Une morille pleine de taches se mouilla dans la brume (Un été à Kafkaland, 3/5)

Écoute je peux pas mieux dire je sais pas faire plus gros compliment : Prague me plaît tellement je la trouve si belle que pour un peu elle pourrait m’être italienne.
Juste une différence mais alors de taille : le langage autochtone. En italien je me débrouillerai toujours, j’ajoute à la plate langue française des Oh et des Ah en suffixes et le tour souvent est joué, je baragouine et fais illusion, tandis que le tchèque pardon, langue slave et très slave, je n’ai pas trop affinités ni repères, tout à refaire.
Depuis une semaine que je suis à Prague j’essaye de pratiquer un peu mon tchèque tous les jours, c’est en ligne que je m’entraine (oui je ferais mieux de m’entraîner dans la rue, je voudrais t’y voir). Or j’ai découvert un exercice de diction tchèque, un virelangue absolument merveilleux : « Strč prst skrz krk ». Soit « Enfonce ton doigt dans ta gorge ». Pas une seule voyelle ! Cela me rappelle une absurdité qui m’amusait beaucoup autrefois. Un ami par dérision estimait qu’il nous fallait apprendre à parler sans voyelles afin d’économiser l’oxygène, un geste pour la planète, et nous tentions de traduire quelques phrases usuelles en pures consonnes, nous riions trop pour aller au bout d’un seul mot et en conséquence notre consommation d’oxygène hélas s’en trouvait dangereusement accrue, mais voilà qu’il existe une langue réelle où cette parcimonie existe, félicitations aux Tchèques pour leur sobriété en oxygène.
Wikipedia m’apprend que d’autres phrases tchèques célèbres sont sans voyelles, comme : « Smrž pln skvrn zvlhl z mlh. » (« Une morille pleine de taches se mouilla dans la brume. ») ou « Prd krt skrz drn, zprv zhlt hrst zrn. » (« Une taupe a pété à travers une motte de gazon, ayant préalablement avalé une poignée de grains »), on dirait des haïkus.
On ne le dit pas assez, mais le monde est formidable.
En quelque sorte.
Autre-chose-presque-rien-à-voir (1).

Fresque murale vue à Prague : « Nevěřte všemu, co si přečtete na internetu. »
Soit : « Ne croyez pas tout ce que vous lisez sur Internet. »
Aux quatre coins : « Les oiseaux n’existent pas – si ça vole, ça vous vole ; La Nasa ment, la terre est plate ; Chemtrails : ouvrez les yeux ! ; Attention ! Les Reptiliens sont là !«
Pour ne plus se laisser abuser : La théorie de la Compote, Fabrice Vigne, ed. L’Atelier du Poisson Soluble, malheureusement toujours non traduit en tchèque, on se demande bien à qui cette lacune profite.
En vente en France dans toutes les bonnes librairies.
Enfin, dans la plupart.
Non, en fait, en vente seulement dans une infime poignée de librairies plus-que-bonnes triées sur le volet qui lorsqu’elles se croisent se reconnaissent entre elles au moyen de gestes cryptés.
Autre-chose-presque-rien-à-voir (2).

Comme je regarde assidûment les vidéos de Pacôme Thiellement, je n’ai pas loupé le troisième, dernier en date, épisode de Deep Web Fantasia – de très loin, sa série la moins intéressante formellement, la moins écrite et la moins mise en scène (il s’agit juste de deux mecs à lunettes qui discutent sur un canapé), co-signée par Bolchegeek. En dépit de la pauvreté formelle, on apprend des choses. Ainsi un épisode antérieur m’avait valu la découverte de Too Many Cooks et j’en suis à peine remis.
Cet épisode-ci présente non pas deux mecs à lunettes sur un canapé, mais quatre (ouh là là quel bond en avant), les deux titulaires étant rejoints par Feldup et Alt236, devisant aimablement des liminal spaces, littéralement ces espaces intermédiaires où l’on se perd dans les recoins les plus sombres du net, qui diffusent oppression et anxiété par leur vide, leur abstraction, leur répétition à l’infini de décors désaffectés et labyrinthiques : couloirs, bureaux, façades reproduites à l’identique, parking souterrains, entrepôts, escaliers, paliers, hôtels… Purgatoire plutôt qu’enfer. Notre purgatoire familier.
Les échanges sur le canapé sont riches grâce aux cultures complémentaires des quatre gars à lunettes (notamment Alt236 qui a écrit un livre sur le sujet, Liminal les nouveaux espaces de l’angoisse), toutefois je trouve dommage que les sources littéraires des liminal spaces, à l’exception de La maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, soient si peu évoquées. Car les liminal spaces sont à la fois une forme imaginaire cauchemardesque archi-contemporaine et une très ancienne intuition littéraire, sans aucun doute liée à la naissance de notre mode de vie urbain et standardisé il y a un siècle et des poussières. Puisque je me trouve actuellement dans Franz Kafka jusqu’au cou, me saute aux yeux un transparent ancêtre des liminal spaces dans le premier chapitre, dès la deuxième page, d’Amerika (Le Disparu) de Kafka, roman rédigé vers 1912 :
Il jeta un coup d’oeil circulaire pour se repérer à son retour, et fila. Une fois en bas, il eut la déception de trouver pour la première fois fermé un passage qui eût été un raccourci notable, sans doute était-ce dû au débarquement de tous les passagers ; il lui fallut rechercher à grand peine des escaliers qui se succédaient à l’infini, débouchaient dans des coursives sinueuses, dans une pièce déserte avec une table de travail abandonnée, jusqu’au moment où, effectivement, comme il n’avait pris ce chemin qu’une ou deux fois et toujours en groupe, il se trouva complètement perdu. Désemparé, ne rencontrant personne et entendant sans cesse au-dessus de lui le raclement de milliers de pieds et, au loin, comme un halètement, les ultimes soubresauts des machines déjà stoppées, il se mit à frapper sans réfléchir à la première petite porte contre laquelle il se cassa le nez.
Sans parler des sources cinématographiques des liminal spaces ! Certes les quatre gentlemen assis ont raison d’invoquer des films récents tels le formidable Vivarium de Lorcan Finnegan (2019)… mais souvenez-nous, souvenons-vous des prototypes que furent Le Procès de Welles (ben voyons, encore et déjà Kafka, naturellement), de Playtime de Tati, d’Alphaville de Godard…
Actualité 2025 du motif liminal space au cinéma : Exit 8, de Genki Kawamura.









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