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Joie, beauté et couleur

01/05/2023 Aucun commentaire

Lu dans le Dauphiné libéré, un article aimable consacré au spectacle Goya : Monstres et merveilles en trio avec Bernard Commandeur, Christine Antoine et mézigue. Avec bien sûr une coquille, sans laquelle le Daubé ne serait plus le Daubé : « Fabrice Vigne au chant et au texte« . Non, non, ce coup-ci je ne chante pas, promis. Sauf si je suis dans un état second ? Si ça se trouve… mon dieu… Le Daubé aurait raison ? Je suis revenu du stage épuisé, confus, ébranlé nerveusement, je me serais mis à chanter sans m’en apercevoir, les Spermatos par exemple ? Voilà qui mérite un mirliton !

L’obscurité régnait dans l’aile du château / Et l’ombre de Goya enrobait le trio / Nous étions concentrés sur le « Très de Mayo » / Quand soudain retentit l’hymne des spermatos (de notre correspondant du Dauphiné Liberato)

Prochaines dates du spectacle : dimanche 25 juin 11h au Peuil (Claix) ; jeudi 19 octobre au Musée de Grenoble dans le cadre de la programmation « Musée en musique » .

Mais comme dans la vie il n’y a pas que « Goya et la musique espagnole » , Christine, Bernard et moi-même préparons un nouveau spectacle musicalo-biographico-pictural en trio : « Chagall et la musique russe » .
Déjà deux dates prévues : création à l’occasion des Journées du patrimoine, dimanche 17 septembre, en l’église Notre-Dame-des-Vignes, Sassenage ; reprise en appartement à Grenoble le mercredi 1er novembre (Toussaint).
Ce qui entraîne que ces jours-ci je lis pas mal de choses sur Chagall. C’est beau, Chagall. C’est féérique. C’est joyeux. C’est plus coloré que Goya (euphémisme).
Et puis à force de recherches, fatalitas et sérendipité, je tombe sur une citation de Jean-Marie Le Pen. Fin immédiate de la joie, de la beauté, et de la féérie.
Le 13 février 1984, date clef, Le Pen devient une star de la télévision et commence une ascension qui ne s’interrompra plus : il apparaît dans sa première émission en prime time, « L’Heure de vérité ».
Fort de son antisémitisme décomplexé et décomplexant, il profère cette ignominie, tous les Juifs dans le même sac :

« Je considère les Juifs comme des citoyens comme les autres… Ils ne le sont pas plus que ne le sont les Bretons ou d’autres. Je ne me sens pas obligé d’aimer la loi Veil, d’admirer la peinture de Chagall ou d’approuver la politique de Mendès-France ».

Près de 40 ans plus tard, Le Pen vient d’être hospitalisé pour un malaise cardiaque, mal en point. Il ne faut pas souhaiter la mort des gens, jamais, ça ne se fait pas. Par conséquent je ne dirai pas : « Qu’il crève » .

Pour le 1er mai, un brin de muguet peint par Chagall (vers 1975)
Ce ! N’est ! Qu’un ! Brin d’muguet !
Continuons le ! Com ! Bat !

Revenir sur la terre ou exploser en vol

29/04/2023 Aucun commentaire

Photo aimablement prise par un CRS pourtant sur les nerfs, qui faisait le pied de grue à la sortie de l’autoroute mais qui attendait des blacks blocs plutôt qu’un trombone et une nyckelharpa.

Ah quel stage que celui de création de chansons encadré par Marie Mazille et moi, trépidant, foisonnant et joyeux. entouré de plein d’autres ateliers plus sérieux mais tout aussi bons ! Si le monde (professionnel) était mieux fait je ne gagnerai ma vie qu’ainsi tant je me régale tout en régalant les autres. Prochaine session : dimanche 14 au samedi 20 avril 2024. En attendant vous pouvez vous inscrire au stage d’août de Mydriase, pas mal non plus.

Mais il faut bien revenir dans le vrai monde, qui vous attend au tournant. La semaine de stage était tellement intense que j’en ai oublié de regarder l’info – ce sevrage constituant un avantage bonus.

Voyons voir, qu’ai-je loupé d’essentiel ces derniers jours ? Ah, tiens, ça, enfin une info marrante : Le Starship, la mégafusée de SpaceX, explose en vol trois minutes après son premier décollage.

Voilà qui mérite un mirliton :

Quelle déconvenue, affligeante et très brusque,
Advient au gros poupon dénommé Elon Musk !
Il brise son joujou à grosse empreint’carbone
Dans son techno-av’nir y’a kekchoz qui déconne.

Homo Sapiens Predator

01/04/2023 Aucun commentaire
This handout picture released by the Egyptian Ministry of Antiquities on March 25, 2023, shows mummified ram heads uncovered in recent excavations at the temple of Ramses II in Abydos. A team of archaeologists from the US’ New York University uncovered more than 2,000 mummified ram heads dating from the Ptolemaic era, as well as other animal mummies and artifacts in the Temple of Ramses II in Abydos in southern Egypt, a discovery that points to a persevering ram cult 1000 years after Ramses II’s time, according to the country’s antiquities authorities. – == RESTRICTED TO EDITORIAL USE – MANDATORY CREDIT « AFP PHOTO / HO / EGYPTIAN MINISTRY OF ANTIQUITIES- NO MARKETING NO ADVERTISING CAMPAIGNS – DISTRIBUTED AS A SERVICE TO CLIENTS == (Photo by EGYPTIAN MINISTRY OF ANTIQUITIES / AFP) / == RESTRICTED TO EDITORIAL USE – MANDATORY CREDIT « AFP PHOTO / HO / EGYPTIAN MINISTRY OF ANTIQUITIES- NO MARKETING NO ADVERTISING CAMPAIGNS – DISTRIBUTED AS A SERVICE TO CLIENTS ==

Dimanche 26 mars 2023 : les autorités égyptiennes annoncent la découverte dans le temple funéraire de Ramsès II, dans la cité antique d’Abydos, à 435 kilomètres au sud du Caire, de plus de deux mille têtes de béliers momifiées datant de l’ère ptolémaïque ont été découvertes. Il s’agirait d’offrandes témoignant que le culte de Ramsès II était encore célébré mille ans après sa mort. D’autres momies d’animaux (brebis, chiens, chèvres, vaches, gazelles, mangoustes) ont aussi été mises au jour lors de ces fouilles. (Source : AFP)

La photo de ces innombrables cornes me rappelle quelque chose, que j’ai vu il n’y a pas très longtemps… Je réfléchis… Un charnier peut-être ? La guerre en Ukraine ? Ah, non, c’est autre chose, je sais.

Cette découverte égyptienne me passionne parce qu’elle ne nous parle pas d’hier, elle nous parle d’aujourd’hui et de toujours : elle parle d’Homo Sapiens Predator, de son inextinguible folie destructrice, de son élimination méthodique et pourtant enragée des autres espèces animales (en commençant par les plus gros, identifiés comme rivaux), de sa dévoration sans pitié de l’environnement vu comme pure ressource à sa disposition, de l’orgueil insane qu’il tire des trophées après le carnage, elle parle même de sa superstition imbécile et de ses religions consolatrices, les restes des animaux morts lui servant de gris-gris, de garantie propitiatoire dans l’eau-delà. Plus il tue, plus il échappera à la mort, croit-il, l’abruti.

Cette découverte égyptienne nous parle de Ramsès II, pharaon de la XIXe dynastie (vers -1304, vers -1213) aussi bien qu’elle nous parle de Victor-Emmanuel II, roi d’Italie (1820-1878). Il se trouve que je reviens d’un voyage dans le si beau Val d’Aoste où j’ai notamment arpenté le château de Sarre, acheté par Victor-Emmanuel et utilisé en tant que pavillon de chasse, camp de base lors de ses innombrables fêtes du plomb dans les montagnes alentour, notamment dans le Grand Paradis. Le roi adorait buter du bouquetin en masse et du chamois par paquets de douze – privilège aristocratique et symbolique. Droit de vie et de mort. C’est qui le patron, hein ? C’est qui le maître de la nature qui prend la pose pour la postérité avec son fusil, son chapeau et son chien ?

Le sel de l’histoire est que le boucher du Val d’Aoste, après avoir fortement contribué à la quasi-extinction du bouquetin des Alpes, passe pour son sauveur providentiel : inquiet de l’amenuisement de son gibier, soucieux de la pérennité de son hobby, Victor-Emmanuel fait interdire par décret la chasse au bouquetin dans les Alpes italiennes. Sauf dans la réserve royale et à son propre usage. Il y a pire, et plus sordide : le maniaque couronné transforme la tuerie en apparat, faisant décorer plusieurs salles et couloirs, plusieurs murs et plafonds du château de Sarre, avec un ahurissant et morbide amoncellement de centaines de cornes de bouquetin. On se croirait chez Ramsès. C’est bien ici que je l’avais vu. J’en ai même ramené un petit reportage photo :

Constance de l’instinct de mort d’Homo Sapiens Predator, qui hélas n’est pas un archaïsme mais un invariant : trente-trois siècles après Ramsès, un et demi après Victor-Emmanuel, cette découverte égyptienne nous parle, enfin, de Willy Schraen, copain de Macron et patron du désormais riche et puissant lobby des chasseurs. Taïaut ! Nous ne ferons pas de quartier et comme nos illustres prédécesseurs nous exposerons les cornes pour impressionner le quidam.

Rappel : le montant des aides accordées à la Fédération nationale des chasseurs (FNC) a connu une hausse fulgurante au cours du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, passant de 27000 euros à 6,3 millions d’euros en cinq ans. Car la chasse est une priorité nationale absolue.

Rappel : bon an mal an, 80 à 100 accidents de chasse, dont une dizaine de morts (d’êtres humains morts, je veux dire). Willy Schraen réagit et déplore les victime collatérales : « Il n’y a pas de risque zéro » . Et de réussir à faire jouer les leviers de pouvoir en sa faveur, et d’inciter le Sénat à légiférer : pour réduire le risque de prendre un plomb dans la tête en se promenant en forêt, la solution est tout simplement d’interdire de se promener en forêt, cela s’appelle le délit d’entrave à la chasse.

Rappel : 70% des Françaises ne se sentent pas en sécurité en période de chasse et 78% demandent l’instauration d’un dimanche sans chasse. Ils n’ont pas été entendus. (Au fait et dans le même genre, 68 % des Français sont contre la réforme des retraites. Seront-ils entendus ? Y’a-t-il le moindre suspense ?)

Rappel : comme tous les gens de pouvoir (les religieux, par exemple), les chasseurs sont chatouilleux et ne supportent pas la critique, la dérision, la caricature. Le dessinateur Bruno Blum (qui, lors d’une vie antérieure, était connu en tant que producteur de musique sous le nom de Doc Reggae, réalisateur du meilleur album live de Gainsbourg) est actuellement poursuivi en justice et risque jusqu’à 12 000 euros d’amende pour une caricature qui malheureusement n’a pas fait rire M. Schraen :

On peut soutenir Bruno Blum ici. Un dernier dessin pour tester votre humour :

9 décembre

09/12/2022 un commentaire

Le 9 décembre a été choisi comme Jour de la laïcité car il est la date anniversaire de la promulgation de la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. Il existe comme on sait des jours de ceci, des jours de cela, d’ailleurs dans 12 jours, le 21 décembre sera marqué non seulement par le solstice mais par le Jour de l’orgasme. Faites l’amour, pas la guerre de religion.

Pour fêter l’anniversaire de cette invention géniale – je parle de la laïcité, pas de l’orgasme (rappelons que les trois plus grandes inventions françaises sont, dans le désordre, le cinéma, la baguette et la laïcité), je rediffuse ci-dessous l’indispensable pense-bête universel. Peut-être que je le rediffuserai tous les ans à la même date. Ou peut-être tous les jours.

Pense-bête

Âge de l’univers : 13,7 milliards d’années
Âge du soleil : 4,603 milliards d’années
Âge de la terre : 4,543 milliards d’années
Âge de la vie sur terre : 4,1 milliard d’années (micro-organismes fossiles)
Âge de LUCA (Last Universal Common Ancestor), organisme vivant complexe multicellulaire : 3,3 à 3,8 milliards d’années
Âge des premiers animaux marins : 700 millions d’années (vers, méduses, éponges de mer)
Âge des premiers poissons : 450 millions d’années
Âge des premiers animaux amphibiens (qui sortent de l’eau) : 350 millions d’années
Âge des premiers reptiles (ancêtres des dinosaures) : 300 millions d’années
Règne des dinosaures (Mésozoïque) : 252 millions d’années
Âge des premiers mammifères : 200 millions d’années
Disparition des dinosaures (fin du Mésozoïque) : 66 millions d’années
Âge des premiers hominidés : 7 millions d’années
Australopithèques (Lucy) : 4,2 millions d’années
Âge des premiers outils (cf., pour en avoir une interprétation artistique, le prologue de 2001 : l’Odyssée de l’espace) : 3,3 millions d’années
Homo habilis : 2,3 millions d’années
Invention du feu : 1,5 million d’années
Homo Erectus : 1 million d’année
Ancêtre commun des Sapiens et des Neandertal : – 660 000 ans
Apparition d’Homo Sapiens en Afrique : à partir de – 300 000 ans
Premières sépultures, donc peut-être premières religions : vers – 100 000 ans
Dispersion et migrations d’Homo Sapiens dans le monde entier : entre – 70 0000 et – 20 000 ans
Homo Sapiens attesté en Europe (Italie, Bulgarie et Grande-Bretagne pour les plus anciens ossements) : – 45 à – 43 000 ans
Peintures de la grotte Chauvet : – 33 000 ans
Disparition des derniers Neandertal (Sapiens demeure le seul hominien) : – 30 000 ans
Peintures de Lascaux : – 18 000 ans
Fin de la préhistoire/début de l’histoire (révolution néolithique, invention de l’écriture, de l’agriculture, de l’élevage, de la métallurgie, des villes, du pouvoir politique central, de l’économie de production, de la guerre, etc.) : entre – 10 000 et – 4000 ans selon les parties du monde

Épilogue comique :
Alors le monothéisme vint !
Premier monothéisme connu (du moins après la tentative singulière, brève, discutable et opportuniste du pharaon Akhenaton, milieu du XIVe siècle avant JC) : Zoroastrisme, 660 avant JC, soit il y a environ 2700 ans. Les autres ont suivi dans la foulée, judaïsme, christianisme, islam, tous ont promis l’immortalité de l’âme au premier venu et en ont profité pour mettre enfin un peu de de rigueur dogmatique dans l’histoire trop compliquée et fastidieuse de l’univers.
Âge de la terre selon la Bible : 6000 ans (ha ha hi hi)
Durée de vie du monde selon l’islam (d’après certains hadiths du Prophète) : 7000 ans (ho ho hé hé)
James Ussher, un gars sérieux puisque pasteur anglican, docteur à l’âge de 28 ans, historien en plus d’être théologien et soucieux de réconcilier ses deux disciplines, a épluché la Bible paragraphe après paragraphe pour dresser une chronologie exhaustive et définitive. C’est ainsi qu’en 1658 il a établi que l’instant zéro avait eu lieu au soir du 28 octobre 4004 av. J. -C. (hou hou hou stop j’en peux plus c’est trop, ouye les crampes dans les côtes, quel dommage que le gars n’ait pas aussi précisé l’heure et la minute).

Rappel : le concordisme est l’ennemi de l’honnête homme.
Le savoir et la foi, l’un toujours provisoire et en cours d’amendement, l’autre prétendant à l’éternité et à l’immuabilité, sont deux manières de penser inconciliables – apprendre, expérimenter, vérifier, confronter versus croire tout rond. Les mélanger expose au ridicule. Les tenir éloignés l’un de l’autre est le projet même de la laïcité, pas le moins du monde ringard. Confondre les livres dits saints avec des manuels d’histoire au lieu d’en faire, comme Borgès, « une branche de la littérature fantastique » rend idiot.

Quand j’étais petit je regardais tous les soirs le générique du dessin animé Il était une fois l’homme, qui en une minute récapitulait à merveille le pense-bête énoncé ci-dessus mais qui à notre époque serait sans doute polémique voire cancélé (une personne fort proche de moi me fait remarquer, et j’avoue que cela m’avait échappé, qu’il s’agissait visiblement d’Il était une fois l’homme blanc), passerait pour une dangereuse propagande propre à froisser les convictions intimes de certaines populations. Dommage, on y entendait du Bach, ce qui est très bon pour la santé.

Comment expliquer la laïcité aux enfants ? (comment expliquer N’IMPORTE QUOI aux enfants, d’ailleurs ?) Le Fond du Tiroir vous délivre un truc inusable : il suffit de prélever une fable de La Fontaine.

Examinons aujourd’hui, si vous le voulez bien chers enfants, Le statuaire et la statue de Jupiter, Livre IX, fable 6 :

Un bloc de marbre était si beau
Qu’un Statuaire en fit l’emplette.
Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?

Il sera Dieu : même je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains. Faites des vœux !
Voilà le maître de la terre.

L’artisan exprima si bien
Le caractère de l’Idole,
Qu’on trouva qu’il ne manquait rien
A Jupiter que la parole.

Même l’on dit que l’Ouvrier
Eut à peine achevé l’image,
Qu’on le vit frémir le premier,
Et redouter son propre ouvrage.

A la faiblesse du Sculpteur
Le Poète autrefois n’en dut guère,
Des Dieux dont il fut l’inventeur
Craignant la haine et la colère.

Il était enfant en ceci :
Les enfants n’ont l’âme occupée
Que du continuel souci
Qu’on ne fâche point leur poupée.

Le cœur suit aisément l’esprit :
De cette source est descendue
L’erreur païenne, qui se vit
Chez tant de peuples répandue.

Ils embrassaient violemment
Les intérêts de leur chimère.
Pygmalion devint amant
De la Vénus dont il fut père.

Chacun tourne en réalités,
Autant qu’il peut, ses propres songes :
L’homme est de glace aux vérités ;
Il est de feu pour les mensonges.

(illustration Grandville)

Rien à foot

01/12/2022 Aucun commentaire
Henry Monnier travesti en Monsieur Prudhomme (vers 1875). Photographie d’Étienne Carjat, musée d’Orsay, Paris

1) 1er décembre 2022

Il arrive parfois, notamment quand le chauffeur du bus augmente le volume de sa radio, que je sois forcé de me souvenir : ah, oui, c’est vrai, la goddamn coupe du goddamn monde de goddamn foot du goddamn Qatar.

On trouve dans l’insurpassable Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, à l’article « ÉPINARDS », cette citation empruntée à Joseph Prudhomme, le personnage de bourgeois pontifiant créé par Henry Monnier :

ÉPINARDS – Ne jamais rater la phrase célèbre de Prudhomme : « Je ne les aime pas, j’en suis bien aise, car si je les aimais, j’en mangerais, et je ne puis pas les souffrir. »

Or ces jours-ci je pense souvent à cette sentence idiote et géniale sous la forme d’une paraphrase : « Je n’aime pas le foot, et j’en suis bien aise, parce que si je l’aimais je regarderais sans doute cette coupe du monde particulièrement ignoble et obscène, ce précipité d’apocalypse, or justement je ne peux pas encaisser le foot et c’est autant de temps de gagné pour m’adonner à des occupations enrichissantes, par exemple lire Flaubert ».

On notera avec intérêt que l’article ÉPINARDS du précieux manuel est précédé par :

« ÉPICURE – Le mépriser. »

… et suivi par :

ÉPOQUE (la nôtre) – Tonner contre elle. Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique. L’appeler époque de transition, de décadence.

2) 11 décembre 2022

Elle n’est toujours pas terminée cette foutue coupe du monde, métonymie du joyeux suicide de l’humanité ? Ah mais finissons-en au plus vite ! Nous sommes au bord du gouffre ? Il est temps de faire un pas en avant !
Afin de vous libérer l’esprit dès aujourd’hui pour passer à autre chose, attention spoïleur, Le Fond du Tiroir vous révèle en avant-première mondiale le score final ! Ce sera… 6500 contre 1. Sauf que 1 a gagné contre 6500.

– 6500 prolétaires, essentiellement africains ou asiatiques, esclaves légaux, ont trouvé la mort au Qatar durant la construction de ces temples climatisés où une poignée de millionnaires sponsorisés par des milliardaires courent après un ballon mais « ne font pas de politique » .
– 1 monarchie moyenâgeuse, bigote, sexiste, théocratique et patriarcale, dictature obscurantiste… mais « précieux partenaire » , riche à milliards grâce à l’économie carbonée, à l’essence de nos bagnoles et tout au bout de chaîne alimentaire, grâce aux valises de cash pour lubrifier la FIFA, se fait passer pour sérieuse, respectable et même désirable, pour tout dire « moderne ».

Car oui, le football est un maillon capital de la « modernité », c’est-à-dire, très exactement, de la diversion.
Nous le savons depuis 1984 de George Orwell, paru en 1948. Extrait du chapitre VII de la 1ère partie :

Le Parti enseignait que les prolétaires étaient des inférieurs naturels, qui devaient être tenus en état de dépendance, comme les animaux, par l’application de quelques règles simples. En réalité, on savait peu de chose des prolétaires. Il n’était pas nécessaire d’en savoir beaucoup. Aussi longtemps qu’ils continueraient à travailler et à engendrer, leurs autres activités seraient sans importance. (…) ils se mariaient à vingt ans, étaient en pleine maturité à trente et mouraient, pour la plupart, à soixante ans. Le travail physique épuisant, le souci de la maison et des enfants, les querelles mesquines entre voisins, les films, le football [c’est moi qui souligne. Je vais pas me gêner.], la bière et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sous contrôle n’était pas difficile. Quelques agents de la Police de la Pensée circulaient constamment parmi eux, répandaient de fausses rumeurs, notaient et éliminaient les quelques individus qui étaient susceptibles de devenir dangereux.

Il y aurait peu de choses à réactualiser dans cette longue citation. J’en vois seulement deux : « le Parti » n’existe plus tel qu’Orwell l’entendait et le dénonçait en 1948, puissance hégémonique bureaucratique communiste… désormais les forces totalitaires en charge de l’air du temps sont plus diffuses et internationalisées ; les prolétaires ne sont plus incités à « travailler » mais « consommer » – le décervelage qui en découle est cependant le même.

J’arrête ici la citation mais c’est dommage, car la phrase suivante parle des réflexes conditionnés que l’on attend des prolétaires : aucun « sentiment politique profond » mais seulement un « patriotisme primitif » – bref il y est encore question, explicitement, de la coupe du monde de foot.

Vive le sport !

3) 15 décembre 2022

Malheureusement le cauchemar continue et enfle. La France (quelle France ?) a gagné (ça veut dire quoi gagner ?) ce soir contre Le Maroc (quel Maroc ?). Hélas pour moi le hasard fait que je me trouve en ville, je reviens d’une session d’écoute du CD de Solexine tout chaud sorti des mix… J’ai beau avoir guetté l’heure, et tenté de me faufiler dans les rues avant la fin du match, trop tard, j’ai perdu ma course contre la montre et je suis pris au piège, le centre ville est un traquenard où une artère sur deux est bouclée par les flics, tandis que l’autre, le long des bistrots, dégueule de créatures avinées et hurlantes. « On est ! On est en finale ! » Les créatures ont manifestement gagné. Ces hordes en liesse sont dangereuses comme des soldats juste après la conquête d’un territoire, le cocktail explosif est le même, griserie, enthousiasme, alcool, défoulement, toute-puissance et patriotisme, chauffés à blanc ils n’auraient qu’à se laisser aller pour violer les femmes et tabasser les hommes, on est chez nous bordel on a gagné. J’ai peur. Je presse le pas, à ce stade je suis certain de me faire lyncher en tant que mauvais Français ou seulement agresser en tant que victime collatérale mauvais endroit mauvais moment, j’entends par vagues des braillements des klaxons des Marseillaises, je longe des vitrines et des terrasses pleines de fumeurs et buveurs mugissant, je m’efforce de ne croiser aucun regard, soudain j’entends des coups de feu et mon sang se glace ! Ou peut-être des pétards, je ne sais pas, je ne risque pas de m’arrêter pour vérifier, je frissonne et accélère encore. Je réussis à m’éloigner des principales concentrations humaines (sic), je fais un détour par les quais, je ne croise plus que des individus isolés, titubants, vomissant ou pissant dans les buissons, et au bout d’une demi-heure d’angoisse je suis enfin chez moi, je verrouille à double tour et je souffle.

Il paraît que l’affiche de la finale est France-Argentine. Comme je ne suis pas argentin, je suis en mesure de m’exclamer, fébrile d’espoir : vive l’Argentine !

En revanche, Jorge Luis Borges, qui était tout aussi argentin que Diego Maradona, vous savez ce qu’il vous dit, Jorge Luis Borges ?

4) Lundi 19 décembre 2022. La France a enfin perdu ! On va pouvoir reprendre une vie !

Heureusement qu’il n’y a pas que le foot dans la presse du jour, y compris argentine. Il se passe d’autres choses dans le monde, et même dans Le Monde(.fr). Je lis ceci ce matin qui m’emplit d’une indicible joie :

« Le « Necronomicon » a-t-il été vu à Buenos Aires ?
Le grimoire maudit a été imaginé par H. P. Lovecraft il y a un siècle, en 1922. Depuis, il parcourt souterrainement la littérature mondiale. En particulier dans la capitale argentine, où certains l’y cherchent encore, en suivant la piste tracée en son temps par le grand J. L. Borges lui-même.

Pendant des mois, chaque jour ou presque, la même question : « Avez-vous trouvé le Necronomicon ? » L’homme qui la pose est grand et maigre, d’allure fantomatique, et il l’adresse aux employés d’une vieille ­librairie de l’avenue de Mai, dans le centre historique de Buenos Aires. Peut-être auront-ils fini par mettre la main sur ce ­livre au hasard de l’acquisition d’une ­bibliothèque privée.
A cause de l’épidémie de Covid, la boutique a baissé le rideau. Mais le mystérieux lecteur de l’avenue de Mai continue sans doute d’arpenter les innom­brables points de vente de la ville. « Se moquait-il de nous ou croyait-il vraiment en l’existence du Necronomicon ?, se demande encore Carlos Santos Saez, un employé de la librairie. Peut-être avions-nous affaire à une réincarnation de Lovecraft. En tout cas, la ressemblance était frappante. »
Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) est cet écrivain américain du début du XXe siècle considéré comme l’un des maîtres de l’horreur. Il y a cent ans exactement, il imaginait le Necronomicon, un grimoire maudit mentionné pour la première fois dans la nouvelle « Le molosse », écrite en 1922 et publiée en 1924.Les pouvoirs maléfiques du Necronomicon sont contenus dans ses formules, qui permettraient d’entrer en relation avec les « Grands Anciens », des créatures qui gouvernaient le monde avant les humains, selon la vingtaine de nouvelles de Lovecraft où apparaît le nom. Le Necronomicon aurait été écrit au VIIIe siècle par un « Arabe fou » du nom d’Abdul Al-Hazred (peut-être un jeu de mots avec l’anglais all has read : « a tout lu »).
Le titre original, Al Azif, devient Necronomicon en grec. Seuls cinq exemplaires sont censés avoir traversé le temps, répartis entre la bibliothèque de l’université d’Arkham (fictive), celle de Harvard, le British Museum, la Bibliothèque nationale de France… et Buenos Aires. La capitale argentine n’apparaît qu’une fois chez Lovecraft, dans la nouvelle « L’abomination de Dunwich » (1928). Mais les fans argentins – plus que tous les autres – ont donné à « leur » exemplaire la consistance d’un mythe.
(…)
En 2017, une grande rétrospective des adaptations de Lovecraft au cinéma était organisée au Musée d’art latino-américain de Buenos Aires, le Malba. L’année suivante, le cinéaste argentin Marcelo Schapces exploitait la légende dans son long-métrage Necronomicon. El libro del infiernoLe livre de l’enfer »). L’ombre de Borges est omniprésente dans le film, dont un des personnages suggère que l’écrivain serait devenu aveugle en ­consultant le Necronomicon.
Le Necronomicon portègne fait parler de lui au-delà des frontières argentines. En 2018, Jean-Pierre Léaud, invité ­d’honneur du festival de cinéma de Mar del Plata, fait un passage express à Buenos Aires. Deux ou trois jours à consacrer aux charmes de la ville, mais l’acteur n’en démord pas. Il souhaite voir le ­Necronomicon. « Il aurait pu aller voir du tango, visiter des musées… Mais non, il a préféré partir à la recherche d’un livre imaginaire », s’étonne encore Enzo Maqueira. Le jeune écrivain, qui a servi de guide à Léaud, se souvient du moment le plus délicat de cette virée, quand l’équipe qui accompagnait l’acteur a dû lui annoncer la triste vérité : « Nous avons tous échangé des regards inquiets, personne ne voulait prononcer la phrase qui allait mettre fin à son rêve de gosse : “le Necronomicon n’existe pas !” »
Fabien Palem(à Buneos Aires) »

Sacré Jean-Pierre Léaud ! À lui, ainsi qu’à quiconque serait désespéré de chercher en vain le Necronomicon dans les enfers des bibliothèques nationales ou les recoins des échoppes enténébrées : mesdames et messieurs, je tiens gracieusement à votre disposition mon exemplaire (photo ci-dessous), défraichi mais déchiffrable, actuellement remisé et conservé avec soin dans mes chiottes.

Les vraies

10/11/2022 Aucun commentaire

Cette semaine les tramways ne roulaient pas, suite à une grève des techniciens. Par un effet de vases communicants les bus étaient bondés à l’extrême, nous voyagions comprimés les uns contre les autres. C’est dans ce contexte, je le suppose, que je me suis fait dérober mon portefeuille, à même la poche intérieure de ma veste.

Je m’en suis rendu compte quelques heures plus tard et, avant que je fasse opposition, ma carte bleue avait déjà été utilisée sans contact pour 70 euros dans un Lidl, plus 30 dans un tabac. Quelle merde, ce sans-contact dont le nom clame si fièrement à quel point il est raccord avec notre époque coronavirée et soit-disant dématerielle.

Outre les 100 balles débitées et quelques 20 en cash, tous mes papiers envolés bien sûr, soit la perspective de jours laborieusement consumés en démarches fastidieuses. Divers documents plus ou moins facilement remplaçables… d’autres carrément impossibles à retrouver. Je détenais notamment depuis 20 ans dans mon portefeuille, serré dans un carnet de timbres verts courants, un timbre exceptionnel, mon seul timbre de collection, qu’en fétichiste je regardais de temps à autres et me gardais bien de coller sur une vulgaire enveloppe : un timbre de 0,46 € à l’effigie de Georges Perec, que j’étais allé acheter le premier jour de son émission, le samedi 21 septembre 2002, à Villard-de-Lans, lieu éminemment pérequien.

Mon premier réflexe en dressant l’inventaire du larcin a été de jeter la tête en arrière, de hurler ma haine pour le prédateur qui m’a pris pour un pigeon, et de le traiter d’Enculééééééééééééé ! mais je me suis illico reproché cette insulte homophobe convenue, digne d’un supporter de foot ou bien d’un émirat milliardaire en pétrodollars (en ce moment ces deux qualités se cumulent), insulte que je m’étais pourtant juré de ne plus employer, car nombre d’enculé(e)s sont des gens formidables et honnêtes que jamais, du reste, n’effleurerait l’idée de s’adonner au vol dans les transports en commun.

Une fois repris mes esprits et réprimés mes bas instincts, j’ai réfléchi et, amor fati, je me suis dit qu’après tout un vol de portefeuille participait tout comme les impôts à la redistribution des richesses, or la redistribution des richesses, je suis vachement pour, contrairement à Balkany ou Cahuzac, criminels infiniment plus nuisibles qu’un voleur des rues. Et que ma foi en finançant, fût-ce à mon corps défendant, 70 euros de courses à Lidl, j’aurais contribué à cette redistribution.

Ensuite, j’ai pensé que si le voleur avait glissé sa main non dans cette poche mais dans l’autre, il serait tombé sur un livre. Quel livre de poche déforme ma poche ces jours-ci ? Un recueil de jeunesse d’Albert Camus, Noces.

C’est alors que par association d’idées je me suis souvenu que Camus avait fait son éducation intellectuelle dans une librairie d’Alger nommée Les Vraies richesses, tenue par Edmond Charlot qui fut aussi son premier éditeur. Puisqu’on parle ici de redistribution des richesses, où serait la vraie redistribution des vraies richesses ailleurs que dans un tel endroit ? Vraies richesses, quel beau nom pour une librairie, pour une médiathèque, pour tout ce qu’on voudra à part peut-être une banque, un supermarché Lidl ou un tabac. Quel beau nom surtout pour ce qui se peut partager simplement par la parole, par la lecture, par l’esprit.

J’ai tant de choses involables au fond de la tête et au fond du cœur, au fond du tiroir mais oui ! Tant de choses à redistribuer gracieusement sans que jamais cela ne me rende plus pauvre. Tiens, je connais, par exemple, une chanson de Brassens qui, comme toutes les chansons de Brassens, tombe à point nommé et nous tire tous vers le haut, voleurs comme volés : Ce que tu m’as volé, mon vieux, je te le donne…

Tu sais ce qu’elle te dit la Belle au bois dormant ?

06/11/2022 un commentaire
La Belle au bois dormant, John Collier, 1921

La salle de bains de l’appartement marseillais où je réside pour quelques jours est décoré d’un dessin à l’encre de Chine, encadré. On y voit, délicatement tracées à la plume, deux adolescentes nues, assises à terre, dos contre dos, genou relevé et sein rond, moues rêveuses ou boudeuses. Celle de gauche hume une fleur tandis que l’autre, les yeux à peine plus ouverts et vagues, menton dans la paume, se contente d’être là, exprimant la langueur ou l’ennui. Elles se ressemblent, peut-être parce qu’elles sont sœurs imagine-t-on, peut-être plus simplement parce qu’elles sont dessinées selon un archétype identique, celui de la jeune fille.

Chaque matin en sortant de la douche, ou bien en m’asseyant sur le trône, je les regarde et je réfléchis. Combien de millions de fois les ai-je déjà vues ? Ces adolescentes sont toujours les mêmes depuis des siècles d’histoire de l’art, et ce qu’elles ont en commun est cette moue boudeuse/rêveuse et cette posture : l’attente. Là dans ma salle de bain d’emprunt tout en me rasant ou me séchant ou en déféquant je crois avoir identifié l’un des points nodaux du patriarcat : les filles attendent.

Sous-entendu, elles attendent l’homme. Avec une moue rêveuse et l’air de se faire tout de même un tout petit peu chier, ce qui les rend irrésistiblement sexy. L’éternel féminin poireaute (dans sa tour ou ailleurs), ovule inerte, tandis que les gars s’agitent en tous sens comme une meute de spermatozoïdes. Vladimire et Estragone attendent Godote.

Ainsi, matin après matin, je complète ma théorie en inventoriant de nouveaux exemples.
Depuis les représentations archaïques des cariatides qui doivent rester immobiles sinon tout s’écroule, jusqu’aux portraits renaissants de dames à leurs fenêtres, dames à leur toilette, dames en prière, dames en lecture, dames en sommeil…
Depuis les chansons traditionnelles de femmes de marins ou de soldats (J’attendrai le jour et la nuit / J’attendrai toujours ton retour) jusqu’aux Belles au bois dormant préraphaélites (illustration ci-dessus) dont paraît-il, un jour, le prince viendra
Depuis les majas nues ou habillées de Goya, les Olympias de Manet ou les Vénus d’Urbino du Titien et mille autres belles alanguies sur leurs couches jusqu’à Morning Sun d’Edward Hopper en passant par le bien nommé L’Attente d’Alfred Stevens…
De Pénélope penchée sur son métier à tisser jusqu’aux femmes enceintes qui attendent un heureux événement
Depuis la mythique ménagère, clef de voûte de la société de consommation, qui attend son mari en bichonnant son intérieur, jusqu’au voile islamique qui limite les mouvements de ce qui ne doit pas bouger en attendant le mariage avec un vrai musulman…
Depuis les photos kitsch et ringardes de jeunes filles évanescentes prises par le pédophile David Hamilton, jusqu’à un livre écrit par une prix Nobel de littérature : « À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi. » (Annie Ernaux, Passion simple)…
Et puis bien sûr les pubs pour bagnoles – car les pubs pour bagnoles atteignant le degré zéro de l’intelligence humaine, elles ont ceci d’intéressant que tout n’y est qu’archétype pur et viscéral : leurs images mettent en scène soit un homme en mouvement vroum-vroum, soit une femme à l’arrêt, qui attend celui qui prendra le volant.

Etc.

Le dernier matin, je sors de la salle de bain, je m’habille et je quitte l’appartement. Je marche dans une rue de Marseille.
Tiens ? Mes lacets sont défaits. Les deux, en plus. Je ne fais pas assez gaffe avant de sortir.
Je fais quelques pas de plus et je parviens au niveau d’une volée d’escalier, une montée d’immeuble, je cale mon soulier sur une marche et me penche sur mes lacets.
Sur cet escalier, quelques marches au-dessus de moi, sont assises trois adolescentes. Elles sont mignonnes, appuyées sur leurs coudes, en posture d’attente, elles attendent je ne sais quoi avec une sorte de moue rêveuse et boudeuse. Elles ne me calculent pas le moins du monde. Je puis donc faire mes petites affaires en contrebas et nouer mes lacets tout en laissant traîner mes oreilles. De quoi peuvent-elles causer entre elles, ces jolies adolescentes ? L’occasion inespérée de percer le secret des jeunes filles en fleur ! C’est celle du milieu qui parle à ses copines.

… Non mais franchement c’est juste une technique à prendre en fait. Ça me rappelle une fois, j’étais sur un lac avec Anaïs, on faisait du paddle, tu vois. Et là Anaïs se prend la méga envie de chier. On n’allait pas rejoindre le bord. Eh ben elle a baissé son maillot et elle fait là, là où elle était, le cul dans l’eau, et c’était bon. Comme quoi c’est possible partout.

Je tire fermement sur les boucles, deux à la fois, mes lacets sont noués, merci mesdemoiselles, c’est par télépathie évidemment que je les remercie, je ne leur parle pas plus qu’elles ne me parlent, je relève la tête et me remets en marche, j’arpente Marseille. Ville que tous comptes faits j’aime arpenter, ville terre-à-terre tout en étant en bord de mer, une extrémité de la rue dans les flots bleus et l’autre dans les poubelles. Ville natale d’Artaud, au fait.

Là ou ça sent la merde ça sent l’être. L’homme aurait très bien pu ne pas chier, ne pas ouvrir la poche anale, mais il a choisi de chier comme il aurait choisi de vivre au lieu de consentir à vivre mort. C’est que pour ne pas faire caca, il lui aurait fallu consentir à ne pas être, mais il n’a pas pu se résoudre à perdre l’être, c’est-à-dire à mourir vivant. Il y a dans l’être quelque chose de particulièrement tentant pour l’homme et ce quelque chose est justement LE CACA.
Pour exister il suffit de se laisser aller à être, mais pour vivre, il faut être quelqu’un, pour être quelqu’un, il faut avoir un os, ne pas avoir peur de montrer l’os, et de perdre la viande en passant.
Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, 1948.

Le questionnaire Calle-Bouillier

05/11/2022 Aucun commentaire

Je ne lis plus guère les Inrocks. Mais durant les années 2000 j’épluchais attentivement cette feuille de chou en branche, arbitre des élégances, et je me souviens fort bien de l’époque où chaque numéro voyait un artiste se soumettre au questionnaire conçu par Sophie Calle et Grégoire Bouillier qui, en ce temps, vivaient et travaillaient ensemble. Leur questionnaire était une variation, ou une actualisation, du trop célèbre Questionnaire de Proust, dont certaines des questions seraient à peu près impossibles aujourd’hui, même en tant que prétexte ludique pour lier bourgeoisement connaissance (Le fait militaire que j’admire le plus ? T’es sérieux, Marcel ? Mais la désertion, pardi ! Ces jours-ci j’admire énormément les soldats russes qui désertent !)

Je ne manquais jamais cette chronique qui en 22 questions plus ou moins biscornues faisaient le tour du propriétaire, et comme incidemment je venais de commencer à publier des livres et que je cédais assez facilement aux rêves de gloire, je me tenais prêt ! Ils pouvaient venir me poser leurs 22 questions, les Calle-Bouillier, j’aurais du répondant.

Près de 20 ans ont passé. Je déguste Le Dossier M de Grégoire Bouillier, livre gigantesque, bombe à fragmentation et à 6 faces. Je ne sais où il va me mener, mais loin, puisque je le lis sans me presser, en même temps que de nombreux autres livres, il m’accompagne sur le long terme. Peut-être que mon rythme adéquat est d’en lire un tome par saison et qu’il me faudra, mathématiquement, un an et demi pour en venir à bout ? J’ai lu le tome 1, Dossier rouge : le Monde cet été (et le récit de sa séparation avec Sophie Calle n’y est certes pas le passage le plus élégant, mais pas non plus le moins drôle) ; je viens de lire le tome 2, Dossier bleu : l’Amour en plein automne ; je me garde le tome 3, Dossier violet : le Réel pour cet hiver et ainsi de suite.

Quelle terrible merveille que ce tome sur l’amour ! N’ayons pas peur des hyperboles, c’est tout simplement le meilleur livre que j’ai lu sur le sujet, Stendhal peut se rhabiller, et même Liv Strömquist. L’amour dans toute sa démence, dans chacun de ses pleins et chacun de ses déliés, dans sa monomanie, sa contagion du monde, dans ses tremblements, dans son indécence, son anarchie, ses illusions plus réelles que la réalité, dans toute sa puissance de destruction et de délire en même temps que dans toute sa mièvrerie sentimentale de chansonnette… tout y est. On se souvient en le lisant qu’on ne vit pas tout-à-fait tant qu’on n’aime pas, qu’aimer c’est vivre pour de bon et ce n’est pas malheureux (du moins jusqu’à ce que ça le soit) et parfois on lève le nez du livre en se demandant si l’on est, si l’on a été, capable d’aimer ainsi que c’est écrit là, et d’être aimé ainsi, parce que sinon c’est pas la peine, mais aussitôt on se souvient qu’il ne sert à rien de se comparer puisque l’amour est toujours un cas particulier et encore heureux, alors on replonge dans le bouquin.

Enseigne-t-on l’amour à l’école ? Pourquoi non ? On apprend bien à lire et à écrire et à compter. On apprend nos ancêtre les Gaulois, les fables de La Fontaine, les équations du troisième degré et la loi d’Avogadro-Ampère. On apprend aux gosses des trucs très compliqués, vraiment ardus – et rien sur l’amour ? Rien sur ses arcanes ? Rien sur ses bienfaits et ses ravages ? Ses mirages et ses délices ? Sa chimie et ses pièges ? Rien sur le désir et les sentiments et comment concilier les deux ? Rien sur la passion et quoi en faire ? Rien sur les hommes et les femmes et comment ils peuvent s’accorder ? Comment c’est l’amour sous d’autres latitudes ? Comment on s’aimait à d’autres époques et si c’est la même chose aujourd’hui ? Non ? Rien de rien ? Alors que l’amour est universellement vanté et qu’il a le pouvoir d’occuper nos pensées bien davantage que toutes les tables de multiplication réunies. Alors que l’amour peut foutre en l’air une existence et même conduire aux pires violences et plutôt que d’y voir une criminelle ignorance, on parlera de crime passionnel. Et il n’y a que moi pour voir le problème ?
Et rien non plus sur la mort ? Rien sur l’angoisse et comment la supporter ? Rien sur la maladie ? Etc. Bon dieu, nous sortons de l’école complètement incultes des choses de la vie qui nous attendent et auxquelles nous ne couperons pas !
Nous abordons notre existence dans un état de complète ignorance.
Le Dossier M, livre 2, partie II, niveau 3.

Cette résurgence tardive du questionnaire, anecdotique (tout l’amour, tout le Dossier M peut-être, toute la vie si tu vas par là, est une accumulation d’anecdotes), m’a donné envie d’enfin répondre moi-même aux 22 questions. Voici mes 22 réponses.
Je vous invite à jouer chez vous, on comparera et on fera connaissance.

1) Quand êtes-vous déjà mort(e) ?
Je suis mort souvent, de manque d’amour. Je crois qu’on peut mourir de manque d’amour, pour de vrai. Mais pour ma part jusqu’ici je n’ai fait que semblant, métaphoriquement, je m’en sors bien.

2) Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Je n’utilise plus de réveil-matin depuis le Grand Confinement. Je me lève quand je ne dors plus, voilà tout. Dans le meilleur des cas je me lève en reconstituant mes rêves de la nuit.

3) Que sont devenus vos rêves d’enfants ?
Les meilleurs, les plus poétiques, sont archivés dans la pop culture. Les autres, essentiellement consuméristes, qu’ils crèvent.

4) Qu’est-ce qui vous distingue des autres ?
Je suis très différent, comme tout le monde. Je suis le même, comme chacun.

5) Vous manque-t-il quelque chose ?
Oui, mais ce qui me manque me comble.

6) Pensez-vous que tout le monde puisse être artiste ?
Non, pas tout le monde. En revanche, n’importe qui. C’est ce qu’explique très bien le rat Rémy quand on lui demande si tout le monde peut être cuisinier dans le film Ratatouille. Lorsque je suis artiste, je vois bien que je suis n’importe qui mais que je ne suis pas tout le monde (cf. ci-dessus question 4).

7) D’où venez-vous ?
Et on peut savoir avec qui ? Et à cette heure-ci. Et dans cet état, en plus. Tu as bu ?

8) Jugez-vous votre sort enviable ?
Oui. Et je ne dis pas oui par pure culpabilité de petit bourgeois occidental bien nourri, je dis oui parce que je n’oublie pas qu’il y a quelques années j’aurais dit non.

9) A quoi avez-vous renoncé ?
Aux illusions de gloire. Par exemple, au mirage qu’un jour quelqu’un me demanderait de répondre à un questionnaire tel que celui de Calle-Bouillier, et que mes réponses paraîtraient dans les gazettes. Heureusement que j’ai le Fond du Tiroir.

10) Que faites-vous de votre argent ?
J’achète trop de livres. J’en achète que je ne lis même pas. Parfois en deux exemplaires quand j’ai oublié que j’avais le premier. Je les accumule, à ma décharge je les offre aussi. Parfois j’en édite, ce qui engloutit de plus grosses sommes en une seule fois. À ce vice près, je suis peu dépensier.

11) Quelle tâche ménagère vous rebute le plus ?
Tout ce qui relève de la propreté me semble pouvoir être remis à demain. Il sera bien temps de s’y mettre puisque justement ce sera un peu plus sale demain (Ton air est bon mais mon chant point/il s’ra peut-être pas sal’demain).

12) Quels sont vos plaisirs favoris ?
La scène. Le sexe. La compagnie et la solitude, selon biorythmes. Le sentiment d’être utile et le sentiment d’être inutile, idem. Faire rire les enfants (en faisant tourner des ballons sur mon nez en Alaska, par exemple). Les livres. Le cinéma. Les chats. La table. La forêt.

13) Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Des lettres manuscrites.

14) Citez trois artistes vivants que vous détestez.
Ça tombe mal : plus je vieillis moins je déteste. Je pourrais en lieu et place citer trois artistes qui me sont indifférents, mais comme ils me sont indifférents je les ai oubliés et je suis incapable de les citer.
Je sens bien que je m’en tire par une pirouette alors j’en cite tout de même un : Jeff Koons. Comme je l’ai détesté ! Et comme il m’est indifférent.

15) Que défendez-vous ?
L’émancipation, en tant que chemin individuel (les émancipations de masse me paraissent plus incertaines, plus autoritaires). Par trois voies : la connaissance, qui est toujours relative et pourtant toujours valeur absolue ; la liberté, idée géniale, dont le garde-fou est l’égalité, autre idée géniale ; la laïcité, encore une idée géniale. On ne me fera pas gober que ces idées-là ne sont que des spécialités régionales folkloriques, et que les prétendre universelles serait un réflexe de colon raciste.

16) Qu’êtes-vous capable de refuser ?
De jouer le jeu.

17) Quelle est la partie de votre corps la plus fragile ?
Le dos. La gorge. L’estime de moi.

18) Qu’avez-vous été capable de faire par amour ?
Cesser de râler. Puis admettre qu’il n’y avait pas tant que ça matière à râler, au fond.

19) Que vous reproche-t-on ?
Tout dépend du on. On me reproche d’en faire trop, tandis qu’on me reproche de ne pas en faire assez.

20) A quoi vous sert l’art ?
À débrouiller le monde pour ne plus me contenter de le subir.

21) Rédigez votre épitaphe.
Il a fait ce qu’il a pu
Mais ça n’aura pas suffi
Au diable philosophie
C’est fini n’en parlons plus !

22) Sous quelle forme aimeriez-vous revenir ?
Un arbre. Oh, tiens, un figuier.

Âme slave

28/10/2022 un commentaire

Oleksandra Matviichuk, avocate ukrainienne, reçoit le prix Nobel de la paix 2022… Formidable. Hélas la fortune de la TNT ne fera pas taire les bombes.

Je viens de lire avec fébrilité et terreur Z comme zombie de Iegor Gran, brûlot qui parle moins des films de Romero que de l’imaginaire russe, ledit Z étant celui qui orne les chars russes, devenu signe de ralliement nationaliste. Risquons le cliché : l’« âme russe » est admirable sans doute, pittoresque et poétique (ah Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov)… mais démentielle, délirante, ivre, paranoïaque, totalitaire, impérialiste et, pour l’heure, criminelle.

Moi qui déjà suis lecteur assidu des chroniques d’André Markowicz sur la guerre en Ukraine, je me vautre dans un cliché voisin du premier après lecture de Iegor Gran puisque me voici désormais convaincu qu’il est indispensable d’être au moins UN PEU russe, ainsi qu’un peu écrivain, pour tenter de décortiquer l’actuelle bouillie de la pensée russe. Markowicz et Gran qui cochent les deux cases (troisième exemple : Emmanuel Carrère – lisez Limonov) parviennent ainsi à la même conclusion, qu’un non-russe tel que moi (je suis certes un peu écrivain, mais cette qualité seule est insuffisante) ne se permettrait pas : perdre cette foutue guerre serait (sera ?) salutaire pour mettre un peu de plomb dans le crâne des Russes, leur recoller les pieds sur terre, les vexer.

Je me passionne pour la notion de vérité d’état, qui est le contraire de la vérité, ainsi que pour les mensonges en général (cf. le feuilleton du Fond du tiroir sur l’archéologie littéraire des fake news)… Dans Z comme Zombie, on peut dire qu’à chaque page je suis à la fois comblé et écœuré à vomir, merci. Les Russes ont inventé le village Potemkine, on dirait à présent que la Russie est un pays Potemkine dans un monde Potemkine.

Mais outre la disparition du lien avec le réel (Le faux est partout, Iegor Gran p. 129), ce pamphlet éclaire de nombreux autres recoins sombres de l’époque globale. Par exemple je relève au vol dans la presse ceci : « Hausse de 28 % des atteintes à la probité enregistrées en France entre 2016 et 2021. Ces atteintes regroupent les infractions de corruption, de trafic d’influence, de prise illégale d’intérêts, de détournement de fonds publics, de favoritisme et de concussion. » (lemonde.fr, 27 octobre 2022)

Je suppose que la globalisation et la banalisation de la malhonnêteté des riches (ainsi que de ceux qui veulent devenir riches), est contemporaine de la globalisation et la banalisation des pipeaux de propagande, deux symptôme d’un même mouvement de fond, et je m’empresse de mettre cette info directement en lien avec un extrait de Z comme Zombies lu le même jour :

Détester l’Occident tout en étant totalement inféodés à la consommation des produits occidentaux – la schizophrénie des Russes atteint une perfection dans la démesure de leur dépendance à ces deux mamelles qui font le sel de leur existence. Le boycott des marques par les citoyens consommateurs, tel qu’on le rencontre périodiquement en Occident, est impensable ici ; il serait perçu comme une maladie mentale. Vous ne trouverez pas un seul zombie qui militerait pour la décroissance ou la limitation volontaire de la consommation personnelle pour protéger les ressources naturelles, limiter la souffrance animale ou réduire l’empreinte carbone. On vomit l’Occident et on bave devant ses produits avec un élan identique et une sincérité que l’on pourrait qualifier d’enfantine tellement la contradiction, pourtant flagrante, entre ces deux positions reste dans l’angle mort de la plupart des russes. (p. 130)

Quand les Russes constatent que les plus grands yachts du monde, les plus beaux châteaux, les montres de collection les plus rares appartiennent à des oligarques et des fonctionnaires russes, ce n’est pas de la jalousie qu’ils ressentent mais du contentement, comme s’ils étaient eux aussi, par ricochet, des rayons de soleil, baignés dans ces reflets d’or. Loin de remarquer que toute cette richesse provient de la spoliation dont ils ont été victimes, ils ont une admiration candide pour Abramovitch, Ousmanov, Deripaska, Potanine [litanie de noms d’oligarques] et les autres, car ce sont des gars « qui en ont », et c’est pourquoi ils sont en train de s’offrir l’Occident, qui se soumet – suprême jouissance !
Les inégalités ? Mais c’est encore heureux qu’il y en ait ; les inégalités sont une preuve du dynamisme de nos élites, de leur roublardise, de leur supériorité darwinienne sur les miséreux losers, ces lokhi comme on les appelle péjorativement depuis les années 1990. Un lokh, c’est celui qui se fait entuber, celui qui travaille dur et gagne peu, qui subit, le tâcheron, le minable que la vie économique exploite. Par extension, on classe en lokh le type honnête, l’idéaliste naïf, celui qui s’abstient de voler l’État ou l’entreprise où il travaille, celui qui n’a aucun passe-droit et peu de relations. Il ne mérite aucune compassion, aucune pitié – c’est un lokh ! (…) Proposez [aux Russes] d’échanger leurs ultra-riches parasites contre des minima sociaux dignes de ce nom et ils vous traiteront de populiste, de dictateur, d’envieux, de gauchiste et de lokh. (pp. 139-141)

Au temps pour l’idiosyncrasie russe. Pour le coup, je contredis ce que j’ai écrit plus haut. Ici les caractéristiques de l’âme russe semblent familières, très partagées, et un peu françaises aussi. Macroniennes, à tout le moins.

Chaque bon début

12/10/2022 Aucun commentaire

En 2014, dans un lycée technique grenoblois.
Je suis invité par l’enseignant atypique Antoine Gentil au sein de sa classe expérimentale, “Starter” – je connais Antoine depuis plusieurs années, il m’avait déjà invité dans sa précédente vie, dans son précédent lieu de travail : en prison.
Je cause avec ses élèves, ados grands décrocheurs, et tous raccrochés un par un, minutieusement, à la main, vers un métier. Paumés, retrouvés. Chantier en cours.
En guise de prétexte à l’échange, je leur présente le beau Double Tranchant que j’ai commis avec Jean-Pierre Blanpain (toujours disponible au catalogue du Fond du Tiroir), je raconte ce que couper signifie, ce qu’avoir un métier ou un savoir-faire signifie, puis par extension nous évoquons la portée symbolique de chaque geste professionnel.
La conversation s’engage. Je peux témoigner de ce que je fais quand j’écris. De ce que fait Jean-Pierre quand il dessine. Et eux ? Tu fais quoi, toi ? Tu te destines à être chauffagiste ? Ce n’est pas rien, apporter de la chaleur aux gens. Et toi ? Tu apportes à manger à des personnes âgées ? Tu nourris le monde, c’est énorme… Etc… Et ce que fait Antoine tous les jours ici, donc ? Son geste à lui ne serait-il pas le plus difficile et le plus vital ? J’y pense très fort mais nous ne l’aborderons pas.

Je ressors ragaillardi par ce que j’ai vu et entendu, épaté par Antoine, que je tiens ni plus ni moins pour un héros. Je ne sais pas si j’ai fait du bien à ces jeunes gens et à ces jeunes filles avec mes histoires de couteaux, mais eux m’en ont fait, avec leurs histoires de vies, cabossées et réinventées sous mes yeux.

En 2022 sort au cinéma Un bon début, film documentaire tourné pendant un an dans la classe d’Antoine. Ce qu’il fait est enfin abordé. Je lis la critique qu’en donne Le Monde, et j’opine : tout cela je le savais depuis 2014, y compris qu’Antoine est un héros, mais qu’est-ce que je suis content que ce soit dans le journal, que ce soit sur l’écran, que ce soit pour tout le monde et tout Le Monde.

« A Grenoble, au lycée professionnel Guynemer, existe depuis 2012 une classe de 3e unique en France, qui propose chaque année à une quinzaine d’adolescents en décrochage scolaire sévère de les arrimer à un projet de qualification professionnelle, par l’obtention d’un CAP, voire d’un bac pro. Baptisé « Starter », ce dispositif a été créé et coordonné par Antoine Gentil qui, c’est le moins qu’on puisse dire, entouré d’une poignée d’enseignants associés, paie de sa personne pour tirer vers le haut ces jeunes en difficulté. Agnès et Xabi Molia, elle documentariste, lui réalisateur et romancier, se sont installés en classe et ont suivi, un an durant, le processus mis en œuvre pour ce faire. (…)
Cette longue immersion – restituée par le choix du « Scope » et du plan-séquence – permet au film de saisir au plus près l’efficience et, pourquoi économiser ses mots, la réussite éclatante du projet. Elle consiste en un mélange bien dosé de partenariat actif avec les entreprises et de soutien intensif aux élèves, tant psychologique que pédagogique. C’est bien le moins, pensera-t-on, sauf que le film, c’est sa grande vertu, met en lumière ce qu’il faut de résolution, d’opiniâtreté, de patience et de bienveillance pour parvenir à ce minimum. C’est dire d’emblée que le véritable héros de ce film – dans la droite ligne de l’enseignant Georges Lopez dans le célébrissime Être et avoir (2002) de Nicolas Philibert – est Antoine Gentil, dont l’énergie, l’omniprésence, la combativité, la qualité d’écoute, l’exigence et l’intelligence pédagogiques enfin, magnétisent le cadre. » (Jacques Mandelbaum, Le Monde)