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La lettre maudite

23/11/2023 2 commentaires
Photo Laurence Menu

Je me promène dans la forêt, je me perds sur les sentiers et dans mes pensées, comme j’aime.
Tiens ? Dans lesdits sentiers, plus de voitures que d’habitude, parquées à la va-comme-je-te-pousse.
Bang !
Ah mais oui c’est vrai : j’entends une détonation, qui me rappelle à qui appartiennent ces bagnoles. Les sous-bois regorgent d’animaux bipèdes en gilet orange et armés jusqu’aux dents. Leur loisir consiste à tuer et je suis invité à partager avec eux l’espace naturel. L’un d’eux a aimablement suspendu à son essuie-glace un écriteau : « Chasse en cours. Dialoguons ensemble. »
Ce qui me navre le plus dans cette communication en carton (Bang ! faisons un carton !) n’est pas le bizarre pléonasme (quelqu’un peut-il m’expliquer comment dialoguer autrement qu’ « ensemble » ? essayez de dialoguer séparément pour voir ?), mais la masse de logos entassés sous l’image : le département, la région, et même la République française, Marianne chasseresse. Tous les étages de mes impôts ont craché au bassinet de ce lobby archi-subventionné qui a réussi à se faire passer pour le seul authentique mouvement écologiste (car les autres sont des amish). Pour rappel, et on le rappellera aussi souvent que nécessaire tellement c’est hallucinant : la subvention de la chasse est passée de 27 000 euros en 2017 à 6,3 millions d’euros en 2021. Cher le carton.
Bang ! Une autre détonation retentit. Je commence à transpirer et à comprendre vaguement ce qu’ils entendent par « dialoguons ensemble », le pléonasme était nécessaire finalement, on va vous mettre les points sur les i.
Je ne reste pas statique trop longtemps, j’ai peur des balles perdues, je me remets en marche, je sifflote nerveusement pour me signaler à la cantonade, en espérant ne pas être confondu avec un quelconque animal qui par malheur siffloterait exactement de la même manière que moi.
Balle perdue… Balle perdue… Je rumine la balle perdue et presse le pas, peu serein. Je rumine cet archaïsme qui se fait passer pour moderne.
Je pense à d’autres archaïsmes qui perdurent, à d’autres sinistres héritages du mode de vie « vingtième siècle » qui nous trouent la peau et nous déglinguent le monde au vingt-et-unième et c’est très curieux, en les comptant sur mes doigts, je réalise que comme la balle perdue ils commencent tous par la lettre B…
La bagnole…
La bidoche (que ce soit en burger ou en barbecue)…
La bourse…
La bigoterie…
Le béton…
Le business…
Le black friday…
Le bien-être et ses mythes…
Ce sont peut-être des balivernes, des blagues ou des billevesées, mais les mots en b me viennent tous seuls pas à pas dans la boue… Ah ben tiens voilà, la boue, quand sortirons-nous de la boue…
Oh, la bêtise bien sûr, en général… Salut à toi, dont le règne est méconnu… Et la bienpensance…
Pourtant, pas de plan B. Pas de planète B, on l’a dit on le sait.
Bang !

L’amour existe (if you want it)

21/10/2023 Aucun commentaire

Je publie le texte ci-dessous sur le réseau social que je fréquente, celui pour vieux :

Je ne sais pas trop ce que j’ai, ou alors je ne le sais que trop bien.
Je viens d’écouter quatre fois de suite cette chanson.
J’ai pleuré quatre fois.
Je me souviens d’une interview de Paul McCartney à qui un quelconque journaliste demandait un peu sottement : « Ça vous fait quoi d’avoir été un Beatles ? » Il répondait, sans détour, sans cynisme, sans esbroufe, sans fausse modestie : « Je suis fier d’avoir chanté la paix et l’amour et que ces chansons de paix et d’amour aient circulé sur toute la planète » .
En 1965, McCartney écrivait pour les Beatles We can work it out : On peut s’en sortir.
En 2008, sur le plateau de Taratata, deux chanteuses israéliennes, la Palestinienne Mira Awad et l’Israélienne Noa (Achinoam Nini) reprenaient ensemble cette chanson de paix et d’amour.
Les larmes coulent.

La communication sur les réseaux sociaux, même pour vieux, étant une parodie de communication, les malentendus et les dialogues de sourds ne tardent jamais. Sous mon post, un ami commente ma déclaration :

Il y a le monde que chantent les artistes, celui où nous serions tous frères, celui dans lequel nous aimerions vivre, et puis il y a le monde dans lequel nous vivons, celui où l’on interdit, lapide, égorge.

Comme ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, j’argumente à nouveau. Je cause esthétique, ce qui est pratique pour éviter de causer de la guerre, mais chacun son champ de compétence.
J’enfonce mon propre clou, ce faisant je poursuis le dialogue de sourds et je ne sais pas si j’ai raison. Voilà bien la preuve que je ne suis pas fait pour les réseaux sociaux : je ne sais pas si j’ai raison.

Je suis en désaccord sur la fonction que tu sembles attribuer à l’art et aux artistes, que tu relègues dans la naïveté, leur idéalisme confinant au déni. Or l’art et les artistes ne sont pas là pour chanter l’optimisme mais pour montrer ce qui est possible (y compris l’optimisme).
McCartney écrit We can work it out et non We are workin’ it out, le mot-clef est can. Il ne se vautre pas dans un aveuglement béat, mais propose une vision, une perspective à l’horizon. Une oeuvre d’art est toujours, comme un rêve que le rêveur fait pour lui-même, une recombinaison de la réalité pour envisager une potentialité.
Un cauchemar est certes un rêve.
« La paix et l’amour » chantés par les Beatles ne sont pas des données de fait, ce sont des possibilités entrevues (voir l’affiche célèbre et un peu plus tardive de Lennon : « War is over! (If you want it)« ).
L’art montre ce qui est et ce qui peut être, sans émollient. S’il donne à entendre un espoir (ou la raison, ou le progrès, etc.), ce n’est pas gratuit. Il peut aussi donner à entendre le contraire (le désespoir, la déraison, la régression), se faire dur et violent, se dire le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, et ce ne sera pas gratuit non plus (cf. Goya, bien sûr). Sauf en cas de cynisme mais le cynisme outrepasse le champ de l’art.
Une autre chanson bouleversante, en français celle-ci :

« Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Les soldats seront troubadours
Mais nous, nous serons morts, mon frère.
« 

Je publie ce développement sur le réseau social pour darons.
Et seulement après coup je pense à Maurice Pialat, je pense à un titre de Pialat. Mais c’est trop tard, je garde Pialat pour moi, je ne le mentionne pas sur le fuckin’ réseau.
Pialat, artiste insoupçonnable de la moindre concession à une quelconque béatitude solaire ou à un joyeux déni de la réalité, insoupçonnable de divertissement, tourne son premier film professionnel en 1960.
Il s’agit d’un documentaire radical, d’abord autobiographique puis sociologique, sur la banlieue triste qui s’ennuie. Il s’agit d’un bloc d’âpreté et de désespoir, d’une dénonciation de conditions de vie inhumaines. Ce film s’intitule pourtant L’amour existe.
Oui.
Ce n’est pas une antiphrase.
Pialat a raison.
L’amour existe et il faut le dire.
Les artistes doivent le dire.
Parce que si en plus, l’amour n’existait pas…

« Mage-Astre », comme il disait

08/08/2023 Aucun commentaire

Il se présentait à l’occasion comme Mage-Astre, lorsqu’il lui fallait rappeler que les noms sont tout sauf innocents. Et d’ailleurs il racontait, pour peu qu’on l’encourageât un peu, qu’il avait assisté au séminaire de Lacan à une époque où le défrichage du savoir était un peu plus épique et sauvage qu’aujourd’hui.

Aujourd’hui 8 août 2023 auront lieu à Grenoble les funérailles de Jean-Olivier Majastre. Je ne serai pas présent mais je songerai très fort à cette figure locale, à sa pensée si originale, à sa voix bégayante mais farceuse, à sa silhouette longiligne que je ne croiserai plus dans les rues, poussant son vélo et ayant toujours, comme par hasard, une chose intelligente à me dire.

Comme je l’ai avant tout connu en tant que professeur de sociologie durant mon cursus, j’admirerai sans fin ce vieil excentrique qui avait réussi à s’insérer dans un parcours académique tout en restant libre, capable de publier une Approche anthropologique de la perception aussi bien qu’une déclaration d’amour aux vaches. Tous les professeurs de liberté (en plus de sociologie) sont bons à prendre.

Je reproduis ci-dessus ses 36 choses à faire avant de mourir éditées (et diffusées sur les réseaux, merci) par Hervé Bougel. Le point 32 est un hommage à son fidèle vélo et j’en suis tout attendri.

I’m just a sweet transvestite

01/08/2023 Aucun commentaire
Jessica DeBoisat au naturel
Jessica DeBoisat prépare sa séance de shooting
Jessica DeBoisat en trop-trop-trop gros plan.
Jessica DeBoisat au selfie dans le miroir
Jessica DeBoisat à l’oeil qui tue ! Et sa coiffeuse à l’arrière-plan.
Jessica D. et sa besta Laurence M.
Rubrique people : un selfie de Jessica DeBoisat aux côtés de son autrice préférée (dont elle n’a lu aucun livre), Mano Gentil

Il est jeune, il est pâle ― et beau comme une fille.
Ses longs cheveux flottants d’un nœud d’or sont liés,
La perle orientale à son cothurne brille,
Il danse ― et, secouant sa torche qui pétille,
À l’entour de son cou fait claquer ses colliers.
Louis Bouilhet, Étude antique

Je reviens d’Arles. Comme chaque été je me suis régalé la rétine des Rencontres photographiques, qui transforment la région en infini territoire de cimaises. Quatre jours d’orgie scopique, une dizaine d’expos quotidiennes minimum, un horizon complet d’images sur lesquelles (se) réfléchir au lieu que de se cogner contre, à chaque porte poussée le risque d’être curieux, indifférent, ébahi ou enthousiaste. Le pass à 40 balles pour au moins 50 risques, ça nous fixe le risque à une fraction d’euro, le prix devient symbolique, idéal comme un paletot.

Enthousiasme il y eut, oh oui, et nombre de fois ! Avec des merveilles dans tous les genres, c’est parti pour le feuilletage à toute berzingue du catalogue : le reportage (les archives photojournalistiques de Libé à Montmajour) ;
la réalité la plus actuelle dans ta face (La chasse à la Tarasque de Mathieu Asselin) ;
au contraire, la pure fiction, minutieusement mise en scène dans des grands formats époustouflants (Gregory crewdson, quelle claque) ;
l’autobiographie recomposée (Zofia Kulik, géniale, ou Lina Geoushy, pas mal non plus) ;
le happening expérimental explorant la mémoire d’un lieu (Entre nos murs des Iraniens Sogol & Joubeen) ;
l’archive retrouvée (Ne m’oublie pas, expo de photos d’identité de portefeuilles, ressuscitées d’une époque où l’on n’avait qu’une seule photo précieuse et pliée au fond de la poche au lieu de milliers d’images dévaluées dans son téléphone) ;
l’art contemporain, conceptuel et pourtant primitif, chamanisme au cœur de la forêt amazonienne (Roberto Huarcaya) ;
l’hommage au cinéma, ce frère esthétique (Agnès Varda est présente en trois endroits mais surtout pour les photos de repérage de son premier film La Pointe Courte, car elle a toujours été photographe même quand elle est devenue cinéaste) ;
le pouvoir conjoint de l’image et de la littérature (Paul Auster & Spencer Ostrander) ;
le projet encyclopédique dingo et pince-sans-rire (Soleil gris de Eric Tabuchi et Nelly Monnier) ;
ou la rétrospective de toute une carrière discrète et opiniâtre (Saul Leiter, flamboyante découverte)…

Bizarrement ou pas, l’une des seules expos me laissant de marbre est celle présentée comme le must absolu toutes catégories, la rétrospective Diane Arbus. Or elle m’est apparue jetée en vrac, avec un système d’accrochage opaque et radin, une totale absence d’accompagnement, un côté démerdez-vous avec ça et si ça ne vous plaît pas c’est vous qui n’êtes pas à la hauteur, je n’y ai rien vu du tout, je l’ai traversée en aveugle, rendez-vous manqué. À tout prendre, on approche de bien plus près la personnalité de Diane Arbus en regardant le faux biopic Fur de Steven Shaiberg, film parfaitement fantaisiste mais sensible.

Et quant à celle que j’élirais mon expo 2023 préférée… Ce n’est pas commode, mais… je crois que ce serait Casa Susanna.

Quelle extraordinaire boîte de Pandore que ce carton d’archives rescapées des années 60, ces centaines de photos qui témoignent d’une société secrète, underground et hors-la-loi : la confrérie travestie secrète américaine, en pleine période du triomphe de l’American Way of Life, où John Wayne était l’homme, Marilyn Monroe la femme, et les vaches étaient bien gardées par les cowboys !

Casa Susanna, qui doit son nom à mademoiselle Susanna, alter-ego féminin de Tito posant sur la photo ci-dessus, a été pendant plus d’une décennie le nom d’un refuge clandestin pour hommes qui avaient en eux un alter-ego féminin. Un paradis, niché dans les Catskills au nord de l’état de New-York, un club archi-privé pour certains hommes qui se contactaient par les petites annonces du fanzine Transvestia, et se retrouvaient là, soulagés de découvrir qu’ils n’étaient plus, chacun, seul au monde. Ainsi une communauté émerge.

Le documentaire du même titre sur Arte, assez émouvant (comment ne pas être sensible à l’histoire d’amour entre Tito-Susanna et sa femme Maria, indéfectiblement unis jusqu’à ce que la mort les emporte tous deux, à une semaine d’intervalle) mais joue trop sur la fibre psychologique, et mélodramatique. J’ai ressenti une plus grande palettes d’émotions devant l’expo qui, composée de simples images, raconte l’histoire de façon plus brute, et plus sociologique. Elle montre des hommes lassés de paraître des hommes, ne pouvant s’épanouir qu’avec des perruques, du maquillage, des bijoux, des robes de satin et des talons aiguilles. Se préparant pour le bal ou pour les fourneaux, car on peut être coquette tout en tenant son ménage.

Et qui se prennent en photo. Et comme ils ont l’air heureux, sur ces photos ! Car ainsi, pour un instant seulement, derrière les volets clos de la Casa Susanna, le miracle opère : même ceux qui ne sont pas beaux sont belles. Belles d’être ensemble : la sororité vaut mieux que la fraternité (je sais de quoi je cause, j’ai été militaire), j’en suis convaincu à un point tel que si les féministes s’avisaient de prétendre modifier la devise de la République, je ne m’y opposerai pas.

Ces documents historiques sont stupéfiants et en même temps brûlants comme de la TNT, ils remplissent toutes les fonctions de la photo : ils attestent de l’existence de ces personnes (et de leur beauté) mais ils auraient pu, en de mauvaises mains, cesser d’être un souvenir enchanté et devenir une dangereuse pièce à conviction, leur valoir un sort affreux, la fin de leur vie sociale, et tout simplement la prison. Les multiples valeurs de ces photos, pourtant amateures, leur donnent leur indéniable place dans une expo des Rencontres Photographiques d’Arles.

Comment faut-il appeler ces personnes ? Des travestis ? Des transformistes ? Des drags (acronyme de DRessed As Girls) en attente d’être couronnés queens ? Des cross-dressers ? Des invertis ? En tout cas, ils ne s’appellent pas encore des LGBTQI+++ et d’une certaine manière, tant mieux, car il y avait là une certaine forme d’innocence qui disparaîtra lorsqu’il faudra coller une initiale sur chacun. L’histoire que raconte l’expo d’Arles se termine dans l’aigreur, quand d’une part la révolution féministe en marche rend caduc le modèle stéréotypé de la femme à laquelle ces hommes veulent ressembler ; quand, surtout, la belle unité et la convivialité de cette proto-communauté explosent, et que des antagonismes, voire des haines se révèlent, certains éléments radicaux estimant que s’habiller en femme est un plaisir d’homme hétérosexuel pur, et que tous les autres cas (les gays, les transsexuels en attente de transition) sont des monstruosités. Déchirements entre chapelles. On est loin, d’un seul coup, des sourires et de la joie de vivre de la Gay Pride. On est loin de la tolérance, on retombe dans l’intolérance et cela ne servira de leçon à personne.

Mais il est temps de faire mon propre coming-out. Moi aussi j’ouvre et je partage sous vos yeux, en tête de cet article, mon vieil album photo. Moi aussi j’avais un alter-ego féminin. J’avais Jessica comme Tito avait Susanna. Si j’ai tant de bienveillance pour ces personnes c’est que j’ai vaguement fait partie de leur bande, moi aussi j’ai pensé qu’il n’y avait rien de plus beau et de plus désirable qu’une femme, alors j’ai voulu franchir le pas, m’approprier la beauté et le désir. Certes, dans mon cas, ce n’était qu’une blague (mais attention, j’étais sérieux comme une blague). Sans vouloir balayer les tourments psychologiques qui peuvent être associés au travestissement, je peux témoigner qu’existe aussi la pure joie carnavalesque d’être (d’être enfin !, mais d’être temporairement, car tous les états sont temporaires), quelqu’un d’autre, parce qu’il est trop pesant d’être tout le temps la même personne, parce que l’identité assignée est un fardeau. Changer, littéralement, de rôle. Marcher dans d’autres chaussures, eussent-elles des talons. Renversement salutaire. Mon outrance, mon stéréotype, ma caricature peut-être, mais mon empathie, et ma tolérance. Essayez, vous verrez. On se croise dans la prochaine gay pride ?

Peace and love,

Jess

Rrose Selavy, alias Marcel Duchamp, 1920. Photo : Man Ray.

Spécial Origines

24/07/2023 2 commentaires

Lorsque j’étais étudiant en sociologie à Grenoble dans les années 90, l’un de mes camarades de promo s’appelait Gérald Bronner. Je ne le côtoyais guère, je le croisais à peine : il avait la réputation, pour ne pas dire l’aura, d’un bosseur acharné, il était sérieux, il irait loin, il faisait tout très vite et très bien. J’avais peu d’indices sur qui il était vraiment, mais du moins avais-je été très impressionné par sa déclaration incidente, devant la machine à café, selon laquelle pour tenir le rythme de ses recherches il avait pris l’habitude de passer une nuit blanche par semaine. Tandis que moi, je glandais, je jouais de la musique, j’allais boire des coups et voir des films au cinéma, et lorsque je passais une nuit blanche généralement ce n’était pas pour faire de la sociologie. Il a décroché son doctorat en un temps record (je n’ai jamais terminé le mien), est parti enseigner ailleurs, est devenu professeur à La Sorbonne, a occupé un siège de l’Académie de Médecine, un autre de l’Institut Universitaire de France, exercé comme directeur éditorial aux PUF, rencontré le Président de la République, signé maintes tribunes dans les journaux ou chroniques dans le Magazine Littéraire, laissé son nom à la Commission sur Les Lumières à l’ère du numérique dite Commission Bronner, obtenu la Légion d’Honneur. Pendant le même temps, j’ai pas mal glandé, joué un peu de musique, bu beaucoup de coups et vu énormément de films au cinéma, on ne peut pas tout faire.

Je ne l’ai jamais revu sinon à la télé, ce qui fait que je l’appelle Bronner et non Gérald. Mais j’ai toujours gardé un œil curieux et admiratif sur son impressionnante bibliographie, enrichie d’un volume ou deux chaque année, depuis son premier essai, un « Que-Sais-je ? » en 1997, et son premier roman, aux éditions Baleine en 2001. Car Gérald Bronner écrit également des romans, parmi lesquels une histoire de super-héros adaptée en long-métrage pour Netflix et dont il a co-signé le scénario. Certains de ses livres m’ont grandement intéressé, surtout ceux consacrés aux croyances et à la post-vérité.

Je me suis rué sur son dernier, Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? (éd. Autrement, coll. Les Grands Mots, 2023), dont le sujet promettait un essai à mi-chemin de sa discipline, la sociologie, et du témoignage autobiographique réfléchissant sur son parcours individuel. De la sociologie à la première personne : quasi-oxymore. Je m’étais dit, ah, Bronner décidément fait tout plus vite que les autres, à seulement mon âge (j’ai vérifié sur Wikipédia, il est plus jeune que moi d’un mois) il se permet déjà de publier l’équivalent d’Esquisse pour une auto-analyse, dernier livre (posthume) de Pierre Bourdieu, auquel celui-ci ne s’était consacré qu’à 70 ans sonnés.

Mais Bronner, et il est même connu pour cela, est plutôt un anti-Bourdieu puisqu’il récuse la fatalité de l’assignation sociale érigée en mythologie ou en récit personnel (ce qui fait d’ailleurs de lui un sociologue macrono-compatible, tenant d’un autre mythe, la méritocratie), et il récuse surtout le dolorisme afférent aux discours des transfuges de classe. Il est autorisé à parler de la sorte, transclasse lui-même, élevé chichement en HLM par une mère célibataire femme de ménage. Il égratigne les écrivains qui en ont fait un sujet, une complainte, une revendication ou une identité à part entière, tels Didier Eribon (autre sociologue, auteur du formidable Retour à Reims), Édouard Louis, ou Annie Ernaux elle-même qui, notoirement, est devenue écrivain en notant un jour sur un cahier « J’écrirai pour venger ma race », et qui a glosé sur la honte de classe au point de titrer La Honte l’un de ses récits (l’un des plus forts à mon goût). Bronner, lui, ne se sent pas concerné, n’a ni race à venger, ni honte à ravaler (on trouve la phrase-clef p. 154 : Il se trouve que certains d’entre nous refusons d’avoir honte), et prétend du reste n’avoir réalisé de quelle misère il provenait que bien après être arrivé. Il n’avait peut-être pas le temps pour cela : il bossait. Il note p. 56 « Les signes de notre pauvreté étaient nombreux mais aucun n’étaient vraiment douloureux » .

Je lis avec passion ce livre qui agence de très importantes problématiques sur la construction de l’identité, problématiques que j’ai creusées ailleurs et à ma manière – son dernier chapitre est intitulé Ce que nous devons à nos pairs et la dette est un concept qui m’intéresse toujours. Comment suis-je devenu ce que je suis ? Comment quiconque devient-il ce qu’il est ? La réponse ne peut être que : au contact de. Et la sociologie commence.

Ensuite, quelque chose se met en branle dans la perception de soi. Bronner donne un nouveau sens au terme autofiction : les transclasses ont selon lui cru à une fiction d’eux-mêmes, qui a fait de chacun d’entre eux un être singulier, notamment parce qu’ils ont eu un rapport au langage plus précoce et plus intense que leurs pairs.

Il me semble que les transclasses offrent un terrain d’observation qui permet d’affiner les analyses usuelles de la façon, par exemple, dont se construit l’estime de soi, le rapport à la conflictualité, le rapport même à la créativité, c’est-à-dire le fait de pouvoir contester un ordre mental établi, que ce soit dans l’art ou dans la science… Il manque une enquête qui mettrait au jour, en tenant à distance le récit doloriste, les vraies caractéristiques de ceux dont les origines ne correspondent pas à la ligne d’arrivée sociale. La créativité me paraît un point assez aveugle de cette question. La chose est difficile à mesurer mais il me semble qu’elle présuppose un esprit frondeur, une forme de défiance qui est facilitée par le regard ironique de celui ou celle qui a traversé plusieurs mondes sociaux. Comme l’écrit de belle façon Norbert Alter dans Sans classe ni place à propos du nomade social : « Il aborde le monde avec liberté, et parfois le succès, de celui qui n’en connait pas les règles. » (p.112)

Puis :

Lorsque je repense à mes années de petite enfance – je sais bien qu’il s’agit en partie d’une reconstruction mémorielle – ce qui me marque, c’est le sentiment intime, qui m’est venu par la fréquentation des autres, d’être différent. Un sentiment un peu honteux [NdFdT : ah, tout de même, il n’est pas exempt de ce sentiment-là] qui m’inspirait l’idée que je n’étais pas de la même espèce que mes congénères. Lorsque j’observais les mouvements collectifs dans la cour d’école, je voyais ces petits êtres qui avaient mon âge comme des sortes de singes. Je leur parlais fort de peur qu’ils ne me comprennent pas. Je me montrais exagérément compréhensif avec eux. Je me sentais comme un extraterrestre abandonné sur terre et lorsque, plus tard, je demandai à mes parents : « mais comment étais-je à cette période ? » , leur réponse tint à ce seul qualificatif : bizarre. Dans mon milieu de socialisation primaire, Vandœuvre-Est, j’analysais la vie avec la sociologie spontanée d’un enfant de 5 ans. Je comprenais qu’il faudrait que je devienne violent. Violent juste ce qu’il faut pour ne pas faire partie des victimes qui n’étaient pas forcément les enfants [les] plus chétifs d’entre nous mais, à tout le moins, les plus craintifs. Ce n’était pas bien dur à comprendre. (p. 122)

Enfin, eurêka, l’hyperactivité s’explique :

Alors j’ai beaucoup rêvé – beaucoup – et cela a fait naître une créativité particulière. Aujourd’hui encore, si d’aventure je m’assieds pour songer un instant, je suis assailli par mille idées et mille histoires. On me demande parfois où je trouve l’énergie d’écrire ces essais, ces romans, ces éditoriaux… La vérité est que je n’ai pas le temps d’écrire – de loin – tous les livres que j’ai en tête, toutes les histoires que je voudrais narrer. C’est un bien, d’ailleurs, car la plupart de ces écrits seraient sans intérêt. Avoir beaucoup d’idées ne signifie pas en avoir de bonnes, mais il me semble que cette créativité dont j’ai découvert qu’elle m’était assez spécifique est une des choses qui s’est développée sur le terreau de mes origines. Le sentiment de différence, l’ennui, l’urgence de trouver une échappatoire ont fait de moi une machine imaginante. (p. 128)

Je trouve Gérald Bronner brillant encore une fois, toujours pertinent, et impeccable épistémologiquement : au passage il résout vers la page 77 la querelle ancestrale entre les deux écoles de la sociologie française, Bourdieu vs. Boudon, le déterminisme comme fatalité voire comme oppression consciente de la classe dominante vs. les mécanismes plus complexes de stratégies individuelles de l’acteur en fonction des conditions sociales… Bronner fait remarquer, et il fallait y penser, que l’un n’empêche pas l’autre ! Ça, c’est de la dialectique… Il ajoute : « N’eût été la rivalité entre les deux grands sociologues, cela aurait dû sauter aux yeux de tous leurs commentateurs. » Voilà qui me rappelle ma jeunesse… J’aimais bien la sociologie, y compris ses polémiques théoriques fumeuses…

A propos de polémique, je me permets d’émettre une réserve : je trouve Bronner parfois un peu léger lorsqu’il profite de son statut académique pour asséner ses idées sans les démontrer, même si ce travers est sans doute dû à la nature bizarre et métissée du texte même. Par exemple il affirme :

Aucun de mes amis originels [prolétaires] ne nourrit le désir de ressembler à un bourgeois. Ce n’est pas par sagesse mais simplement parce que cela ne nous paraît pas du tout prestigieux. Beaucoup d’entre nous sommes porteurs de stéréotypes sur la bourgeoisie ou la grande bourgeoisie qui nous les font tourner en ridicule plutôt qu’ils ne nous placent en position de soumission. Nous n’avons jamais été vraiment impressionnés par les ors et les rituels sociaux. J’ai pu rencontrer des ministres et même des présidents de la République et je n’ai jamais pu tout à fait m’empêcher de les voir – subrepticement, mais tout de même ! – comme des individus que nous aurions malmenés dans la cour du collège […] Lorsque nous rencontrons des bourgeois grands ou petits, nous ne pouvons pas toujours les voir autrement que comme des êtres faibles. Il est farfelu d’imaginer que nous avons profondément envie de leur ressembler. (pp. 52-53)

Je souris en lisant ce témoignage intime, intelligent, drôle, étonnant (imaginer ce qui se déclenche dans la tête de Bronner au moment où il serre la main de Macron est délicieux), à contre-courant… mais je fronce les sourcils. Autant je prise la sociologie ET cette sorte d’anecdote, autant je me garde bien de prendre l’une pour l’autre sous prétexte que l’auteur d’une anecdote est un sociologue. Testis unus testis nullus, et la statistique manque pour commencer à parler sérieusement de fait social. Il me semble qu’on trouverait sans trop de difficultés des contre-exemples, des cas où des « pauvres » envient sinon le mode de vie des « riches » du moins le moyen essentiel de ce mode de vie, la richesse, valeur absolue pour beaucoup, qu’on en ait ou qu’on en manque.

Je suis, en somme et tout simplement, heureux d’avoir des nouvelles de Gérald Bronner, de le découvrir tel que je n’avais pas eu l’occasion de faire il y a 30 ans. Aujourd’hui beaucoup moins sociologue que lui quoique sans doute resté plus bourdieusien, gorgé moi-même de la doxa qu’il dénonce à propos des origines sociales déterminant la vie, imprégné de cette vulgarisation sociologique sur laquelle il fait la fine bouche… je ne peux que me poser la question : son côté bosseur acharné, homme pressé tête baissée, nuits blanches sur le métier, et pas seulement son côté rêveur et différent… ne lui viendrait-il pas de son origine modeste ? Pas de dolorisme, non, pas non plus de rapport mécanique et simpliste de cause à effet, mais une indéniable énergie, un moteur.

Titanesque

20/07/2023 Aucun commentaire
Photo : Sciences et Avenir

Oh oh, c’est quoi cette odeur ?
On vient d’observer près de Nancy l’éclosion de la plus grosse fleur du monde ! Fleur rare et fragile mais disproportionnée, qui s’appelle Pénis de titan, et qui pue, mais qui pue, que c’en est affreux-affreux. Il n’en fallait pas davantage pour ressusciter brièvement et en pleine canicule Mirliton Matin. (Pour mémoire, les annales de MM, média éphémère, sont consultables ici.)

Une (autre) charogne
Hommage à Charles Baudelaire

Surnommée « Pénis de titan »,
La plus énorme fleur au monde
N’en éclot que tous les cent ans
Dans une puanteur immonde.

L’Amorphophallus titanum
(De son aimable nom latin)
Déploie un répugnant arôme
La protégeant des importuns.

Trois mètres, un quintal… La géante
Schlingue à mort la viande pourrie !
Et cette exhalaison puissante
Est sa seule coquetterie.

En disciples de Baudelaire,
Nous sentons cette fleur du mal
Empoisonner notre atmosphère,
Toxique ainsi que sont les mâles.

Tout en voilant son nez, le fier
Botaniste-accoucheur se navre
Que sa fleur née dans la bruyère
Ait un autre surnom : « Fleur-cadavre » .

Aussi retenons « Pénis » ! Et la leçon :
Chers messieurs, la taille ne fait pas tout.
Mieux vaut minuscule qui fleure bon
Que titanesque refoulant l’égout.

Violence en col blanc, violence en uniforme bleu, violence en cagoule noire

01/07/2023 Aucun commentaire
Photo : merci le Dauphiné Libéré. Le saccage de la librairie le Square, à Grenoble, 30 juin 2023

Un policier tue un ado, encouragé par son collègue qui lui parle comme s’ils jouaient à un jeu vidéo, « Vas-y, shoote-le ! » = ce sont, selon les termes du gouvernement, des « débordements regrettables ».

S’en suivent des émeutes dans les rues, un peu partout en France = ce sont, selon les termes du gouvernement, des « incivilités inexcusables ».

Tant que les pouvoirs publics n’auront pas pris conscience de la continuité linéaire entre ces deux violences, ainsi que d’autres (ce gouvernement EST violent), les violences se poursuivront.

Pour autant, je n’excuse rien. Je me permets de trouver plus « inexcusables » que toutes les autres violences, les destructions de librairies et de bibliothèques, qui sont lieux d’émancipation et non d’oppression, victimes collatérales des violences du gouvernement et des violences de rues.

Alors je relis un poème de Victor Hugo, « À qui la faute ? » in L’Année terrible, 1872.

Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?
– Oui.
J’ai mis le feu là.
– Mais c’est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’oeuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
À mesure qu’il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !
– Je ne sais pas lire.

#moiaussi

26/06/2023 un commentaire

Jacques Higelin m’émeut et me transporte.

Je crois bien qu’Higelin est mon chanteur préféré. J’aboutis facilement à cette conclusion en constatant la fidélité de mon amour pour lui, à travers toutes ses périodes, ainsi qu’à travers toutes les miennes. Car dans nos amours artistiques la durée joue un rôle aussi déterminant que dans nos amours intimes.

Sentant peut-être sa fin proche, Higelin avait accepté de publier ses mémoires, racontées par lui, ordonnées par la journaliste Valérie Lehoux et parues en 2015 sous le beau titre Je vis pas ma vie, je la rêve, phrase tirée de la chanson Parc Monsouris. Puis, en 2018, il est mort. Cette année paraît un codicille, signé de la seule Valérie Lehoux, Car toujours le silence tue, entièrement consacré à un seul épisode de la vie d’Higelin. Cet épisode était pourtant déjà évoqué dans le tome précédent, mais il l’était furtivement, discrètement, à la volée, p. 289. Il aurait mérité, selon les termes d’Higelin lui-même, un bouquin à part entière. Voici ce bouquin, posthume. Cette fois, les points sont enfoncés sur les i, le secret est longuement explicité.

Higelin a été abusé sexuellement, de l’âge de 10 ans à l’âge de 15 ans, par un homme qu’il aimait, de douze ans son aîné, un homme qu’il considérait comme son mentor, qui lui a fait découvrir la musique, le théâtre, le cinéma, et la liberté. Et l’a violé.

Valérie Lehoux donne les tenants et aboutissants, non seulement de ce viol, mais aussi des conditions de sa révélation si tardive. C’est que désormais l’époque est propice : on appelle ces agissements pédocriminalité et non plus pédophilie, car il s’agit bel et bien d’un crime, avec un coupable et une victime. Lehoux énumère longuement des artistes issus de champs très variés, victimes de viol ou d’inceste (en commençant bien sûr par Barbara, dont elle est une grande exégète) et ce que chacun a fait plus tard de cette faille en lui/elle. Elle donne aussi une statistique : 160 000 mineurs sont victimes d’abus sexuels en France chaque année, chiffre purement indicatif puisque sans doute la majorité des cas n’émergera jamais du tabou. D’ailleurs pour l’essentiel, les victimes ne deviendront pas artistes pour en faire quelque chose, elles devront juste vivre avec. Enfin, retenons seulement que « 160 000 » = un gros paquet.

Parvenu à ce point de ma lecture, une révélation me prend. J’en suis stupéfait. Un déclic : moi aussi. #metoo. Je n’y ai pas repensé depuis des décennies, je ne l’ai jamais dit ni écrit à quiconque, mais brusquement je me souviens, il m’est arrivé un truc quand j’étais petit, la mémoire me retrouve.

1979 ou 1980. J’ai une dizaine d’année. J’habite avec mes parents et mon frère le 3e étage d’un HLM, dans le quartier dit La Coupiane, à La Valette-du-Var. Notre barre d’immeuble borde la Place rouge, qui doit son nom à la terre battue et non à un quelconque hommage à Moscou. D’autres barres comparables ou plus hautes (avec ascenseur) et plus labyrinthiques bornent le paysage. Je traîne mes guêtres dans le quartier avec mes copains ou, parfois, avec ceux de mon grand frère, lorsque ceux-ci tolèrent un merdeux de trois ans de moins qu’eux. Parmi cette bande informelle qui se fait et se défait et navigue de l’une des résidences à l’autre, recommence sans cesse le tour des immeubles et des parkings, et au mieux, parfois, fuit un instant le béton pour arpenter la forêt sur la colline, figure un grand gars, dégingandé, voûté et taiseux, dont j’ai oublié le nom (si jamais je l’ai su), ne me souvenant que du sobriquet qu’il doit à sa tignasse, coupe au bol typique de l’époque : Blondinet.

Blondinet a peut-être cinq ans de plus que moi, ou dix, je suis incapable d’être plus précis, en tout cas c’est un grand, caractérisation suffisante. Je ne suis pas spécialement proche de lui, je ne lui parle pas, je le côtoie dans cette fameuse cohorte floue de quartier, je ne me suis jamais trouvé seul avec lui. Sauf une fois. Un samedi après-midi. Il fait très chaud. Pourquoi les autres se sont dispersés ? Je ne sais plus. Je suis seul avec Blondinet et je crois me souvenir qu’il est vêtu de jaune, ou alors je confonds avec ses cheveux. Il me demande de le suivre dans les garages d’une autre barre, de l’autre côté de la Place rouge. Il a, dit-il, quelque chose à me montrer. Je le suis, je n’ai rien de mieux à faire. J’aime bien, d’ailleurs, jouer dans ses parkings, l’un de mes copains a des talkie-walkie et cet accessoire permet de transformer les parkings souterrains en territoire d’enquête, d’exploration, d’aventure.

Nous descendons tous les deux la rampe pour voitures et nous entrons dans la galerie souterraine qui donne, de part et d’autre, sur les parkings individuels. Nous restons dans la pénombre puisqu’il n’allume pas la minuterie. Il me dit Viens là ou quelque chose comme ça. Je m’approche, il nous plaque contre le mur, il me retourne, s’accroupit derrière moi et m’enlace, me serre, me serre de plus en plus fort, un bras sur mon ventre et l’autre sur ma poitrine, il halète dans mon cou. Il fait quelque chose que je ne comprends pas, qui est en tout cas inconfortable, j’ai un peu de mal à respirer et puis l’air est déjà plus que chaud, j’attends que ça passe, qu’il s’arrête, je ne peux rien faire, je suis un objet, il s’agite, m’agite, et je regarde devant moi, la lumière du jour tout au fond de la galerie obscure, littéralement je regarde la lumière au bout du tunnel.

Enfin ça se termine, il me lâche, grommelle quelque chose que je ne retiens pas, je me mets en marche tout de suite, j’avance vers la lumière, j’émerge. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire, maintenant ? Un samedi après-midi de canicule et mes copains ne sont pas là. Bon, ben, je vais remonter chez moi et regarder la télé, j’espère que ma mère ne dira rien. Avec un peu de chance, il y aura Le Prisonnier, ma série préférée. Ou peut-être Cosmos 1999. Deux séries archi-angoissantes, que j’adore, mais à mon âge je n’ai pas encore intégré le concept de catharsis.

Toutes les fois que j’ai recroisé Blondinet dans le quartier, il m’a évité et a fui mon regard.

Voilà tout. Fin de l’histoire. Elle est évidemment minuscule, anecdotique comparée à celle d’Higelin ou de tant d’autres. Si, plus de 40 ans après l’événement, je pose sur lui des mots, je crois comprendre ceci : un gars en position de force s’est collé dans le dos d’un gamin tendre, mignon et faible et, sans le déshabiller, sans le tripoter davantage, s’est masturbé dans son dos dans un parking souterrain. Il ne s’est rien passé de plus grave, ni de très grave. Est-ce grave tout de même ?

Je n’en ai aucune séquelle, je crois. Je n’en suis resté ni traumatisé, ni dépressif (oh j’ai de bien meilleures raisons d’être dépressif), ni violeur-à-mon-tour (croyez-le ou non, je n’ai jamais agressé personne, l’idée même m’empêcherait de bander). Peu importe. C’était mal, ce n’était pas normal. Quels que soient les dégâts, les circonstances, la fréquence… un adulte n’a pas à utiliser, à réifier un corps d’enfant pour assouvir sa propre sexualité, jamais. La sexualité des adultes est forte, celle des enfants est faible, il y a donc déséquilibre et abus de pouvoir. À bas tous les abus de pouvoir, et celui-ci d’abord.

Alors, #moiaussi, je parle pour la première fois, ma parole en est venue à se formuler, à se libérer, grâce à l’époque et grâce à la libération préalable de centaines de personnes avant moi, merci à toutes et tous, merci à Jacques Higelin pour tout et même pour ça, bonus. Parlons. Parlons, juste pour que la parole soit là entre nous, pour verbaliser que cela est mal, que cela n’est pas normal, que cela est un abus de pouvoir, que cela ne se fait pas. Espérons que verbaliser chaque cas permette d’en prévenir quelques-uns en saturant, anecdote minuscule après anecdote énorme, tout l’espace de Cela ne se fait pas. Rêvons un peu : chaque année, 160 000 Cela ne se fait pas. Soit un gros paquet.

Le diable, probablement pas

16/06/2023 Aucun commentaire

(Pour le contraire, Le diable probablement, c’est par ici.)

Statistique brute prélevée dans le flux internetisé de l’actualité : en ce moment, la République Islamique d’Iran exécute après jugement sommaire, en moyenne, un être humain toutes les six heures. Quatre par jour.

Ce nombre est abstrait. Comment rendre la peine de mort concrète, c’est-à-dire incarnée dans des êtres humains qui soit exécutent, soit sont exécutés ? Par le cinéma, évidemment.

Je viens de voir un film iranien et j’en sors bouleversé, en larmes : Le diable n’existe pas (titre péremptoire et pourtant prodigieusement subtil, puisque marquant non une fin de réflexion, mais un début, pour méditer après le film) de Mohammad Rasoulof. Ce chef d’œuvre me conforte dans deux de mes convictions. Primo, le cinéma iranien est l’un des plus passionnants du monde, et aussi l’un des plus héroïques puisque pour exister il doit se battre pied à pied contre son propre pays. Le diable n’existe pas a été tourné en clandestinité, déjouant une censure locale qui ferait passer le code Hays pour une aimable partie mah-jong, et Rasoulof, après sept mois d’internement dans la tristement célèbre prison d’Evin, a désormais interdiction de quitter le territoire alors qu’il était attendu en tant que juré du dernier festival de Cannes.

Secundo, pour accéder à la complexité d’une culture, d’un pays, ou d’une époque, il est préférable de regarder ses œuvres d’art plutôt que de coller l’œil sur le flux internetisé de l’actualité. Ici, on comprend ce qu’est concrètement la peine de mort : c’est une tache indélébile sur un homme à qui un deuxième homme a dit Tue ce troisième homme.

Ce film ressemble davantage à un recueil de nouvelles qu’à un roman puisqu’il assemble quatre histoires distinctes (une chronique sociale, un thriller, un mélo amoureux, un mélo familial) qui ont toutes en commun le thème de la peine de mort mais, plus largement, celui de la responsabilité individuelle. C’est, philosophiquement, aussi profond que du Albert Camus, autre auteur pour qui la peine de mort était un grand sujet à incarner, et c’est aussi beau que dans ses livres, puisque la lumière, le soleil et les couleurs sont, comme chez Camus, époustouflants. Et d’autant plus tragiques.

Question incidente et subsidiaire : voilà deux films persans que je vois coup sur coup, Leila et ses frères et ce Diable n’existe pas, où apparait le même élément narratif (essentiel dans le premier, anecdotique dans le second), qui semble un trait des mœurs persanes, très exotique pour nous Français : l’importance extrême, à la fois économique et symbolique, accordée aux pièces d’or. Durant la crise (or la crise est sans fin), la « pièce d’or » semble une valeur refuge, contre l’inflation aussi bien que contre la déroute spirituelle, chargée des valeurs mythiques et mythologiques attribuées à l’or, comme dans les contes traditionnels. Ainsi, selon ces deux films, si l’on veut faire à quelqu’un un cadeau « sûr » , conséquent, prestigieux voire ostentatoire, empreint d’une grande valeur à la fois financière et symbolique, on offre des pièces d’or.

En France existe une sorte d’équivalent : les personnes riches offrent ou s’offrent des Napoléons ou des Louis d’or, mais c’est une pratique plus marginale, plus rare, réservée à la grande bourgeoisie, et il ne me semble pas que cela tienne lieu de cadeau traditionnel. Sans doute parce que l’économie française est plus stable que l’économie iranienne. Jamais personne dans ma famille n’a possédé un Louis d’or.

Joie, beauté et couleur

01/05/2023 Aucun commentaire

Lu dans le Dauphiné libéré, un article aimable consacré au spectacle Goya : Monstres et merveilles en trio avec Bernard Commandeur, Christine Antoine et mézigue. Avec bien sûr une coquille, sans laquelle le Daubé ne serait plus le Daubé : « Fabrice Vigne au chant et au texte« . Non, non, ce coup-ci je ne chante pas, promis. Sauf si je suis dans un état second ? Si ça se trouve… mon dieu… Le Daubé aurait raison ? Je suis revenu du stage épuisé, confus, ébranlé nerveusement, je me serais mis à chanter sans m’en apercevoir, les Spermatos par exemple ? Voilà qui mérite un mirliton !

L’obscurité régnait dans l’aile du château / Et l’ombre de Goya enrobait le trio / Nous étions concentrés sur le « Très de Mayo » / Quand soudain retentit l’hymne des spermatos (de notre correspondant du Dauphiné Liberato)

Prochaines dates du spectacle : dimanche 25 juin 11h au Peuil (Claix) ; jeudi 19 octobre au Musée de Grenoble dans le cadre de la programmation « Musée en musique » .

Mais comme dans la vie il n’y a pas que « Goya et la musique espagnole » , Christine, Bernard et moi-même préparons un nouveau spectacle musicalo-biographico-pictural en trio : « Chagall et la musique russe » .
Déjà deux dates prévues : création à l’occasion des Journées du patrimoine, dimanche 17 septembre, en l’église Notre-Dame-des-Vignes, Sassenage ; reprise en appartement à Grenoble le mercredi 1er novembre (Toussaint).
Ce qui entraîne que ces jours-ci je lis pas mal de choses sur Chagall. C’est beau, Chagall. C’est féérique. C’est joyeux. C’est plus coloré que Goya (euphémisme).
Et puis à force de recherches, fatalitas et sérendipité, je tombe sur une citation de Jean-Marie Le Pen. Fin immédiate de la joie, de la beauté, et de la féérie.
Le 13 février 1984, date clef, Le Pen devient une star de la télévision et commence une ascension qui ne s’interrompra plus : il apparaît dans sa première émission en prime time, « L’Heure de vérité ».
Fort de son antisémitisme décomplexé et décomplexant, il profère cette ignominie, tous les Juifs dans le même sac :

« Je considère les Juifs comme des citoyens comme les autres… Ils ne le sont pas plus que ne le sont les Bretons ou d’autres. Je ne me sens pas obligé d’aimer la loi Veil, d’admirer la peinture de Chagall ou d’approuver la politique de Mendès-France ».

Près de 40 ans plus tard, Le Pen vient d’être hospitalisé pour un malaise cardiaque, mal en point. Il ne faut pas souhaiter la mort des gens, jamais, ça ne se fait pas. Par conséquent je ne dirai pas : « Qu’il crève » .

Pour le 1er mai, un brin de muguet peint par Chagall (vers 1975)
Ce ! N’est ! Qu’un ! Brin d’muguet !
Continuons le ! Com ! Bat !