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Socio-logie

16/08/2023 un commentaire

41uRJAFJ0qL“L’ordre social ne vient pas de la nature ; il est fondé sur des conventions.” Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Le Contrat social (1762)
(Mais Jean-Jacques Rousseau, asocial notoire, est-il le mieux placé pour parler de sociologie ?)

[Avertissement. Cet article, le plus long et le plus retouché du site avec plus de 120 révisions au compteur, est la réécriture petit à petit mais de fond en comble, copieusement augmentée, d’une version initiale parue au Fond du Tiroir il y a une dizaine d’années. Le gouvernement de la France était alors socialiste et on se demandait ce que cela pouvait bien vouloir dire (pour les plus jeunes : Emmanuel Macron était alors le ministre de l’économie de ce gouvernement socialiste). À cette énigme près, les problématiques n’ont guère changé. Dernière apparition du mot dans l’actualité : « Tous ceux qui prônent la décroissance devraient comprendre que ce serait remettre en cause notre modèle social. » Élisabeth Borne, Première ministre, Rencontre des Entrepreneurs, 28 août 2023.]

Un jeune garçon de ma connaissance vient d’effectuer dans une librairie de bandes dessinées son stage obligatoire d’observation en entreprise, dit stage de troisième.
Il m’a rapporté l’anecdote suivante.
Un vieux monsieur rentre dans la boutique, s’approche de lui et, avec le sourire mais à voix basse et nerveuse, lui avoue en jetant des regards latéraux qu’il recherche le rayon des bandes dessinées, ah, euh, comment dire, des BD, disons, des BD sociales, voilà, sociales. Car il aime beaucoup le social, il adore ça même, le social est son dada, sa passion, le social le met dans tous ses états.
En réalité, il cherchait des BD pour adultes : du cul. Il venait en librairie chercher sa dose de porno. Mais l’exprimer de but en blanc à un ado mineur eût été inconvenant, alors il a usé de ce cache-sexe saugrenu, de cet euphémisme étonnant : l’adjectif social.

De fait, sauf en cas de masturbation (cas tout de même assez fréquent, et qui devait être familier à ce citoyen), le sexe est indiscutablement une activité sociale, même si on accole rarement les deux notions (à l’exception de Jean-Louis Costes qui, pionnier, inventa autrefois le concept d’opéra porno-socio).

Cette burlesque anecdote m’a néanmoins fait méditer sur les multiples outrages subis par ce malheureux épithète.
Axiome : toute activité humaine est sociale, puisque l’homme est un animal social (l’expression date d’Aristote), étant donné que pour faire société, l’homme, y compris la femme, a fatalement des liens, plus ou moins lâches, plus ou moins virtuels, avec ses congénères. La totalité de notre expérience, y compris intime, est a priori sociale. Le Fond du Tiroir, qui n’aime rien tant que savoir ce que parler veut dire, endosse comme il lui arrive parfois sa vocation pédagogique, et se lance dans une énumération des acceptions, pour voir s’il peut épuiser le vocable ou s’il sera épuisé avant lui.

* Tout d’abord, les sciences sociales, qu’est-ce que c’est ? Elles s’opposent aux sciences dures et recoupent, non les sciences molles, mais les sciences humaines. Bonjour la tautologie, humain=social, on le savait, Aristote vient de le dire, on n’avance pas beaucoup.
Parmi les sciences sociales figure, c’est une évidence, la sociologie. Mais également, attention, faux ami ! l’économie. Citons Edgar Morin, pour le plaisir : “L’économie qui est la science sociale mathématiquement la plus avancée, est la science socialement la plus arriérée, car elle s’est abstraite des conditions sociales, historiques, politiques, psychologique, écologiques inséparables des activités économiques”.

* Tautologie encore, le corps social, c’est ni plus ni moins, la société.

* Tautologie toujours, on remarque parfois que l’adjectif social ne sert strictement à rien dans certains contextes, n’ajoute aucune idée supplémentaire au substantif qu’il est censé qualifier, et peut sans dommage pour le sens global être omis de la proposition. Exemples : l’Etat social de la France est simplement l’état de la France. La norme sociale, c’est la norme. La misère sociale, c’est la misère. La crise sociale, en gros, c’est la crise partout-partout. L’ordre social, c’est l’ordre (assuré par les forces de l’ordre), etc.

* Un rapport social, de même, c’est un rapport à autrui. C’est une interaction, de quelque nature qu’elle soit, entre deux personnes ou davantage (ce qui fait dinteraction sociale un autre pléonasme flagrant). Exemple : « Quelle admirable invention du Diable que les rapports sociaux ! » Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 22 juillet 1852.

* Un lien social, idem, c’est un lien.
Au surplus c’est un synonyme acceptable du rapport social.
Soit : un lien social est l’ensemble des relations entretenues entre deux ou plusieurs personnes au sein d’un groupe humain donné. L’expression lien social est généralement valorisée : le lien social est réputé bon, propice pour l’individu. Émile Durkheim, inventeur de la sociologie française, parlait de solidarité sociale. Attention, faux ami ! Le lien social ne doit être confondu ni avec le lien social, théorie lacanienne tirée par les cheveux coupés en quatre discours, ni avec Liaisons sociales, groupe de presse économique d’obédience progressiste, créé en 1945 par d’anciens résistants, et poursuivant son existence de nos jours sous la forme d’un site, le titre ayant été racheté par un groupe néerlandais.

* Un contact social, idem, c’est un contact. Du moins, un contact humain. Un contact qui ne serait pas social ne saurait exister, sauf métaphore ou autre abus de langage. Par exemple, le contact d’une voiture, qui ne fait que déclencher un moteur. Ou embrasser un arbre pour retrouver le contact avec la nature. Voire renouer le contact avec soi-même, comme le veut l’injonction du développement personnel.

* Un milieu social, c’est un environnement humain, par opposition à un milieu naturel, qui désignera plutôt l’environnement de tous les autres animaux, si du moins l’humain leur fout la paix.

* Un jeu social, en revanche, fin du quart d’heure tautologique, n’est pas forcément un jeu. Quoique tout dépend ce qu’on entend par jeu. Le jeu social est la somme de tous les liens sociaux inter-individuels, soit un système complexe englobant toutes les interactions au sein d’un groupe donné, où chaque individu est défini par la fonction qu’il occupe, ou le rôle qu’il joue au sein dudit système complexe global. On remarque que jeu est un mot presque aussi polysémique que social, qu’il renvoie explicitement au rôle que l’on joue dans ce système, et par conséquent à tout ce que l’identité sociale peut contenir de factice, de fabriqué, de contraint, ou au moins de conventionnel.
Quoi qu’il en soit, attention faux ami ! Une acception plus contemporaine de jeu social désigne un jeu auquel on joue (seul) en ligne avec d’autres personnes (chacune également seule, devant son écran), sur un réseau social (voir plus bas à cette expression). Attention, autre faux ami ! Le jeu social ne doit sous aucun prétexte être confondu avec le jeu de société, qui est un divertissement mondain ou convivial pratiqué selon des règles pré-établies précises, le plus souvent avec es accessoires (cartes…) et dont le principe exige la présence de joueurs multiples dans la même pièce. On notera que Wikipédia alimente le malentendu voire l’absurdité en ouvrant sa page consacrée au Jeu de société par la phrase Le jeu de société est un jeu qui se pratique seul ou à plusieurs.

* Officiellement, les Affaires sociales, c’est l’ancien nom d’un ministère (qui s’est à l’origine intitulé ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociale Et ici le mystère s’épaissit… Il semble que selon la logique des ministres, le social est associé à la santé. Mais comme nous avons vu que tout ce qui concerne la vie en société est social, on ne comprend pas en quoi les problèmes traités par les autres ministères, le travail, l’éducation, la défense, l’intérieur, la culture, l’économie, le logement, l’écologie, le droit des femmes, le commerce, le sport… seraient non sociaux. (Remarquons que le dialogue social, distinct des affaires, a figuré autrefois dans l’intitulé d’un autre ministère qui lui aussi a souvent changé de nom, cette disparition du social dans les devantures des ministères étant sans doute un symptôme à part entière : le social potentiellement partout n’est plus nulle part).

* À propos d’hygiène et de prévoyance gouvernementales : la distanciation sociale est un concept oxymorique forgé durant la pandémie de Covid-19 (2020-2021) afin d’encourager la population à ne pas se toucher, ne pas s’approcher, ne pas se fréquenter, ne pas nouer de lien social ou de rapport social, à éviter comme la peste de se faire la bise, se serrer la main, voire s’adresser la parole, et à se morfondre chacun pour soi devant des écrans.
Attention, faux ami ! L’expression distanciation sociale était utilisée dès 1966 dans l’essai Loisir et culture des sociologues Joffre Dumazedier et Aline Ripert, et désignait selon eux le refus de se mêler à d’autres classes sociales (voir plus bas). Beaucoup trop optimistes, ils estimaient : « Vivons-nous la fin de la “distanciation” sociale du siècle dernier ? Les phénomènes de totale ségrégation culturelle tels que Zola pouvait encore les observer dans les mines ou les cafés sont en voie de disparition. »

* Plus étonnant : un insecte social, c’est une espèce d’insectes (par exemple fourmis, termites, abeilles, guêpes) vivant en colonies et bénéficiant d’une intelligence collective, concept fort troublant pour les homo sapiens-sapiens post-industrialis, à qui l’individualisme est fortement prescrit.

* Plus étonnant encore : une plante sociale, c’est une plante formant de vastes et denses peuplements, tels les phragmites, les bambous, ou l’ail des ours.

* Un fait social (attention, c’est ici que nous entrons dans le dur) est une chose. En effet, c’est une découverte essentielle du déjà cité Émile Durkheim en 1895, qui affirmait « il faut traiter les faits sociaux comme des choses », histoire de souligner simplement qu’ils existent, qu’ils ne sont pas une élucubration de sociologue, ou un concept né de quelque monde des idées platonicien.
Durkheim définit le fait social comme « toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses diverses manifestations au niveau individuel. »
En gros, est fait social tout comportement que la société dicte à un individu, consciemment (par la loi) ou inconsciemment (par l’immersion dans un bain culturel). On comprend que la découverte de Durkheim, égratignant le sacro-saint principe du libre-arbitre, ait été en son temps très critiquée.
Toutefois, la signification recouverte par les mots fait social est aujourd’hui sensiblement différente : ils désignent, aussi, une catégorie fourre-tout de l’actualité, qui ne concerne pas le « people » mais, au contraire, le peuple. La rubrique people est ainsi la chronique des comportements dictés par la société à des gens célèbres ; la rubrique fait social est la chronique des comportement dictés par la société à des gens pas-célèbres.
Le fait social est un événement statistiquement abondant (exemple : statistique sur les naissances), qui se distingue en outre du fait divers, s’affichant quant à lui comme exceptionnel et rompant avec la norme (exemple : statistique sur les assassinats). On peut aussi dissocier la lente et irrésistible progression du vote d’extrême-droite (fait social) et chaque agression raciste ou antisémite (fait divers).

* Un fait social total, extrapolation du précédent, c’est une découverte en 1925 de Marcel Mauss, inventeur de l’anthropologie française et neveu par alliance d’Émile Durkheim. Le fait social total engage la société dans tous ses aspects et pour chacun de ses membres (exemples : la loi, l’éducation, le système économique, le système politique, la religion, les médias… sont des faits sociaux totaux).

* Un comportement social, c’est donc, si l’on s’en tient à la définition de Durkheim, un comportement que la société dicte ou encourage. Mais on notera que comportement social est une expression qui n’existe presque pas, citée ici seulement pour mémoire, parce que c’est son contraire, le comportement asocial, qui est très courant dans les discours, comme si appartenir à la norme implicite ne méritait pas d’être mentionné, contrairement au fait de s’en extraire.

* Une innovation sociale, ainsi qu’une étude d’impact social, sont quant à eux des concepts datant de l’ère suivante dans la grande histoire des sciences sociales. Ils sont inventés non par la sociologie ou l’anthropologie mais par leurs enfants bâtards : le marketing et la publicité, bien décidés à exploiter pragmatiquement les intuitions de leurs prédécesseurs. Une fois admis que le fait social est un comportement dicté par la société à l’insu de l’individu qui croit exercer son libre-arbitre, le marketing et la publicité expliquent comment agir volontairement sur ces comportements dans un but donné (la pulsion d’achat, essentiellement) ; en somme, grâce à eux la société prescriptrice n’est plus une force unique, invisible, collective et anonyme, partout et nulle part tel Dieu lui-même, mais, disons, une Société Anonyme à Responsabilité Limitée (à propos de responsabilité limité, attention faux ami, voir plus bas à RSE).
Ainsi, une innovation sociale sera, non l’expérience massive d’un droit ou d’une liberté nouvelle (la liberté d’expression, par exemple) mais bien plutôt (attention, faux ami !) la mise sur le marché d’un nouveau produit, telles la perche à selfie ou les lunettes connectées à Internet.

* Une ingénierie sociale, ultime raffinement des recherches sociales, c’est une technique de manipulation à des fins d’escroquerie, consistant à utiliser des techniques psychologiques pour manipuler quelqu’un. Selon cette définition, la publicité, la religion, le patriotisme, etc., seraient des ingénieries sociales… Mais non : au sens strict, l’expression ingénierie sociale, sans doute par opposition à ingénierie informatique, ne désigne que les failles de sécurité de votre ordinateur qui misent non sur une faiblesse technologique (absence d’antivirus) mais sur une faiblesse humaine (vous allez cliquer ici parce que vous avez besoin d’amour) : spam, scam, piège-à-miel, usurpation d’identité, phising, vishing, smishing, pretexting, scareware… Nous revenons à l’équation social=humain, avec cette fois le corollaire facteur humain=maillon faible.

* Un cas social, également dit par abréviation populaire cassosse ou KSOS, c’est une personne expérimentant des difficultés économiques, familiales, scolaires, voire mentales ou physiques, bref toute personne susceptible d’être décalée selon les normes sociales. Cette personne incarne l’asocial (voir ci-dessus). Cas social est une désignation très péjorative, voire une insulte.

* Un buveur social, c’est une personne qui prétend « Je ne suis pas alcoolique, je n’ai aucun problème d’alcool, je ne bois que lors de rassemblements avec les amis, durant les fêtes et les soirées » ; tout dépend alors de la densité de l’agenda social de cette personne : si elle passe son temps en rassemblements, fêtes et soirées, elle peut facilement glisser du statut de buveur social à celui d’alcoolique mondain.
Variante aux caractéristiques comparables : le fumeur social.

* Un plan social, c’est un licenciement de masse (exemples ici ou ).

* Un mouvement social, c’est une grève, visant généralement à lutter contre un plan social (voir ci-dessus), à préserver un acquis social (voir ci-dessous – assez loin) ou à promouvoir un progrès social (voir ci-après, juste la ligne suivante).

* Un progrès social, donc (attention, faux ami ! le progrès social n’a strictement rien à voir avec l’innovation sociale, voir ci-dessus !) c’est une amélioration sensible des conditions d’existence observables pour tous les individus d’une société, quel que soit leur rang social.
Ici, deux citations possibles.
1) : « La bonne volonté éclairée des hommes agissant en tant qu’individus est l’unique principe possible du progrès social. » Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934).
2) : « Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous. » Slogan inventé par Aristote, encore lui, et largement utilisé par la SNCF dans ses réclames durant les années 80, époque où elle se prenait pour un service public.

* Un commentaire social, ou une critique sociale, c’est une une œuvre ou une intervention publique dont l’auteur (parfois il s’agit d’un artiste) affiche la volonté de s’exprimer sur le monde et non sur lui-même, attendu que ledit monde regorge de faits sociaux (voir plus haut). Exemple de commentateur social : Banksy.
Dans le registre artistique, et spécialement narratif, on parlera selon les cas de drame social ou de comédie sociale, termes qui désignent respectivement un drame, et une comédie – mais prenant place dans un milieu social (voir plus haut). Généralement, le prolétariat.

* Le code social, c’est l’ensemble des prescriptions sur la façon dont il convient de se comporter en société. Contrairement au Code civil ou au Code pénal, le code social n’est pas écrit noir sur blanc, sauf dans certains manuels de savoir-vivre (coucou la baronne de Rothschild), il est de culture orale, transmis et intégré par les individus de façon informelle et inconsciente (coucou Émile Durkheim), souvent par simple imitation.

* Les convenances sociales, c’est le code social bourgeois, lui-même imité du code social aristocratique, « savoir-vivre » garant d’un standing, d’une appartenance, d’un habitus, et donc d’une position sociale. L’on remarque, espérant faire avancer le débat en débusquant les faux amis, que parfois le mot social signifie propre à la haute société, dite aussi bonne société (un événement social sera alors, par exemple, un rituel comme le bal des débutantes où l’on fait son entrée dans la société)… et parfois tout au contraire et sans avertissement, social signifiera propre à la basse société (qui, par pudeur, ne sera pas dite mauvaise société), comme dans l’expression cas social (voir plus haut).

* Une vie sociale, c’est une mondanité (Exemple : « Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres » , Marcel Proust, Du côté de chez Swann – Proust étant lui-même un excellent marqueur social : soit tu l’as lu soit non).

* Un marqueur social, donc, est l’un des éléments du code social, un signal isolé ; soit un comportement, une pensée, un réflexe, un habit, un savoir, une coupe de cheveux, un accent, une expression faciale, un prénom, etc., qui révèle une origine sociale. Exemples : lire Proust ; prétendre Je lis Proust ; prétendre Je relis Proust ; ne pas lire ; ne pas savoir lire ; fermer la bouche en mâchant ou roter à table ; agencer les différents couverts autour d’une assiette, etc.

* Le spectacle social, qui découle de tous les précédents (jeu, convenances, conventions, code, marqueurs, mondanités, etc.) c’est tout un monde social que l’on observe et relate tel un spectateur, généralement d’un oeil ironique pour en faire la satire sociale, sans en être soi-même l’acteur, voire en en étant soi-même l’acteur, ce qui place dans une situation un rien schizophrène.
Attention, faux-ami ! La société du spectacle a peu à voir avec le spectacle de la société. Car le spectacle est, aussi, un concept sociologique inventé par Guy Debord pour rendre compte de la post-modernité capitaliste intégrée : “Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.

* Un malaise social, c’est une sourde angoisse ressentie par plus d’une personne. A contrario, une sourde angoisse ressentie par une seule personne sera dite malaise existentiel.

* Un talent social, c’est une qualité particulière individuelle facilitant l’entregent, une façon d’attirer les relations interpersonnelles en sachant discuter de tout et de rien, provoquer le rire par des facéties, réunir autour de soi les auditeurs et peut-être les amis. Exemples : savoir imiter le président de la République, ou au moins imiter un imitateur qui imite le président de la république, est un talent social ; de même qu’être capable d’exécuter un tour de magie, un numéro de jonglage, ou, au pire, de faire bouger ses oreilles. On s’interrogera sur les différences entre un talent social et un talent tout court, ce dernier étant quant à lui censé permettre la création d’une œuvre. Attention faux ami ! Rien à voir avec une œuvre sociale, voir plus bas.

* Un réseau social n’est plus, aujourd’hui, un carnet d’adresse en papier rempli avec de l’encre, c’est une application, un service interactif connecté favorisant l’exhibitionnisme (rejoignez la page Facebook du Fond du tiroir ! Laïkez-moi !)
Pour approfondir ce que les réseaux ont de social (ou d’asocial : ami Facebook = attention, faux ami !), on consultera avec profit la série Infernet de Pacôme Thiellement et tout particulièrement l’épisode consacré à Facebook.

* Un logement social, c’est une habitation à loyer modéré que les collectivités réservent exclusivement aux citoyens les plus modestes, les plus socialement fragiles, les plus dépourvus de ressources, voire les cas sociaux, voir plus haut (exemple de nécessiteux : François de Rugy).

* Une contribution sociale (généralisée), c’est un impôt.

* Un Forum social mondial, c’est le rendez-vous bisannuel des altermondialistes (par opposition explicite au Forum économique mondial de Davos – un indice apparaît ici : le social est-il l’alternative pure et simple à l’économique ? Relire tout en haut de cette page la citation d’Edgar Morin).

* Une classe sociale, c’est un milieu social (voir plus haut) qui s’est structuré idéologiquement voire politiquement ; soit un fragment homogène de la population hétérogène, qui se définit par ce qu’il a en commun (un habitus, un habitat, un mode de vie, des sources de revenus, une culture, des aspirations, des souffrances). Tout ce qui distingue ce groupe du restant de la population sera justement appelé différence sociale, et quiconque aura en tête sa propre appartenance à une classe sociale et agira en conséquence fera preuve de conscience sociale.
Plusieurs classes peuvent ainsi être conceptualisées. Le concept de
lutte des classes n’est curieusement plus de mise, démodé depuis la chute des pays de l’Est, contrairement à celui de classe dangereuse qui définit toujours les ennemis de classe.
Exemple : « Le fossé qui sépare pauvres et relativement riches devient abyssal. Le consumérisme consume tout questionnement. (…) En conséquence, les gens perdent leur individualité, leur sens de l’identité, et donc cherchent et trouvent un ennemi de manière à se définir eux-mêmes. L’ennemi, on le trouve toujours parmi les pauvres. » John Berger (1926-2017), Le carnet de Bento.

* Une politique sociale, c’est un ensemble d’actions mises en œuvre progressivement par les pouvoirs publics pour parvenir à transformer les conditions de vie des classes sociales (voir plus haut) les plus pauvres, et ainsi éviter la désagrégation des liens sociaux (voir plus haut), la fracture sociale (voir plus bas) ou même l’explosion sociale (les émeutes – voir la presse, de temps en temps). La politique sociale est souvent, même s’ils n’ont pas le monopole du cœur, l’affaire des socialistes, mot à suffixe né en 1831.
Exemple, pour mémoire et par mélancolie, un extrait de La Révolution de 1848 par John Stuart Mill (1806-1873) :
“Le socialisme est la forme moderne de la protestation qui, à toutes les époques d’activité intellectuelle, s’est élevée, plus ou moins vive, contre l’injuste répartition des avantages sociaux.”
Le mot socialisme est aujourd’hui très dévalué par les intéressés eux-mêmes, les dits socialistes (voir ci-dessous à social-traître), ainsi que, à leur décharge, par d’autres hommes politiques du passé qui se revendiquaient du National-Socialisme (soit du nazisme hitlérien), ce qui ne contribue pas vraiment à la limpidité du propos.

* Une loi sociale, c’est une action législative concrétisant la politique sociale (voir ci-dessus) du pouvoir exécutif, dans le but d’offrir aux citoyens un acquis social (voir plus bas). La première loi sociale en France est réputée être la loi du 22 mars 1841 par laquelle le roi Louis-Philippe limita le travail des enfants : interdiction du travail aux moins de 8 ans ; pas plus de 8 heures par jour de 8 à 12 ans ; pas plus de 10 heures par jour de 12 à 16 ans.

* Un droit social (attention faux ami ! Ne pas confondre avec une loi sociale) c’est un simple rappel de principe sans obligation légale, une injonction émise par le commissaire aux droits de l’homme (on trébuche ici sur la tautologie originelle : droit humain = droit social) du Conseil de l’Europe, qui définit ainsi le droit social : Les droits sociaux sont indispensables à tout être humain pour mener une vie digne et autonome. Ils englobent les droits à l’alimentation, à la santé, à l’éducation, à un niveau de vie décent, à un logement abordable, à la sécurité sociale [voir plus bas] et à des protections dans le domaine du travail.

* Une fracture sociale, c’est une différence sociale qui a dégénéré et engendré un conflit social et a nuit au climat social (Attention, faux ami ! ne doit pas être confondu avec la Guerre sociale, qui est un épisode de l’antiquité romaine, ni avec la Guerre sociale, qui était un journal pacifiste).

* La justice sociale est une construction morale et politique qui vise à l’égalité des droits et conçoit la nécessité d’une solidarité collective entre les personnes d’une société donnée. La plus ancienne mention de cette expression se retrouve dans L’esprit des journaux de , dans des propos attribués à Louis XVI concernant le droit de suite. Attention, faux ami ! Ne doit pas être confondu avec La Justice Sociale, hebdomadaire catholique bordelais fondé par l’abbé Paul Naudet en 1893. Il fut l’un des principaux organes de la démocratie chrétienne jusqu’en 1908, date de son interdiction par Pie X.

* L’ascenseur social est une métaphore usuelle pour signifier la mobilité sociale ou la promotion sociale, cette possibilité offerte, caractéristique de la méritocratie républicaine, de changer de milieu ou de classe sociale (voir plus haut) en bénéficiant de la justice sociale. L’ascenseur social est généralement unidirectionnel : il monte. (Exemple : “Rien ne peut se faire simplement chez les gens qui montent d’un étage social à l’autre.” Honoré de Balzac, César Biroteau) Dans l’autre sens, on parlera de descenseur social, expression pittoresque mais rare, ou alors, plus couramment et plus simplement, de déchéance sociale.
Note à benêt : lorsque l’on tape ascenseur social dans Google, la première occurrence proposée est ascenseur social en panne.

* Un Fléau social, c’est un grand malheur qui s’abat plus ou moins simultanément sur un nombre important d’individus ne se connaissant pas entre eux mais partageant une même classe sociale. Exemple : “Quand les riches se droguent c’est pittoresque. Quand les pauvres se droguent c’est un fléau social.” (Paul Schrader)
Attention, faux ami ! Le Fléau Social est aussi une revue publiée par le Groupe 5 du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (F.H.A.R), qui a connu 5 numéros entre 1972 et 1974.

* Un acquis social, c’est, selon de quel côté on se place de la barrière sociale, un droit collectif légitime obtenu de haute lutte pour les salariés, ou un scandaleux privilège archaïque ; cet acquis est donc défendu par une certaine classe sociale (voir ci-dessus), a priori basse, et dénoncé par une autre, a priori haute.
Exemples d’acquis sociaux : la sécurité sociale, les prestations sociales, le minimum social ou son pluriel les minima sociaux.
Ladite haute classe pourfendeuse des acquis sociaux a pour porte-parole le patronat (syndicat des riches), qui martelle que la lutte des classes est aussi ringarde que la Guerre de 100 ans, qu’elle n’existe plus et n’a peut-être même jamais existé… alors qu’en réalité la classe haute a gagné cette lutte et la gagne encore régulièrement. Cf. l’aveu en direct sur CNN en 2005 du milliardaire américain Warren Buffett : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. »

* Une prestation sociale, c’est un montant d’argent (ou parfois un avantage en nature) alloué par un prestataire social (représentant l’Etat ou l’une des institutions de protection sociale) à un bénéficiaire social. Les comptes de la protection sociale, publiés annuellement, distinguent six catégories de prestations sociales correspondant à autant de risques sociaux : le risque vieillesse-survie (caisse de retraite), le risque santé (la sécurité sociale), le risque famille (les allocations familiales), le risque emploi (les indemnités de chômage), le risque logement (les APL), enfin le bien nommé risque pauvreté-exclusion sociale.
Les prestations sociales constituent une des formes de la redistribution des revenus et représentaient, en 2020, 35,4% du produit intérieur brut (PIB), à hauteur de 813 milliards d’euros (attention faux ami ! rien à voir avec le 813 d’Arsène Lupin, quand bien même il existe un Arsène Lupin Social Club !). Cette somme explique pourquoi les prestations sociales sont réputées, dans les plus hautes sphères de l’Etat, coûter un pognon de dingue, et le signifier haut et fort permet de faire honte aux bénéficiaires sociaux. La honte intériorisée du bénéficiaire social est en effet un moyen efficace de faire diminuer la dette sociale (voir ci-dessous).

* La dette sociale, c’est donc le contrecoup de la prestation sociale : elle correspond aux déficits cumulés des organismes de sécurité sociale. On y retrouve principalement ceux des différentes branches du régime général mais également ceux du Fonds de solidarité vieillesse (FSV). On notera cependant que la dette sociale n’est que l’une des trois composantes de la dette publique française, et représente 9,9% de celle-ci. Les deux autres composantes sont la dette de l’État (77,2% de la dette) et des collectivités locales (8,8% de la dette). La dette publique française s’élève au total à 2 257 milliards d’euros (chiffres indicatifs, datant d’avant le confinement de 2020-2021).

* La TVA sociale, c’est un gadget économique très étudié mais jamais appliqué en France (sauf outremer), qui consiste, pour faire baisser la dette sociale, à réaffecter une partie des bénéfices de la taxe à la valeur ajoutée (TVA) aux dépenses sociales, histoire de bien rappeler aux consommateurs que certes ce qu’ils dépensent leur coûte cher, mais moins que ce qu’ils coûtent (culpabilisation toujours).

* Un social-traître, c’est un social-démocrate qui refuse les voies de la révolution sociale (qui récuse par exemple le bien-fondé d’un mouvement social, voir ci-dessus)

* Un socio-démocrate est d’ailleurs défini selon Wikipedia en des termes qui s’appliqueraient à l’identique à un social-traître : « De nos jours, le terme de social-démocratie désigne un courant politique qui se déclare de centre gauche, réformiste tout en appliquant des idées libérales sur l’économie de marché » . Socialiste et socio-démocrate peuvent être considérés comme synonymes et communiant à genoux devant le marché en nommant un banquier de chez Rothschild (oui, même nom de famille que la baronne Nadine, voir ci-dessus à code social) ministre de l’Économie.

* Socio tout court, c’est un super-(anti-)héros sociologue et explicitement victime de l’économie de marché.

* Une raison sociale, c’est le nom d’une entreprise. Un siège social, c’est la localisation de la même entreprise. On remarque que société est ici synonyme d’entreprise, par conséquent social = entreprenarial. Un bien social est ainsi la propriété privée d’une entreprise, son capital social, et pourra éventuellement faire l’objet d’un abus de bien social, à ne pas confondre (Attention, faux ami ! voire authentique ennemi !) avec le comité des œuvres sociales, dit également comité d’entreprise, qui concerne quant à lui les conditions matérielles des travailleurs au sein de la même entreprise – à rapprocher du service social.

* Une part sociale est si négligeable au singulier qu’on en parlera plutôt au pluriel : les parts sociales sont des parts de capital d’une entreprise à forme mutualiste ou coopérative (une banque, par exemple). En détenir, c’est donc être copropriétaire d’une fraction de l’entreprise.

* Une signature sociale correspond à la signature du représentant légal d’une structure qui en engage la responsabilité (s’applique, à ma connaissance, surtout aux cabinets d’experts-comptables).

* À propos de responsabilité : la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) est une vieille lune managériale prétendant rendre le business, qui n’est autre que l’appât du gain, un peu plus éthique et respectable moralement, afin que les maîtres du monde ne soient plus perçus du côté du mal mais mais donnent une meilleure image d’eux-mêmes : s’ils gagnent de l’argent, ce serait en fin de compte pour le bien de tous. Un peu comme à l’époque où Nicolas Sarkozy coupait l’herbe sous le pied des anticapitalistes en déclarant qu’il ne fallait pas détruire le capitalisme mais le moraliser (2009). La RSE désormais compressée en un sigle, c’est dire si l’idée a fait florès, plonge ses racines dans un essai de 1953, Social responsibility of the businessman par l’économiste américain Howard Bowen. Aujourd’hui, la RSE est définie ainsi par la Commission européenne et par le site economie.gouv.fr : l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes. En d’autres termes, la RSE c’est la contribution des entreprises aux enjeux du développement durable. Une entreprise qui pratique la RSE va donc chercher à avoir un impact positif sur la société tout en étant économiquement viable. En notre époque écoanxieuse, où l’on prend enfin conscience des destructions irréversibles engendrées par l’activité humaine (=sociale), la responsabilité des entreprises est explicitement repeinte en vert. Donc, synonyme de la RSE : greenwashing.

* Une économie sociale et solidaire, c’est un acronyme (ESS) équivalent à la RSE en termes de funambulisme entre bonnes intentions et langue de bois. Selon un autre site gouvernemental, le concept, qui a acquis valeur légale par la loi du 31 juillet 2014, désigne un ensemble d’entreprises organisées sous forme de coopératives, mutuelles, associations, ou fondations, dont le fonctionnement interne et les activités sont fondés sur un principe de solidarité et d’utilité sociale.

* Autre usine à gaz social plus récente, car on n’arrête pas le progrès : le Contrat à impact social (CIS, 2021), c’est un partenariat entre le public et le privé destiné à favoriser l’émergence de projets sociaux et environnementaux innovants. Ces contrats permettent le changement d’échelle de solutions identifiées sur le terrain et efficaces. L’investisseur privé et/ou public préfinance le projet et prend le risque de l’échec en échange d’une rémunération prévue d’avance en cas de succès. L’État ne rembourse qu’en fonction des résultats effectivement obtenus et constatés objectivement par un évaluateur indépendant. Ah, bon.
Notons que ce dispositif fait l’objet de critiques sur son coût (le public finançant le privé) et sa toute relative efficacité. Ah, bon.

* Un membre social, c’est une personne qui, à jour de ses cotisations et droits d’adhésion, peut revendiquer sa pleine appartenance à une association, à une amicale, etc. Ici société peut être considéré comme synonyme de club, et social nous rappelle sa parenté avec associé.

* Les partenaires sociaux, ce sont, tous-ensemble-tous-ensemble afin de démultiplier la confusion, les patrons (tenants d’intérêts privés, bénéficiaires de biens sociaux, voir ci-dessus, et détenteurs de la signature sociale) ET les ouvriers (tenants d’intérêts privés plus modestes mais aussi d’intérêt collectifs et publics, qui eux sont les bénéficiaires d’œuvres sociales, voir ci-dessus), lorsque ces personnes appartenant à des classes sociales ennemies, et aux intérêts divergents, ont l’occasion de se rencontrer. Soulignons que dans l’expression partenaires sociaux, le mot partenaires, aussi énigmatique que le mot sociaux, mériterait sa propre exégèse.

* L’Assistance sociale est souvent synonyme de l’Aide sociale. Une assistante sociale ou travailleuse sociale (généralement une femme, mais pas toujours, car il existe des assistants sociaux, sans doute des hommes assez peu virils pour faire un métier féminin, ainsi que les assistants maternels, les maîtres d’école ou les infirmiers), localisé(e) dans un centre social, c’est un(e) courageux(se) héros(ïne) débordant de vertus telles que l’abnégation, la générosité, la compassion, l’écoute ; ou bien c’est un désolant cache-misère privé de moyens réels, un pansement sur une gangrène.
On parlera aussi d’aide sociale.
On dit faire dans le social pour qualifier, et souvent disqualifier, toute forme d’assistance à autrui, de soutien dispensé aux nécessiteux sans contrepartie par les pouvoirs publics, ou par extension d’entraide entre deux particuliers.
Exemple : « J’fais pas dans le social » signifie « Démerde-toi » .
Le social doit être ici compris dans un sens métonymique et abrégé pour Le travail social, cette catégorie de métiers qui ne sauraient être respectés puisqu’ils ne rapportent pas d’argent. Les pouvoirs publics auront soin d’humilier régulièrement les travailleurs sociaux, jetant dans le même sac les assistés sociaux et les assistants sociaux, au motif que les prestations sociales (voir à cette entrée, ci-dessus) coûtent (comme on sait) un pognon de dingue, ou qu’ils s’illusionnent s’ils imaginent que l’argent magique existe.

* Attention, faux ami ! En Italie et en italien, le centre social (Centro sociale) n’est pas le bureau de proximité de fonctionnaires dévoués à la population (pléonasme ?) mais un squat punk autogéré. Cf. les livres de Zerocalcare.

* Parmi les expressions fréquemment associées à l’assistance sociale ou à l’aide sociale, on trouve par exemple la protection sociale ou le placement social, qui tous deux recouvrent l’idée qu’une personne fragile (un enfant, un adolescent, une femme), repérée comme subissant un danger dans son environnement familial, est extirpée de sa famille pour être prise en charge par la société (sous la forme des services sociaux de l’État, sous décision du juge), société qui va la placer, la protéger, etc. : l’idée est que l’ensemble de la société pallie aux déficiences individuelles. Dans le même registre d’idées solidaires, on trouve aussi, à l’occasion, des acceptions sensiblement plus rares, tel l’internat social, qui désigne un hébergement scolaire et une prise en charge nuit et jour permettant de scolariser des jeunes loin de leur milieu, après que celui-ci a fait la preuve de sa nocivité.

* Vive la sociale !, c’est un roman autobiographique (1981) puis un film (1983) de Gérard Mordillat, dont le titre provient d’un slogan peint dans le métro que contemple le narrateur, enfant.
La Sociale, par élision du substantif, désigne la République sociale, telle qu’auto-définie par opposition à la République bourgeoise, dichotomie très active dans la vie politique française notamment en 1848 et en 1870. Vive la sociale est un cri poussé par certains des 147 communards au moment d’être fusillés par les Versaillais (tenants de la République bourgeoise) devant le mur des Fédérés, le 28 mai 1871.
Attention, faux ami ! Ne doit pas être confondu avec La Sociale, sous-titré Vive la Sécu !, film documentaire de Gilles Perret (2016), qui, quant à lui, par élision d’un autre substantif, est consacré à la Sécurité sociale.

* La République sociale, c’est une chanson révolutionnaire écrite par Emmanuel Delorme cette même année 1871, pendant et à propos de la Commune de Paris. La musique est sur l’air de L’Âme de la Pologne.
Attention, faux ami ! Ne doit pas être confondu avec le Républicain social (Philetairus socius), petite espèce de passereau endémique des zones arides du sud de l’Afrique, notamment du Kalahari. Il est l’unique espèce du genre Philetairus. L’espèce est remarquable par ses nids : collectifs et habités à l’année, ils sont énormes, et peuvent être construits par des centaines d’individus. L’espèce n’est actuellement pas menacée.

* L‘individualisme social, ce n’est pas un oxymore, c’est une proposition politique et même éthique, tout-à-fait stimulante, de Charles-Auguste Bontemps (1893-1981), militant pacifiste, anarchiste, l’un des penseurs du refus de parvenir. Bontemps prône un « collectivisme des choses et un individualisme des personnes ». Histoire d’ajouter un terme accolé à l’adjectif social, comme si on en manquait, il précise dans sa célèbre plaquette : « il m’a été demandé un résumé précis de ma conception d’un individualisme social que je dénomme tout aussi bien un anarchisme social ».

* Le Samu social, ou Samusocial tel qu’il s’écrivait tout attaché lors de sa création en 1993, est une fédération d’ONG ayant pour but de venir en aide aux personnes démunies. Le mot-valise se compose de SAMU, qui signifie Service d’Aide Médicale Urgente, et de social qui signifie, ma foi, tout ce que nous savons à présent, si jamais nous avons réussi à savoir quelque chose. Dans la foulée de l’exemple français un Samu social international a été fondé en 1998.

* Un mérou social, c’est… Ah… Non… Je ne sais toujours pas ce qu’est un mérou social. C’est peut-être un animal mythologique, ou une simple vue de l’esprit, chimère pour théoriciens. Comme l’Europe sociale.

Quelle pagaille. Que de faux amis dans le monde social. Si vous en voulez encore, on peut également se plonger dans l’étymologie mais je vous préviens, ce qu’on y trouvera ne lèvera pas l’imbroglio, en ajoutera au contraire une louche : socius vient du verbe latin sequor, suivre, qui a aussi donné secte, et dès Rome l’adjectif avait les usages les plus divers (le socium templum était un temple dédié à plusieurs divinités, le socius lectus était le lit conjugal, la socia agmina était l’armée auxiliaire, etc.).

Et il faudrait ne pas désespérer d’un gouvernement dit socialiste ? Et quoi encore ? Crier Vive le roi ? Ne plus trousser les filles ? Aimer le filet de maquereau ?

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Bonus 1 : “Toujours le Social. Le contrat social, le sens social, l’avenir social, la souffrance sociale, le spectre social. Cette croyance à la Société est quand même la plus étrange qui ait jamais existé.” Philippe Sollers (1936-2023), Passion fixe (2000)

Bonus 2 : l’adjectif convivial, en quelque sorte et en quelque endroit synonyme de social, désigne quant à lui désormais et plus prosaïquement une facilité d’utilisation, en parlant d’un système informatique. Bonne convivialité à tous.

Bonus 3 : J’ai fait ma part mais si vous avez encore faim, une fois épuisées les occurrences de social vous pourriez vous pencher sur celles du plus récent sociétal. Un indice puisé chez Grégoire Bouillier, Le dossier M, livre premier, dossier rouge, « Le Monde », partie V, niveau 3 :

« [C’est] à cette époque aussi [les années 80] que les problèmes de société ont été remplacés par des questions dites « sociétales » , fabuleux mot permettant d’évacuer d’un coup d’un seul les problèmes liés à la lutte des classes. Exit la lutte des classes, déclarée obsolète sans autre forme de procès, on ne se demande pas pourquoi, ni par qui. »

« Mage-Astre », comme il disait

08/08/2023 Aucun commentaire

Il se présentait à l’occasion comme Mage-Astre, lorsqu’il lui fallait rappeler que les noms sont tout sauf innocents. Et d’ailleurs il racontait, pour peu qu’on l’encourageât un peu, qu’il avait assisté au séminaire de Lacan à une époque où le défrichage du savoir était un peu plus épique et sauvage qu’aujourd’hui.

Aujourd’hui 8 août 2023 auront lieu à Grenoble les funérailles de Jean-Olivier Majastre. Je ne serai pas présent mais je songerai très fort à cette figure locale, à sa pensée si originale, à sa voix bégayante mais farceuse, à sa silhouette longiligne que je ne croiserai plus dans les rues, poussant son vélo et ayant toujours, comme par hasard, une chose intelligente à me dire.

Comme je l’ai avant tout connu en tant que professeur de sociologie durant mon cursus, j’admirerai sans fin ce vieil excentrique qui avait réussi à s’insérer dans un parcours académique tout en restant libre, capable de publier une Approche anthropologique de la perception aussi bien qu’une déclaration d’amour aux vaches. Tous les professeurs de liberté (en plus de sociologie) sont bons à prendre.

Je reproduis ci-dessus ses 36 choses à faire avant de mourir éditées (et diffusées sur les réseaux, merci) par Hervé Bougel. Le point 32 est un hommage à son fidèle vélo et j’en suis tout attendri.

Spécial Origines

24/07/2023 2 commentaires

Lorsque j’étais étudiant en sociologie à Grenoble dans les années 90, l’un de mes camarades de promo s’appelait Gérald Bronner. Je ne le côtoyais guère, je le croisais à peine : il avait la réputation, pour ne pas dire l’aura, d’un bosseur acharné, il était sérieux, il irait loin, il faisait tout très vite et très bien. J’avais peu d’indices sur qui il était vraiment, mais du moins avais-je été très impressionné par sa déclaration incidente, devant la machine à café, selon laquelle pour tenir le rythme de ses recherches il avait pris l’habitude de passer une nuit blanche par semaine. Tandis que moi, je glandais, je jouais de la musique, j’allais boire des coups et voir des films au cinéma, et lorsque je passais une nuit blanche généralement ce n’était pas pour faire de la sociologie. Il a décroché son doctorat en un temps record (je n’ai jamais terminé le mien), est parti enseigner ailleurs, est devenu professeur à La Sorbonne, a occupé un siège de l’Académie de Médecine, un autre de l’Institut Universitaire de France, exercé comme directeur éditorial aux PUF, rencontré le Président de la République, signé maintes tribunes dans les journaux ou chroniques dans le Magazine Littéraire, laissé son nom à la Commission sur Les Lumières à l’ère du numérique dite Commission Bronner, obtenu la Légion d’Honneur. Pendant le même temps, j’ai pas mal glandé, joué un peu de musique, bu beaucoup de coups et vu énormément de films au cinéma, on ne peut pas tout faire.

Je ne l’ai jamais revu sinon à la télé, ce qui fait que je l’appelle Bronner et non Gérald. Mais j’ai toujours gardé un œil curieux et admiratif sur son impressionnante bibliographie, enrichie d’un volume ou deux chaque année, depuis son premier essai, un « Que-Sais-je ? » en 1997, et son premier roman, aux éditions Baleine en 2001. Car Gérald Bronner écrit également des romans, parmi lesquels une histoire de super-héros adaptée en long-métrage pour Netflix et dont il a co-signé le scénario. Certains de ses livres m’ont grandement intéressé, surtout ceux consacrés aux croyances et à la post-vérité.

Je me suis rué sur son dernier, Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? (éd. Autrement, coll. Les Grands Mots, 2023), dont le sujet promettait un essai à mi-chemin de sa discipline, la sociologie, et du témoignage autobiographique réfléchissant sur son parcours individuel. De la sociologie à la première personne : quasi-oxymore. Je m’étais dit, ah, Bronner décidément fait tout plus vite que les autres, à seulement mon âge (j’ai vérifié sur Wikipédia, il est plus jeune que moi d’un mois) il se permet déjà de publier l’équivalent d’Esquisse pour une auto-analyse, dernier livre (posthume) de Pierre Bourdieu, auquel celui-ci ne s’était consacré qu’à 70 ans sonnés.

Mais Bronner, et il est même connu pour cela, est plutôt un anti-Bourdieu puisqu’il récuse la fatalité de l’assignation sociale érigée en mythologie ou en récit personnel (ce qui fait d’ailleurs de lui un sociologue macrono-compatible, tenant d’un autre mythe, la méritocratie), et il récuse surtout le dolorisme afférent aux discours des transfuges de classe. Il est autorisé à parler de la sorte, transclasse lui-même, élevé chichement en HLM par une mère célibataire femme de ménage. Il égratigne les écrivains qui en ont fait un sujet, une complainte, une revendication ou une identité à part entière, tels Didier Eribon (autre sociologue, auteur du formidable Retour à Reims), Édouard Louis, ou Annie Ernaux elle-même qui, notoirement, est devenue écrivain en notant un jour sur un cahier « J’écrirai pour venger ma race », et qui a glosé sur la honte de classe au point de titrer La Honte l’un de ses récits (l’un des plus forts à mon goût). Bronner, lui, ne se sent pas concerné, n’a ni race à venger, ni honte à ravaler (on trouve la phrase-clef p. 154 : Il se trouve que certains d’entre nous refusons d’avoir honte), et prétend du reste n’avoir réalisé de quelle misère il provenait que bien après être arrivé. Il n’avait peut-être pas le temps pour cela : il bossait. Il note p. 56 « Les signes de notre pauvreté étaient nombreux mais aucun n’étaient vraiment douloureux » .

Je lis avec passion ce livre qui agence de très importantes problématiques sur la construction de l’identité, problématiques que j’ai creusées ailleurs et à ma manière – son dernier chapitre est intitulé Ce que nous devons à nos pairs et la dette est un concept qui m’intéresse toujours. Comment suis-je devenu ce que je suis ? Comment quiconque devient-il ce qu’il est ? La réponse ne peut être que : au contact de. Et la sociologie commence.

Ensuite, quelque chose se met en branle dans la perception de soi. Bronner donne un nouveau sens au terme autofiction : les transclasses ont selon lui cru à une fiction d’eux-mêmes, qui a fait de chacun d’entre eux un être singulier, notamment parce qu’ils ont eu un rapport au langage plus précoce et plus intense que leurs pairs.

Il me semble que les transclasses offrent un terrain d’observation qui permet d’affiner les analyses usuelles de la façon, par exemple, dont se construit l’estime de soi, le rapport à la conflictualité, le rapport même à la créativité, c’est-à-dire le fait de pouvoir contester un ordre mental établi, que ce soit dans l’art ou dans la science… Il manque une enquête qui mettrait au jour, en tenant à distance le récit doloriste, les vraies caractéristiques de ceux dont les origines ne correspondent pas à la ligne d’arrivée sociale. La créativité me paraît un point assez aveugle de cette question. La chose est difficile à mesurer mais il me semble qu’elle présuppose un esprit frondeur, une forme de défiance qui est facilitée par le regard ironique de celui ou celle qui a traversé plusieurs mondes sociaux. Comme l’écrit de belle façon Norbert Alter dans Sans classe ni place à propos du nomade social : « Il aborde le monde avec liberté, et parfois le succès, de celui qui n’en connait pas les règles. » (p.112)

Puis :

Lorsque je repense à mes années de petite enfance – je sais bien qu’il s’agit en partie d’une reconstruction mémorielle – ce qui me marque, c’est le sentiment intime, qui m’est venu par la fréquentation des autres, d’être différent. Un sentiment un peu honteux [NdFdT : ah, tout de même, il n’est pas exempt de ce sentiment-là] qui m’inspirait l’idée que je n’étais pas de la même espèce que mes congénères. Lorsque j’observais les mouvements collectifs dans la cour d’école, je voyais ces petits êtres qui avaient mon âge comme des sortes de singes. Je leur parlais fort de peur qu’ils ne me comprennent pas. Je me montrais exagérément compréhensif avec eux. Je me sentais comme un extraterrestre abandonné sur terre et lorsque, plus tard, je demandai à mes parents : « mais comment étais-je à cette période ? » , leur réponse tint à ce seul qualificatif : bizarre. Dans mon milieu de socialisation primaire, Vandœuvre-Est, j’analysais la vie avec la sociologie spontanée d’un enfant de 5 ans. Je comprenais qu’il faudrait que je devienne violent. Violent juste ce qu’il faut pour ne pas faire partie des victimes qui n’étaient pas forcément les enfants [les] plus chétifs d’entre nous mais, à tout le moins, les plus craintifs. Ce n’était pas bien dur à comprendre. (p. 122)

Enfin, eurêka, l’hyperactivité s’explique :

Alors j’ai beaucoup rêvé – beaucoup – et cela a fait naître une créativité particulière. Aujourd’hui encore, si d’aventure je m’assieds pour songer un instant, je suis assailli par mille idées et mille histoires. On me demande parfois où je trouve l’énergie d’écrire ces essais, ces romans, ces éditoriaux… La vérité est que je n’ai pas le temps d’écrire – de loin – tous les livres que j’ai en tête, toutes les histoires que je voudrais narrer. C’est un bien, d’ailleurs, car la plupart de ces écrits seraient sans intérêt. Avoir beaucoup d’idées ne signifie pas en avoir de bonnes, mais il me semble que cette créativité dont j’ai découvert qu’elle m’était assez spécifique est une des choses qui s’est développée sur le terreau de mes origines. Le sentiment de différence, l’ennui, l’urgence de trouver une échappatoire ont fait de moi une machine imaginante. (p. 128)

Je trouve Gérald Bronner brillant encore une fois, toujours pertinent, et impeccable épistémologiquement : au passage il résout vers la page 77 la querelle ancestrale entre les deux écoles de la sociologie française, Bourdieu vs. Boudon, le déterminisme comme fatalité voire comme oppression consciente de la classe dominante vs. les mécanismes plus complexes de stratégies individuelles de l’acteur en fonction des conditions sociales… Bronner fait remarquer, et il fallait y penser, que l’un n’empêche pas l’autre ! Ça, c’est de la dialectique… Il ajoute : « N’eût été la rivalité entre les deux grands sociologues, cela aurait dû sauter aux yeux de tous leurs commentateurs. » Voilà qui me rappelle ma jeunesse… J’aimais bien la sociologie, y compris ses polémiques théoriques fumeuses…

A propos de polémique, je me permets d’émettre une réserve : je trouve Bronner parfois un peu léger lorsqu’il profite de son statut académique pour asséner ses idées sans les démontrer, même si ce travers est sans doute dû à la nature bizarre et métissée du texte même. Par exemple il affirme :

Aucun de mes amis originels [prolétaires] ne nourrit le désir de ressembler à un bourgeois. Ce n’est pas par sagesse mais simplement parce que cela ne nous paraît pas du tout prestigieux. Beaucoup d’entre nous sommes porteurs de stéréotypes sur la bourgeoisie ou la grande bourgeoisie qui nous les font tourner en ridicule plutôt qu’ils ne nous placent en position de soumission. Nous n’avons jamais été vraiment impressionnés par les ors et les rituels sociaux. J’ai pu rencontrer des ministres et même des présidents de la République et je n’ai jamais pu tout à fait m’empêcher de les voir – subrepticement, mais tout de même ! – comme des individus que nous aurions malmenés dans la cour du collège […] Lorsque nous rencontrons des bourgeois grands ou petits, nous ne pouvons pas toujours les voir autrement que comme des êtres faibles. Il est farfelu d’imaginer que nous avons profondément envie de leur ressembler. (pp. 52-53)

Je souris en lisant ce témoignage intime, intelligent, drôle, étonnant (imaginer ce qui se déclenche dans la tête de Bronner au moment où il serre la main de Macron est délicieux), à contre-courant… mais je fronce les sourcils. Autant je prise la sociologie ET cette sorte d’anecdote, autant je me garde bien de prendre l’une pour l’autre sous prétexte que l’auteur d’une anecdote est un sociologue. Testis unus testis nullus, et la statistique manque pour commencer à parler sérieusement de fait social. Il me semble qu’on trouverait sans trop de difficultés des contre-exemples, des cas où des « pauvres » envient sinon le mode de vie des « riches » du moins le moyen essentiel de ce mode de vie, la richesse, valeur absolue pour beaucoup, qu’on en ait ou qu’on en manque.

Je suis, en somme et tout simplement, heureux d’avoir des nouvelles de Gérald Bronner, de le découvrir tel que je n’avais pas eu l’occasion de faire il y a 30 ans. Aujourd’hui beaucoup moins sociologue que lui quoique sans doute resté plus bourdieusien, gorgé moi-même de la doxa qu’il dénonce à propos des origines sociales déterminant la vie, imprégné de cette vulgarisation sociologique sur laquelle il fait la fine bouche… je ne peux que me poser la question : son côté bosseur acharné, homme pressé tête baissée, nuits blanches sur le métier, et pas seulement son côté rêveur et différent… ne lui viendrait-il pas de son origine modeste ? Pas de dolorisme, non, pas non plus de rapport mécanique et simpliste de cause à effet, mais une indéniable énergie, un moteur.

Arrêt demandé

21/09/2022 Aucun commentaire

Il faut de temps en temps élever le niveau. Surtout quand comme moi on marche à ras de terre, et qu’on emprunte les transports en commun.

J’emprunte les transports en commun. J’attends le bus, je monte dans le bus, je suis transporté, je descends du bus et je poursuis ma vie. C’est parfois long, parfois un peu contrariant aux heures de pointe. Heureusement que je sais le moyen d’élever le niveau : j’ai toujours un livre dans la poche. Ce qui fait que je suis ailleurs en même temps que dans le bus, et que je m’élève en même temps que j’avance latéralement, axe orthonormé. Chacun fait comme il peut mais, a contrario, scroller sur son téléphone dans les transports en commun élève-t-il le niveau de l’usager des transports en commun au-dessus de la chaussée ? Je ne sais pas. Peut-être, après tout, tout dépend du scroll.

Aujourd’hui dans le bus je sors de ma poche La personne et le sacré de Simone Weil. De quoi assurément élever le niveau. La pensée de Simone Weil élève. Du moins, en ce qui me concerne, elle m’élève une fois que j’ai soigneusement écarté, ainsi que les arêtes dans mon assiette, les scories de son prêchi-prêcha chrétien, qui fait qu’à chaque fois qu’elle parle de l’Amour elle ne peut s’empêcher de glisser Comme le Christ sur la croix, comme si pesait désormais sur l’Amour lui-même un copyright christique, un label au fer rouge. Je suis insensible à cette ferveur-là, ce n’est pas cela du tout que je voulais dire par élever le niveau et, sans vouloir répéter ce que j’ai écrit maintes fois ici, la spiritualité m’apparaît distincte voire contraire à tout dogme religieux. Du reste je ne suis pas sûr que feue Mme Weil en disconviendrait, elle qui, née juive, ayant rencontré et épousé le Christ, n’a jamais demandé à se faire baptiser.

Le véritable sujet est ailleurs. Le véritable sujet est, donc, La personne et le sacré même si la première publication de ce texte, en revue, portait le titre La personnalité humaine, le juste et l’injuste, c’était en 1950 et Simone Weil était morte depuis déjà 7 ans.
Le véritable sujet, audacieux, lumineux, terriblement à contre-courant tient dans la thèse suivante : « Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel ». Depuis la mort de Simone Weil, la société de consommation intégrée n’ayant fait que des progrès, incitant sans cesse aux revendications personnelles sous couvert de respect, je suis ceci je suis cela, la thèse est peut-être encore plus à contre-courant dans notre époque qui ne peut fonctionner économiquement qu’en vouant un culte à la personnalité de chacun, qu’en flattant l’individu (synonyme de consommateur). Incipit :

« “Vous ne m’intéressez pas.” C’est là une parole qu’un homme ne peut pas adresser à un homme sans commettre une cruauté et blesser la justice.
“Votre personne ne m’intéresse pas.” Cette parole peut avoir place dans une conversation affectueuse entre amis proches sans blesser ce qu’il y a de plus délicatement ombrageux dans l’amitié.
De même on dira sans s’abaisser : “Ma personne ne compte pas”, mais non pas : “Je ne compte pas.”
C’est la preuve que le vocabulaire du courant de pensée moderne dit personnaliste [ici Simone Weil vise Emmanuel Mounier] est erroné. Et en ce domaine, là où il y a une grave erreur de vocabulaire, il est difficile qu’il n’y ait pas une grave erreur de pensée.
Il y a dans chaque homme quelque chose de sacré. Mais ce n’est pas sa personne. Ce n’est pas non plus la personne humaine. C’est lui, cet homme, tout simplement. »

J’avance dans la pensée de Simone Weil en même temps que sur le trajet de la ligne 25, arrêt après arrêt. Je relis plusieurs fois certains paragraphes.

« Il semble difficile d’aller beaucoup plus loin dans le sens du mal que la société moderne, même démocratique. Notamment une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’âme est dans le froid, la détresse, l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé. »

Je relève les yeux. Tiens, il y a du bruit, je l’avais oublié. En face de moi une dame parle à son téléphone, j’entends une moitié de conversation. À mes côtés un lycéen tousse, éternue, renifle et crache (sans masque, l’enfoiré !) mais il a des écouteurs sans fil au fond des oreilles, il est connecté à quelque chose de sonore et de personnel. Au loin le chauffeur écoute un tube des années 80. Et les moteurs bourdonnent tout alentour, et les cahots. Simone Weil a écrit son descriptif de la condition humaine à une époque où l’usine était l’horizon commun, l’environnement prolétaire, y compris son tumulte glacé… Mais depuis la désindustrialisation massive de nos pays, l’horreur a changé de visage, force est de constater que le tumulte glacé a trouvé d’autres voies pour empêcher l’individu de se retrouver, de se recentrer dans le silence chaleureux, et ces autres voies flattent toutes l’individualisme, le personnalisme.

Le bus avance tandis que Simone Weil s’en prend maintenant à la notion de droit, sacralisée depuis le Code napoléonien, et complice de la personnalisation forcenée dans la société consumériste.

« La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de sa personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. Il est situé à ce niveau.
En ajoutant au mot de droit celui de personne, ce qui implique le droit de la personne à ce que l’on nomme l’épanouissement, on ferait un mal encore bien plus grave. Le cri des opprimés descendrait plus bas encore que le ton de la revendication, il prendrait celui de l’envie.
Car la personne ne s’épanouit que lorsque du prestige social la gonfle ; son épanouissement est un privilège social. On ne le dit pas aux foules en parlant des droits de la personne, on leur dit le contraire. Elles ne disposent pas d’un pouvoir suffisant d’analyse pour le reconnaître clairement par elles-mêmes ; mais elles le sentent, leur expérience quotidienne leur en donne la certitude.
Ce ne peut être pour elles un motif de repousser ce mot d’ordre. À notre époque d’intelligence obscurcie, on ne fait aucune difficulté de réclamer pour tous une part égale de privilèges, aux choses qui ont pour essence d’être des privilèges. C’est une espèce de revendication à la fois absurde et basse ; absurde, parce que le privilège par définition est inégal ; basse, parce qu’il ne vaut pas d’être désiré.
Mais la catégorie des hommes qui formulent et les revendications et toutes choses, qui ont le monopole du langage, est une catégorie de privilégiés. Ce n’est pas eux qui diront que le privilège ne vaut pas d’être désiré. Ils ne le pensent pas. Mais surtout ce serait indécent de leur part.
Beaucoup de vérités indispensables et qui sauveraient les hommes ne sont pas dites par une cause de ce genre ; ceux qui pourraient les dire ne peuvent pas les formuler, ceux qui pourraient les formuler ne peuvent pas les dire. »

Il faudra que je la relise, celle-ci aussi. Quelques dizaines de pages plus tard, ou peut-être était-ce durant un autre trajet, je tombe sur cette phrase en revanche limpide comme un aphorisme :

Un homme intelligent, et fier de son intelligence, ressemble à un condamné qui serait fier d’avoir une grande cellule.

Mais pardon, excusez-moi, je descends là, j’ai failli rater mon arrêt.

Les hommes savaient cela depuis toujours

25/06/2022 Aucun commentaire

Lu en une gorgée le dernier Annie Ernaux, infime et considérable, Le Jeune homme.

Ernaux raconte son aventure, à Rouen dans les années 1990, avec A., étudiant de trente ans son cadet. Cette histoire est subtilement connectée à l’écriture de L’Événement, l’une de ses grandes œuvres, parue en l’an 2000.

Ma mémoire me redonnait aisément des images de la guerre, des tanks américains dans la Vallée, à Lillebonne, des affiches du général de Gaulle sous son képi, des manifs de mai 1968, et j’étais avec quelqu’un dont les plus lointains souvenirs remontaient à grand-peine à l’élection de Giscard d’Estaing. Auprès de lui, ma mémoire me paraissait infinie. Cette épaisseur de temps qui nous séparait avait une grande douceur, elle donnait plus d’intensité au présent. Que cette longue mémoire du temps d’avant sa naissance à lui soit en somme le pendant, l’image inversée, de celle qui serait la sienne après ma mort, avec les événements, les personnages politiques que je n’aurai jamais connus, cette pensée ne m’effleurait pas. De toute façon, par son existence même, il était ma mort. Comme l’étaient aussi mes fils et que je l’avais été pour ma mère, disparue avant d’avoir vu la fin de l’Union soviétique mais qui se rappelait la sonnerie des cloches dans tout le pays, le 11 novembre 1918.

En ouvrant cette petite trentaine de pages, chacune comptant peu de lignes, j’ai d’abord pensé que Gallimard était quelque peu culotté (et opportuniste) de donner la dignité de livre, de fin en soi, en collection Blanche par-dessus le marché, à un texte aussi mince qui aurait pu se placer sans mal en tant qu’article, dans le récent Cahier de l’Herne par exemple, ou à la rigueur en préface ou postface d’une réédition augmentée de l’Événement, puisque les deux ont partie liée.

Une fois achevé, moins d’une demi-heure plus tard, j’avais changé d’opinion. Non seulement au regard de l’indéniable intérêt littéraire de cette matière courte, dense et quintessentielle (chaque texte d’Ernaux est une pièce du puzzle dans le tableau construit depuis 45 ans). Mais surtout parce que le sujet de ce livre est tout-à-fait distinct de L’Événement, distinct de tous les autres livres de son auteur (même si tous traitent aussi, en sus de leur sujet propre, du temps qui passe, des Années, et de la circulation entre les classes sociales), distinct d’ailleurs de quasiment tous les livres du monde. Un sujet autonome réclame un livre autonome, d’accord, admis.

Son sujet, c’est la vie amoureuse et sexuelle d’une quinquagénaire qui désire un vingtenaire et fait l’amour avec lui. Son sujet est celui-ci :

Mon corps n’avait plus d’âge. Il fallait le regard lourdement réprobateur de clients à côté de nous dans un restaurant pour me le signifier. Regard qui, bien loin de me donner de la honte, renforçait ma détermination à ne pas cacher ma liaison avec un homme « qui aurait pu être mon fils » quand n’importe quel type de cinquante ans pouvait s’afficher avec celle qui n’était visiblement pas sa fille sans susciter aucune réprobation. Mais je savais, en regardant ce couple de gens mûrs, que si j’étais avec un jeune homme de vingt-cinq ans, c’était pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d’un homme de mon âge, celui de mon propre vieillissement. Devant celui d’A., le mien était également jeune. Les hommes savaient cela depuis toujours, je ne voyais pas au nom de quoi je me le serais interdit.

Les hommes savaient cela depuis toujours… Si les hommes mûrs sortent avec jeunettes, tendrons et nymphettes depuis toujours, s’ils les entretiennent et parfois les épousent, c’est que cette différence d’âge entre Jeunes femmes et vieux messieurs est admise, respectée, voire applaudie. Les exemples publics seraient innombrables. Qu’on songe à celui, récent, d’Eric Zemmour (64 ans) et de sa conseillère en communication (29 ans)… Mais comme il est toujours urticant de songer à Zemmour, je préfère convoquer le souvenir de Charles Aznavour. Celui-ci a eu jusqu’à la fin de sa vie, à 94 ans, des compagnes âgées de 20, 30, 40 ans maximum. Je me souviens d’une interview, à plus de 90 ans, où il racontait, bonhomme, qu’il chérissait cette relation d’aîné à débutante, de maître à élève, ce statut de Pygmalion ou de mentor, indéniablement plus aisé à verbaliser que celui d’amateur de chair fraîche : « Je lui apprends des choses… » Peut-être en changeait-il aussitôt qu’il n’avait plus rien à apprendre à la jeune fille ? Nul doute qu’Annie Ernaux a appris des choses à A. Sauf que dans ce sens-là, la différence de génération est pire qu’inacceptable, elle est inimaginable. Elle attirera non seulement quelques sourires de moquerie, mais une incompréhension et une franche réprobation, on parlera de cougar et de gigolo, de sens commun honteusement perdu dans le retour d’âge.

Car une fois de plus, la sexualité des femmes est niée. Une vieille n’est pas censée désirer. Un vieux bien sûr, mais une vieille, ce serait contre-nature, n’est-ce pas, et d’ailleurs stérile après la ménopause tandis que le sperme d’un vieillard est encore actif. Au fond le temps ne fait rien à l’affaire : le désir féminin se révèle insortable à tout âge. Une femme de 16 ou de 70 ans qui désire est vue comme obscène, hystérique, sorcière, tandis qu’un homme de 16 ou de 70 ans qui désire, quoi de plus normal, et fertile, c’est qu’on battit des civilisation avec ce désir-là, on en tire des découvertes, des guerres, des parts de marché et des progrès technologiques.

Scoop tonitruant : vu de la lune, un quinquagénaire qui trouve plus attirante une jeune fille qu’une femme de son âge/une quinquagénaire qui trouve plus attirant un jeune homme qu’un monsieur de son âge, C’EST EXACTEMENT PAREIL. Car statistiquement une jeune personne, quel que soit son genre, est plus désirable qu’une vieille, tandis que statistiquement une vieille personne, quel que soit son genre, est presque aussi désirante qu’une jeune. C’est exactement pareil, sauf socialement, bien sûr. Socialement, c’est-à-dire ni plus ni moins à tous points de vue. Socialement, vu de la terre, l’égalité homme-femme n’existe pas et ne connaît que peu de progrès au fil des siècles. Utopie : l’égalité réelle des hommes et des femmes adviendra par une égalité de dignité des libidos de chacun(e). Bonne chance. S’il fallait un livre pour l’affirmer, et en collection Blanche par-dessus le marché, ainsi soit-il.

Les droits des femmes sont un marqueur infaillible de la civilisation. Or aujourd’hui même, l’avortement cesse d’être un droit fédéral aux États-Unis. La civilisation ne va pas forcément de l’avant.

Va te faire encravater

27/05/2022 Aucun commentaire
Le « héros » du film est à l’arrière-plan, net. Avez-vous identifié les personnages flous du premier rang, indistincts comme des filigranes, ou comme les petits caractères d’un contrat piégé ? Il s’agit de Marine Le Pen et Florian Philippot.

Vu en DVD de rattrapage La Cravate, film brillant d’Étienne Chaillou et Mathias Théry, hélas passé sous nos yeux à la trappe puisque sorti en salle quelques jours avant le confinement de 2020. Or je tiens ce documentaire unique en son genre pour salutaire politiquement, psychologiquement, sociologiquement, et bien sûr cinématographiquement, tout ceci sans la moindre date de péremption.

Un, politiquement.
La Cravate documente avec précision les rouages du fascisme aujourd’hui, c’est-à-dire de la tentation autoritaire, du déclassement, du ressentiment, de la violence, de l’irrationnel, de l’exaltation, des stratégies de conquête, de la démagogie, de l’opportune faiblesse voire de l’opportune trahison de l’adversaire (la démocratie libérale), de la dédiabolisation et du management.
Pourtant, dans le contexte contemporain, les valeurs fascistes pourraient sembler tout simplement démodées : rappelons que le fascisme est la forme, ou disons le variant, extrême et toxique du nationalisme, vieille lune née au XIXe siècle, illusion fédératrice selon laquelle le pays X, meilleur pays du monde, mis en danger par les pays Y et Z alentour débordant d’étrangers malveillants, doit accéder à son émancipation et retrouver sa grandeur mythique, sa place prépondérante grâce à un régime totalitaire et/ou un homme providentiel qui est parfois une femme et/ou un dogme religieux intégriste à titre d’excipient. Ces billevesées, fussions-nous des êtres sensés, moisiraient dans les bacs à compost de l’Histoire en notre époque où le danger numéro Un est environnemental, par conséquent planétaire, où l’effondrement des ressources, la sixième extinction de masse, l’irrémédiable pollution des écosystèmes, ou les radiations, se foutent comme d’une guigne des archaïques états-nations, de leurs guéguerres, de leurs dérisoires frontières ouvertes ou fermées ou de leurs revendications identitaires sans fin aussi passionnantes que les débats sur le sexe des anges.
Comment, en 2020, le fascisme peut-il se présenter comme une solution moderne ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.

Deux, psychologiquement.
Ce film est avant tout le portrait d’un jeune homme singulier. Certes les films qui dressent les portraits, et narrent par le menu les itinéraires, de militants d’extrême-droite ne manquent pas, de Lacombe Lucien (Louis Malle) à Un français (Diastème), du Conformiste (Bertolucci) à Chez nous (Lucas Belvaux)… Chacun a ses mérites. Aucun n’a le mérite de la Cravate, qui regarde et écoute sans le moindre surplomb son protagoniste, le jeune Bastien Régnier. « Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre. » (Spinoza, Traité politique)
Comment, en 2020, un jeune fasciste peut-il s’inventer un destin ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate. Et si comme moi vous le voyez en DVD, ne loupez en aucun cas parmi les bonus l’indispensable épilogue qui parachève le récit, l’intervention dudit Bastien Régnier à la sortie du film, prenant acte du rôle même que le tournage aura joué dans sa propre histoire et redevenant sujet pensant.

Trois, sociologiquement.
Le portrait du jeune homme singulier devient ensuite représentatif de ce qui le dépasse et c’est ici que l’effet devient très, très fort. J’ai vu ce film il y a huit jours, et sur le moment j’ai cru qu’il m’aiderait seulement à comprendre les récentes élections présidentielles, les 41,45% de Le Pen, et que ce serait déjà bien. Mais non. Il a d’autres choses à me dire. Alors qu’il continuait à mûrir dans mon esprit, éclate aujourd’hui à Uvalde, Texas, une énième tuerie de masse américaine en milieu scolaire qui fera encore se lamenter The Onion c’est comme ça qu’est-ce qu’on y peut il n’y a rien à dire nous ne pouvons que pleurer et prier. Et par surprise, ce massacre aussi, je le comprends tragiquement grâce à la Cravate – mais je ne peux en dire davantage sans prendre le risque de déflorer une scène clef du film.
Comment, en 2020, la pulsion meurtrière, la violence armée et retournée contre l’école d’un homme en perdition, en situation d’échec et de haine de soi, en complète rupture familiale et sociale, peut-elle trouver à s’employer/à se canaliser/à se sublimer/à se faire oublier ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.

Et quatre, bien sûr, cinématographiquement.
Une portion du public ignore (et, je ne nourris hélas aucune illusion à ce sujet, ignorera toujours, la pédagogie n’y fera rien) qu’un documentaire peut être une œuvre d’art – de même, d’ailleurs, que d’autres catégories culturelles une fois pour toutes reléguées au second rang, une bande dessinée, un livre jeunesse, un polar, une chanson pop, une série B…
Or ce documentaire est une œuvre d’art absolue, créant du sens neuf avec les purs moyens esthétiques à sa disposition, audiovisuels. Il invente un dispositif cinématographique inédit et fulgurant, quoique très littéraire puisque certaines scènes capitales filment le protagoniste en train de lire la retranscription de la voix off du film lui-même, très écrite, lettrée et romanesque, qui rappelle aussi bien Hugo ou Balzac que le Modiano de Lacombe Lucien – et soudain une lecture silencieuse devient une brûlante scène d’action cinématographique ; il invente en choisissant de placer caméra et micro ici plutôt que là ; il invente en jouant sur la chronologie, les niveaux de récit, les effets de montage ou de mixage (par exemple, dans un meeting, les mots du discours disparaissent, anecdotiques ou mécaniques par rapport aux visages du public) ; il invente enfin et surtout en façonnant sur le long terme une relation de confiance et de vérité sans précédent entre celui qui filme et celui qui est filmé – relation incluant in fine, par généreux ricochet, celui qui regarde.
Comment, en 2020, un film peut-il vous éclairer en vous racontant une histoire que vous pensiez connaître, mais qui vous avait totalement échappé ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.

Chronique colibri, en trois actes

11/04/2022 Aucun commentaire
Vénus de Willendorf, Musée d’histoire naturelle de Vienne (Autriche)

Comment faire de la politique ? Je veux dire au-delà de voter, pour ce que ça sert. En ce jour de gueule de bois électorale, nous faisons mon Doliprane et moi le tour de la presse en ligne, je cueille Le premier tour, et après ? Constance Debré : “Le pouvoir politique n’est pas tout. La politique c’est nous, c’est chacun de nous”, je suis bien d’accord, mais comment faire ?

Dans une époque lointaine, à une bonne décennie d’ici, mes livres me valaient des sollicitations, notamment scolaires, et je savourais la bonne fortune d’être un auteur qui rencontre des classes : parfois des primaires, beaucoup de collèges, quelques lycées. Bien sûr, j’adorais dans cet exercice l’opportunité de faire mon show, j’étais comme sur scène et je m’en donnais à cœur joie ; mais pas seulement. Pas gratuitement. Je prenais au sérieux la responsabilité, la dimension sociale et politique du job. Je causais avec des jeunes, j’étais avide de leurs interrogations, et j’en retirais le sentiment, tout aussi gratifiant que mon pur plaisir cabotin, de faire œuvre utile. J’offrais ici et maintenant une contribution au débat, à l’éveil des consciences, carrément une bonne action de colibri. Je partageais directement, joyeusement mais humblement (je réfléchis juste devant vous, avec vous, mais je ne détiens pas la Vérité), ma culture plus ou moins générale, mes idées humanistes, le témoignage personnel de ma quête de beauté (un peu subversive, comme le sont toutes les quêtes de beauté), une parole libre surgie au beau milieu de la routine scolaire. Je faisais de la politique.

Puis le monde a changé et moi aussi. Durant les années 2010 mes livres sont passés de mode, et le contexte global s’est durci (a priori, aucun lien de cause à effet entre les deux événements). J’ai cessé d’être invité à rencontrer des classes. Comme le désastreux quinquennat Hollande avait vu (avait laissé) la laïcité devenir un problème, je m’étais dit naïvement que sur ce sujet je pouvais, que je devais, aller au contact des jeunes, discuter, débattre, pour réfléchir ensemble, avec ou même sans le prétexte de mes livres (notamment celui que j’ai publié le 7 janvier 2015). Ces rencontres auxquelles j’aspirais n’ont pas eu lieu (cf. un lamentable bilan dressé deux ans plus tard, en 2017).

Ensuite, pétri de doutes mais aussi d’ambitions, j’ai consacré quatre ans à l’écriture d’un volumineux roman que je me figurais très politique. Aussi, dès sa sortie en 2021, je me calais dans les starting-blocks, impatient d’en parler, d’en découdre, à moi les rencontres ! Malheureusement, le roman n’a fait aucun bruit sinon flop, seuls mon éditrice et moi-même savons que ce livre est ce que j’ai écrit de meilleur, et je n’aurai connu aucune occasion d’en discuter avec de jeunes lecteurs. Encore raté.

Par conséquent, ne me reste que mon autre métier. Pour l’heure ce n’est plus que durant mon activité salariée de bibliothécaire que j’ai, parfois, l’opportunité de discuter avec de jeunes lecteurs, de jouer mon rôle de colibri, ma mission automissionnée d’éveilleur politique. Voici une brève chronique professionnelle de mes joies maïeutiques, en trois actes, en trois anecdotes qui n’ont que la valeur des anecdotes – c’est-à-dire celle qu’on leur donne.

Acte I (niveau élémentaire) – La Vénus de Willendorf, janvier 2022

Je reçois en ma médiathèque une classe de CM1 à qui je dois présenter une série de petits romans pour lecture suivie à l’école. L’un de ces romans, mi-chronique sociale, mi-fantaisie, raconte les pouvoirs magiques d’une figurine préhistorique exhumée dans un chantier de fouille à côté d’une école.
Je raconte, je résume, je lis le début, je mets le ton pour les amuser, les inciter et les exciter… Et soudain, je pars en roue libre. Alors que ce n’était pratiquement pas prévu, je me mets à broder au sujet de la fascinante figurine en question. J’improvise sous leurs yeux.

« D’après la description du roman, cet objet, statuette qui représente une femme avec des grosses fesses et des gros seins (rires dans l’assemblée) a pour modèle une Vénus paléolithique telle que la Vénus de Willendorf. Vous savez ce que c’est, une Vénus paléolithique ? C’est un genre de trouvaille archéologique, l’une des plus vieilles représentations humaines faite par des humains, et ça date de 20 ou 30 000 ans, tiens, regardez, je vous en ai imprimé une photo (grosses fesses, gros seins, rires dans l’assemblée).
Ces objets sont émouvants parce qu’ils sont extrêmement vieux, mais ils sont très mystérieux. On ne sait pas au juste à quoi ils servaient, on n’a pas de mode d’emploi puisqu’ils viennent de la préhistoire, donc d’avant l’écriture. On suppose qu’ils avaient une valeur religieuse, parce qu’à quoi bon mettre autant de soin dans un objet s’il n’est pas sacré, hein ? C’est pour ça que faute de mieux, on les appelle des Vénus, par allusion à la déesse de l’amour chez les Romains. Oui, on peut supposer qu’il s’agit d’une déesse. La déesse-mère, ou la déesse de la fertilité, de la maternité, de la protection, etc. Ce qui laisse rêveur, enfin je ne sais pas vous, mais moi je suis drôlement rêveur, c’est que cette archaïque représentation d’une divinité à l’allure humaine, c’est une femme. Ce qui voudrait dire qu’il y a 20 ou 30 000 ans, Dieu était une femme. Dieu en tout cas pouvait être une femme. Les religions récentes, celles qui sont à la mode, là, les monothéismes qui ont 4000 ans à tout casser, voire à peine 1400, soit de vrais gamins par rapport à ce témoignage d’il y a 20 ou 30 000 ans, ne parlent jamais que d’un Dieu, masculin, même pas de point médian Dieu*esse. Ce n’est qu’avec l’invention du monothéisme, que l’on subit encore, que nous sommes partis du principe que Dieu était un bonhomme, souvent vieux et barbu, à l’image de son chouchou l’humain mâle, rien à voir avec l’autre moitié femelle de l’humanité, avec grosses fesses et gros seins (rires) considérée au mieux comme un mal nécessaire. Et c’est ainsi que la religion institutionnelle est l’alliée objective du patriarcat. Comment ça, vous ne panez pas un mot de ce que je vous raconte depuis 5 minutes ? Mais enfin, vous êtes grands, vous avez déjà 9 ans, vous devez savoir ce qu’est le patriarcat, tout de même, non ? Qu’est-ce qu’on vous apprend à l’école ? Bon, okay, je vous explique en deux mots ce qu’est le patriarcat… Mais vite fait parce qu’on a encore cinq romans à voir… »

Je me suis emballé, je l’avoue, mais ça va, c’est passé. Du reste ce n’était pas gagné, je me souviens d’une autre fois où j’avais évoqué les religions… J’ai attendu quelques jours, redoutant un possible retour de bâton, une plainte d’un parent d’élève indigné, ou d’un instite me rappelant qu’il a un programme à traiter… Et puis rien. C’est passé, crème. Donc on peut.

Acte II (niveau collège) – Contrefeu, décembre 2022

Tiens ? Me voilà bombardé tuteur de deux stagiaires de 3e qui viennent effectuer leur stage en entreprise à la médiathèque. Leur semaine a commencé par une entrevue où nous avons fait connaissance (Alors, ça vous intéresse, la médiathèque ? Euh ben euh oui mais surtout y’a qu’ici qu’on nous a pris…) et je leur ai présenté le métier. Ils m’ont lu à haute voix les questions préparées à leur attention dans une grille clefs en main, un beau tableau Excel.
« Quelle est l’activité de l’entreprise ? »
« Quelles sont vos relations avec la clientèle ? »
etc.
J’ai lâché un discret soupir et je me suis lancé dans le contrefeu, prompt à endosser mon sacerdoce pédagogique.
« Okay, les gars, vous êtes là pour découvrir le monde du travail, pas vrai ? Alors on va tout reprendre à zéro. Pour des raisons statistiques mais aussi idéologiques, « l’entreprise » se fait passer pour le seul modèle de cadre professionnel, alors qu’il en existe de nombreux autres dans le monde merveilleux du travail. Une entreprise, au fond, n’a qu’une seule fonction, voire un seul métier : gagner de l’argent. En vendant des pneus neige, des ordinateurs, des actions, des leçons de coaching en développement personnel, en vendant ses muscles ou bien son cerveau, peu importe, le métier reste en gros le même, gagner de l’argent. Toutes les autres formes de métiers, dont la fonction n’est pas de gagner de l’argent, sont discréditées, dénoncées comme peu sérieuses et parasitaires, ou tout simplement oubliées sur les questionnaires qu’on fournit aux stagiaires de 3e… pourtant elles existent, vaille que vaille. Il y a les emplois dans les associations, par exemple. Il y a aussi le bénévolat. Il y a surtout le service public. Vous savez ce que c’est le service public ? »
Ils me regardent, perplexes, stylo figé, ce que je suis en train de raconter ne rentre pas dans leur grille.
« Le service public est un ensemble de métiers extrêmement variés puisqu’il se déploie autour de nombreuses fonctions essentielles, vitales, accessibles théoriquement à tous… mais souvent gratuites, et pour cette raison même distinctes du métier unique de l’entreprise qui est, pour rappel, de gagner de l’argent. Par conséquent, ces métiers sont un peu méprisés, ils ne valent rien. Éduquer, soigner, assurer l’entretien des espaces communs, la protection des citoyens, et aussi mettre la culture à disposition de tous, comme ici à la médiathèque. Vous voyez le truc ? Nous n’avons pas de clients parce que nous n’avons rien à vendre, seulement des services à offrir et le public à servir, comme l’indique le nom service public… J’ai donc un peu de mal à répondre à cette question sur ma clientèle. Bon, question suivante ? »
« Heu… Quel est le salaire moyen dans l’entreprise ? »

Acte III (niveau lycée) – La Vie ne vaut rien, novembre 2021

Hier : j’étais en grève pour la cinquième fois en deux mois – des collègues, ailleurs, cumulent trois fois plus de jours de lutte, dans l’indifférence absolue des pouvoirs publics. Pourquoi ? Pour protester contre le contrôle du pass sanitaire au seuil des bibliothèques, ces lieux de savoir et de loisir ouverts à tous gratuitement et qui, conséquence de cette gratuité, malgré les 15000 signatures de la pétition en ligne, n’ont pas de valeur, n’ont pas le moindre poids économique comparé aux hypermarchés où l’on peut s’entasser par centaines sans avoir à présenter de QR code, mais seulement sa carte bleue (véritable pass universel en ce monde).

Le seul poids économique de la grève est privé, sur mon bulletin de salaire. Aussi, pour limiter la casse, en réalité je n’étais hier qu’à moitié en grève, dans la manif devant la mairie l’après-midi, mais fidèle à mon poste de prêt le matin, injectant des doses de Virginie Grimaldi et d’Amélie Nothomb à des lecteurs masqués et opportunément munis de leur attestation vaccinale.

C’est alors qu’une adolescente est venue me demander un renseignement, puisque nous sommes là aussi pour elle. « Je peux vous poser une question ? » Elle avait en main un bloc et un stylo. Ben oui, bien sûr, vas-y pose. Je me préparais à lui indiquer le rayon où elle trouverait de quoi préparer son exposé sur la construction européenne, le réchauffement climatique ou la mythologie grecque. Mais non, il s’agissait de tout autre chose.

« Que vaut la vie ? »

J’ai écarquillé les yeux et par réflexe je les ai détournés vers la fenêtre, comme si la réponse était dans le ciel. J’aurais voulu vous y voir. Les bibliothécaires sont là pour répondre à toutes les questions. D’où qu’elles viennent, il faut les prendre au sérieux, cela fait partie du métier, un petit effort.

Après quelques longues secondes de silence, mes yeux sont revenus sur les siens, j’avais fini par trouver quoi dire, j’ai prononcé une citation qui est un peu d’André Malraux et un peu d’Alain Souchon : La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie. Je lui ai même fredonné la mélodie, en précisant qu’il était bien normal qu’elle ne la connaisse pas, cette chanson a une vingtaine d’années, nettement plus vieille qu’elle, une chanson de daron. Je me suis bien sûr abstenu de lui chanter en entier le refrain car il y est question d’une paire de jolis petits seins, il ne manquerait plus que je me fasse traiter de pédophile.

Elle a hoché, a paru à moitié satisfaite de mon plaisant paradoxe mais l’a tout de même noté sur son bloc, et moi j’ai repris ma tâche, remettant des doses de Marc Levy ou de JK Rowling entre des mains frottées au gel hydroalcoolique. Pourtant, deux minutes plus tard, profitant d’un creux dans la file, je l’ai rappelée pour développer un peu :

« Les citations sont très pratiques lorsqu’on est pris de court, elles nous permettent de commencer à penser, mais ensuite, à partir d’elles, on peut creuser tout seul. Comment creuser à partir de La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie ?
Eh bien, on peut poser une question à ta question, d’où viennent les mots qui la composent ? On peut réfléchir sur le verbe valoir, sur la valeur. Je crois que nous sommes tous, globalement, sous l’influence d’une certaine manière de penser, manière de penser consensuelle qu’on peut appeler idéologie, et qui nous fait formuler les questions, et les réponses, avec certains mots et pas d’autres.
L’idéologie dominante, ici et maintenant, nous force à estimer la valeur des choses, y compris la valeur des gens, de façon comptable : c’est en euros que l’on estime. Nous ne cessons jamais de poser des questions dont la réponse est exclusivement numérique, numéraire, tarifée : Combien ça coûte ? Quel métier rapporte ? Combien tu gagnes ? Combien tu dépenses ? Qu’est-ce que j’y gagne ? Quel est la fortune de tel people ou d’Elon Musk, et par conséquent quel est le prestige et le sérieux de ladite personne ? etc. Bref, nous en venons à penser en permanence comme des comptables, en cohérence avec l’idéologie comptable qui prévaut.
C’est ici que le paradoxe La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie est très utile, pour briser, ne serait-ce qu’une petite seconde, cette pensée en nous, pour protester contre les excès de cette idéologie qui prétend tout quantifier en termes de profits et de dépenses, tout acheter et tout vendre, y compris la vie elle-même. Que vaut la vie est une question que pourraient poser des compagnies comme Monsanto dont le projet est de privatiser la vie, et donc d’accumuler plus de vie que les autres dans leurs coffres. Or c’est une aberration. Parce que les choses les plus importantes de la vie… Je ne sais pas, moi, euh, attends, par exemple…

Je lui laisse le temps d’intervenir. Elle intervient.

– Tomber amoureux ? »

Mon index a tranché l’air en signe d’approbation, j’étais épaté du répondant. Cette jeune fille avait déjà beaucoup vécu, n’avait nul besoin du prêche intégral pour pressentir d’elle-même les tenants et aboutissants.

« Exactement ! Excellent exemple, merci. Combien ça vaut, l’amour ? Deux euros cinquante ou dix milliards d’euros ? Aucun des deux. Donc, a priori, l’amour ne vaut rien. De quoi faire enrager les comptables, y compris le mini-comptable qui squatte notre cerveau. Et pourtant, rien ne vaut l’amour. Tu comprends le truc ? »

Bien sûr, elle comprenait. Elle m’a remercié et elle est repartie avec son bloc et son stylo, et moi j’ai continué à prêter du Max et Lili et du Eric Zemmour à des citoyens dûment vaccinés. Mon métier est assez beau, parfois. J’étais à présent suffisamment remonté pour le défendre au point de me mettre en grève l’après-midi même.

De « Our man » jusqu’au « Dernier Homme » et retour

06/02/2021 Aucun commentaire
Blue Beetle #5, novembre 1968, écrit et dessiné par Steve Ditko

En 2019, la série HBO Watchmen de Damon Lindelof connaissait un grand retentissement, confrontant des personnages dont le registre narratif était facilement identifiable, voire traditionnel (il s’agit de « super-héros » ) à diverses problématiques sociétales contemporaines archi-brûlantes (Black Lives Matter, culture woke, violences policières, racisme d’état, féminisme, populisme, tentation du totalitarisme…), démontrant à ceux qui en doutaient encore qu’un récit de super-héros, précipité imaginaire typiquement américain, populaire et même pop, peut recéler un discours politique.

Cependant… Remontons jusqu’à la source d’inspiration, une génération plus tôt, en 1985, pour constater à quel point la politique était déjà présente… La bande dessinée Watchmen de Moore et Gibbons a révolutionné les comics en traitant ses personnages avec davantage de réalisme (notion discutable : qu’est le réel ? on ne sait pas), de profondeur psychologique (notion indiscutable : qu’est la psychologie ? le contraste, la nuance, l’analyse, la synthèse), de cohérence, de tragique (en conséquence, de chronologie : brutalement des personnages de comics cessaient de vivre dans un éternel présent), et de conscience politique.
Les grands sujets de l’époque (guerre froide, géopolitique, théorie des dominos, terreur nucléaire, affrontement des idéologies…) y étaient pleinement discutés. Trente ans plus tard, Lindelof a eu pour son aggiornamento télévisé le génie de s’inspirer de l’esprit et non de la lettre du livre originel, en traitant les questions de sa propre époque, contrairement à la plate et littérale adaptation cinématographique de Zack Snyder en 2009.

Cependant… Remontons à la source d’inspiration, une génération encore plus tôt, en 1967, et nous constaterons que la politique a toujours été présente… Alan Moore, en façonnant chacun de ses Watchmen, a certes travaillé sur des archétypes très génériques, mais en s’appuyant sur une base spécifique préexistante, une gamme obscure d’Action Heroes des années 60 créés notamment par Steve Ditko chez Charlton Comics. En effet, en 1985 DC Comics, l’éditeur de Watchmen, venait de racheter les droits de ces personnages tombés en désuétude sans trop savoir quoi en faire, et les a refilés à Moore en lui disant en substance Tiens, amuse-toi avec ça plutôt qu’avec nos vedettes, tu ne toucheras pas à Superman ou à Batman. Ainsi, Rorschach est un décalque de The Question, le Hibou (Nite Owl) une variation sur Blue Beetle, Dr. Manhattan une extrapolation de Captain Atom, The Comedian une radicalisation de Peacemaker, etc. (cf. ce tableau d’équivalences)… simulacre impliquant que, comme leurs modèles, les Watchmen sont de simples humains ordinaires costumés, dénués de super-pouvoirs – avec une seule exception confirmant la règle, Dr. Manhattan/Captain Atom.

Bref, plus on remonte le courant, plus on vérifie que les super-héros costumés, ces si attrayantes silhouettes colorées qui font la bagarre, sont dès leur origine des idées politiques en costumes. Un vigilante qui se déguise, se masque, distribue des bourre-pifs dans la rue en estimant rendre la justice, toléré par la police ou combattu par elle ou encore appelé à la rescousse en tant que dernier recours, homme providentiel, est un individu qui prend une décision éminemment politique, et l’on peut voir en lui du courage, de l’idéalisme, du dévouement, du désintéressement, du souci du bien commun… ou du pur et simple fascisme prônant la justice expéditive selon son propre arbitraire.

C’est ici qu’il faut étudier le profil politique de Steve Ditko (1928-2018).

En 1967, après avoir co-créé pour Marvel maints super-héros appelés à une grande popularité (Spider-Man ou Doctor Strange), Steve Ditko claque la porte au nez de Stan Lee, et se vend à la concurrence où il espère une totale liberté artistique. Liberté pour faire quoi ? Pour insuffler à ses personnages ses propres idées.

De fait, la raison (controversée) de son départ de Marvel serait que sa vision personnelle des personnages n’était pas approuvée par le boss – ses intrigues se caractérisent notamment par une emphase sur l’ingrat combat du héros solitaire, incompris et méprisé par une foule injuste et décérébrée. Ce thème légèrement paranoïaque domine, sous l’influence de Ditko, les premières années de la série Spider-Man, dont le protagoniste, qui n’est que bonne volonté, subit de plein fouet des campagnes de presse incitant à son lynchage, souvenons-nous des unes du Daily Bugle : Spider-Man, Hero or menace ? La vérité est que Spider-Man, héros déclassé, toujours en porte-à-faux, trop innocent dans un monde trop coupable, est une sorte d’autoportrait de Ditko.

Amazing Spider-Man #1, 1963 : Dès la première page, le héros se fait insulter par la foule stupide

Pour compléter le tableau, Peter Parker quant à lui est dépeint, durant ses trois premières années d’existence, aussi longtemps que Ditko tiendra la plume, comme un geek asocial et plutôt antipathique. Il faudra attendre le dessinateur suivant, John Romita, pour lire les aventures d’un Peter Parker sensiblement plus sympa (le schéma s’est plus ou moins répété avec l’autre grand personnage inventé par Ditko pour Marvel, Doctor Strange : Ditko l’a dessiné hautain, louche, antipathique, loin du monde… et ses remplaçants en ont fait un séducteur charismatique et bienveillant). Rappel graphique des portraits respectifs de Steve Ditko et Peter Parker :

Libéré de Marvel et de Stan Lee, Ditko entend recycler et affirmer plus fort sa vision du héros et la réincarner dans des nouveaux personnages dont il sera le seul maître, scénario et dessins. Certaines de ses créations seront de pures idées en costumes, la dialectique prenant le pas sur la psychologie. Ainsi pour l’autre major, DC Comics, il crée Hawk & Dove, deux super-héros qui sont ni plus ni moins que des symboles qui parlent, Hawk faucon pro-guerre, Dove colombe pro-paix (nous sommes en pleine guerre du Vietnam et les positions sont tranchées).

Surtout, Ditko trouve refuge chez Charlton Comics, éditeur minuscule comparé aux deux grands mais où Ditko compte bien jouir d’une absolue carte blanche pour écrire et animer ses idées philosophiques. Or ses idées philosophiques sont radicales. Steve Ditko est un disciple libertarien et objectiviste d’Ayn Rand, romancière et théoricienne de l’égoïsme rationnel, qui assume et même revendique les conséquences antisociales, anti-collectives, anti-étatiques, anti-altruistes du capitalisme. Les héros de Ditko, tout comme ceux de Rand (cf. Gary Cooper dans Le Rebelle de King Vidor, adapté d’un roman d’Ayn Rand) sont des individualistes forcenés, seuls dans la multitude, se fichant pas mal d’être incompris et lynchés (Spider-Man n’était qu’un prototype, d’ailleurs trop mélodramatique), droits dans leurs bottes, méfiants envers la démocratie qui, via le suffrage universel, confie les pleins pouvoirs à une multitude médiocre, inconséquente et si facile à manipuler. Manichéens, ces protagonistes sont guidés par le principe absolu de la liberté individuelle : chacun est libre de faire le bien ou le mal. Malheur à ceux qui font le mauvais choix. Graphiquement, Ditko souligne ses préférences sans équivoque : chez lui, ceux qui choisissent le bien ont les traits purs et gracieux ; ceux qui choisissent le mal sont laids, difformes et répugnants.

On peut ainsi comparer cette scène dessinée par Steve Ditko (1927-2018) où Blue Beetle combat Our Man, tandis que seuls un homme et une femme les observent en conservant leur dignité et leur empathie au beau milieu d’une foule abjecte, odieuse, chauffée à blanc, prête au lynchage…

… au fameux Portement de croix de Jérôme Bosch (v. 1453 – v. 1516), où le Christ, beau, sublime et humilié, marche vers son supplice, mutique, les yeux clos et baissés, seul au milieu de la foule, entouré de personnages obscènes, soudards dégénérés, caricaturaux, grimaçants, gueulards, tous bouche ouverte. (vu à Gand en 2013)

Principe souvent repris, comme ici par Goya dans L’arrestation du Christ, peint en 1798 pour la Cathédrale de Tolède :

Mais il y a plus. Le spectateur roux au costume vert, noble et impassible parmi la masse répugnante, n’est autre que Vic Sage, alias The Question, super-héros sans visage à l’inflexible rigueur morale, qui n’hésite pas à terroriser et à supprimer ses adversaires, personnage radical typiquement « ditkien » ou « randien » (pour l’anecdote Howard Roark, le rebelle de Fountainhead d’Ayn Rand était roux, lui aussi).

Ce 5e épisode, Blue Beetle faces the Destroyer of Heroes, qui voit se croiser Blue Beetle et The Question, réunis par des valeurs communes mais séparés par leur attitude respective (de même que feront équipe dans Watchmen leurs clones revus et corrigés, Rorschach et Nite Owl), est le plus intéressant de la série, parce que le plus ouvertement politique. Ditko semble y transformer directement en récit divertissant les sévères préceptes d’Ayn Rand, notamment en matière d’art. Pas de doute, le comic book est pour Ditko un outil de propagande philosophique. Le méchant désigné par le titre, le destroyer of heroes, le pourrisseur de la jeunesse, est un critique d’art en costume trois pièces, fume-cigarette, canne et nœud papillon. Dès la première page, ce souriant triste sire condamne l’art classique issu de l’idéalisme grec, vilipende toute œuvre épique ou héroïque exprimant la force, la majesté, la volonté, la conquête (on pense aussi à la statuaire d’Arno Breker), autant de « mensonges » propres à complexer le spectateur… et il exalte à l’inverse une statue moderne rudimentaire, repoussante, maronnasse, figure humanoïde rabougrie et découragée, amputée de son cœur et de ses yeux, battue d’avance, donnée comme seul miroir recevable de l’humanité. Je recopie son speech, édifiant :

Voici celle que j’appelle « Notre Homme » ! Cette statue anonyme est le parfait exemple d’une œuvre qui révèle la vraie condition humaine. L’allure générale est grossière, loin de la traditionnelle et grotesque posture héroïque. Il manque les yeux, ce qui lui donne une touche profondément humaine dans laquelle tout le monde peut se reconnaître et qui expose les inévitables faiblesses de l’Homme. Vous remarquerez le trait de pur génie… L’absence délibérée de cœur ! La vertu qui devrait guider l’Homme ! Les mains closes représentent l’incapacité de l’Homme à saisir ou contrôler l’illusion que constitue notre existence. C’est bien l’Homme dans toute sa réalité… Voici ce que nous sommes… Nul ne peut la rendre meilleure… Ni s’en extraire… Nous ne pouvons qu’accepter Notre Homme !

Traduction : Tristan Lapoussière, in « Les Gardiens de Terre -4 », Urban Comics, 2017
Remarquez le pauvre diable dans le coin inférieur droit, victime de la propagande nihiliste et pétri de haine de soi.

Achevons l’arbre généalogique des idées en mouvement : Notre Homme est évidemment la réincarnation du Dernier Homme de Friedrich Nietzsche, homme du ressentiment, de la culpabilité, de la résignation et du nihilisme décrit dans Ainsi parlait Zarathoustra. Nietzsche était l’auteur de chevet de Rand, comme Rand était l’auteur de chevet de Ditko. Père, fille, petit-fils.

Blue Beetle & The Question versus Our Man, c’est bien le surhomme contre le dernier homme : combat d’idées en quadrichromie sur papier pulp, match de catch philosophique et esthétique.

Maintenant que nous avons remonté jusqu’à la source, redescendons et récapitulons les faits :

1 – En 1883 Friedrich Nietzsche met en demeure l’humanité de choisir son destin, soit s’élever vers le surhomme, soit s’abaisser vers le dernier homme.

2 – Dans les années 1930 Ayn Rand développe ces concepts à son profit le long de romans didactiques, secs et sans humour, qui glorifient l’individu tout puissant fidèle à ses principes, et condamnent au passage le communisme, l’État, les médias et la décadence.

3 – En 1967 Steve Ditko s’approprie à son tour ces concepts pour en faire la matière première de héros d’illustrés pour adolescents. Le summum de son travail de conceptualisation aboutit à The Question, héros froid et ambigu, incorruptible, sans visage (mais roux), portant chapeau et cravate. Simultanément, Ditko va encore plus loin dans l’abstraction en autopubliant (démarche qui révèle son engagement) une variation en noir et blanc pour toujours plus de manichéisme, Mr. A. Mr. A est comme un auto-plagiat de The Question, plus bavard et plus explicite.

Version noir et blanc underground : Mr. A / version mainstream en couleurs : The Question.

4 – En 1985 Alan Moore renverse complètement The Question (ou bien révèle sa vérité profonde), le réincarnant en Rorschach, justicier psychopathe misanthrope, parano, froid et violent, sans pitié, sans empathie, sans visage, chapeau mou, imperméable, tignasse rousse, masque noir et blanc où jamais le noir et le blanc ne se mélange…
Rorschach n’est pas un chevalier au port aristocratique, il est clairement un paria réprouvé, un criminel en roue libre plutôt qu’un héros donné en modèle, et son identité secrète civile n’est plus reporter-chroniqueur vedette intransigeant comme The Question, mais clochard arpentant les rues en brandissant un écriteau « La fin est proche » . Extrêmement conscient des idées qu’il manipule et auto-réflexif (en racontant les personnages il raconte aussi l’histoire des comics, cf. son opinion sur Ditko, ce qui a pu lui être reproché), Alan Moore utilise une citation de Nietzsche (aphorisme 146 de Par-delà le bien et le mal) dans le chapitre 6 de Watchmen consacré à Rorschach : « Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi. » Moore, qui avait conçu Rorschach comme un antihéros, fut stupéfait de constater que les fans de Watchmen l’adoraient, fascinés par lui au premier degré. Il déclara dans une interview de 2008 :

« Je voulais faire un truc du genre, « Ouais, c’est ce que Batman serait dans le monde réel. ». Mais j’avais oublié qu’en fait, pour beaucoup de fans de bandes dessinées, sentir mauvais et ne pas avoir de petite amie, c’est considéré comme des [caractéristiques] de héros. En fait, en quelque sorte, Rorschach est devenu le personnage le plus populaire de Watchmen. Au départ, je voulais en faire un mauvais exemple, mais des gens me disent dans la rue : « Je suis Rorschach ! C’est mon histoire ! ». Et chaque fois, je me dis : « Ouais, génial, tu peux me laisser tranquille et ne plus jamais t’approcher de moi aussi longtemps que je vivrai ? »

5 – Enfin, en 2019 dans sa série télévisée Watchmen, Damon Lindelof présente les successeurs et héritiers autoproclamés de Rorschach, un groupe armé de suprémacistes blancs dans la mouvance alt-right, appelé « la 7e Kavalerie »… qui préfigure étrangement les envahisseurs du Capitole en janvier 2021, et on en a froid dans le dos.

6 – Pendant ce temps… Business as usual. L’éditeur DC Comics, qui s’est singulièrement mal comporté avec les auteurs de Watchmen, Moore et Gibbons, refusant de leur rendre les droits des personnages comme il s’y était initialement engagé, continue de traire la poule aux oeufs d’or (métaphore audacieuse) et lance une nouvelle série sur le super-héros Rorschach en 2020. Cynisme éditorial et triomphe de la fascination pour la violence au premier degré : la nouvelle série est un succès.
Ce qui n’empêche pas la subtilité d’écriture et les références. Le scénariste Tom King ressuscite le personnage (spoïl : le Rorschach original est mort en 1985) en imaginant que son masque binaire est porté par un vieux dessinateur de comics floué par le système, binoclard, misanthrope et reclus dans son studio, William Myerson… dont on imagine sans mal qu’il est, au moins partiellement, inspiré de Steve Dito en personne.

7 – Pendant ce temps bis… Le libertarianisme d’Ayn Rand ne s’est, par ailleurs, jamais aussi bien porté puisque les milliardaires tout puissants de notre temps, de type Elon Musk, Peter Thiel, Jeff Bezos, Rupert Murdoch, Richard Branson… lui doivent tout, mais c’est un autre sujet.

Puisque les statues sont pour Steve Ditko un modèle culturel explicite livré aux masses, un dernier mot sur les déboulonneurs de statues d’aujourd’hui, dont on devine l’opinion qu’il en aurait eue : dans la scène ci-dessous, Our Man, lui-même une statue sans passé et sans avenir, met à bas une statue en hurlant We don’t need any past !

Lire plus loin, ailleurs :

un article argumenté et nuancé sur la facette politique de Steve Ditko par Guillaume Laborie dans Neuvième art ;

une interprétation en tant que prophétie de la série Watchmen de Lindelof par Pacôme Thiellement.

Pisser à la raie du blasphème

26/10/2020 Aucun commentaire
Maison de la Boétie, Sarlat-la-Canéda, Dordogne

Je répète, je reprends, je martèle l’idée force énoncée précédemment : la religion n’est pas sacrée puisqu’elle (n’)est (qu’)un phénomène humain. J’ai sous la main une histoire qui en fournit un puissant exemple et je vous la conterai tout à l’heure.

Je suis de passage à Sarlat-la-Canéda où je souhaite présenter mes hommages au plus fameux des natifs, Etienne de la Boétie. La Boétie est ce gamin qui en 1548, à 18 ans, âge où l’on écrit des dissertes de philo, a rédigé le puissant et indépassable Discours de la servitude volontaire que quiconque souhaite vivre libre ferait bien de lire, surtout les victimes des bigots armés d’un quelconque épouvantail divin. Il est aussi ce brillant esprit qui, avant de mourir trop jeune à 32 ans peuchère, travailla, au beau milieu des sanglantes guerres de religion, comme négociateur pacifique entre catholiques et protestants.

Or voilà qu’arpentant les coquettes rues pavées de Sarlat je découvre cette magnifique anecdote : ici, au moyen-âge, les passants avinés avaient la fâcheuse habitude de pisser sur les murs des maisons (coutume folklorique qui ressurgit régulièrement en France, hors couvre-feu). Les propriétaires excédés par l’impunité des pisseurs finirent par trouver la parade : ils peignirent des petits crucifix au pied de leurs façades. Grâce au symbole profané, le compissage nocturne changeait de catégorie et de châtiment, non plus petite délinquance mais blasphème ! Ainsi les ivrognes ne subissaient plus quelques injures volatiles ou coups de bâton furtifs, mais le pilori, la torture, l’indignité publique et au besoin la mise à mort.

Vous mordez le truc ? Que l’on soit un bourgeois de Sarlat au moyen-âge, ou un salaud de tout temps, de toute taille et envergure, de la plus petite frappe jusqu’au président de la Turquie (Grand Turc et Mamamouchi), crier au blasphème est TOUJOURS une astuce politique. Une manoeuvre d’intimidation. Utiliser le sacré pour en tirer des avantages profanes, pragmatiques, stratégiques, oh, humain, trop humain, CQFD.

Autre droit de suite d’un précédent article… J’ouvre au hasard le merveilleux Livre des chemins d’Henri Gougaud (voir ci-dessous l’épisode Le chemin plutôt que la destination 2).

Je tombe sur la page 38. Je lis : « C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne. (Descartes) »

Okay, René Descartes, né 30 ans après la mort de La Boétie, catholique pieux et surtout prudent mais inventeur du doute méthodique, ça m’ira pour aujourd’hui.

Vivent les profs, les soignants, les éboueurs, les assistantes sociales, les femmes de ménage, les paysans, les pompiers, les gardes forestiers, les facteurs, les bibliothécaires, les cuisiniers, les musiciens de bal, les poètes qui font pleurer, ceux qui font rire, les caricaturistes ! Et parfois les flics !
À bas les traders, les harceleurs de telemarketing, les manageurs conseils, les consultants en communication, les publicitaires, les prédicateurs et fatwateurs de toutes obédiences, les experts appointés à la gamelle, les coachs placés, les trolls de réseaux sociaux, les stratèges qualité-clients, les missionnés et commissionnés du lobby, les consultants en pensée unique, les assistants chargés du développement auprès du sous-secrétariat d’État chargé de la relance auprès du secrétariat d’État chargé de la reprise auprès du Ministère de la Croissance, les déforestateurs et les haters, les élémenteurs de langage, les bureliers cocheurs de cases, les sous-chefs demi-chefs quarterons-de-chefs et autres intermédiaires superfétatoires, les ronds-de-cuir rentiers et jetons de présence, les faiseurs de fake news russes et les scameurs africains, les bulshit jobs et bulshiters de tous les pays ! Et parfois les flics ! Bande de cons, Descartes vous crache à la gueule que vous ne valez proprement rien !

La religion n’est pas sacrée

19/10/2020 2 commentaires
Dimanche 18 octobre, 15h, rassemblement place Verdun à Grenoble en hommage à Samuel Paty, décapité par l’obscurantisme. Photo Laurence Menu

« Il vient toujours une heure dans l’histoire où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort. L’instituteur le sait bien. »
Albert Camus, La Peste (1947)

À chaud, j’ai écrit ça.

Une fois de plus, un acte de barbarie décérébrée a été commis sous nos yeux au nom de l’ami imaginaire qui fait couler le plus de sang à notre époque : Allah.
Une fois de plus, fusent les vibrants appels à mobilisation lettres mortes.
Une fois de plus, frémissent les mauvais procès. Si vous estimez que je suis « islamophobe » sous prétexte que je rappelle que ces crimes sont commis au nom d’Allah vous êtes soit un salaud manipulateur soit un idiot de bonne foi, et je vous emmerde. Je ne suis pas islamophobe, je suis décapitophobe ce qui me semble la moindre des choses.
Une fois de plus je suis ravagé par le chagrin et l’insomnie, d’autant plus solidaire que je m’identifie : comme ce professeur d’histoire-géo il m’arrive d’animer des ateliers auprès de collégiens où je tâche de les faire rire, de les faire créer, de les faire réfléchir, et mûrir, je remplis une mission d’adulte, professionnel ou non. À compter de quand vais-je devoir me sentir personnellement en insécurité parce que je vais sans garde du corps prônant la laïcité, cette invention extraordinaire qui consiste à croire en l’ami imaginaire de son choix (en ce qui me concerne, c’est Marianne, Nanabozo, et un peu Spider-Man) sans être inquiété ni inquiéter autrui, sans chercher noise à son voisin sous prétexte qu’il croit en un autre ami imaginaire, et, au minimum, sans imaginer que lui trancher la tête fera de nous par magie un héros, un justicier, un martyre chouchou de l’ami, un type cool que des vierges par douzaines attendent en gloussant les cuisses ouvertes ?
J’ai écrit mon crédo, je viens de le réécrire de fond en comble, il est à disposition pour ceux que ça intéresse et qui veulent causer.

Puis, à froid, j’ai abondamment lu en ligne, scrollé sans fin pour tenter de comprendre, avec dans la gorge et les doigts et les valises sous les yeux le goût du remake, réplique du temps sinistre des nuits blanches de janvier 2015.
J’ai lu nombre de réactions à chaud qui valaient ni plus ni moins que la mienne ; de circonstances et de reportages et de points sur l’enquête qui obscurcissaient encore le tableau ; de tribunes qui disaient Plus jamais ça parce que les tribunes servent à dire Plus jamais ça en attendant la prochaine fois. J’ai notamment lu un article de Pierre Jourde qui s’est attiré ma pleine adhésion. J’ai lu ensuite cette archive remontée comme un hoquet, qui prouve assez que le meurtre de Samuel Paty n’est en aucun cas un malencontreux accident faute à pas de chance :

Extrait d’un article de 2015 de Dâr Al-Islam, revue de propagande en ligne de l’organisation Etat islamique diffusée en langue française :
« La Nation confie à l’école la mission de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Ces “valeurs” ne sont pour le musulman qu’un tissu de mensonges et de mécréance qu’Allah lui a ordonné de combattre et de rejeter tout en déclarant la mécréance de ses adeptes. (…) Il devient clair que les fonctionnaires de l’éducation nationale qui enseignent la laïcité tout comme ceux des services sociaux qui retirent les enfants musulmans à leurs parents sont en guerre ouverte contre la famille musulmane. Ainsi, la dernière trouvaille de l’Etat français est de retirer les enfants des musulmans qui ont l’intention de rejoindre l’Etat du Califat. Il est donc une obligation de combattre et de tuer, de toutes les manières légiférées, ces ennemis d’Allah. »

(source : le monde.fr)

J’ai cependant lu un trait de sagesse fulgurant et bienfaisant, propre à élever plutôt qu’à enfoncer, que j’ai puisé ailleurs et en une autre temporalité : dans les compte-rendus d’audience que rédige quotidiennement Yannick Haenel, en direct du procès des attentats de janvier 2015. J’ai lu cette phrase simple et profonde qui est un oasis dans le désert : L’humanité est plus importante que la religion. Elle est prononcée à la barre par Lassana Bathilly, musulman pratiquant et héros du 9 janvier 2015, et nous bouleverse aujourd’hui comme jamais. Haenel raconte :

Je voudrais également creuser ce qu’avait dit hier Lassana Bathily, l’homme qui a ouvert les portes d’en bas [de la supérette Hyper Cacher] pour cacher les otages, l’homme qui a trouvé l’issue et s’est enfui, échappant au vœu de mort de Coulibaly. Mais sa puissance d’indemne à lui provient (…) de sa manière de vivre la fraternité entre musulmans et juifs — de créer un passage entre les deux pratiques religieuses, comme Zarie Sibony [caissière de l’Hyper Cacher] faisant passer son « espèce d’attention attentive à la vérité et au malheur » d’un étage à l’autre du labyrinthe. Car devenir un passage, c’est le destin de Lassana Bathily, ce musulman qui faisait sa prière à Allah dans le magasin juif où il travaillait.
Nous avons découvert alors, en l’écoutant avec attention, une étrange symétrie entre lui et Coulibaly, comme s’ils étaient deux figures inversées dans l’esprit : tous les deux musulmans, tous les deux originaires de la région de Kayes, au Mali, et venant de villages éloignés d’à peine 20 km. Mais l’un avait destiné son esprit au mal, et l’autre avait trouvé sa vocation en allant parler dans les écoles :« L’humanité est plus importante que la religion », déclara sobrement Lassana Bathily. Et l’on rappela la phrase du président du Mali : « Coulibaly a jeté le drapeau malien par terre. Et toi, Lassana, tu l’as ramassé. » Ce drapeau n’est pas seulement celui d’un pays. »

(Le livre qui compilera les textes de Haenel et les dessins de Boucq paraîtra en décembre, il est en précommande ici.)

Enfin, j’ai discuté. Car, démocrate indécrottable, je suis certain qu’on n’a rien de mieux à faire, discuter, inlassablement, partout, toujours, de préférence de vive voix et loin des réseaux dits sociaux qui biaisent tout. Le hasard fit que, le lendemain, la première personne avec qui j’ai discuté de vive voix fût mon vieux géniteur, chenu, grippé, perclus et reconfiné, mais encore capable de tenir son téléphone. Le premier commentaire qu’il me fit au bout du fil manqua malheureusement de nuances : « Faudrait pouvoir expliquer une bonne fois que toutes les religions, c’est de la merde. »

Je me suis dit Holà bijou, tut-tut l’ascendant, minute papillon, allons-y chochotte, au temps pour mes angéliques velléités de discussion démocratique, on est mal barrés si l’on entame la dialectique heuristique par la merde direct, ce n’est pas un débat qu’on ouvre mais un coup de boule qu’on flanque. Admettons, pour ne point désespérer du débat démocratique, que monsieur mon père n’est représentatif de rien et que j’ai joué de malchance quant à mon premier et aléatoire interlocuteur.

J’ai tenté de suggérer au dab que, non, les religions ne sont pas toutes de la merde par principe et ontologie. Purement et simplement, elles sont ce qu’on en fait. Elles sont ce que chacun en fait, et ce que chaque société en fait. Si une société en fait de la merde, la religion sera de la merde. Truisme : un individu altruiste et généreux, s’il devient religieux, pratiquera une religion altruiste et généreuse ; un poète intellectuel, s’il devient religieux, pratiquera une religion poétique et intellectuelle ; un naïf de bonne volonté (exemple archétypique, un charbonnier) s’il devient religieux, pratiquera une religion naïve et de bonne volonté ; un connard, s’il devient religieux, pratiquera une religion de connard, et dans ce cas-là seulement, nous serons dans la merde. Cf. ci-dessus le contraste entre les deux musulmans Bathily et Coulibaly.

Mon paternel a objecté que j’enculais les mouches puisque les religions (toutes de la merde) préexistent à mes individus théoriques gentils ou méchants, qu’elles leur fourrent la merde dans le crâne quoiqu’il arrive et que, en un mot comme en cent dont le vieux ne voulait pas démordre, toutes les religions c’est de la merde. L’aïeul a enchaîné en me rapportant une anecdote que j’ignorais surgie de mon enfance, datée a priori de la fin des années 70 ou du début des années 80 : « J’avais discuté avec un de tes profs quand tu étais môme, il m’expliquait renoncer à aborder les guerres de religion dans son histoire de France parce que ça pourrait choquer des petits catholiques ou des petits protestants, tu vois, la lâcheté de l’Éducation Nationale qui préfère l’ignorance plutôt que le risque de froisser les sensibilités de merde des religions de merde ne date pas du XXIe siècle contrairement à ce qu’on croit, non seulement les religions sont toutes de la merde mais elles ont toujours été de la merde. »

Si je rechigne à acquiescer à une assertion si péremptoire, c’est d’abord que les individus que j’ai introduits dans ma démonstration ne sont pas si théoriques que ça, j’en connais personnellement de très incarnés qui affichent en chair et en os les caractéristiques énoncées (des altruistes et généreux / des poètes / des naïfs / des connards). C’est ensuite que mon postulat, les religions ne sont que ce que l’on en fait, me semble fertile, largement subversif et suffisant pour éviter la merde et permettre la pédagogie.

Car ce qui manque toujours aux religions pour être inoffensives dans une société laïque (ici je redeviens, auprès de mon daron ainsi qu’auprès de mon lecteur, un héraut de la démocratie), c’est d’être discutées. Caricaturées par exemple, mais la caricature n’est qu’une modalité extrême et railleuse de la discussion, et les dangereux bigots qui réfutent la caricature ne le font que parce qu’ils réfutent, plus globalement, la discussion. Pour eux, la religion ne se discute pas (ne se réfléchit pas, ne se pense pas, ne se comprend pas, etc… L’école qui apprend à penser est logiquement leur ennemi), sous prétexte qu’elle est sacrée, sacrée et indiscutable sont pour eux des synonymes – c’est là que tous les malentendus adviennent, ainsi que les décapitations. Aussi, je formule ceci de façon stricte et claire, en guise de point de départ qui ne demandera qu’à être discuté par quiconque de bonne volonté le voudra :

La religion n’est pas sacrée.

J’emploie des caractères gras, de l’italique, du centrage, tout l’attirail pour peser mes mots : je produis ici une modeste mais sérieuse contribution à ce que pourrait être une redéfinition pragmatique de la laïcité française paraît-il si difficile comprendre à l’étranger (certes, le paradoxe est subtil : Règle sacrée de la République, le sacré n’est pas sacré, le concept réclame une sacrée pédagogie). Aussi je répète en pesant mes mots : la religion n’est pas sacrée. Axiome initial sur lequel il convient de s’accorder, faute de quoi la théocratie pourrait être plus attirante que la démocratie. Maintenant j’explique pourquoi la religion n’est pas sacrée.

Dieu est sacré ; la religion ne l’est pas. Elle n’est pas sacrée parce qu’elle est un phénomène non divin mais humain – par conséquent elle est à l’image de l’homme, sublime et grotesque, héroïque et criminelle, profonde et dérisoire, vitale et mortelle. Elle peut se raconter, elle peut s’interroger, elle peut se caricaturer, elle peut se transmettre (corollaire : elle peut se déformer), elle est vivante donc changeante, oui, elle peut se discuter. Elle doit se discuter quand elle pose problème.

Rappelons la chronologie : l’univers a 13,7 milliards d’années ; l’espèce humaine 300 000 ans max ; les plus anciennes traces de préoccupation religieuse (ce sont des sépultures) ont 100 000 ans ; à la louche le concept de monothéisme, virtuellement totalitaire (si Dieu est unique c’est tout ou rien, soit on y croit et on est sauvé soit on n’y croit pas et on est damné) a 3000 ans, cristallisé en Perse et en Égypte. L’Islam, religion la plus meurtrière du moment, n’est qu’un gamin, un merdeux (littéralement : plein de merde, nous y revenons), un sale môme d’un peu moins de 1400 ans. Chaque religion, que l’on gagnera à comparer à ses consœurs si l’on veut les penser (il y en eu plus de 10 000 depuis que les humains regardent les étoiles si l’on en croit les sciences sociales, il en resterait au moins 200 en activité, car elles se raréfient et se concentrent, comme les ethnies, les langues, les cultures…), chaque religion possède toute une gamme d’attributs humains : une histoire (un début et une fin : nombre d’entre elles ont disparu), une économie, une culture, une politique, une ritualisation, une institutionnalisation, une alimentation, une anthropologie, une archéologie, une iconographie, une légende dorée et des secrets honteux, des rouages de pouvoir à chacune de ses articulations. Partout ça pue l’humain. La merde, éventuellement. (Là où ça sent la merde, ça sent l’être (…) Et dieu, dieu lui-même a pressé le mouvement. Dieu est-il un être ? S’il en est un c’est de la merde, Antonin Artaud, poète mystique du XXe siècle.)

Dieu est invisible – si vous souhaitez croire en lui grand bien vous fasse, mais s’il vous plaît laissons-le de côté et parlons de ce qui est visible, avéré, c’est à dire de tout ce qui est humain. Dieu (dans sa version monothéiste) est incréé si ça vous chante, on ne peut ni le prouver ni prouver le contraire, mais la religion est sans le moindre doute créée, il est capital de se mettre d’accord sur cette distinction. Dieu a peut-être créé l’univers il y a 13,7 milliards d’années (ce point, à nouveau, n’est pas pertinent), mais ce sont des hommes (et parfois des femmes) qui ont créé les religions, qui les font vivre encore, qui les font parler, Y COMPRIS L’ISLAM contrairement à ce que prétendent les fanatiques et les littéralistes : le quatrième calife et gendre de Mahomet, Ali, a souligné que ce sont les hommes et non Dieu qui font parler le Coran, sans les hommes le Livre resterait silencieux (certes, le chiisme, partisan de la doctrine d’Ali, est très minoritaire dans l’Islam).

Tout commandement religieux est un commandement édicté par un homme qui a l’autorité (ou bien la folie, ou bien l’orgueil, ou bien le culot) de parler à la place de Dieu, muet en plus d’être invisible, et c’est assez commode. On lira et méditera à ce propos la citation d’Haïlé Sélassié Ier, qui pourtant avait la foi, mais qui entendait tracer une ligne claire et salutaire entre religion et spiritualité.

La foi ne prouvera jamais l’existence de Dieu (de même que l’athéisme ne prouvera jamais sa non-existence) ; les prétendues preuves ontologiques de l’existence de Dieu de Descartes (« Dieu existe forcément, sinon nous n’aurions pas l’idée de Dieu en nous ») prouvent essentiellement que Descartes existe, ainsi que le sophisme ; le pari de Pascal (« croyons en Dieu puisque ça ne coûte pas cher et ça peut rapporter gros ») prouve que Pascal existe ainsi que la mesquinerie épicière, elle aussi très humaine, des calculs win-win et ratios investissement/profit ; etc. Corolaire : puisqu’on ne peut se mettre d’accord ni sur l’existence ni sur la non-existence de Dieu, une société complexe et moderne ferait bien de veiller à ce que ses citoyens ne s’engueulent pas (a fortiori, ne s’entretuent pas) à propos de notions incertaines, et devrait baser plutôt les règles de vie commune non sur une foi mais sur un savoir objectif (martelons-le encore une fois : Dieu existe peut-être, ou bien n’existe pas, c’est une foi ; les religions existent de fait, c’est un savoir objectif). Cette base de vie commune est un pré-requis pour le projet politique nommé laïcité.

Humain en amont, humain en aval, humain partout (et le divin ? dans ton coeur ! pour être poli). Tout être humain doté de la conviction que Dieu existe l’a reçue d’un autre être humain – et je pousse ce raisonnement jusqu’à un retranchement plus audacieux : si les illuminations mystiques sont incommunicables c’est parce qu’elles témoignent seulement qu’un être humain a été convaincu de l’existence de Dieu par un autre être humain, en l’occurrence lui-même, en circuit fermé.

Ce sont bien des hommes (parfois des femmes) qui depuis deux semaines et depuis trente ans ont provoqué, par leurs faits, par leurs gestes, par leurs paroles, une succession d’événements aboutissant à la décapitation d’un professeur d’histoire, géographie et instruction morale et civique. Bref, à la merde. Parlons des vecteurs humains, il y a de quoi faire, parlons-en en classe.

Si je suis à nouveau invité dans les collèges, voilà en substance ce que je viendrai exposer aux élèves. Sans peur.

Post-scriptum 1 : une information supplémentaire au sujet de mon vieil anar athée de dabuche et de son usage persistant du mot en M., l’un des plus utiles de la langue française. L’ancêtre est remarié en 3e noces avec une femme très pieuse qui n’omet pas de remercier Dieu à tout bout de champ. Il commente : « Elle me laisse dire merde, je la laisse dire amen » (citation de Brassens, Trompettes de la renommée car le reup a des lettres) et cela me semble une définition tout à fait recevable de la laïcité.

Post-scriptum 2 : le présent sujet, pas près d’être épuisé, a été déjà maintes fois abordé au Fond du tiroir. Lire ici, entre autres. Il sera à nouveau au cœur du roman Ainsi parlait Nanabozo, dans toutes les bonnes librairies le 19 mai 2021.

Post-scriptum 3 : nourrissant quelques scrupules, rapport au droit à l’image, pour avoir utilisé sans permission en haut de page la photo d’une fillette inconnue ornée d’un si mignon chat-masque, je suis prêt à réparer. Si jamais vous la reconnaissez, dites-lui de me contacter, elle a gagné soit le droit à l’oubli et j’effacerai l’image illico, soit l’intégrale des livres du Fond du tiroir (hors les deux morts d’épuisement). À sa place je n’hésiterais pas.