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Le crime de Boualem Sansal

28/11/2024 Aucun commentaire

Boualem Sansal, écrivain qui se définit comme « caméléon égaré » et quel magnifique totem, de nationalité française lors de sa naissance en Algérie française en 1949, puis de nationalité algérienne à partir de 1962, puis à nouveau de nationalité française depuis 2024, vient d’être incarcéré par l’un de ses deux pays. Sauras-tu deviner lequel ?

Boualem Sansal est en danger.
Boualem Sansal, comme Lewis Carroll, est écrivain et mathématicien, double casquette qui le prédisposait à écrire de la science-fiction au sens originel de ce terme, et qui l’a conduit a exprimer des vues tout-à-fait intéressantes, rationnelles ou ne serait-ce que raisonnables, sur des phénomènes imaginaires tels que la religion. Ce qui fait que je nourrissais des pensées fraternelles à son endroit lorsque j’écrivais Ainsi parlait Nanabozo, roman sur la religion dont le narrateur est mathématicien.
Ainsi dans son roman (de science-fiction, tendance orwellienne) 2084 : la fin du monde Boualem Sansal a écrit :

« La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. »

Ou bien, il a déclaré ceci à la presse (Marianne, en 2011) :

« La religion me paraît très dangereuse par son côté brutal, totalitaire. L’islam est devenu une loi terrifiante, qui n’édicte que des interdits, bannit le doute, et dont les zélateurs sont de plus en plus violents. Il faudrait qu’il retrouve sa spiritualité, sa force première. Il faut libérer, décoloniser, socialiser l’islam. »

Boualem Sansal est islamophobe.

Pourtant ce n’est pas pour cela qu’il est en danger, aujourd’hui. Boualem Sansal a plus d’un ennemi parmi les adorateurs d’amis imaginaires : les bigots certes, mais également les nationalistes algériens – car la patrie, elle aussi, est une mythologie sacrée.
Boualem Sansal, qui, à 75 ans, fait régulièrement des allers-retours entre ses deux pays, la France et l’Algérie, est en danger parce qu’il s’est fait arrêter le 16 novembre dernier à l’aéroport d’Alger et mettre en détention, accusé d’« atteinte à l’intégrité du territoire national », autrement dit de terrorisme, crime passible de la prison à perpétuité selon l’article 87 bis du code pénal algérien. En effet, l’Algérie, atteinte comme tant de nations de ce poison qu’est le patriotisme, ne pardonne pas à Boualem Sansal ses déclarations anti-Algérie. Il critique régulièrement le régime algérien (sortie mémorable sur Arte en janvier dernier : « L’Algérie est une dictature », en toute simplicité), s’était fait autrefois un adversaire personnel de Bouteflika et de toute sa cour gérontocrate… mais il est allé dernièrement jusqu’à récuser à l’Algérie son statut même de nation, en résumant de façon très provocante la colonisation de l’Algérie par la France : « C’est facile de coloniser des petits trucs qui n’ont pas d’histoire, mais coloniser un Etat, c’est très difficile. »

Voilà, très exactement, ce qu’est son crime : une atteinte au roman national. Un crime de lèse-majesté patriotique. C’est un peu comme si la France jetait en prison Pacôme Thiellement pour son génial L’Empire n’a jamais pris fin, prodigieuse anti-histoire-de-France où Thiellement égrène les crapules, bandits, barbares stupides, chefs de bande chanceux, arrivistes cyniques et sanguinaires qui en deux millénaires ont fait la France. Ainsi qu’en vérité l’on fabrique n’importe quelle nation, avant réécriture des évangiles et cristallisation des légendes dorées : par le meurtre des rivaux. Juste un exemple : l’histoire officielle de l’Algérie stipule qu’en 1962 uniquement les glorieux héros de la guerre d’indépendance ont pris et gardé le pouvoir – on passera prudemment sous silence la crise des wilayas, la prolifération des marsiens opportunistes (combattants du mois de mars, soit l’équivalent algérien des Résistants du mois de septembre ou de la dernière heure en 1945 en France), les épurations sanglantes, les disparitions par centaines des concurrents pour le pouvoir, sans parler des massacres de harkis. Mais a-t-on le droit de raconter ces histoires sales, de seulement critiquer le pouvoir passé ou présent, comme le fait Boualem Sansal en Algérie, sans se faire taxer d’« atteinte à l’intégrité du territoire national » ?
La France n’a évidemment aucune leçon à donner en la matière : à l’époque de Le Chagrin et la pitié (Marcel Ophuls, 1971), le président de l’ORTF refusa de le diffuser à la télévision au prétexte que « le film détruit les mythes dont les Français ont encore besoin » (sic).
Si l’on admettait une bonne fois que le sens de l’histoire pour reprendre la funeste expression téléologique de Hegel, est une ligne de sang et de viscères, et non de pétales de roses, on serait moins obligé de cancéler après coup.

L’incarcération de Boualem Sansal est révoltante. Ce qui ne l’est pas moins, c’est la timidité de la gauche française, empêtrée dans ses pudeurs sur la question de la laïcité, à soutenir Boualem Sansal.
Ce qui est plus révoltant que tout, c’est que seuls les élus français de droite et d’extrême-droite (à l’exception remarquable de Raphaël Glucksmann) réclament à haute voix sa libération, sautant sur l’occasion d’attiser une guerre des nations voire des races : Marion Maréchal dénonce un « État voyou guidé par sa haine de la France » (et allez, nation contre nation, fleur au fusil à l’ancienne !) et a le culot de proposer un « échange de prisonniers » entre l’écrivain et les « 3 500 vrais délinquants et criminels algériens dans les prisons françaises ». On est mal barré et on peut se demander où est passée, dans ces débats, la littérature, ce phénomène fragile, ambigu, transfrontalier et humaniste. Au fond d’une geôle, sans doute. En librairie aussi, mais seulement dans l’un des deux pays de Boualem Sansal.

Les noms changent, les masquent demeurent

13/11/2023 un commentaire

Un brillant mythomane, beau parleur, polyglotte et mystérieux, fasciné dès l’adolescence par les cultures amérindiennes, se fait passer pour chaman, authentique héritier de traditions autochtones ; il captive et enrôle une Tribu, assemblée de disciples qu’il affuble un par un d’un nom indien ; il fait miroiter une utopie pleine de promesses d’avenir et reconnectée avec le passé, une nouvelle façon de vivre, engagée, sensible, connectée à la nature, réparant les injustices faites aux minorités, mettant en pratique l’écologie et la paix ; il éblouit chacun par son érudition, son intelligence, sa spiritualité, ses talents de conteur… Puis il disparait, dès que l’affaire, dénoncée par la presse et la justice comme relevant d’un phénomène sectaire, tourne vinaigre et engendre des morts.

J’ai l’air de résumer le pitch d’un roman intitulé Ainsi parlait Nanabozo ?
Eh bien, pas du tout ! Je résume ici un fait divers extraordinaire que je n’aurais pas été capable d’inventer, celui de la secte Ecoovie, dite aussi Iriadamant, dans les années 80-90, dont le gourou charismatique était un manipulateur hors-pair, qu’on pourrait écouter des heures. Écoutons-le parler une minute :

« On considère dans les traditions primordiales que la plénitude de l’identité correspond à la prise en charge de son propre destin, et que c’est marqué par un événement biologique qui s’appelle la puberté. Qu’antérieurement à ça on est plus ou moins une sorte d’appendice des géniteurs, quels que soient leurs noms, et de ceux qui autour d’eux constituent non seulement un giron mais une sorte d’utérus social qui tente de nous façonner et auquel on tente d’échapper, il y a une sorte de tension entre les deux, qui est amoureuse comme le sont bien d’autres tensions, qui est faite de désirs mais qui est faite aussi de mesure entre la proximité et la distance à prendre. Je pense qu’on est tous des Jonathan qui essaient de mesurer le ciel du bout de leur aile, mais qu’en même temps cette mesure n’a de sens que parce qu’il y a un nid, dont on descend de temps en temps.
A la puberté, on s’envole. Et quand on s’envole, on acquiert, je dirais, le droit de répondre à d’autres appels. Et ces appels-là se font à travers d’autres noms. Ces noms-là, ben on les adopte ou on ne les adopte pas. Si on répond, on dit qu’on adopte. Et on est adopté. »

Qui est le maître de sagesse qui parle ainsi face caméra ? Comment se fait appeler celui qui donne une si puissante définition de la puberté par le besoin de changer de peau et de repères, de nom et d’identité ?
Une fois entré en puberté, cet homme y est sans doute resté pour l’éternité puisqu’il n’aura plus cessé de changer de nom et d’identité, passant d’un masque et d’un patronyme à un autre.
Né en 1937 à East Angus (Québec) semble-t-il sous le nom de Pierre (ou Joseph) Doris Maltais, il est devenu au fil des besoins et de ses pérégrinations sur la terre : Piel Petjo Maltest, Norman Bogaerts, Sag Maohinn Tiam Apjoilnomaniteogslg, Robert Pont, Saumon Ressourçant, Prince de Faucigny-Lucinge Malatesta, Docteur Man (ou El Medico), Emmanuel-Ahmed-el Hassar Rahman, Michel-Robert-Henry-Pont-Spoerry… et surtout, le temps qu’aura duré l’affaire qui nous intéresse, Norman William. Son enveloppe matérielle terrestre a, dit-on, mais faut-il le croire, finalement disparu en juillet 2015 au Nicaragua.

J’ai toujours nourri une immense fascination pour les gourous, les vrais ou faux mystiques, les meneurs de troupes vers la vie ou vers la mort, les inspirants, les indiscutés, sans que l’on sache s’ils mentent ou s’ils sont fous ou si c’est plus compliqué que ça. J’ai fait de cette fascination pour l’emprise un roman, Ainsi parlait Nanabozo, où je prenais soin de montrer que mener une tribu par les contes est un talent, et même un talent littéraire, un génie dangereux, qui consiste à faire entrer l’interlocuteur dans ses propres histoires, sa propre folie, comme font les leaders et toutes leurs variantes, Führer ou Duce. L’une de mes sources d’inspiration était donc la triste épopée d’Ecoovie, cette armée d’éclopés idéalistes qui fuyait la société de consommation, destructrice de la terre et les âmes, prônait une vie plus naturelle, écologique, spirituelle et sauvage inspirée des Amérindiens, et dont le rêve est devenu cauchemar. Leur chef spirituel, insaisissable margoulin international et prédateur sexuel, se disait chaman et héritier direct des Indiens Micmacs, Hopis et Algonquins (rien que ça).

Je connaissais le film L’affaire Norman William de Jacques Godbout (1994), disponible sur le site de l’Office National du film canadien… mais ces jours-ci, cette histoire ancienne défraye à nouveau la chronique. Arte.fr vient de mettre en ligne une série documentaire en quatre épisodes, Gaïaland par Yvonne Debeaumarché et Hannu Kontturi. Cette palpitante et tragique histoire me fascine de nouveau, je la regarde bouche bée en me disant Oh mais il faudrait écrire un roman là-dessus, puis je me souviens que je l’ai déjà fait.

Notons qu’Yvonne Debeaumarché était la réalisatrice d’une précédente série documentaire, Grégory dont j’ai fait l’éloge dans une autre strate du Fond du Tiroir.

Les histoires de faux indiens sont pléthoriques depuis deux siècles, et ma fiction Ainsi parlait Nanabozo s’inscrit aussi dans cette tradition-là : un blanc décide d’être indien, pour des motivations variées allant de l’empathie pour les opprimés à la recherche spirituelle en passant par la pure et simple escroquerie, ou à tout le moins l’appropriation culturelle comme dit notre époque. Citons notamment le cas très curieux de Grey Owl, faux Apache et véritable Anglais du nom d’Archibald Belaney, précurseur de la pensée écologique, qui a fait l’objet d’un biopic réalisé en 1999 par Richard Attenborough : Grey Owl, celui qui rêvait d’être indien ; on peut citer aussi Chief Buffalo Child Long Lance, Asa Earl Carter, Nasdijj ou Ward Churchill…

Toutefois mon faux Indien préféré, qui d’ailleurs à un peu le même air de sage vieilli sous la tresse que Norman William mais sans le bandeau sur le front (bandeau dont on sait qu’il n’est pas du tout indien, c’est un cliché folklorique inventé par Hollywood pour des raisons purement techniques : retenir les perruques des faux Indiens durant les cascades), reste le formidable Iron Eyes Cody, dit L’Indien qui pleure, à qui j’ai consacré un article à lire ici.

Ainsi parlait face caméra

12/12/2022 un commentaire

Je sais bien, il faudrait que j’apprenne à dire « non » quand Marie Mazille me dit « Eh tu voudrais pas faire avec moi… », tôt ou tard ça finira par me jouer des tours. Ma foi, pour le moment je réponds toujours « oui » et je ne m’en porte pas trop mal.

Aujourd’hui, Marie m’a dit « Eh tu voudrais pas venir avec moi rendre service à des étudiants en première année de communication-audiovisuelle-et-internet ou chais pas quoi ? En guise de devoir noté par leurs profs ce semestre, ils doivent filmer des gens qui présentent leur métier, pour des pastilles d’1 mn 30, moi j’y vais pour parler du métier de musicien, toi tu pourrais y aller pour présenter le métier d’écrivain, ce serait super ! »

Le métier d’écrivain ? Qu’est-ce que j’en connais, moi, du métier d’écrivain ?

Mais bon, oui, d’accord Marie, si c’est pour rendre service. Je suis donc allé à la fac pour présenter mon « métier » à la caméra. Je suis arrivé en retard, je m’en suis excusé. Par acquit de conscience, j’ai commencé par demander à ces aimables jeunes gens s’ils avaient lu mes livres. Ils m’ont répondu très gentiment Heu non non, mais on est allé voir sur Internet. Pas de problème. C’est votre propre métier qui rentre. Je suis à votre disposition.

J’ai répondu à leurs questions durant quelques 45 mns pour leur pastille d’1 mn 30 s, je ne sais pas ce qu’ils en retiendront. Ils ont promis de me l’envoyer. [Mise à jour : la voici.]

Mais ensuite, il s’est passé quelque chose d’intéressant.

Après l’interview, le caméraman a voulu, pour faire des plans de transition avec voix off, se glisser derrière mon épaule et me filmer de dos en train de feuilleter l’un de mes livres. Docile, j’ai pris Ainsi parlait Nanabozo et je l’ai ouvert au hasard, ce que je n’avais pas fait depuis au moins un an. J’ai lu là où j’étais, un début de chapitre. Je me suis immédiatement fait emporter par le flot de paroles. J’y étais derechef. Comme si je venais de brancher mes batteries sur le secteur, j’étais en recharge, survolté. C’était reparti. J’étais tiré, amusé, excité, ému, je me glissais à nouveau dans la peau du narrateur comme si je ne l’avais jamais quitté. Je l’aime bien au fond, ce pauvre gars qui fait de son mieux, tout comme moi mais pas pareil, j’ai passé quatre ans dans sa compagnie, ça crée des liens, on est à la vie à la mort Thomas et moi. Je prenais du plaisir, je hochais la tête, je gloussais même, j’oubliais la caméra, au lieu de feuilleter je lisais jusqu’au bas de la page avant de passer à la suivante. Putain, mais il tient, ce livre ! Il tient drôlement bien !

Il a fait un bide en librairie. Tant pis ! Il tient tout seul. Tant pis pour ceux qui ne le liront pas, et je ne parle pas seulement des étudiants en première année de communication-audiovisuelle-et-internet ou chais pas quoi. Je venais justement de leur en parler, à ces charmants communicants frais émoulus : à la question « lequel de vos livres s’est le mieux vendu ? », oui comme toujours comme partout, les questions sur les chiffres prennent le pas sur les questions sur les lettres, c’est la numérisation. J’avais répondu, évasif, Oh vous savez le succès d’un livre n’a pas grand’ chose à voir avec sa qualité intrinsèque, ça se saurait, encore moins avec ce qu’on a essayé de mettre dedans.

Je constate aujourd’hui, avec joie, que je n’ai toujours aucune raison valable d’ébranler ma conviction que Nanabozo est mon meilleur livre, que c’est ce livre-là très exactement qu’il fallait écrire. Je réessaierai dans un an, chaque année peut-être, pour vérifier, mais jusque-là, il tient. Comme il tient ! Merci jeunes gens de m’avoir interrogé sur mon métier, en arrivant je ne savais pas trop que vous répondre, je n’allais tout de même pas vous avouer face caméra que j’ignore à peu près tout de ce métier, que je ne suis même pas certain qu’il soit vraiment à moi… Pourtant ce soir j’en ai une idée un peu plus précise, idée que je n’ai pas formulée devant vous et qui ne sera même pas dans la pastille d’1 mn 30 : ce métier consiste à faire tenir.

Winnetou, indien allemand

26/08/2022 Aucun commentaire
Das Buch zum Film

Le romancier populaire allemand Karl May (1842-1912), célébrissime chez lui et inconnu en France, a écrit, sans avoir jamais mis les pieds au Far-West, maints westerns qui mettaient en scène le chef apache fictif Winnetou, incarné au cinéma dans les années 60 par Pierre Brice, ainsi que son frère de sang, le trappeur blanc Old-Shatterhand.

A l’occasion de la sortie en salle outre-Rhin d’une nouvelle adaptation cinématographique de ce personnage, Der junge Häuptling Winnetou (« Le jeune chef Winnetou ») réalisée par Mike Marzuk, la maison d’édition Ravensberger a jugé bon de publier deux albums inspirés des romans de May… Puis, une semaine plus tard, a jugé tout aussi bon de les retirer de la vente, en raison de « nombreux retours négatifs ». Pourquoi ces westerns sont-ils aujourd’hui inadmissibles ? Serait-ce parce qu’Adolf Hitler en était friand et exigeait, dit-on, que tout son état-major les ait lus ?
(Pour éviter les simplismes ajoutons qu’Hitler n’était pas le seul admirateur de Karl May : l’adoraient aussi Albert Einstein, Franz Kafka, Hermann Hesse, Fritz Lang, Albert Schweitzer…)

Pas du tout ! Les raisons de la censure sont à chercher ailleurs. Le patron de Ravensburger, Clemens Maier, a expliqué qu’ils véhiculaient « un imaginaire romancé et plein de clichés », sans rapport avec la véritable histoire de « l’oppression des peuples indigènes ». Il a ajouté que « [s]on intention n’a jamais été de blesser qui que ce soit », et que sa maison se voulait « très attentive à la question de la diversité et de l’appropriation culturelle ». (source : lemonde.fr, 25 août 2022)

Depuis, la polémique « woke » bat son plein entre ceux qui orientent leur farouche indignation vers feu Karl May, estimant que notre époque ne peut plus tolérer une représentation folklorique, kitsch et rétrograde d’un peuple génocidé ; et ceux qui l’orientent plutôt vers la censure d’un pan entier de culture populaire faite d’aventures imaginaires, de grands espaces, de souffle épique, et, mais oui, d’une certaine valorisation des Indiens, fût-elle folklorique (car Winnetou est un brave, un grand héros attirant l’empathie de ses lecteurs, et un personnage tragique dont la mort fit pleurer d’innombrables cœurs tendres, peut-être même Einstein et Hitler eux-mêmes).

Nous discutons du sexe des anges (ah oui tiens au fait parlons-en, faut-il dire il ? elle ? iel ?) alors que l’apocalypse est au fond de l’agenda. L’époque est délicieusement idiote. Mais on ne pourra pas dire qu’on ne l’a pas vue venir. Rediffusion au Fond du Tiroir :
En 2018, alors que, plongé dans le travail sur Ainsi parlait Nanabozo, j’étais particulièrement sensible à ces questions que débattaient mes personnages, je m’étais offusqué (car j’étais jeune et candide, il y a 4 ans) que des bibliothécaires et autres acteurs culturels puissent, convaincus de faire le bien, censurer des livres représentant des Indiens sous couvert de lutte contre les discriminations. Je ne le savais pas mais ce n’était que l’avant-garde.

Le zèle des mythos (Cancel la Cancel, 2/5)

08/09/2021 Aucun commentaire
Cérémonie animée par le Conseil Scolaire Catholique Providence (Sud Ouest de l’Ontario) : on brûle les livres censurés et la cendre est ensuite utilisée comme compost pour planter des arbres. Attention, faut pas se moquer des rituels locaux, ce serait de la discrimination, faut respecter.

La « cancel culture » est une peste de notre temps. (cf. épisode 1)

Le génocide amérindien s’est poursuivi pendant quatre siècles au Canada et on prend à peine la mesure de l’actualité de ce massacre planifié (tout l’été 2021 ont été exhumés des cadavres de jeunes autochtones à proximité des pensionnats catholiques conçus pour les désensauvager…) – détails ici.

Et en réaction à ce scandale permanent, faute de réflexion réelle et de prise de conscience, faute d’aggiornamento politique, social, économique et religieux, que fait-on ? On détruit par le feu quelques livres jugés « inappropriés » ! Parmi les condamnés : Tintin, Astérix, des documentaires illustrés qui ont le toupet de montrer des Amérindiens torse nu (non mais de quel droit ?), voire d’utiliser le mot dégradant amérindien, ou des romans ayant eu, à une autre époque, la prétention de mettre en scène des personnages issus de ces peuples alors même que leur auteur est aussi blanc que Jacques Cartier, par conséquent au minimum complice et bénéficiaire de stigmatisation et de racisme.

(Tintin, je dis pas, les stéréotypes racistes y sont avérés, et au premier degré, sans humour, mais Astérix ??? Astérix est un chef d’oeuvre de déconstruction des stéréotypes, notamment nationaux, grâce à l’humour qui met à distance. Le brûler, c’est se priver d’un puissant outil intellectuel : la distance, c’est très grave et c’est hélas très contemporain. Si ce n’est déjà fait, on condamnera bientôt Iznogoud pour islamophobie.)

Un autre livre intitulé Les Indiens, publié en 2000, a été jeté au recyclage pour avoir été écrit en France, sans consultation des communautés autochtones du Canada. Suzy Kies, autoproclamée « gardienne du savoir » autochtone et, en tant que coprésidente de la Commission autochtone du Parti libéral du Canada, responsable acharnée de ces mises de livres au bûcher, a établi une sévère ligne à ne pas franchir (on n’ose pas dire une ligne rouge, à tous les coups ce serait mal perçu) : « Jamais à propos de nous sans nous » .

Quelle misère intellectuelle, quelle pénible odeur d’inquisition. Je me fais une raison, Ainsi parlait Nanabozo, roman éminemment inapproprié ne fera jamais carrière au Canada. Je tirerais même un grand orgueil qu’il brûle dans le même autodafé qu’Astérix.

Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Elle connaît ces jours-ci un rebondissement inattendu, du genre qui fait le sel de toutes les bonnes histoires de tartuffes.

Intéressant cas de psychopathologie : il vient d’être révélé que la sus-nommée Suzy Kies, grande inquisitrice et maîtresse de cérémonies des feux de joie purificateurs, n’a, après vérification, aucun ancêtre amérindien sur au moins 7 générations. Alors que le site web de son parti la présente comme « une autochtone urbaine de descendance abénaquise et montagnaise [ancien terme désuet pour innu] ». Celle qui détruit les livres en proclamant, la main sur le cœur, « Les enfants dépendent de nous pour leur dire ce qui est vrai ou faux, ce qui est bien ou mal » est une impostrice (imposteuse ?) maladive, rongée par on ne sait quelle névrose de culpabilité et de justice à rendre.

Après le fameux « zèle des convertis », voici le temps du « zèle des mythomanes ». On n’a pas fini de rire jaune.

Risquer d’être importun

26/07/2021 Aucun commentaire
L’édition de La Chute dans laquelle j’ai lu ce roman pour la première fois. J’ai perdu mon exemplaire depuis longtemps mais peu importe, j’aime toujours ce guéridon qui continue de tomber dans ma tête.

On retient d’Albert Camus L’Étranger et sa première phrase, Aujourd’hui maman est morte. C’est déjà bien. Pour ma part je lui préfèrerai toujours La Chute, et son incipit moins spectaculaire, moins facilement tragique, et autrement plus pernicieux : Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ?
Cette entrée en matière mondaine et quasiment obséquieuse, où chaque mot est pesé, est en réalité un extraordinaire rappel de la règle du jeu romanesque et de ses enjeux de pouvoir. Paraphrase : Ô lecteur, je te propose mes services, ce faisant je me positionne d’emblée en tant que ton humble serviteur afin de dissimuler qu’ici je suis tout-puissant, je parle et tu écoutes, j’écris et tu lis, si tu es ici avec moi sur cette première page tu sais pourquoi tu es venu, pas plus d’ambiguïté que sur le porche d’un bordel, on s’y met dès que tu donnes le signal de départ mon chou, je suis prêt à te raconter une histoire mais seulement si tu consens, si cela est ton bon plaisir, si tu n’oublies pas mon petit cadeau et surtout si tu en prends la responsabilité, mais alors ce sera à tes risques et périls, il n’est pas impossible que tu le regrettes et que tu me trouves importun – bah, peu importe, le cas échéant il te suffira de refermer le livre, de reprendre le cours de ta vie, ou éventuellement de choisir un roman plus facilement tragique, ce n’est pas difficile à trouver, un roman qui commencerait par exemple par Aujourd’hui maman est morte.

Reconnaissance de dette. J’ai lu La Chute voici 25 ou 30 ans et ce livre bref me fut une telle déflagration qu’on le retrouve en filigranes dans au moins deux de mes propres romans : la cruciale scène du pont est identifiable, quoique maquillée, renversée cul-par-dessus tête avec un point de vue inversé, dans mon TS ; surtout, le dispositif narratif de la Chute, monologue déguisé en dialogue par un jeu d’adresse au lecteur, est bel et bien repris, amplifié, poussé jusque dans ses retranchements et, si je peux me permettre, mis à jour, dans Ainsi parlait Nanabozo. Si l’on remonte le ruisseau en aval, Camus reconnait sans barguigner que lui-même s’est inspiré du théâtre. On trouve l’aveu p. 1927 du volume d’Essais de Camus en Pléiade :

J’ai utilisé une technique de théâtre (le monologue tragique et le dialogue implicite) pour décrire un comédien tragique.

Lorsque l’on m’interpelle, souvent pour me la reprocher, sur la narration très particulière d’Ainsi parlait Nanabozo, je m’abrite derrière La Chute, je clame que j’ai piqué le truc à Camus. Sauf que je n’avais pas encore vérifié, pas relu La Chute avant d’écrire mon livre… Voilà, je viens de le faire… Et je réalise que ma dette et mon mimétisme sont plus profonds que je ne le pensais, si jamais l’affaire s’ébruitait je pourrais à bon droit me voir accuser de plagiat. Même si son narrateur est infiniment plus cynique et nihiliste que le mien (finalement très candide), les deux abusent de leur droit de parole en feignant d’entendre un interlocuteur, encourent le risque de se montrer horripilants, profitent de leur logorrhée pour cacher leur jeu, gagnent du temps avec leurs circonvolutions afin de révéler le plus tard possible leur faille, leurs regrets, leur honte, leur culpabilité ; en outre leurs deux patronymes sont des allusions aux paroles d’Évangile, et c’est bien la moindre des choses pour des personnages qui parlent dans un livre et prétendent être crus sur parole par leur lecteur : le narrateur de la Chute s’appelle Jean-Baptiste Clamence (allusion au Jean-Baptiste qui prêche dans le désert, vox clamens in deserto) ; celui de Nanabozo Thomas Dedyme.

L’extrait ci-dessous de la Chute, par exemple, pourrait fort bien apparaître dans Nanabozo, au prix d’une légère réécriture circonstanciée :

Je ne sais comment nommer le curieux sentiment qui me vient. Ne serait-ce pas la honte ? La honte, dites-moi, mon cher compatriote, ne brûle-t-elle pas un peu ? Oui ? Alors il s’agit peut-être d’elle, ou d’un de ces sentiments ridicules qui concernent l’honneur. Il me semble en tout cas que ce sentiment ne m’a plus quitté depuis cette aventure que j’ai trouvée au centre de ma mémoire et dont je ne peux différer plus longtemps le récit, malgré mes digressions et les efforts d’une invention à laquelle, le l’espère, vous rendez justice. Tiens, la pluie a cessé ! Ayez la bonté de me raccompagner chez moi. Je suis fatigué, étrangement, non d’avoir parlé, mais à la seule idée de ce qu’il faut encore dire.

Au passage, d’autres aspects formidables de la Chute rappellent ce que nous avons souvent tendance à oublier : Camus a de l’humour. Exemple ici, où il parle avec désinvolture de l’amour et en profite pour lancer une pique à Sartre et aux sartriens, ces flics de la pensée qui à l’époque ne cessent de l’insulter depuis la parution de l’Homme révolté :

Puisque j’avais besoin d’aimer et d’être aimé, je crus être amoureux. Autrement dit, je fis la bête (…) Je me pris ainsi d’une fausse passion pour une charmante ahurie qui avait si bien lu la presse du cœur qu’elle parlait de l’amour avec la sûreté et la conviction d’un intellectuel annonçant la société sans classe. Cette conviction, vous ne l’ignorez pas, est entraînante.

Par Nanabozho le Grand Lapin (ainsi que Mahah le Putois)

19/06/2021 Aucun commentaire
« Oumpah-pah », Goscinny/Uderzo, 1961

19 juin : un mois tout rond que le Nanabozo est paru, un mois tout rond que je guette l’apparition d’un signe de vie en ligne, quelque note de lecture, critique professionnelle ou à peu près… Cette attente n’est pas vanité de ma part, juste la fébrilité de me confronter au crash test, la vérification que j’écris pour quelqu’un et non pour moi-même exclusivement ou pour le fond de mon tiroir… J’envoie… J’espère un accusé de réception… J’écris… J’attends le lecteur… Je sais bien qu’il s’agit de mon meilleur roman, et de loin, mais j’attends puérilement que des lecteurs me le confirment…
Eh bien voilà, c’est chose faite ! Une première lectrice a publié sa première critique sur Babelio, site dédié aux échanges de points de vue entre lecteurs. Hélas je ne sais quoi faire de ce point de vue-là.

Publiée sur le site Babelio :
LeKyld, 09 juin 2021
Il m’arrive rarement d’abandonner un livre. Je suis toujours embêtée parce que j’imagine tout le travail qu’il a demandé à son auteur et j’ai le sentiment de lui manquer un peu de respect. Surtout dans un cas comme celui-là, où c’est un livre offert (contre une critique certes).
Ainsi parlait Nanabozo est un roman qui m’a tout de suite attirée ; le résumé est plein de mystère. Malheureusement, ma curiosité ne fait pas le poids face aux blocages que j’ai rencontré avec ce livre.
La première chose, c’est la narration. L’histoire est racontée du point de vue d’un adolescent avec un langage qui lui est propre et qui, en ce qui me concerne, a tendance à casser mon rythme de lecture : les phrases à rallonge, le langage familier, la narration des évènements avec une chronologie complètement anarchique – ce sont des éléments qui me dérangent.
Ensuite, le narrateur à tendance à s’adresser directement au lecteur – c’est comme dans les films, lorsque le personnage casse le 4ème mur, j’ai juste envie de m’arracher les cheveux. Mais ici, c’est un parti pris puisque le narrateur est un adolescent interviewé. En tant que lecteur, on est en quelques sortes plongé dans la peau d’un journaliste. Et puis bon, je l’avoue quand même, étant donné la quatrième de couverture, j’aurais pu le deviner.
Du coup, je ne souhaite pas donner une note à ce roman pour plusieurs raisons :
Je ne note pas les livres que j’abandonne – je n’ai lu qu’un tiers du roman, ce serait ridicule d’induire en erreur de potentiels lecteurs sur la base d’un “avis” qui ne concerne même pas l’entièreté du récit ;
Je suis persuadée que les défauts que je trouve à ce roman le sont pour moi mais pas pour d’autres. La narration, le registre de langue, le narrateur qui interpèle le lecteur…
Donc si je peux conclure cette critique (l’imposture !), je ne recommande pas ce roman pour ceux qui, comme moi, sont dérangés par les détails que j’ai listé plus haut. Sinon, tentez et vous verrez bien ! »

Cette lectrice voit des choses que je n’ai pas mises dans mon livre (démolition du 4e mur ? lecteur « journaliste » ? narrateur « interviewé » ? mais où va-t-elle chercher tout ça ?) puis renonce, poliment et respectueusement. Bref, tout reste à faire. J’attends toujours que quelqu’un exprime en public qu’une rencontre a eu lieu, qu’un lecteur a lu ce que j’ai écrit, trouvé ce que j’ai planqué ou récolté ce que j’ai semé (dans ce roman, l’adresse au lecteur, inspirée de La Chute de Camus (je m’en explique ici, pour qui ça intéresse), loin de tout cynisme ou de coup de masse dans le 4e mur, est justement une quête de complicité, une façon de responsabiliser le lecteur qui reçoit la confidence qu’on lui fait – une demande d’engagement, qu’il est en position souveraine de refuser, dont acte). Je me raccroche à l’avertissement que m’a donné mon éditrice, « C’est un livre que tout le monde ne va pas aimer« , donc jusqu’à présent tout est normal, il faut attendre de trouver celui qui l’aimera, un mois n’est sans doute pas assez.

Une personne bien intentionnée m’a consolé en me signalant que le logo de Babelio évoquait davantage un étron que la tour de Babel, en pointant la pauvreté (assumée) de cette critique et en me rappelant que personne n’est obligé de donner son avis à tout bout de champ… J’ai alors gambergé sur ce à quoi nous sommes ou non obligés. Eh bien si, pourtant, cette lectrice est bel et bien obligée de donner son avis puisqu’elle reconnaît avoir reçu le livre gratuitement contre une critique (le dispositif s’appelle Masse critique, jeu de mot sur la critique émise par la masse). Depuis que la presse se pète la gueule, que journaux et kiosques meurent, et que simultanément montent en puissance les influenceurs de tous calibres sur internet, l’antique système des services de presse (un livre offert dans l’espoir d’une critique) a migré vers les sites de type Babelio. Cet itinéraire bis de la critique rejoint une tendance lourde de la sociabilité en ligne : nous nous connectons pour exprimer une opinion. Tant pis et tant mieux. Sans aucun doute tant pis pour moi qui, ceci est un aveu de faiblesse, me sens obligé de lire ces retours. Et, comble de masochisme, les commentaires en-dessous, qui vont tous dans le même sens (je me fais traiter de pensum et d’illisible).

Reste, heureusement pour moi, que la rencontre espérée a bien eu lieu quelques fois, en privé, hors ligne, grâce à des personnes qui pour le coup ne se sentaient pas obligées de le clamer sur les toits numériques. Bisous.

Nos lecteurs rectifient d’eux-mêmes

24/05/2021 un commentaire

Un monsieur m’aborde. Il souhaite me parler de l’un de mes livres. Je vous en prie, volontiers, je vous écoute. L’expérience est rare, la plupart du temps agréable, aujourd’hui carrément exceptionnelle puisque le livre dont ce monsieur souhaite m’entretenir est celui dont personne ne me parle jamais : Jean II le Bon, séquelle (Thierry-Magnier, 2010). Roman qui s’est soldé par un bide absolu, mon fiasco le plus retentissant (si l’on excepte naturellement ceux parus au Fond du Tiroir), disparu depuis longtemps, pilonné par l’éditeur, introuvable mais heureusement non cherché, cancellé y compris sur la page qui m’est consacrée chez Thierry-Magnier, oublié comme s’il n’avait jamais existé.

Cinq ans plus tôt, j’avais publié Jean Ier le Posthume, roman historique, de nos jours tout aussi épuisé que son frère mais qui en son temps avait rencontré un petit succès, à ma mesure. Des lecteurs venaient m’en parler, c’est pour dire. J’avais pensé : J’ai réussi mon coup, j’ai trouvé la bonne formule, le bon dosage entre le divertissement et la profondeur, la tradition et l’originalité. Tiens, et si j’écrivais la suite ? Je n’ai pas épuisé le sujet, j’ai envie de le mettre cul-par-dessus-tête pour voir ce qui se cache en-dessous. Puisque cinq ans ont passé, je vais prendre les personnages cinq ans plus tard, ils ne seront plus des enfants mais des ados, ils se poseront les mêmes questions fondamentales, sur eux, sur le monde qui les entoure, sur le geste de création, mais forcément les réponses seront différentes… Jean Ier était un livre sur l’enfance et la prédestination sociale, Jean II sera le contraire, un livre sur l’adolescence et le libre arbitre !

Mon idée géniale était complètement pourrie : j’avais oublié que la littérature jeunesse est segmentée, l’on écrit soit un livre pour enfants, soit un livre pour ados, mais un livre pour ados qui serait la suite d’un livre pour enfants, ça n’existe pas. La preuve. Peu après, une conversation avec une grande dame de la littérature jeunesse, à juste titre aimée de tous et de moi-même (promue entre temps chevalière de la Légion d’honneur) avait enfoncé le clou : mon livre ne serait pas lu parce qu’il était illisible. Je m’étais fait une raison, je m’efforcerais d’oublier Jean II le bon, séquelle, comme tout le monde.

Or aujourd’hui ce monsieur m’aborde et me déclare ce que personne ne m’a jamais déclaré : « J’ai lu votre diptyque, Jean Ier et Jean II. Je vous avoue que le premier m’a un peu laissé sur ma faim, un peu court et superficiel… Mais le second ! Bravo, formidable ! Cette fois tout y est ! »

Ah, bon ? Ben ça. Il en faut pour tous les goûts.

Il ouvre le livre sous mes yeux et ajoute : « Toutefois je me suis permis de corriger une petite erreur, voyez, j’ai ajouté ici une note au crayon… »

Page 198 :

ELSA – Décidément, les guerres ne sont pas seulement horribles, elles sont grotesques.
STAN (sentencieux) – « Honni soit qui mal y pense. »
ARTHUR – Pardon ?
STAN – « Honni soit qui mal y pense. » Notre ennemi juré, Édouard II, a fondé le plus prestigieux ordre de chevalerie, le seul en tout cas encore en activité au XXIe siècle. Et la devise de cet ordre, c’est : Honni soit qui mal y pense, c’est-à-dire tant pis pour celui, ou celle (lourd regard à Elsa), qui voit le mal partout.

Refermant le volume, ce lecteur pointu me précise en souriant, tout en élégance et magnanimité : « Il s’agit manifestement d’une coquille, puisque, comme vous le savez, le fondateur de l’Ordre de la Jarretière n’est pas Édouard II mais bien sûr Édouard III, en 1348, le jour de la Saint-George. »

Il en faut pour tous les goûts, y compris pour ceux des véritables amateurs de romans historiques, ceux qui en savent plus long que les auteurs sur les époques convoquées et vérifient qu’on ne profère pas d’âneries ! Merci infiniment pour votre lecture et votre opinion, cher monsieur !

Suite à cet échange, j’ai relu la page incriminée ainsi que d’autres extraits du roman perdu. Et j’ai aimé. Et j’ai été frappé par ce qui m’avait échappé jusqu’à présent.

Après le four de Jean II et l’arrêt de commercialisation de Jean Ier, j’étais persuadé que Magnier ne publierait plus jamais aucun de mes livres, que notre histoire en commun était achevée. Aussi, qu’il accepte l’an dernier, si longtemps après, mon Ainsi parlait Nanabozo m’avait été une sacrée surprise. Or plus je relis, plus je compare, plus la logique me semble évidente, Nanabozo avait sa place naturelle chez Magnier, comme les deux autres. Car il s’agit au fond d’une trilogie. Cette scène où une fille, plus intelligente que les garçons, fustige et moque l’un deux parce qu’il est fasciné par la guerre… Et celui-ci qui observe en silence les conversations des autres, et qui est peut-être bien le personnage principal… Les trois écoliers de Jean Ier, les trois collégiens de Jean II, sont devenus les onze lycéens de Nanabozo. Constante dans chacun des volumes, je les observe dans le stress de leur dernière année, juste avant le grand saut vers l’inconnu : ils sont en CM2 dans Jean Ier, en 3e dans Jean II, en terminale dans Nanabozo. Même pas déçu par mes propres répétition, je reconnais leurs caractères, qui se sont déployés, amplifiés, multipliés. J’ai juste changé les noms et je suis allé encore plus loin, quinze ans plus tard.

Maintenant que je l’ai saisi, l’aspect trilogie est tellement évident que divers signes me sautent aux yeux. La couverture du premier volume, Jean Ier le Posthume, ne mettait-elle pas en scène le personnage principal en train de jouer aux indiens, en tailleur devant son tipi ? Tout était déjà là !

Et je relève, page 93 de Jean II le Bon, séquelle, un dialogue qui, vu d’ici, m’apparaît bizarrement prophétique : oui, à l’évidence, écrire un troisième tome était impossible, sauf à changer de sujet… Sauf à aborder les papes…

ELSA (haussant les sourcils) – En tout cas, au moins une bonne nouvelle, une fois qu’on aura réglé le compte de ce « Jean »-ci le Second, on aura fait le tour de la question : il n’y a que deux « Jean » parmi les rois de France. On évite le risque de faire un jour un « Jean III le Quelque-chose », et tant mieux parce que les séquelles de séquelles, c’est pire que tout.
STAN – Des rois de France, peut-être, mais je te signale que si on regarde les papes, des « Jean » il en vient jusqu’au XXIII…
ELSA – Des papes ?! Pas question ! Les papes ce sont des vieux réacs anti-préservatifs, anti-avortements, et anti-homosexuels ! Tout ça pour nous inciter à faire des enfants, plein d’enfants, onze enfants, toujours plus d’enfants. Moi, je vous préviens, j’aurai jamais d’enfants.
STAN (fasciné) – Je vois pas du tout pourquoi tu nous préviens de ça …

Je me sens ce matin encouragé, optimiste, réconcilié, merci encore, monsieur. Quand bien même Nanabozo serait un bide sans appel (il s’avère que d’ores et déjà, quelques-uns de mes fidèles lecteurs, voire de mes amis, ont décroché, déçus, estimant ce livre pénible et illisible), peut-être qu’un de ces jours, une de ces années, un lecteur m’abordera et me dira en confidence : « Formidable ! Il en faut pour tous les goûts, même le mien. »

Jour J

19/05/2021 Aucun commentaire

Mesdames, messieurs,

J’ai le plaisir un peu fébrile de vous signaler qu’aujourd’hui, mercredi 19 mai, surgit en librairie mon nouveau livre, un roman intitulé Ainsi parlait Nanabozo. Ci-dessus le communiqué de presse conçu par l’éditeur, Thierry Magnier.

Je n’avais rien publié à compte d’éditeur depuis six ans. C’est bien long, six ans. Mais il faut se souvenir que les choses s’étaient déroulées de la façon suivante : un autre mercredi, le 7 janvier 2015 à l’aube, je me réveille d’excellente humeur, riant seul, confiant en l’avenir, candide. En sifflotant je rédige et envoie à tout mon carnet d’adresse, à vous aussi sans doute, un faire-part de naissance béat comme sont tous les faire-parts de naissance, « J’ai la joie etc., nouveau livre blablabla, Fatale Spirale, très beau, Sarbacane, illustrations Jean-Baptiste Bourgois, aujourd’hui en librairie… »

Mon euphorie a duré toute la matinée, avant d’être définitivement ratatinée aux environs de midi lorsque nous sont parvenus les premiers échos médiatiques de la tuerie de Charlie Hebdo, premier acte d’une année 2015 en plomb.

Six ans pour m’en remettre ? En quelque sorte.

Aussi, c’est très prudemment aujourd’hui qu’à votre attention je fanfaronne à mi-voix, une main ramassée autour de la bouche pour ne point trop ébruiter : « Hep ! Psssst ! Oui, vous, là. Youpi ! Nouveau livre blablabla ! Très beau Nanabozo etc. ! Roman qui parle peut-être d’attentat et de fanatisme religieux ! De plein d’autres choses aussi ! Et qui est très rigolo malgré tout ! »

Maintenant que la présente réclame vous est parvenue, attendons. Observons ensemble, si vous le voulez bien, ce qui se passe d’ici ce soir minuit. Soit un attentat ignoble ensanglante la France et ma psyché, et cette fois, promis juré, je retiendrai la leçon superstitieuse, je me garderai de ne plus jamais rien publier, ou du moins de le clamer sur les toits.
Soit tout se passe bien et le 19 mai 2021 ne sera rien d’autre dans notre mémoire collective que ce soulagement de retourner boire un verre en terrasse, par exemple pour fêter l’existence d’un livre à votre disposition dans toutes les bonnes librairies.

Mesdames, messieurs, je vous souhaite, le plus sincèrement du monde, une bonne journée.

Fabrice Vigne

Pour en savoir plus et faire le tour d’Ainsi parlait Nanabozo depuis votre canapé, lire ici.

52

17/04/2021 3 commentaires

Aujourd’hui j’ai 52 ans.

L’âge qu’avait Henri Calet à sa mort en 1956. Peau d’ours est le roman qu’Henri Calet a ruminé pendant les cinq dernières années de sa vie, et qui aurait dû s’ajouter à son cycle d’inspiration autobiographique (le mot autofiction n’existait pas). Le titre en est devenu tristement prophétique : la peau de l’ours était vendue avant d’être entièrement écrite. En subsiste un livre posthume qui n’est pas un roman, seulement une liasse de brouillons, de notes personnelles au quotidien (le mot blog n’existait pas non plus), de correspondances et de fulgurances, qui laisse rêver au plus beau roman qui se puisse être : celui qu’on rêve et qu’on ne finit pas. La mort a bon dos.

J’ai la joie d’annoncer que par fortune je ne suis pas mort et que le roman que, pour ma part, je rumine depuis cinq ans, qui s’intitulerait Peau de lapin plutôt que Peau d’ours, est correctement parvenu à son terme. Il sort en librairie dans un mois.

Autres morts à 52 ans que je viens de coiffer au poteau et qui méritent ici au minimum un petit hommage : Frank Zappa, François Truffaut, Chaval, William Shakespeare, Jean-Patrick Manchette, Jules Vallès, Joe Brainard (qui a inventé I remember avant que Perec n’écrive Je me souviens), Christopher Reeve, Henri-Désiré Landru, Erwin « Renard du désert » Rommel, Pierre Drieu la Rochelle, Mort Shuman, Grace Kelly, Jacno (le chanteur, pas le graphiste), Johann Pachelbel, Gérard Grisey, François Ier, Frank Rosolino, Jean Pain, Henry Houdini, Marcus Garvey, Philippe Escafre dit Coyote, Francis Blanche, Paul Desmond, Patrick Edlinger, Valérie Benguigui, Christian Dior, Helen McCrory.

Désolé, les gars, I Will survive.