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Dessiner des moustaches à Hitler

05/02/2024 Aucun commentaire

Je viens de venir à bout de The Crown sur Netflix, l’ambitieux biopic d’Elizabeth II, en une cinquantaine d’heures. Je me suis laissé faire. Moi qui, quoiqu’ayant de la sympathie pour la Reine pour d’anciennes raisons littéraires, n’ai globalement rien à secouer des têtes couronnées. Mais voilà : l’enjeu de cette série est supérieur à celui desdites têtes, selon le principe bien connu des deux corps du roi, expliqué au fil des épisodes avec intelligence et pédagogie. La Couronne du titre, outre l’accessoire bling-bling qui ceint le royal front, désigne maintes autres choses : une famille, un clan, une classe sociale, une histoire, la continuité de cette histoire, un privilège autant qu’un sacerdoce, un savoir-vivre, et par métonymie l’Angleterre tout entière, un empire (dont la continuité, quant à lui, est rompue), le commonwealth… voire, puisqu’aux dernières nouvelles le Royaume Uni serait toujours une démocratie, La Couronne désigne le peuple britannique lui-même. Aux questions, c’est quoi l’Angleterre, c’est qui les Anglais, une réponse commode : regardez The Crown.

J’ai pris, au début de cette fastueuse fresque, plus de plaisir que je croyais ; à la fin un peu moins que je ne l’espérais : c’est que les premières saisons ont un indéniable souffle de légende dorée historique, quand les dernières ressemblent davantage à une compilation de presse people, et, à force de se laisser faire par l’empathie et l’ingurgitation passive devant Netflix, le spectateur réalise qu’il a glissé insensiblement de Shakespeare à Gala. Peu importe, le spectacle reste de très haut niveau, surtout sur une telle durée (quelle série, aujourd’hui, a encore le luxe de se déployer durant six saisons ?) et les Angliches, on en dira ce qu’on voudra, qu’ils sont ceci-cela, mais ils ont par tradition les meilleurs acteurs du monde, et cela grâce à Shakespeare, pas grâce à Gala.

Le soixantième et dernier épisode enlève le morceau, et, en moi, a arraché des larmes, même pas peur de l’avouer : spéciale dédicace à un cornemuseux que je connais, c’est bien la scène avec le bagpipe qui m’a fait chialer. Quel instrument puissant, quand même.

Mais voilà que ce dernier épisode a fait remonter, outre l’eau de mes yeux, un souvenir de collège que je croyais définitivement évaporé. On nous narre notamment une connerie de jeunesse du prince Harry, le cadet rouquin du prince de Galles, le loser qui ne sera jamais roi puisque son aîné est vivant et même père de famille, qui gardera donc toute sa vie un statut de bibelot inutile, et à qui on excuse de facto les errements et rebellions vaguement punks (aussi punk que peut l’être un prince de sang).

En 2005, l’adolescent s’est rendu à une soirée déguisée en uniforme de l’Afrikakorps avec brassard nazi. Naturellement un « ami » a pris une photo qu’il a revendue aux tabloïds. Scandale ! Quel mauvaise blague! Quel exemple pour la jeunesse ! Quelle perte des valeurs morales ! Quelle irresponsabilité, quelle insensibilité, quelle amnésie chez ce fin-de-race ! Le merdeux va prendre cher, de son daddy, de sa granny, de toute sa family, de la Crown et de tout le country. Pour mesurer la dégringolade on se souvient qu’à l’autre extrémité de la série, une autre adolescente, Elizabeth, faisait montre de son dévouement durant la guerre contre Hitler et que c’était comme un mythe fondateur.

Et là…
Flash !
Anamnèse !
Moi qui, grâce au ciel, ne suis pas prince, je me suis soudain souvenu que j’avais fait la même chose, et enduré la même opprobre, en classe de 3e au collège Louise-de-Savoie à Chambéry, en 1984.

Mon grand frère, peu avant, était revenu d’un voyage en Angleterre en m’offrant, en guise de souvenir, un t-shirt extraordinaire de mauvais goût, parodiant le merchandising des groupes en tournées et faisant la promo du Adolf Hitler 1939-1945 European tour, listant les dates des pays où il a cassé la baraque, de la Pologne en septembre 1939 à la France en juin 1940 – ensuite, la tournée a rencontré quelques difficultés puisque deux dates sont rayées et cancelled : September 1940 England et August 1942 Russia. La tournée s’achève (en apothéose) sur une date à domicile : April 1945 Berlin Bunker.

J’ai 15 ans et c’est le plus beau cadeau qu’on pouvait me faire, je me pisse dessus de rire, j’écarquille yeux et bouche, oh putaiiiiiiiin géniaaaaaal, je secoue mes doigts comme si je me les étais brûlés, j’ai le rouge aux oreilles. Ah la la, merci frangin, le culot, la dérision, la provoc, on dira ce qu’on voudra des Angliches ceci-cela etc., mais pour l’humour noir ils ne craignent personne.

Il ne me viendrait pas à l’idée qu’on puisse prendre ce dessin pour de la propagande hitlérienne au premier degré puisqu’il s’agit évidemment d’une charge, on se fout de la gueule d’Hitler et de ses ambitions hégémoniques, on lui dessine des moustaches à ce con, on le guignolise et c’est tout ce qu’il mérite… Toutefois j’ai vaguement conscience que la blague est difficile à avaler, politiquement incorrecte comme on le dirait bientôt. J’ai vu tout récemment, en cours d’histoire, Nuit et brouillard, pas encore Shoah mais je sais déjà : je sais qu’il n’y a pas de quoi rire. Ou alors au contraire, justement, quant à moi je pressens l’intérêt et la fonction du mauvais goût puisque je ris, je ris en me demandant si j’ai le droit de rire, et un problème demeure : vais-je avoir le cran de jamais porter ce t-shirt ? Je ne peux pas le porter n’importe quand, j’attends l’occasion.

L’occasion arrive : le carnaval. Pour mardi-gras, le collège autorise voire encourage les travestissement des élèves. Le carnaval est cette tradition anarchiste, cette fête politique, cette critique du système permise par le système comme une soupape de décompression, qui une fois l’an renverse les valeurs cul par-dessus-tête. On peut se déguiser en n’importe qui, n’importe quoi, pour s’en moquer, y compris et surtout des puissants, ceux qui nous emmerde, les rois, les riches, les papes, les généraux… Les Adolf Hitler. Une idée politique a toujours été chère à mon coeur : les gens de pouvoir sont ridicules par nature puisqu’ils finissent toujours par se prendre pour ce qu’ils incarnent (exemple : les membres de la famille royale et leurs deux corps respectifs). Et même : plus grand est le pouvoir, plus grand est le ridicule. Les dictateurs et leur pouvoir absolu sont absolument ridicules.

Je prépare en secret mon costume : bottes noires, pantalon de même, imperméable beige, bretelles (d’où me vient l’idée des bretelles ? ai-je déjà vu Portier de nuit ?), casquette (je ne sais pas d’où je la sors mais celle-ci ne saurait être nazie que par un effort d’imagination), et bien sûr mon génial t-shirt que je révèle en écartant les pans de mon imper tel un exhibitionniste, je répète le geste devant le miroir. Touche finale, je me fixe la mèche au gel et je me dessine au marqueur à essence (qui pue) une moustache, la même que Chaplin et que l’autre connard, ah ah, je suis très content de moi, on va bien se marrer, qu’est-ce que je vais lui mettre à Hitler, pas sûr que le fascisme international s’en relève jamais.

Les ennuis commence dans le bus. Je suis déçu, je ne fais rire personne, je ne récolte que des sourcils froncés et des moues de désapprobation. Ben quoi, détendez-vous les gens, c’est carnaval. Dans la cour du collège, c’est pire. Les élèves, sagement grimés en pirates, en Indiennes, en gangsters de Chicago pour les plus agressifs, se désolidarisent immédiatement de mon idée trop géniale pour eux. Les pions et les profs désapprouvent. « Vigne ! C’est de très mauvais goût ! Qu’est-ce qui vous a pris ? Ça vous fait rire ? » et même « Vous êtes fou ou quoi ? »
Ben quoi ? Carnaval, merde, vous ne comprenez rien, CARNAVAL, je suis obligé d’expliquer la blague ?

Je rentre en cours de français, j’ai perdu mon assurance. Heureusement la prof de français m’adore (en français, je suis toujours premier de la classe en plus d’être un gentil garçon), ça devrait bien se passer. Ça se passe mal. La prof cesse instantanément de m’adorer. Elle est horrifiée. Elle fait défiler un par un sur l’estrade tous les élèves déguisés, pour qu’on analyse ensemble leurs déguisements. Elle me garde volontairement pour la fin, pour me faire honte. J’y vais. Je suis face à la classe, avec mon t-shirt rigolo, mes bretelles, mon imper, ma moustache, ma mèche. La prof m’humilie en public : « Vous êtes choqués ? Vous avez raison d’être choqués. Ce genre d’humour est très exactement ce qu’il ne faut pas faire, et voici pourquoi. » Je suis au pilori, on peut me cracher dessus, je suis là pour ça, allez-y les pirates les Indiennes et les gangsters à la con. J’ai droit à un sermon qui me paraît interminable. La journée le sera aussi. Il me faut même reprendre le bus pour rentrer chez moi.

Ce souvenir cuisant s’accompagne d’un net sentiment d’injustice. Qu’avais-je fait de mal ? J’ai été bafoué comme si j’avais fait le salut nazi, tagué des croix gammées partout ou suggéré qu’Hitler dont on dit tant de mal avait des bons côtés (il était capable d’une grande concentration, disait Pierre Desproges), alors que je l’ai dénoncé, et même pas très vigoureusement (est-cela au fond qu’on me reproche ?), je me suis juste foutu de sa gueule. Je l’ai transformé en déguisement, comme Chaplin dans le Dictateur, tiens, pas moins. Ou Gainsbourg dans Rock around the bunker, pour prendre une comparaison plus de mon temps. (Bien plus tard, je me sentirai confusément trahi en lisant que Chaplin, dans son autobiographie, fait son mea culpa et se range du côté de ceux qui n’osent plus rire avec ces histoires-là : « Si j’avais su l’horreur réelle des camps de concentration allemands, je n’aurais pu réaliser Le Dictateur ; je n’aurais pu faire un jeu de la folie homicide des nazis. »)

L’humour noir est risqué. Il est subversif, scabreux, malpoli, malcommode à comprendre, il passe mal et lorsqu’on s’y essaye on apprend à la dure qu’il n’est pas pour les âmes tièdes. Mais qu’est-ce qu’il est fort ! Je commence dès le lycée à lire Charlie Hebdo (ou plutôt son équivalent de l’époque, Zéro puisque Charlie avait cessé de paraître), et je ne m’interromprai jamais. C’est alors que surgit en librairie Hitler=SS, la bande dessinée atrocement drôle de Gourio et Vuillemin. Je me précipite ! Qu’est-ce qu’ils leur mettent à Hitler et aux nazis ! Ah ah cette fois, le fascisme international ne s’en relèvera pas ! Je trouve Gourio et Vuillemin aussi géniaux que moi. Rouge aux oreilles et doigts qui brûlent oh la la. Ils subissent plusieurs procès, plusieurs interdictions, plusieurs malentendus : ils sont évidemment antinazis mais se font accuser de nazisme. Ce livre n’a jamais été réédité après 1990. Je l’ai toujours. Il me fait toujours rire, avec sa maquette qui imite celle de la revue de propagande Signal. Ceux qui ne voient pas la différence avec la revue de propagande Signal ne me font pas rire. Ce sont eux les gens dangereux.

Au prince Harry : salut à toi, petit con !

Cachez ce sein que je ne saurais etc.

14/12/2023 Aucun commentaire
« Diane et Actéon », de Giuseppe Cesari (ca. 1600-1625). 2004 RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)

J’accueille régulièrement des classes ou d’autres groupes d’enfants, pour leur raconter des histoires – c’est mon métier, un peu, et mon plaisir, beaucoup. C’est sur ce mien terrain que je mesure de plus en plus souvent combien le nouvel obscurantisme religieux gagne du terrain : en plus de réintroduire le concept de blasphème, il ajoute des tabous qui empêchent d’accéder à des pans importants de la culture mondiale, empêchent de penser. Certes, les signaux d’alerte ne datent pas d’hier (rediffusion 2010, bonté divine il y a 13 ans déjà ! au Fond du Tiroir).

La semaine dernière, lorsque j’ai déployé mes contes à un groupe de 4-6 ans du centre de loisirs, au moment où j’ai mentionné un cochon parmi les personnages de l’histoire, l’un des mômes s’est exclamé « Pouahhh un cochon !« , s’est allongé et roulé par terre en criant et en refusant d’écouter un mot de plus.
Incident minuscule ? Incident parmi d’autres. Signal.
Puis, me voici en train de réfléchir à l’une des mes futures animations : dans trois mois il me faudra raconter à des jeunes enfants l’histoire édifiante de Perséphone, jeune fille enlevée et violée par un dieu jaloux, Hadès… Cela n’est pas commode, mais je suis porté par la conviction que les mythes et contes nous aident à penser le monde et ses cruautés, et que c’est même pour cela qu’ils ont été inventés, sans eux on pense plus difficilement, plus mal ou pas du tout… Lorsque soudain, survient le fait divers ci-dessous (je reproduis un article lu dans lemonde.fr), dont vous avez peut-être entendu parler, une autre présentation pédagogique des Métamorphoses d’Ovide qui a très mal tourné dans un collège des Yvelines (l’académie où enseignait Samuel Paty).
Je suis consterné…
Mais the show must go on ! Dans ma version, Perséphone gardera ses vêtements, de toute façon.

« Dans les Yvelines, un collège alerte sur un « point de rupture » après un incident en cours de français« 

Des élèves se sont dits « choqués » par la présence de femmes dénudées sur une œuvre d’art présentée en cours de français. Les professeurs, qui exercent leur droit de retrait depuis vendredi, dénoncent plus largement un climat scolaire dégradé dans l’établissement et un manque de moyens.
Par Eléa Pommiers
Publié le 11 décembre 2023 à 21h36, modifié hier à 08h16


Les alertes du collège Jacques-Cartier d’Issou, dans les Yvelines, sont remontées jusqu’au ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal. Ce dernier s’est rendu, lundi 11 décembre, dans cet établissement d’environ 600 élèves, au sein duquel les professeurs exercent leur droit de retrait depuis vendredi. « Je me suis rendu [dans ce collège] pour affirmer mon soutien aux équipes pédagogique », a déclaré le locataire de la Rue de Grenelle, lundi soir, et pour « réaffirmer » qu’« à l’école française, on ne négocie ni l’autorité de l’enseignant ni l’autorité de nos règles et de nos valeurs ».
Les faits qui ont décidé les enseignants à faire valoir leur droit de retrait se sont produits jeudi 7 décembre à la suite d’un cours de français. L’enseignante y avait présenté à ses élèves de 6e un tableau du XVIIe siècle, Diane et Actéon, de Giuseppe Cesari, représentant un passage des Métamorphoses d’Ovide lors duquel Actéon surprend la déesse Diane et ses nymphes durant un bain. Plusieurs élèves ont détourné les yeux et se sont dits « choqués » par la présence de cinq femmes dénudées sur cette peinture.
Durant une heure de « vie de classe » organisée plus tard dans la journée, des élèves se sont de nouveau dits « dérangés » auprès de leur professeure principale et ont prétendu que l’enseignante avait tenu des propos racistes et islamophobes – une assertion fausse, assure le rectorat de Versailles. D’après Sophie Vénétitay, la secrétaire générale du syndicat d’enseignants SNES-FSU, un parent d’élève a également adressé un mail au chef d’établissement affirmant que son enfant n’avait pas pu s’exprimer lors de l’heure de vie de classe, et menaçant le principal d’une plainte.
Dans l’académie où enseignait Samuel Paty, professeur assassiné en octobre 2020 pour avoir montré des caricatures du prophète Mahomet en cours d’histoire, « ces contestations de cours couplées à des mensonges d’élèves ont fait écho chez les enseignants », explique la responsable syndicale. Le principal et son adjoint sont en arrêt maladie à la suite de cet incident. « Les élèves ont retiré leurs propos et se sont excusés vendredi », assure cependant le rectorat de Versailles.L’événement est surtout « la goutte d’eau après plusieurs semaines de climat scolaire dégradé », explique Sophie Vénétitay, faisant notamment état de violences entre élèves et d’un manque de personnel de vie scolaire pour prendre en charge les situations. La conseillère principale d’éducation (CPE) travaille notamment à 80 %, sans que le reste de son poste ne soit assuré.
« Une procédure disciplinaire sera engagée »
Dans un courrier adressé vendredi 8 décembre à la directrice académique des services de l’éducation nationale, que Le Monde a consulté, l’équipe pédagogique du collège déplore « des faits de calomnies, de diffamations, une multiplication et une aggravation des incidents et une atteinte à la laïcité », sans citer spécifiquement l’incident de jeudi.
Selon ce courrier, seize « faits établissements » – le vocable utilisé pour désigner les atteintes aux valeurs de la République, à la sécurité de l’école ou les faits de violences et de harcèlement – ont été signalés au collège depuis le mois de septembre, « contre trois pour l’ensemble de l’année scolaire précédente ».
L’équipe rapporte également « des mises en cause récurrentes et agressives par certaines familles des pratiques pédagogiques et des règles de l’institution ». Dénonçant l’absence de « réponse concrète face à l’urgence » plusieurs fois signalée, elle prévient qu’un « point de rupture a été atteint ».
La directrice académique s’est rendue dans l’établissement, lundi. En début de soirée, Gabriel Attal a fait savoir que des « renforts » étaient prévus pour les équipes de vie scolaire, notamment « un poste de CPE ».
« Une procédure disciplinaire sera engagée à l’endroit des élèves responsables de cette situation », a-t-il ajouté, précisant que les équipes « valeurs de la République » seraient déployées dans ce collège. L’objectif, a conclu le ministre de l’éducation nationale, est désormais le retour du « calme et de l’apaisement » dans l’établissement.
Eléa Pommiers

Hommage à Lautréamont

13/12/2023 Aucun commentaire

Soit l’intelligence artificielle est capable de beauté, soit elle n’a aucun intérêt (même remarque pour l’intelligence en général, au fond).

Pour voir, je demande à une intelligence artificielle de m’inventer une image qui serait « belle comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » .
Le résultat a un parfum cyberpunk pas dégueulasse.
Emballé, je lui en demande encore et encore, je poursuis la partie de ce jeu vidéo. S’il te plaît, Intelligence Artificielle, fais-m’en un autre, un façon Chagall, un autre façon Vermeer, un façon Hopper, un façon Picasso, un façon Van Gogh, et même un façon Walt Disney, et c’est fascinant : tout marche, tout rentre dans la moulinette. Une intelligence artificielle, contrairement à une intelligence bio, a toujours une solution fût-elle inepte, toujours quelque chose à dire, elle ne répondra jamais « T’as pas un peu fini avec tes conneries ? Fous-moi la paix, laisse-moi réfléchir, j’ai du boulot sérieux, je dois résoudre le bouleversement climatique, la fin des abeilles, la montée des populismes, la déliquescence du concept d’enseignement et la guerre israélo-palestinienne » .

La lettre maudite

23/11/2023 2 commentaires
Photo Laurence Menu

Je me promène dans la forêt, je me perds sur les sentiers et dans mes pensées, comme j’aime.
Tiens ? Dans lesdits sentiers, plus de voitures que d’habitude, parquées à la va-comme-je-te-pousse.
Bang !
Ah mais oui c’est vrai : j’entends une détonation, qui me rappelle à qui appartiennent ces bagnoles. Les sous-bois regorgent d’animaux bipèdes en gilet orange et armés jusqu’aux dents. Leur loisir consiste à tuer et je suis invité à partager avec eux l’espace naturel. L’un d’eux a aimablement suspendu à son essuie-glace un écriteau : « Chasse en cours. Dialoguons ensemble. »
Ce qui me navre le plus dans cette communication en carton (Bang ! faisons un carton !) n’est pas le bizarre pléonasme (quelqu’un peut-il m’expliquer comment dialoguer autrement qu’ « ensemble » ? essayez de dialoguer séparément pour voir ?), mais la masse de logos entassés sous l’image : le département, la région, et même la République française, Marianne chasseresse. Tous les étages de mes impôts ont craché au bassinet de ce lobby archi-subventionné qui a réussi à se faire passer pour le seul authentique mouvement écologiste (car les autres sont des amish). Pour rappel, et on le rappellera aussi souvent que nécessaire tellement c’est hallucinant : la subvention de la chasse est passée de 27 000 euros en 2017 à 6,3 millions d’euros en 2021. Cher le carton.
Bang ! Une autre détonation retentit. Je commence à transpirer et à comprendre vaguement ce qu’ils entendent par « dialoguons ensemble », le pléonasme était nécessaire finalement, on va vous mettre les points sur les i.
Je ne reste pas statique trop longtemps, j’ai peur des balles perdues, je me remets en marche, je sifflote nerveusement pour me signaler à la cantonade, en espérant ne pas être confondu avec un quelconque animal qui par malheur siffloterait exactement de la même manière que moi.
Balle perdue… Balle perdue… Je rumine la balle perdue et presse le pas, peu serein. Je rumine cet archaïsme qui se fait passer pour moderne.
Je pense à d’autres archaïsmes qui perdurent, à d’autres sinistres héritages du mode de vie « vingtième siècle » qui nous trouent la peau et nous déglinguent le monde au vingt-et-unième et c’est très curieux, en les comptant sur mes doigts, je réalise que comme la balle perdue ils commencent tous par la lettre B…
La bagnole…
La bidoche (que ce soit en burger ou en barbecue)…
La bourse…
La bigoterie…
Le béton…
Le business…
Le black friday…
Le bien-être et ses mythes…
Ce sont peut-être des balivernes, des blagues ou des billevesées, mais les mots en b me viennent tous seuls pas à pas dans la boue… Ah ben tiens voilà, la boue, quand sortirons-nous de la boue…
Oh, la bêtise bien sûr, en général… Salut à toi, dont le règne est méconnu… Et la bienpensance…
Pourtant, pas de plan B. Pas de planète B, on l’a dit on le sait.
Bang !

1270

20/11/2023 Aucun commentaire
10/11/2004. EXCLUSIVE: LVMH CEO Bernard Arnault on board his private jet between Beijing and Shanghai.

Lu dans le Monde de ce matin :

« Bernard Arnault, le PDG français du groupe de luxe LVMH et Français le plus riche, a une empreinte carbone de 1 270 fois supérieure à celle d’un Français moyen. » Et encore, précise l’article, 1270 seulement ! Car dans le calcul « on exclut les émissions associées à ses investissements ».

1270 !

Un homme exceptionnel en vaut donc 1270 « moyens ». Combien en vaut-il qui sont tout en bas de l’échelle sociale ? 12 700 ? 127 000 ? L’équation serait intéressante.

Imaginons, visualisons : 1 270 péquins « moyens » dans mon genre, conscients de la gravité et de l’irréversibilité de la crise climatique, gentils colibris, qui tâchent de faire des efforts, de baisser le chauffage, de passer moins de temps sur les écrans et de faire durer ceux-ci plus longtemps, de prendre des douches et plus jamais de bain, de ne prendre leur voiture que lorsqu’il n’y a pas d’alternative, de renoncer au voyage en avion qu’ils font une fois tous les cinq ans en moyenne, de manger moins de viande, de porter des cols roulés, d’installer du double vitrage, d’être vigilants sur les circuits courts et l’absence d’emballages, de réparer plutôt que de remplacer, d’éteindre la lumière en sortant… et surtout de réaliser qu’ils n’en sont pas plus malheureux, qu’ils ne se sont pas métamorphosés en Amish.

Or les efforts de ces 1 270 braves gens sont instantanément balayés, annulés et rendus dérisoires par Bernard Arnault, dont l’empreinte carbone augmente d’année en année.

Je suis, en principe, contre le lynchage et les boucs émissaire. Je ne réclame pas sur l’air de la Carmagnole que l’on pende Bernard Arnault avec les tripes de François Pinault ni qu’on promène leurs têtes sous les fenêtres des familles Mulliez, Dassault ou Bettencourt, et je ne prétends pas que ce sacrifice humain « sauverait la planète ». Non non non. En revanche je rêve, plus modestement, plus utopiquement encore, d’une politique qui sanctionnerait vraiment tous les foutus « premiers de cordée » au lieu de les caresser dans le sens du poil, au lieu de nous les désigner en modèles, en héros, en titans, en surhommes, en bienfaiteurs, en Grands Officiers de la Légion d’Honneur (Arnault possède ce titre-là depuis 2011, sous Sarkozy).

Les noms changent, les masquent demeurent

13/11/2023 un commentaire

Un brillant mythomane, beau parleur, polyglotte et mystérieux, fasciné dès l’adolescence par les cultures amérindiennes, se fait passer pour chaman, authentique héritier de traditions autochtones ; il captive et enrôle une Tribu, assemblée de disciples qu’il affuble un par un d’un nom indien ; il fait miroiter une utopie pleine de promesses d’avenir et reconnectée avec le passé, une nouvelle façon de vivre, engagée, sensible, connectée à la nature, réparant les injustices faites aux minorités, mettant en pratique l’écologie et la paix ; il éblouit chacun par son érudition, son intelligence, sa spiritualité, ses talents de conteur… Puis il disparait, dès que l’affaire, dénoncée par la presse et la justice comme relevant d’un phénomène sectaire, tourne vinaigre et engendre des morts.

J’ai l’air de résumer le pitch d’un roman intitulé Ainsi parlait Nanabozo ?
Eh bien, pas du tout ! Je résume ici un fait divers extraordinaire que je n’aurais pas été capable d’inventer, celui de la secte Ecoovie, dite aussi Iriadamant, dans les années 80-90, dont le gourou charismatique était un manipulateur hors-pair, qu’on pourrait écouter des heures. Écoutons-le parler une minute :

« On considère dans les traditions primordiales que la plénitude de l’identité correspond à la prise en charge de son propre destin, et que c’est marqué par un événement biologique qui s’appelle la puberté. Qu’antérieurement à ça on est plus ou moins une sorte d’appendice des géniteurs, quels que soient leurs noms, et de ceux qui autour d’eux constituent non seulement un giron mais une sorte d’utérus social qui tente de nous façonner et auquel on tente d’échapper, il y a une sorte de tension entre les deux, qui est amoureuse comme le sont bien d’autres tensions, qui est faite de désirs mais qui est faite aussi de mesure entre la proximité et la distance à prendre. Je pense qu’on est tous des Jonathan qui essaient de mesurer le ciel du bout de leur aile, mais qu’en même temps cette mesure n’a de sens que parce qu’il y a un nid, dont on descend de temps en temps.
A la puberté, on s’envole. Et quand on s’envole, on acquiert, je dirais, le droit de répondre à d’autres appels. Et ces appels-là se font à travers d’autres noms. Ces noms-là, ben on les adopte ou on ne les adopte pas. Si on répond, on dit qu’on adopte. Et on est adopté. »

Qui est le maître de sagesse qui parle ainsi face caméra ? Comment se fait appeler celui qui donne une si puissante définition de la puberté par le besoin de changer de peau et de repères, de nom et d’identité ?
Une fois entré en puberté, cet homme y est sans doute resté pour l’éternité puisqu’il n’aura plus cessé de changer de nom et d’identité, passant d’un masque et d’un patronyme à un autre.
Né en 1937 à East Angus (Québec) semble-t-il sous le nom de Pierre (ou Joseph) Doris Maltais, il est devenu au fil des besoins et de ses pérégrinations sur la terre : Piel Petjo Maltest, Norman Bogaerts, Sag Maohinn Tiam Apjoilnomaniteogslg, Robert Pont, Saumon Ressourçant, Prince de Faucigny-Lucinge Malatesta, Docteur Man (ou El Medico), Emmanuel-Ahmed-el Hassar Rahman, Michel-Robert-Henry-Pont-Spoerry… et surtout, le temps qu’aura duré l’affaire qui nous intéresse, Norman William. Son enveloppe matérielle terrestre a, dit-on, mais faut-il le croire, finalement disparu en juillet 2015 au Nicaragua.

J’ai toujours nourri une immense fascination pour les gourous, les vrais ou faux mystiques, les meneurs de troupes vers la vie ou vers la mort, les inspirants, les indiscutés, sans que l’on sache s’ils mentent ou s’ils sont fous ou si c’est plus compliqué que ça. J’ai fait de cette fascination pour l’emprise un roman, Ainsi parlait Nanabozo, où je prenais soin de montrer que mener une tribu par les contes est un talent, et même un talent littéraire, un génie dangereux, qui consiste à faire entrer l’interlocuteur dans ses propres histoires, sa propre folie, comme font les leaders et toutes leurs variantes, Führer ou Duce. L’une de mes sources d’inspiration était donc la triste épopée d’Ecoovie, cette armée d’éclopés idéalistes qui fuyait la société de consommation, destructrice de la terre et les âmes, prônait une vie plus naturelle, écologique, spirituelle et sauvage inspirée des Amérindiens, et dont le rêve est devenu cauchemar. Leur chef spirituel, insaisissable margoulin international et prédateur sexuel, se disait chaman et héritier direct des Indiens Micmacs, Hopis et Algonquins (rien que ça).

Je connaissais le film L’affaire Norman William de Jacques Godbout (1994), disponible sur le site de l’Office National du film canadien… mais ces jours-ci, cette histoire ancienne défraye à nouveau la chronique. Arte.fr vient de mettre en ligne une série documentaire en quatre épisodes, Gaïaland par Yvonne Debeaumarché et Hannu Kontturi. Cette palpitante et tragique histoire me fascine de nouveau, je la regarde bouche bée en me disant Oh mais il faudrait écrire un roman là-dessus, puis je me souviens que je l’ai déjà fait.

Notons qu’Yvonne Debeaumarché était la réalisatrice d’une précédente série documentaire, Grégory dont j’ai fait l’éloge dans une autre strate du Fond du Tiroir.

Les histoires de faux indiens sont pléthoriques depuis deux siècles, et ma fiction Ainsi parlait Nanabozo s’inscrit aussi dans cette tradition-là : un blanc décide d’être indien, pour des motivations variées allant de l’empathie pour les opprimés à la recherche spirituelle en passant par la pure et simple escroquerie, ou à tout le moins l’appropriation culturelle comme dit notre époque. Citons notamment le cas très curieux de Grey Owl, faux Apache et véritable Anglais du nom d’Archibald Belaney, précurseur de la pensée écologique, qui a fait l’objet d’un biopic réalisé en 1999 par Richard Attenborough : Grey Owl, celui qui rêvait d’être indien ; on peut citer aussi Chief Buffalo Child Long Lance, Asa Earl Carter, Nasdijj ou Ward Churchill…

Toutefois mon faux Indien préféré, qui d’ailleurs à un peu le même air de sage vieilli sous la tresse que Norman William mais sans le bandeau sur le front (bandeau dont on sait qu’il n’est pas du tout indien, c’est un cliché folklorique inventé par Hollywood pour des raisons purement techniques : retenir les perruques des faux Indiens durant les cascades), reste le formidable Iron Eyes Cody, dit L’Indien qui pleure, à qui j’ai consacré un article à lire ici.

L’amour existe (if you want it)

21/10/2023 Aucun commentaire

Je publie le texte ci-dessous sur le réseau social que je fréquente, celui pour vieux :

Je ne sais pas trop ce que j’ai, ou alors je ne le sais que trop bien.
Je viens d’écouter quatre fois de suite cette chanson.
J’ai pleuré quatre fois.
Je me souviens d’une interview de Paul McCartney à qui un quelconque journaliste demandait un peu sottement : « Ça vous fait quoi d’avoir été un Beatles ? » Il répondait, sans détour, sans cynisme, sans esbroufe, sans fausse modestie : « Je suis fier d’avoir chanté la paix et l’amour et que ces chansons de paix et d’amour aient circulé sur toute la planète » .
En 1965, McCartney écrivait pour les Beatles We can work it out : On peut s’en sortir.
En 2008, sur le plateau de Taratata, deux chanteuses israéliennes, la Palestinienne Mira Awad et l’Israélienne Noa (Achinoam Nini) reprenaient ensemble cette chanson de paix et d’amour.
Les larmes coulent.

La communication sur les réseaux sociaux, même pour vieux, étant une parodie de communication, les malentendus et les dialogues de sourds ne tardent jamais. Sous mon post, un ami commente ma déclaration :

Il y a le monde que chantent les artistes, celui où nous serions tous frères, celui dans lequel nous aimerions vivre, et puis il y a le monde dans lequel nous vivons, celui où l’on interdit, lapide, égorge.

Comme ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, j’argumente à nouveau. Je cause esthétique, ce qui est pratique pour éviter de causer de la guerre, mais chacun son champ de compétence.
J’enfonce mon propre clou, ce faisant je poursuis le dialogue de sourds et je ne sais pas si j’ai raison. Voilà bien la preuve que je ne suis pas fait pour les réseaux sociaux : je ne sais pas si j’ai raison.

Je suis en désaccord sur la fonction que tu sembles attribuer à l’art et aux artistes, que tu relègues dans la naïveté, leur idéalisme confinant au déni. Or l’art et les artistes ne sont pas là pour chanter l’optimisme mais pour montrer ce qui est possible (y compris l’optimisme).
McCartney écrit We can work it out et non We are workin’ it out, le mot-clef est can. Il ne se vautre pas dans un aveuglement béat, mais propose une vision, une perspective à l’horizon. Une oeuvre d’art est toujours, comme un rêve que le rêveur fait pour lui-même, une recombinaison de la réalité pour envisager une potentialité.
Un cauchemar est certes un rêve.
« La paix et l’amour » chantés par les Beatles ne sont pas des données de fait, ce sont des possibilités entrevues (voir l’affiche célèbre et un peu plus tardive de Lennon : « War is over! (If you want it)« ).
L’art montre ce qui est et ce qui peut être, sans émollient. S’il donne à entendre un espoir (ou la raison, ou le progrès, etc.), ce n’est pas gratuit. Il peut aussi donner à entendre le contraire (le désespoir, la déraison, la régression), se faire dur et violent, se dire le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, et ce ne sera pas gratuit non plus (cf. Goya, bien sûr). Sauf en cas de cynisme mais le cynisme outrepasse le champ de l’art.
Une autre chanson bouleversante, en français celle-ci :

« Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Les soldats seront troubadours
Mais nous, nous serons morts, mon frère.
« 

Je publie ce développement sur le réseau social pour darons.
Et seulement après coup je pense à Maurice Pialat, je pense à un titre de Pialat. Mais c’est trop tard, je garde Pialat pour moi, je ne le mentionne pas sur le fuckin’ réseau.
Pialat, artiste insoupçonnable de la moindre concession à une quelconque béatitude solaire ou à un joyeux déni de la réalité, insoupçonnable de divertissement, tourne son premier film professionnel en 1960.
Il s’agit d’un documentaire radical, d’abord autobiographique puis sociologique, sur la banlieue triste qui s’ennuie. Il s’agit d’un bloc d’âpreté et de désespoir, d’une dénonciation de conditions de vie inhumaines. Ce film s’intitule pourtant L’amour existe.
Oui.
Ce n’est pas une antiphrase.
Pialat a raison.
L’amour existe et il faut le dire.
Les artistes doivent le dire.
Parce que si en plus, l’amour n’existait pas…

« Mage-Astre », comme il disait

08/08/2023 Aucun commentaire

Il se présentait à l’occasion comme Mage-Astre, lorsqu’il lui fallait rappeler que les noms sont tout sauf innocents. Et d’ailleurs il racontait, pour peu qu’on l’encourageât un peu, qu’il avait assisté au séminaire de Lacan à une époque où le défrichage du savoir était un peu plus épique et sauvage qu’aujourd’hui.

Aujourd’hui 8 août 2023 auront lieu à Grenoble les funérailles de Jean-Olivier Majastre. Je ne serai pas présent mais je songerai très fort à cette figure locale, à sa pensée si originale, à sa voix bégayante mais farceuse, à sa silhouette longiligne que je ne croiserai plus dans les rues, poussant son vélo et ayant toujours, comme par hasard, une chose intelligente à me dire.

Comme je l’ai avant tout connu en tant que professeur de sociologie durant mon cursus, j’admirerai sans fin ce vieil excentrique qui avait réussi à s’insérer dans un parcours académique tout en restant libre, capable de publier une Approche anthropologique de la perception aussi bien qu’une déclaration d’amour aux vaches. Tous les professeurs de liberté (en plus de sociologie) sont bons à prendre.

Je reproduis ci-dessus ses 36 choses à faire avant de mourir éditées (et diffusées sur les réseaux, merci) par Hervé Bougel. Le point 32 est un hommage à son fidèle vélo et j’en suis tout attendri.

I’m just a sweet transvestite

01/08/2023 Aucun commentaire
Jessica DeBoisat au naturel
Jessica DeBoisat prépare sa séance de shooting
Jessica DeBoisat en trop-trop-trop gros plan.
Jessica DeBoisat au selfie dans le miroir
Jessica DeBoisat à l’oeil qui tue ! Et sa coiffeuse à l’arrière-plan.
Jessica D. et sa besta Laurence M.
Rubrique people : un selfie de Jessica DeBoisat aux côtés de son autrice préférée (dont elle n’a lu aucun livre), Mano Gentil

Il est jeune, il est pâle ― et beau comme une fille.
Ses longs cheveux flottants d’un nœud d’or sont liés,
La perle orientale à son cothurne brille,
Il danse ― et, secouant sa torche qui pétille,
À l’entour de son cou fait claquer ses colliers.
Louis Bouilhet, Étude antique

Je reviens d’Arles. Comme chaque été je me suis régalé la rétine des Rencontres photographiques, qui transforment la région en infini territoire de cimaises. Quatre jours d’orgie scopique, une dizaine d’expos quotidiennes minimum, un horizon complet d’images sur lesquelles (se) réfléchir au lieu que de se cogner contre, à chaque porte poussée le risque d’être curieux, indifférent, ébahi ou enthousiaste. Le pass à 40 balles pour au moins 50 risques, ça nous fixe le risque à une fraction d’euro, le prix devient symbolique, idéal comme un paletot.

Enthousiasme il y eut, oh oui, et nombre de fois ! Avec des merveilles dans tous les genres, c’est parti pour le feuilletage à toute berzingue du catalogue : le reportage (les archives photojournalistiques de Libé à Montmajour) ;
la réalité la plus actuelle dans ta face (La chasse à la Tarasque de Mathieu Asselin) ;
au contraire, la pure fiction, minutieusement mise en scène dans des grands formats époustouflants (Gregory crewdson, quelle claque) ;
l’autobiographie recomposée (Zofia Kulik, géniale, ou Lina Geoushy, pas mal non plus) ;
le happening expérimental explorant la mémoire d’un lieu (Entre nos murs des Iraniens Sogol & Joubeen) ;
l’archive retrouvée (Ne m’oublie pas, expo de photos d’identité de portefeuilles, ressuscitées d’une époque où l’on n’avait qu’une seule photo précieuse et pliée au fond de la poche au lieu de milliers d’images dévaluées dans son téléphone) ;
l’art contemporain, conceptuel et pourtant primitif, chamanisme au cœur de la forêt amazonienne (Roberto Huarcaya) ;
l’hommage au cinéma, ce frère esthétique (Agnès Varda est présente en trois endroits mais surtout pour les photos de repérage de son premier film La Pointe Courte, car elle a toujours été photographe même quand elle est devenue cinéaste) ;
le pouvoir conjoint de l’image et de la littérature (Paul Auster & Spencer Ostrander) ;
le projet encyclopédique dingo et pince-sans-rire (Soleil gris de Eric Tabuchi et Nelly Monnier) ;
ou la rétrospective de toute une carrière discrète et opiniâtre (Saul Leiter, flamboyante découverte)…

Bizarrement ou pas, l’une des seules expos me laissant de marbre est celle présentée comme le must absolu toutes catégories, la rétrospective Diane Arbus. Or elle m’est apparue jetée en vrac, avec un système d’accrochage opaque et radin, une totale absence d’accompagnement, un côté démerdez-vous avec ça et si ça ne vous plaît pas c’est vous qui n’êtes pas à la hauteur, je n’y ai rien vu du tout, je l’ai traversée en aveugle, rendez-vous manqué. À tout prendre, on approche de bien plus près la personnalité de Diane Arbus en regardant le faux biopic Fur de Steven Shaiberg, film parfaitement fantaisiste mais sensible.

Et quant à celle que j’élirais mon expo 2023 préférée… Ce n’est pas commode, mais… je crois que ce serait Casa Susanna.

Quelle extraordinaire boîte de Pandore que ce carton d’archives rescapées des années 60, ces centaines de photos qui témoignent d’une société secrète, underground et hors-la-loi : la confrérie travestie secrète américaine, en pleine période du triomphe de l’American Way of Life, où John Wayne était l’homme, Marilyn Monroe la femme, et les vaches étaient bien gardées par les cowboys !

Casa Susanna, qui doit son nom à mademoiselle Susanna, alter-ego féminin de Tito posant sur la photo ci-dessus, a été pendant plus d’une décennie le nom d’un refuge clandestin pour hommes qui avaient en eux un alter-ego féminin. Un paradis, niché dans les Catskills au nord de l’état de New-York, un club archi-privé pour certains hommes qui se contactaient par les petites annonces du fanzine Transvestia, et se retrouvaient là, soulagés de découvrir qu’ils n’étaient plus, chacun, seul au monde. Ainsi une communauté émerge.

Le documentaire du même titre sur Arte, assez émouvant (comment ne pas être sensible à l’histoire d’amour entre Tito-Susanna et sa femme Maria, indéfectiblement unis jusqu’à ce que la mort les emporte tous deux, à une semaine d’intervalle) mais joue trop sur la fibre psychologique, et mélodramatique. J’ai ressenti une plus grande palettes d’émotions devant l’expo qui, composée de simples images, raconte l’histoire de façon plus brute, et plus sociologique. Elle montre des hommes lassés de paraître des hommes, ne pouvant s’épanouir qu’avec des perruques, du maquillage, des bijoux, des robes de satin et des talons aiguilles. Se préparant pour le bal ou pour les fourneaux, car on peut être coquette tout en tenant son ménage.

Et qui se prennent en photo. Et comme ils ont l’air heureux, sur ces photos ! Car ainsi, pour un instant seulement, derrière les volets clos de la Casa Susanna, le miracle opère : même ceux qui ne sont pas beaux sont belles. Belles d’être ensemble : la sororité vaut mieux que la fraternité (je sais de quoi je cause, j’ai été militaire), j’en suis convaincu à un point tel que si les féministes s’avisaient de prétendre modifier la devise de la République, je ne m’y opposerai pas.

Ces documents historiques sont stupéfiants et en même temps brûlants comme de la TNT, ils remplissent toutes les fonctions de la photo : ils attestent de l’existence de ces personnes (et de leur beauté) mais ils auraient pu, en de mauvaises mains, cesser d’être un souvenir enchanté et devenir une dangereuse pièce à conviction, leur valoir un sort affreux, la fin de leur vie sociale, et tout simplement la prison. Les multiples valeurs de ces photos, pourtant amateures, leur donnent leur indéniable place dans une expo des Rencontres Photographiques d’Arles.

Comment faut-il appeler ces personnes ? Des travestis ? Des transformistes ? Des drags (acronyme de DRessed As Girls) en attente d’être couronnés queens ? Des cross-dressers ? Des invertis ? En tout cas, ils ne s’appellent pas encore des LGBTQI+++ et d’une certaine manière, tant mieux, car il y avait là une certaine forme d’innocence qui disparaîtra lorsqu’il faudra coller une initiale sur chacun. L’histoire que raconte l’expo d’Arles se termine dans l’aigreur, quand d’une part la révolution féministe en marche rend caduc le modèle stéréotypé de la femme à laquelle ces hommes veulent ressembler ; quand, surtout, la belle unité et la convivialité de cette proto-communauté explosent, et que des antagonismes, voire des haines se révèlent, certains éléments radicaux estimant que s’habiller en femme est un plaisir d’homme hétérosexuel pur, et que tous les autres cas (les gays, les transsexuels en attente de transition) sont des monstruosités. Déchirements entre chapelles. On est loin, d’un seul coup, des sourires et de la joie de vivre de la Gay Pride. On est loin de la tolérance, on retombe dans l’intolérance et cela ne servira de leçon à personne.

Mais il est temps de faire mon propre coming-out. Moi aussi j’ouvre et je partage sous vos yeux, en tête de cet article, mon vieil album photo. Moi aussi j’avais un alter-ego féminin. J’avais Jessica comme Tito avait Susanna. Si j’ai tant de bienveillance pour ces personnes c’est que j’ai vaguement fait partie de leur bande, moi aussi j’ai pensé qu’il n’y avait rien de plus beau et de plus désirable qu’une femme, alors j’ai voulu franchir le pas, m’approprier la beauté et le désir. Certes, dans mon cas, ce n’était qu’une blague (mais attention, j’étais sérieux comme une blague). Sans vouloir balayer les tourments psychologiques qui peuvent être associés au travestissement, je peux témoigner qu’existe aussi la pure joie carnavalesque d’être (d’être enfin !, mais d’être temporairement, car tous les états sont temporaires), quelqu’un d’autre, parce qu’il est trop pesant d’être tout le temps la même personne, parce que l’identité assignée est un fardeau. Changer, littéralement, de rôle. Marcher dans d’autres chaussures, eussent-elles des talons. Renversement salutaire. Mon outrance, mon stéréotype, ma caricature peut-être, mais mon empathie, et ma tolérance. Essayez, vous verrez. On se croise dans la prochaine gay pride ?

Peace and love,

Jess

Rrose Selavy, alias Marcel Duchamp, 1920. Photo : Man Ray.

Spécial Origines

24/07/2023 2 commentaires

Lorsque j’étais étudiant en sociologie à Grenoble dans les années 90, l’un de mes camarades de promo s’appelait Gérald Bronner. Je ne le côtoyais guère, je le croisais à peine : il avait la réputation, pour ne pas dire l’aura, d’un bosseur acharné, il était sérieux, il irait loin, il faisait tout très vite et très bien. J’avais peu d’indices sur qui il était vraiment, mais du moins avais-je été très impressionné par sa déclaration incidente, devant la machine à café, selon laquelle pour tenir le rythme de ses recherches il avait pris l’habitude de passer une nuit blanche par semaine. Tandis que moi, je glandais, je jouais de la musique, j’allais boire des coups et voir des films au cinéma, et lorsque je passais une nuit blanche généralement ce n’était pas pour faire de la sociologie. Il a décroché son doctorat en un temps record (je n’ai jamais terminé le mien), est parti enseigner ailleurs, est devenu professeur à La Sorbonne, a occupé un siège de l’Académie de Médecine, un autre de l’Institut Universitaire de France, exercé comme directeur éditorial aux PUF, rencontré le Président de la République, signé maintes tribunes dans les journaux ou chroniques dans le Magazine Littéraire, laissé son nom à la Commission sur Les Lumières à l’ère du numérique dite Commission Bronner, obtenu la Légion d’Honneur. Pendant le même temps, j’ai pas mal glandé, joué un peu de musique, bu beaucoup de coups et vu énormément de films au cinéma, on ne peut pas tout faire.

Je ne l’ai jamais revu sinon à la télé, ce qui fait que je l’appelle Bronner et non Gérald. Mais j’ai toujours gardé un œil curieux et admiratif sur son impressionnante bibliographie, enrichie d’un volume ou deux chaque année, depuis son premier essai, un « Que-Sais-je ? » en 1997, et son premier roman, aux éditions Baleine en 2001. Car Gérald Bronner écrit également des romans, parmi lesquels une histoire de super-héros adaptée en long-métrage pour Netflix et dont il a co-signé le scénario. Certains de ses livres m’ont grandement intéressé, surtout ceux consacrés aux croyances et à la post-vérité.

Je me suis rué sur son dernier, Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? (éd. Autrement, coll. Les Grands Mots, 2023), dont le sujet promettait un essai à mi-chemin de sa discipline, la sociologie, et du témoignage autobiographique réfléchissant sur son parcours individuel. De la sociologie à la première personne : quasi-oxymore. Je m’étais dit, ah, Bronner décidément fait tout plus vite que les autres, à seulement mon âge (j’ai vérifié sur Wikipédia, il est plus jeune que moi d’un mois) il se permet déjà de publier l’équivalent d’Esquisse pour une auto-analyse, dernier livre (posthume) de Pierre Bourdieu, auquel celui-ci ne s’était consacré qu’à 70 ans sonnés.

Mais Bronner, et il est même connu pour cela, est plutôt un anti-Bourdieu puisqu’il récuse la fatalité de l’assignation sociale érigée en mythologie ou en récit personnel (ce qui fait d’ailleurs de lui un sociologue macrono-compatible, tenant d’un autre mythe, la méritocratie), et il récuse surtout le dolorisme afférent aux discours des transfuges de classe. Il est autorisé à parler de la sorte, transclasse lui-même, élevé chichement en HLM par une mère célibataire femme de ménage. Il égratigne les écrivains qui en ont fait un sujet, une complainte, une revendication ou une identité à part entière, tels Didier Eribon (autre sociologue, auteur du formidable Retour à Reims), Édouard Louis, ou Annie Ernaux elle-même qui, notoirement, est devenue écrivain en notant un jour sur un cahier « J’écrirai pour venger ma race », et qui a glosé sur la honte de classe au point de titrer La Honte l’un de ses récits (l’un des plus forts à mon goût). Bronner, lui, ne se sent pas concerné, n’a ni race à venger, ni honte à ravaler (on trouve la phrase-clef p. 154 : Il se trouve que certains d’entre nous refusons d’avoir honte), et prétend du reste n’avoir réalisé de quelle misère il provenait que bien après être arrivé. Il n’avait peut-être pas le temps pour cela : il bossait. Il note p. 56 « Les signes de notre pauvreté étaient nombreux mais aucun n’étaient vraiment douloureux » .

Je lis avec passion ce livre qui agence de très importantes problématiques sur la construction de l’identité, problématiques que j’ai creusées ailleurs et à ma manière – son dernier chapitre est intitulé Ce que nous devons à nos pairs et la dette est un concept qui m’intéresse toujours. Comment suis-je devenu ce que je suis ? Comment quiconque devient-il ce qu’il est ? La réponse ne peut être que : au contact de. Et la sociologie commence.

Ensuite, quelque chose se met en branle dans la perception de soi. Bronner donne un nouveau sens au terme autofiction : les transclasses ont selon lui cru à une fiction d’eux-mêmes, qui a fait de chacun d’entre eux un être singulier, notamment parce qu’ils ont eu un rapport au langage plus précoce et plus intense que leurs pairs.

Il me semble que les transclasses offrent un terrain d’observation qui permet d’affiner les analyses usuelles de la façon, par exemple, dont se construit l’estime de soi, le rapport à la conflictualité, le rapport même à la créativité, c’est-à-dire le fait de pouvoir contester un ordre mental établi, que ce soit dans l’art ou dans la science… Il manque une enquête qui mettrait au jour, en tenant à distance le récit doloriste, les vraies caractéristiques de ceux dont les origines ne correspondent pas à la ligne d’arrivée sociale. La créativité me paraît un point assez aveugle de cette question. La chose est difficile à mesurer mais il me semble qu’elle présuppose un esprit frondeur, une forme de défiance qui est facilitée par le regard ironique de celui ou celle qui a traversé plusieurs mondes sociaux. Comme l’écrit de belle façon Norbert Alter dans Sans classe ni place à propos du nomade social : « Il aborde le monde avec liberté, et parfois le succès, de celui qui n’en connait pas les règles. » (p.112)

Puis :

Lorsque je repense à mes années de petite enfance – je sais bien qu’il s’agit en partie d’une reconstruction mémorielle – ce qui me marque, c’est le sentiment intime, qui m’est venu par la fréquentation des autres, d’être différent. Un sentiment un peu honteux [NdFdT : ah, tout de même, il n’est pas exempt de ce sentiment-là] qui m’inspirait l’idée que je n’étais pas de la même espèce que mes congénères. Lorsque j’observais les mouvements collectifs dans la cour d’école, je voyais ces petits êtres qui avaient mon âge comme des sortes de singes. Je leur parlais fort de peur qu’ils ne me comprennent pas. Je me montrais exagérément compréhensif avec eux. Je me sentais comme un extraterrestre abandonné sur terre et lorsque, plus tard, je demandai à mes parents : « mais comment étais-je à cette période ? » , leur réponse tint à ce seul qualificatif : bizarre. Dans mon milieu de socialisation primaire, Vandœuvre-Est, j’analysais la vie avec la sociologie spontanée d’un enfant de 5 ans. Je comprenais qu’il faudrait que je devienne violent. Violent juste ce qu’il faut pour ne pas faire partie des victimes qui n’étaient pas forcément les enfants [les] plus chétifs d’entre nous mais, à tout le moins, les plus craintifs. Ce n’était pas bien dur à comprendre. (p. 122)

Enfin, eurêka, l’hyperactivité s’explique :

Alors j’ai beaucoup rêvé – beaucoup – et cela a fait naître une créativité particulière. Aujourd’hui encore, si d’aventure je m’assieds pour songer un instant, je suis assailli par mille idées et mille histoires. On me demande parfois où je trouve l’énergie d’écrire ces essais, ces romans, ces éditoriaux… La vérité est que je n’ai pas le temps d’écrire – de loin – tous les livres que j’ai en tête, toutes les histoires que je voudrais narrer. C’est un bien, d’ailleurs, car la plupart de ces écrits seraient sans intérêt. Avoir beaucoup d’idées ne signifie pas en avoir de bonnes, mais il me semble que cette créativité dont j’ai découvert qu’elle m’était assez spécifique est une des choses qui s’est développée sur le terreau de mes origines. Le sentiment de différence, l’ennui, l’urgence de trouver une échappatoire ont fait de moi une machine imaginante. (p. 128)

Je trouve Gérald Bronner brillant encore une fois, toujours pertinent, et impeccable épistémologiquement : au passage il résout vers la page 77 la querelle ancestrale entre les deux écoles de la sociologie française, Bourdieu vs. Boudon, le déterminisme comme fatalité voire comme oppression consciente de la classe dominante vs. les mécanismes plus complexes de stratégies individuelles de l’acteur en fonction des conditions sociales… Bronner fait remarquer, et il fallait y penser, que l’un n’empêche pas l’autre ! Ça, c’est de la dialectique… Il ajoute : « N’eût été la rivalité entre les deux grands sociologues, cela aurait dû sauter aux yeux de tous leurs commentateurs. » Voilà qui me rappelle ma jeunesse… J’aimais bien la sociologie, y compris ses polémiques théoriques fumeuses…

A propos de polémique, je me permets d’émettre une réserve : je trouve Bronner parfois un peu léger lorsqu’il profite de son statut académique pour asséner ses idées sans les démontrer, même si ce travers est sans doute dû à la nature bizarre et métissée du texte même. Par exemple il affirme :

Aucun de mes amis originels [prolétaires] ne nourrit le désir de ressembler à un bourgeois. Ce n’est pas par sagesse mais simplement parce que cela ne nous paraît pas du tout prestigieux. Beaucoup d’entre nous sommes porteurs de stéréotypes sur la bourgeoisie ou la grande bourgeoisie qui nous les font tourner en ridicule plutôt qu’ils ne nous placent en position de soumission. Nous n’avons jamais été vraiment impressionnés par les ors et les rituels sociaux. J’ai pu rencontrer des ministres et même des présidents de la République et je n’ai jamais pu tout à fait m’empêcher de les voir – subrepticement, mais tout de même ! – comme des individus que nous aurions malmenés dans la cour du collège […] Lorsque nous rencontrons des bourgeois grands ou petits, nous ne pouvons pas toujours les voir autrement que comme des êtres faibles. Il est farfelu d’imaginer que nous avons profondément envie de leur ressembler. (pp. 52-53)

Je souris en lisant ce témoignage intime, intelligent, drôle, étonnant (imaginer ce qui se déclenche dans la tête de Bronner au moment où il serre la main de Macron est délicieux), à contre-courant… mais je fronce les sourcils. Autant je prise la sociologie ET cette sorte d’anecdote, autant je me garde bien de prendre l’une pour l’autre sous prétexte que l’auteur d’une anecdote est un sociologue. Testis unus testis nullus, et la statistique manque pour commencer à parler sérieusement de fait social. Il me semble qu’on trouverait sans trop de difficultés des contre-exemples, des cas où des « pauvres » envient sinon le mode de vie des « riches » du moins le moyen essentiel de ce mode de vie, la richesse, valeur absolue pour beaucoup, qu’on en ait ou qu’on en manque.

Je suis, en somme et tout simplement, heureux d’avoir des nouvelles de Gérald Bronner, de le découvrir tel que je n’avais pas eu l’occasion de faire il y a 30 ans. Aujourd’hui beaucoup moins sociologue que lui quoique sans doute resté plus bourdieusien, gorgé moi-même de la doxa qu’il dénonce à propos des origines sociales déterminant la vie, imprégné de cette vulgarisation sociologique sur laquelle il fait la fine bouche… je ne peux que me poser la question : son côté bosseur acharné, homme pressé tête baissée, nuits blanches sur le métier, et pas seulement son côté rêveur et différent… ne lui viendrait-il pas de son origine modeste ? Pas de dolorisme, non, pas non plus de rapport mécanique et simpliste de cause à effet, mais une indéniable énergie, un moteur.