?
Des violences de la guerre et de la société répercutées sur un petit nombre de personnages, particulièrement un homme et une femme qui mettront du temps à devenir un couple (mais le deviendront-il jamais vraiment ?), évoluant dans un pays âpre, sauvage et sans pitié, à une époque révolue mais pourtant pas si lointaine ; et lorsqu’à la fin de l’histoire, la dernière reine du titre, en dépit de sa force, de sa splendeur et de sa liberté, accomplit son destin et trouve la mort, le lecteur est envahi par le sentiment du tragique, celui qui nous avertit qu’en même temps que le personnage, quelque chose a disparu à jamais, et rien ne sera plus comme avant. Mais la légende de la reine commence : pour la postérité, La dernière reine devient le nom d’une oeuvre d’art.

Rien à voir entre les deux, rien du tout je te dis, c’est dingue cette pure coïncidence de titres, ou alors c’est moi qui fais une rechute d’apophénie.

Dans le même registre d’oeuvres qui ne savent pas liées entre elles mais qui n’ont rien à voir non plus, on pourra cliquer ici (Manifesto/Le Manifeste) ou bien là (affaires Laura Palmer & Grégory Villemin).