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Sol Invictus

28/11/2025 Aucun commentaire

Vu L’Étranger de François Ozon.
Si dans mon paysage mental Albert Camus est un phare, Ozon est un clignotant.
Une lumière intermittente : un coup oui un coup non.
Son appétit continu de créer du cinéma, un film par an coûte que coûte, me rappelle Claude Chabrol, en quelque sorte son alter-ego du XXe siècle : Chabrol tournait sans cesse, alignant les films insignifiants ou médiocres, mais une fois de temps en temps signait un chef d’œuvre qui pour quelques années remettait les pendules à l’heure (La Cérémonie en 1995).
Ozon me fait le même effet. Entre deux films majeurs et nécessaires (Grâce à Dieu en 2018, cet Étranger en 2025), combien de films seulement honnêtes (c’est déjà pas mal) voire vaguement malhonnêtes, ou franchement débiles (Mon crime en 2023) !
Son Étranger est un cas d’école pour l’adaptation littéraire à l’écran. On y peut voir se succéder une suite de pertinentes et intelligentes décisions de la part du metteur en scène :
– sur le casting (tous les comédiens excellent, Benjamin Voisin en tête),
– sur les dialogues (économie de la voix off : seules deux scènes clefs citent littéralement le monologue du roman, la scène de l’assassinat et la toute dernière page… Lorsqu’on évoque le roman de Camus, on cite traditionnellement sa percutante première phrase, ici absente, alors que sa toute dernière est largement aussi magistrale : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il ne me restait qu’à souhaiter qu’il y ait, le jour de mon exécution, beaucoup de spectateurs et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » ),
– sur la mise à jour « post-coloniale » de Camus (Ozon prend en compte non seulement le roman originel mais aussi Meursault contre-enquête de Kamel Daoud pour éclairer ce qui était un angle mort chez Camus, le colonialisme),
– sur la reconstitution (avec ouverture sur des simili-actualités d’époque),
– sur la musique (The Cure dans le générique de fin, mais oui, forcément, maintenant que tu me le dis ça coule de source, Staring at the sea, staring at the sun, I’m the stranger),
– sur la fidélité au texte tout autant que sur l’infidélité (la scène onirique où Meursault voit sa mère lui raconter une exécution capitale qui rendit malade son père provient, si je ne m’abuse, non de l’Étranger mais du Premier homme),
– et enfin, et surtout, sur la lumière.
L’Étranger est un roman dont la lumière constitue à la fois la matière, le contexte et même le sujet, si l’on se souvient que Meursault, à l’heure d’expliquer son geste, accuse le soleil. C’est dire s’il ne fallait pas louper la lumière à l’image. Ouf, elle est resplendissante, aveuglante, évidente, lancinante, si nette qu’elle en est louche, si contrastée qu’on comprend qu’il y a de quoi perdre la boule : le noir-et-blanc est sublime.

À ce stade m’est venue une pensée pour l’une des séries les plus marquantes que j’ai vues ces dernières années : Ripley de Steven Zaillian (2024), qui affichait un noir-et-blanc similaire, somptueux, violent, sensuel, et engluant toute son histoire. J’ai même cru que les deux œuvres avaient le même chef op (j’ai vérifié : pas du tout – alors je cite ces deux orfèvres, Robert Elswit pour Ripley, Manuel Dacosse pour L’Étranger).
Les deux œuvres rejoignent en tout cas un même imaginaire, via une série de points communs que jusqu’à présent je n’avais jamais identifiés, tant leurs origines appartiennent à des littératures (apparemment) distantes, un prix Nobel vs. une autrice de polars. Le Meursault d’Albert Camus (1942) et le Ripley de Patricia Highsmith (1955) sont deux mythes littéraires. Deux jeunes hommes fort difficiles à cerner dans leur livre respectif (le cinéma court le risque de s’y casser les dents, car les montrer n’y suffit pas), deux monstres par défaut, deux blocs d’abîme pratiquement vides dans lesquels on peut projeter nos diverses terreurs, deux taiseux séduisants capables d’être brillants lorsque finalement ils se décident à parler (mais alors ils deviennent antipathiques et repoussants), deux assassins nihilistes à la personnalité opaque… et en outre deux méditerranéens baignés de soleil (comment s’appelait l’une des plus célèbres adaptations cinématographiques de Ripley ? Ben voyons : Plein soleil, René Clément, 1960).

Un dernier mot : j’ai lu ou entendu quelques critiques du film qui en profitaient pour égratigner le roman de Camus, le qualifiant de daté, dépassé ou ringard. Je suis indigné, et consterné que, 80 ans plus tard, domine encore et toujours la position sartrienne qui tenait Camus pour un auteur simplet, immature (puisque pas assez politisé) juste bon à réviser son bac. Au contraire, je me demande si L’Étranger n’est pas, aujourd’hui, plus actuel que jamais : il présente un homme coupé de ses émotions, de ses affects, de ses motivations, de ses liens au monde. Combien de milliers, de millions de jeunes gens dans ce cas en 2025 ? Les étrangers sont légion. Et ceux-là, impossible de les raccompagner à la frontière.

Perec Prophète et Plaisantin

22/11/2025 Aucun commentaire

Actualité perecquienne

Ce que la poésie fait à la machine / ce que la machine fait à la poésie.
Double question fascinante… lancinante… un tantinet angoissante si par malheur on oublie qu’elle n’est pas si nouvelle, le nez fourré tels que nous sommes dans l’intelligence artificielle, à la fois grisés, terrifiés et démunis face aux changements en cours, à l’instar des profs de lycée dont les élèves s’en remettent davantage à ChatGPT qu’à leur propre discernement.
Avons-nous tragiquement délégué et perdu notre capacité d’élaboration intellectuelle, conceptuelle, poétique ? Fatal error 404 !

Cette « panique morale », qui a pour elle autant que contre elle d’excellents arguments, peut pourtant se nuancer lorsque l’on se souvient que poésie et machine ont toujours, l’une comme l’autre, fait feu de tout bois. L’une est ainsi le bois de l’autre, et parfois les flammes ont de jolies couleurs. Machine et poésie ne sont pas la fin l’une de l’autre.

J’écoutais il y a quelques jours à la radio l’interview d’Allan Deneuville qui publie une thèse de doctorat en littérature comparée, consacrée au copier-coller. Autrement dit à la machine. Oui, le copier-coller, ce principe d’écriture par la citation, vieux comme les moines copistes mais dont l’exécution n’a jamais été aussi rapide, souple et systématique. Les sources sont à notre disposition, en les citant nous créons une chose nouvelle et c’est en mélangeant qu’on invente.

Pendant ce temps, Georges Perec, mort en 1982, entre avec fracas dans la conversation en publiant un nouveau livre. Chic, il reste des inédits perecquiens. Les guetter n’est pas fétichisme mais authentique espoir de nouveauté : Perec n’a jamais rien écrit, publié ou non, qui ne soit palpitant pour les lecteurs et stimulant pour les écrivains.

Il s’agit cette fois de La Machine (ed. Le Nouvel Attila), texte écrit en allemand avec la collaboration du traducteur germanique de Perec, Eugen Helmlé, et qui à ce jour n’avait jamais été traduit en français.
La Machine est une pièce radiophonique, plus précisément un Hörspiel, format typiquement allemand qui serait, disons, une variante moins narrative et plus ludique des dramatiques produites autrefois par France Inter (vous souvenez-vous des Tréteaux de la nuit ?).
La Machine connut un grand succès, rediffusé maintes fois, en brisant paradoxalement toutes les coutumes de la fiction radio, des deux côtés du Rhin : à défaut d’intrigue, une sorte de code informatique ; à défaut de personnages, trois algorithmes, chacun chargé d’un protocole ; à défaut de dialogues, des réponses automatisées à des requêtes, des prompts dirait-on aujourd’hui.

La Machine, pièce sur l’intelligence artificielle Imaginée dès 1967, fut mise en onde en 1968. Tiens ? Il faut croire que 1968 était à cet égard une année-clef, celle du 2OOI: a Space Odyssey de Stanley Kubrick qui, rabâchons-le sans nous lasser, est bien des choses. À la fois blockbuster et film expérimental, summum rétinien et abstraction poétique, fable morale et métaphysique… mais encore œuvre visionnaire sur le destin de notre espèce qui crée l’Intelligence Artificielle, fleuron de son génie démiurgique, s’en remet entièrement à elle, et finit par se faire assassiner par elle (résumé possible, parmi d’autres, d’un film inépuisable).
2OOI et La Machine sont deux histoires d’ordinateurs qui déraillent sous nos yeux (dixit Perec, mais Kubrick eût pu dire la même chose : Au départ, mon problème concernait les rapports du système et de l’erreur, le génie étant l’erreur dans le système – cf. aussi le clinamen, concept clef de l’OuLiPo), déraillement dont le moment précis est peut-être celui où les ordinateurs deviennent trop humains, assassin ou poète. Vallée de l’étrange ! Perec explique à son traducteur :

La liberté d’un système réside dans les subversions qu’il permet : la Machine va conquérir le droit de se tromper, de tricher, de mélanger, d’hésiter, d’ironiser, de poétiser.

Le volume publié par le Nouvel Attila joint en annexe quelques extraits de la correspondance préparatoire entre Perec et Helmlé, révélant à quel point Perec pressentait ce que les outils numériques, lorsqu’ils seraient au point en tant que super-couteaux-suisses, feraient à nos cerveaux, et particulièrement au cerveau d’un écrivain ayant le goût de l’encyclopédisme, des listes (encore) plus burlesques qu’anxieuses, et des tentatives d’épuisement textuel. Sa note d’intention constitue ni plus ni moins une préfiguration de l’IA, de son fonctionnement et de ses usages :

Ce qui parle (et non pas celui ou ceux qui parlent), ce sont les « sorties » et les « relais » d’une gigantesque machine électronique [qui] résout tous les problèmes : on lui fournit des éléments, qu’elle lit, qu’elle analyse, elle donne une réponse : elle dispose de mémoires, d’un langage, d’une syntaxe : elle parle plusieurs langues, elle traduit, elle récite du Kafka quand on lui donne à lire du Kafka et du Ponge quand on lui donne à lire du Ponge (récentes expériences de Benze) elle décide, elle contrôle, organise, compose, ordonne, calcule, répond, prévient. De nombreux instituts de recherche, des firmes, etc., l’utilisent jour et nuit, à longueur d’année. Comme la Machine (Die Machine) est très perfectionnée, elle peut résoudre plusieurs problèmes en même temps : exemples : caractéristiques d’un avion en projet, dispatching des trains dans une gare de triage, exploitation d’un recensement de la population, traits communs caractéristiques des contes populaires slaves, enseignement programmé de la biochimie, prévision à long terme sur la rentabilité des gisements pétrolifères sahariens, organisation d’une campagne électorale, mise en page automatique d’un grand hebdomadaire, diagnostic médical, prévisions météorologiques, identification d’une œuvre, etc. etc….

Cette liste à la Prévert selon l’expression consacrée (on ferait mieux de dire liste à la Perec, si je peux donner mon avis) s’achève sur identification d’une oeuvre et finalement c’est sur ce dernier prompt que le texte définitif du Hörspiel se concentrera. La Machine décortique en long, large et travers, une œuvre de taille modeste, un poème de huit vers écrit par Goethe le 6 septembre 1780, intitulé Chant du promeneur nocturne :

Sur toutes les crêtes
la paix,
sur tous les faîtes
tu sentirais
un souffle à peine ;
en forêt se taisent les oiseaux,
attends donc, bientôt
tu te tairas de même.

Au terme de tous les protocoles logiques et absurdes, nous aurons enfin la réponse à notre double question initiale : ce que la poésie fait à la machine / ce que la machine fait à la poésie. Qu’était au juste cet inédit de Perec ? De l’humour, oui, et un avertissement.

Je n’ai jamais tué personne

30/10/2025 Aucun commentaire

Mon père, durant les dernières années de sa vie, m’écrivait ses mémoires, par bribes. Il prenait plaisir à me raconter des anecdotes issues de son enfance ou de sa jeunesse (jamais de son âge mûr, lorsque je faisais partie de sa vie). Certaines de ces histoires étaient inédites pour moi, d’autres figuraient depuis lurette dans le canon des légendes familiales et trouvaient par écrit leur forme définitive. Entre autres, ceci, à propos de son propre père, mon grand-père Albert que j’ai peu connu puisque j’avais 7 ans à sa mort :

Un souvenir : mon père revient du Vercors [comprendre : du Maquis du Vercors, pour lequel Albert assure le ravitaillement, bénéficiant de quelques bons d’essence. Nous sommes sous l’Occupation, vers 1944, mon père a 6 ans], tout mal chaussé, tout mal vêtu. Il a les pieds bleus. Bleuis de coups. Ma mère lui donne un bain de pieds dans une grande bassine de tôle. Ça je l’ai vu. Il va dormir 24 heures, puis se rhabiller et redescendre dans les bois au-dessous d’Oris [Oris-en-Rattier, village matheysin, berceau familial], avec son flingot. Il m’a raconté plus tard qu’il se tenait au bord d’un bois et qu’à un moment il avait vu passer une charrette sur laquelle somnolait un Allemand. Il a visé, l’a longuement tenu dans sa ligne de mire. Il aurait pu le descendre facilement (il était tireur d’élite à l’armée), mais c’était appeler le massacre de tout le village. Car quelques Allemands étaient arrivés jusqu’à Oris, s’éloignant du débarquement en Provence. Ils n’ont pas fait trop de mal, à part confisquer tous les vélos et, une fois, tirer sur des faucheurs dans la montagne, sans les atteindre.
Ils couchaient dans la mairie-école [domicile familial puisque la mère de mon père était l’institutrice du village]. L’officier a voulu coucher à l’étage. Mais ma mère lui a dit, Mes petits ont peur, alors il est resté avec ses hommes. L’un d’eux nous a donné des bonbons, à ma sœur et à moi. Ma mère nous les a fait jeter.
Bref ils ont fini par partir. Mon père et quelques autres les ont suivis jusqu’à la Morte et au-delà, je ne sais pas bien les détails.
Je sais qu’il a eu une grande activité de Résistance. Il avait eu la médaille militaire de la Croix de guerre pour sa mobilisation en 39–40, puis la médaille de la Résistance pour tout le reste. Il aurait dû avoir la Légion d’honneur, largement méritée, mais il n’était pas du bon bord politique [trop à gauche pour être gaulliste].
Eh bien, mon père, « ce héros au sourire si doux », m’a dit un jour, longtemps après : « Tu vois petit, je n’ai jamais tué personne ». Et il était tireur d’élite. Ça c’est le plus beau de tout.

Ce « Je n’ai jamais tué personne » beau comme l’antique, que j’avais entendu quelquefois avant de le lire noir sur blanc, est une parole mythique, presque sacrée, en tout cas déterminante dans l’éthique que je dois à mon ascendance.

Leçon : on peut faire bien des choses, y compris ce qu’il faut faire, y compris en temps de guerre et de Résistance, sans tuer quiconque. Tuer est une ligne rouge. Je m’y suis référé bien des fois – par exemple en voyant la scène de fin de Voyage au bout de l’enfer de Cimino (The Deer Hunter en VO : Le chasseur de cerf), où De Niro, revenu de tout y compris de la guerre, met en joue un cerf mais ne tire que dans le ciel ; ou bien en écoutant des chansons, puisque les chansons m’ont éduqué. Le Mécréant de Brassens :

Je n’ai jamais tué, jamais violé non plus
Y a déjà quelque temps que je ne vole plus
Si l’Eternel existe, en fin de compte il voit
Qu’je m’conduis guèr’ plus mal que si j’avais la foi

Ou les Beatles, à l’époque où, non content de les écouter, j’étais capable de traduire en français les paroles de leurs chansons. Revolution, écrit par Lennon :

Tu dis que tu veux la révolution ? Okay. Tu sais, on veut tous changer le monde. Mais si tu commences à parler de destruction, laisse tomber, je ne suis plus dans le coup.

Sur ce, voilà que je lis le dernier livre de Pierre Bayard. Ah, non, au fait celui-ci est déjà l’avant-dernier, il les écrit plus vite que je ne les lis. Il s’intitule Aurais-je été sans peur et sans reproche ? Le chevalier Bayard et moi.

Ce livre a pour contexte les guerres d’Italie, soit une succession de 11 conflits armés menés par la France, de Milan jusqu’à Naples, entre 1499 et 1559. Guerres sanglantes, répétitives, prototypes des hécatombes modernes, mais aux motivations alambiquées, aux issues incertaines et aux péripéties confuses. Il semble d’ailleurs que Rabelais s’en soit inspiré pour décrire et, derrière l’humour, dénoncer les très-absurdes et très-horribles guerres picrocholines dans Gargantua. Pierre Bayard note à ce sujet (p. 60) :

Il est impossible de ne pas penser que l’écrivain avait aussi à l’esprit les premières guerres d’Italie, dont il avait pu mesurer les ravages enfant, en voyant revenir du front les soldats blessés ou mutilés, puis en tant que médecin appelé à les soigner.

Je me régale toujours en lisant ce savant fou de la littérature et de la psychanalyse qu’est Pierre Bayard – cf. ces deux archives du Fond du Tiroir : l’une sur les faits qui ne se sont pas produits, au sein de mon enquête de longue haleine sur l’archéologie des fake news, et l’autre sur Oedipe et Hitchcock.
Mais je l’aime encore plus quand il mouille sa chemise et s’implique en tant que personnage de ses propres recherches. C’est le cas ici, où, comme moi, il interroge l’imitation des héros de sa lignée. Il recueille l’exemple et l’expérience en temps de guerre du plus prestigieux de ses aïeux (le chevalier dauphinois Bayard, Pierre Teillard, 1474-1524, est-il vraiment son ancêtre ? peu importe !) et s’identifie à lui au risque de l’anachronisme. Il se projette, ou pour mieux dire se téléporte, à l’époque des guerres d’Italie où s’illustra son ancêtre, qui devient aussi, pour l’occasion, son frère.

Comme à son habitude, Bayard fait montre à la fois d’académisme (ou bien parodie-t-il l’académie ?), de loufoquerie (l’extrême logique est toujours loufoque) et d’imagination aux frontières de la science-fiction (puisque l’une des idées force de toute son oeuvre, publiée dans la bien nommée collection Paradoxe chez Minuit, est que chaque littérature, voire chaque écrit, ouvre un univers parallèle – ici, il qualifie ce phénomène d‘interpolation historique : aussitôt qu’on raconte une histoire, y compris l’Histoire, on la modifie).
Pourtant, sa méthode, intacte et farfelue, est ici au service d’une énigme morale plus grave et plus intime (ce n’est pas pour rien qu’il cite l’invitation qu’adresse Rabelais à son lecteur de sucer la substantifique moelle de son ouvrage au-delà de la rigolade de façade). En ouvrant le dossier de sa généalogie plus ou moins fantasmée, il cherche à révéler non seulement une geste familiale, un mythe fondateur, mais également une éthique personnelle. La question-clef de ce livre est : ai-je le droit de tuer ?

Oui, cette même question lancinante qui fait l’objet des unes de journaux depuis des siècles (la guerre juste, funeste arnaque rhétorique justifiant la mort de l’empathie, arnaque bénie par différents clergés prêchant l’amour du prochain), du cinquième commandement de Dieu, du double zéro de James Bond, de toute la littérature policière depuis Crime et châtiment, d’une ligne dans le Mécréant de Brassens ou d’une autre dans Revolution des Beatles. Don’t you know that you can count me out ? Bayard écrit p. 72 :

Plus j’avance dans l’écriture et plus je me rends compte que ce livre ne porte pas sur les guerres d’Italie, mais sur le mal.

Car le chevalier Bayard, figure de notre culture générale, héros de l’Histoire de France, version légende dorée ou roman national, fameux pour sa participation à la bataille de Marignan (dont chacun peut citer la date sans pour autant comprendre ce qui s’y joua), pour son imparable catchphrase (sans peur et sans reproche) et pour sa statue en bronze au coeur de Grenoble, pourrait bien, regardé à travers d’autres lunettes, n’être qu’un vulgaire criminel de guerre, un soudard massacreur de masse. En proie aux affres, toutefois, parce qu’il est bon chrétien. Affres décrites par Pierre Bayard, qui a bien connu le chevalier puisqu’il a de l’imagination.

Le kantien fou contre les histoires

16/10/2025 Aucun commentaire

Je regarde Sandman, la série (très bien) adaptée du magnum opus de Neil Gaiman – série hélas annulée après deux saisons seulement, pour la raison que Gaiman est un prédateur sexuel en plus d’être un génie des littératures de l’imaginaire. Alors qu’elle eût pu durer aussi longtemps que les êtres humains rêvent, ou aussi longtemps que les scénaristes pouvaient exploiter le matériau d’origine, c’est-à-dire quasiment autant. Bah.

Même en se contentant de ce qui existe, on trouve des merveilles dans cette série fort belle quoiqu’encore plus mentale que rétinienne.Je reste époustouflé par l’épisode 5, intitulé 24/7, je vais avoir du mal à m’en remettre, j’attends un peu avant de regarder la suite.

Cet épisode donnerait du grain à moudre à bien des cours de philo, et me passionne en abordant frontalement l’un de mes thèmes fétiches de rumination : qu’est-ce que la vérité et comment s’en accommode-t-on

Personnage principal de la série quoique souvent absent à l’image, le Sandman, dit aussi Morphée, ou Oneiros, ou Marchand de sable, ou Dream, etc., est une entité surnaturelle plus vieille que les dieux puisqu’aussi vieille que les hommes : il incarne la part du rêve en nous, l’imagination, les contes, la spéculation, l’espoir, toutes les manières que notre espèce invente pour se raconter à elle-même des histoires.

Quel pourrait être son ennemi juré ? Qui le faire affronter, afin de pimenter son épopée ? Eh bien, un haïsseur des mensonges, un contempteur des histoires et de tous les faux semblants, un tenant psychopathe de la vérité à tout crin, un kantien radicalisé terroriste. Ici : John Dee, interprété par le terrifiant David Thewlis.

Ledit Dee tente une monstrueuse expérience psycho-sociologique : il emprisonne quelques spécimens humains et les force à se dire mutuellement la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est un cauchemar. Les pulsions sont lâchées, Eros et Thanatos à qui mieux-mieux, le sexe, les haines, les violences, les colères, les agressions, le sang, le meurtre à l’arrivée. Et cette mise en scène des ravages de la « vérité » de nos instincts est d’autant plus cruelle et ironique si l’on se souvient que la série qui les dénonce sous nos yeux est « cancélée » parce que Gaiman, lui-même champion de l’imagination, s’est laissé aller dans la vie réelle à ses propres penchants prédateurs…

La vérité contre « les histoires » : se rejoue ainsi le match éternel Kant (« Le contraire de la vérité est la fausseté ») vs. Jankélévitch (« Malheur à ceux qui mettent au-dessus de l’amour la vérité criminelle de la délation ! Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité ! ») et malheur à qui ne raconte jamais, ni ne se raconte, ni n’écoute, d’histoires.

Tant pis si je spoïle quelqu’un : une humanité livrée à sa vérité serait livrée à la mort.

« La vérité de ce monde, c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir » (Céline, Voyage au bout de la nuit). Le contraire de l’imagination, la fin des histoires, ce n’est pas la vérité rayonnante et le progrès en marche mais la barbarie de nos viscères, de nos pulsions sans frein ni écran, sans sublimation. Le rêve nocturne ainsi que l’art du récit (l’art de rêver en restant réveillé) sont bien plus qu’une activité négligeable ou une « folle du logis » (l’expression est de ce pauvre Malebranche qui n’avait rien pigé) : ils sont le moyen de (nous) mettre à distance pour envisager civilisation elle-même, la civilisation qui nous autorise à vivre ensemble sans nous sauter en permanence à la gorge ou à l’entre-jambe, et apprendre les uns des autres. Il faut une sacrée imagination pour rêver un mythe qui nous fait tenir ensemble, disons par exemple : Liberté, Égalité, Fraternité.

(autre chose sur Neil Gaiman : rediffusion au Fond du Tiroir)


Sandman, suite (1).

L’un des seuls points de l’adaptation télévisuelle que je juge édulcoré et mou du genou en regard du comics d’origine est la représentation graphique de Despair, l’immonde soeur de Dream. L’actrice qui l’incarne, Donna Preston, serait presque mignonne, comme une copine un peu dépressive mais sympa quand même, en comparaison de l’atroce physionomie du personnage original, bloc d’horreur dissolvante à la limite du soutenable devant lequel, j’imagine, les producteurs de la série ont pudiquement atermoyé.
En 2004, dans la nouvelle « Le produit de ses fouilles » (publiée en conclusion du recueil Voulez-vous effacer/archiver ces messages), je rendais hommage (en quelque sorte) à ce personnage, estimant que n’importe qui, et je suis bien placé pour être n’importe qui, avait licence de s’approprier la mythologie que Gaiman a créée pour l’usage de chacun.

Contexte : je suis seul dans une chambre d’hôtel, il est deux heures du matin, je ne dors pas, je zappe sur 17 chaînes.

« J’en suis à dix-sept facettes du désespoir, la plupart blondes.
Le désespoir est une vieille naine obèse et nue, aux yeux gris et aux cheveux crasseux, aux dents mal plantées, au menton triple, aux seins flasques, aux mains boudinées, aux ongles cassés, qui porte un rat sur l’épaule, et sur plusieurs doigts des bagues recourbées en forme d’hameçons avec lesquels elle lacère lentement sa peau blette. Elle est là, sous le bras articulé de la télévision, vers la fenêtre, elle me voit, elle a tout son temps. »

Sandman, suite (2).

Neil Gaiman, auteur majeur des « littératures de l’imaginaire », est récemment tombé en disgrâce pour cause de prédation sexuelle.
On ne saurait, jamais, regretter qu’un homme tombe en disgrâce pour prédation sexuelle.
Pour autant, dans l’idéal et si nous en étions capables, nous ne devrions pas cesser de lire ce que Gaiman a autrefois écrit de plus juste et de plus fort (en ce qui me concerne, j’ose à peine l’avouer, mais je continue d’admirer Le Roman d’un acteur de Philippe Caubère alors que j’admire beaucoup moins Philippe Caubère).
Parmi les textes pertinents de Gaiman, son Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination, intervention écrite en 2013 lorsqu’il s’inquiétait de la fermeture de certaines bibliothèques de son pays, la Grande Bretagne, au prétexte d’une crise économique.

Ce texte est donné en accès libre intégral par son éditeur, le Diable Vauvert : https://docs.google.com/viewer?url=https://audiable.com/wp-content/uploads/GAIMAN-Pourquoi-notre-futur.pdfJe viens de le relire, il n’a rien perdu de son actualité ; au contraire, il en a gagné, à la fois internationalement et très-localement.

« Nous avons une obligation de dire à nos politiciens ce que nous voulons, de voter contre les politiciens, quel que soit leur parti, qui ne comprennent pas l’intérêt de la lecture pour créer des citoyens de qualité, qui ne veulent pas agir pour préserver et protéger le savoir et encourager l’instruction. Ce n’est pas une affaire de politique politicienne. C’est une question de simple humanité.
On a un jour demandé à Albert Einstein comment nous pouvions rendre nos enfants plus intelligents. Sa réponse a été à la fois simple et sage. « Si vous voulez que vos enfants soient intelligents, a-t-il dit, lisez-leur des contes de fées. Si vous voulez qu’ils soient plus intelligents, lisez-leur plus de contes de fées. »
Il comprenait la valeur de la lecture, et de l’imagination. J’espère que nous pourrons donner à nos enfants un monde dans lequel on leur fera la lecture, où ils liront, imagineront et comprendront. »

On trouve aussi dans ce texte un éloge de l’éthique des bibliothécaires, que les professionnels du secteur pourraient afficher sur leurs murs :

« Une autre façon de détruire l’amour d’un enfant pour la lecture, bien entendu, est de vous assurer qu’aucun livre ne traîne autour de lui. Et de ne lui proposer aucun endroit où en lire. J’ai eu de la chance. J’ai disposé, en grandissant, d’une excellente bibliothèque locale. J’avais le genre de parents que je pouvais persuader de me déposer à la bibliothèque quand ils partaient au travail, pendant les vacances d’été, et le genre de bibliothécaires qui n’avaient aucune objection à ce qu’un petit garçon non accompagné revienne chaque matin dans la section enfants exploiter systématiquement le catalogue sur fiches, en quête de livres qui contenaient des fantômes, de la magie ou des fusées, en quête de vampires, de détectives, de sorcières ou de merveilles. Et quand j’ai eu fini de lire la section enfants, j’ai attaqué les livres pour adultes.

C’étaient de bons bibliothécaires. Ils aimaient les livres et aimaient qu’on en lise. Ils m’ont appris à commander des livres à d’autres bibliothèques par prêt entre bibliothèques. Ils n’avaient aucun snobisme, quoi que je puisse lire. Ils semblaient simplement contents de voir un petit garçon aux yeux écarquillés qui adorait lire, et ils me parlaient des livres que je lisais, me trouvaient d’autres livres d’une même série, m’aidaient. Ils me traitaient comme n’importe quel lecteur – ni plus ni moins –, ce qui signifie qu’ils me traitaient avec respect. Je n’avais pas l’habitude d’être traité avec respect, quand j’avais huit ans. »

Chapitre XXVIII

07/10/2025 Aucun commentaire

Romain Gary est grand. Il était grand en 1956, à la parution des Racines du ciel, premier des deux romans qui lui ont valu le prix Goncourt, il était grand en 1975 à la parution du second (ce doublet est un exploit à part entière mais il est la face immergée de l’iceberg qui cache la forêt), il était grand entre temps ainsi qu’avant et après, il était grand lors de son suicide en 1980, il n’a pas cessé une seconde d’être grand depuis lors. En 2025 son œuvre est d’une actualité foudroyante et même menaçante – confère la nouvelle adaptation cinématographique (après Samuel Fuller en 1982) de son Chien Blanc, par Anaïs Barbeau-Lavalette qui pointe à quel point Gary a su parler du mouvement Black Lives Matter 45 ans avant que celui-ci n’explose.

Les PUF viennent d’éditer dans leur collection « Classiques de l’écologie » un petit livre signé Gary, intitulé Antifascisme, humanisme et écologie. S’agit-il d’un inédit ? Pas du tout. Je ne crois pas qu’il reste grand chose d’inédit dans ce qu’a écrit Gary et peu importe, rééditons, relisons ce qui a déjà été publié et, promis, cela créera le même effet de nouveauté.

Il s’agit du chapitre XXVIII des Racines du ciel, un seul chapitre encadré par les contextualisations et commentaires pénétrants d’Igor Krtolica – il faut sans doute prévenir le lecteur que dans ce mince volume, les mots de Krtolica sont plus nombreux que ceux de Gary. Une sorte de tiré-à-part, en somme, qui peut se lire comme une nouvelle, ou un échantillon, ou simplement comme une métonymie de l’épopée de Morel, héros du roman, fou qui prit fait et cause pour la survie des éléphants d’Afrique, et dont les combats donquichottesques, franchissant le seuil de la légalité, préfigurent ceux d’une Greta Thunberg, par exemple. On peut bien avoir lu Les Racines du ciel il y a dix, trente (c’est mon cas) ou soixante ans, ce morceau choisi est une fin en soi et l’on suppose que ce serait le cas de tous les autres chapitres.

Car dès la première page, dès la première ligne, la force du style opère et on se souvient à quel point Gary est grand, dans ce qu’il écrit comme dans la manière de l’écrire :

« Lorsqu’on dit que « tous les Allemands ne sont pas comme ça, tous les Russes ne sont pas comme ça, tous les Arabes ne sont pas comme ça, tous les Chinois ne sont pas comme ça, tous les hommes ne sont pas comme ça, on a en somme tout dit sur l’homme, et on a beau gueuler ensuite : “Jean-Sébastien Bach ! Einstein ! ou Schweitzer !” au clair de lune, le clair de lune est renseigné ».

Et attention, Gary étant toujours subtil en plus d’être grand, cette tirade superbe est au second degré, un pas de côté, puisqu’elle est une citation, un écho de conversation entendue au bistro. Comme le dit (à propos d’autre chose) Krtolica l’exégète, Gary n’assène pas de thèses mais présente ces points de vues comme des problèmes et les soumet en permanence à la critique.

S’en suivent des développements palpitants et quelques sous-intrigues, narrateurs emboîtés façon Mille et une nuits, histoires dans l’histoire toutes parfaitement géniales, dont une anecdote (un conte, plutôt ?) de stalag, mettant en scène des détenus résistants français dans les geôles nazies, conte dont je ne dirai rien ici si ce n’est que je brûlerais de le dire ailleurs, devant public.

Puis vient l’écologie, tout de même, puisque la présente réédition se fait dans l’idée que ce roman serait le premier roman écologique, chacun des termes de l’expression étant savamment explicité.
Romain Gary, pionnier de l’écologie ? L’anachronisme pourrait sembler discutable et tiré par les cheveux (le mot lui-même n’est pas cité une fois dans l’édition initiale de 1956, et Gary raconte dans une préface, pour une réédition en 1980, que cette année-là il avait assisté à une réunion présidée par un grand journaliste, Pierre Lazareff, et qu’à la mention du mot écologie, seulement quatre personnes sur la vingtaine présentes avaient une vague idée de sa signification – a priori, lui même n’en faisait pas partie)… si du moins l’on oubliait que Gary n’est d’avant-garde que parce qu’il est d’arrière-garde, pionnier seulement parce qu’il s’inscrit dans une immémoriale tradition (ses racines dans le ciel à lui), une tradition de conscience, d’intelligence (au sens de compréhension), une tradition d’humanisme non humano-centré, qui sait depuis toujours que défendre la nature, c’est nous défendre nous-mêmes. Comme le dit Morel au chapitre XXVIII :

— Enfin, c’est comme ça. Et ça ne prouve rien. Il y a des malentendus, mais les gens, dans leur ensemble, commencent à comprendre. N’importe quel gars qui a connu la faim, la peur, ou le travail forcé, commence à comprendre que la protection de la nature, ça le vise directement…

Et à peine plus loin, dans un flashback où Morel raconte comment il a foutu le feu à un chenil pour libérer des chiens promis à la chambre à gaz :

C’est comme ça que je me suis lancé. J’étais sûr de tenir le bon bout. Il n’y avait plus qu’à continuer. Ce n’était pas la peine de défendre ceci ou cela séparément, les hommes ou les chiens, il fallait s’attaquer au fond du problème, la protection de la nature. On commence par dire, mettons, que les éléphants c’est trop gros, trop encombrant, qu’ils renversent les poteaux télégraphiques, piétinent les récoltes, qu’ils sont un anachronisme, et puis on finit par dire la même chose de la liberté – la liberté et l’homme deviennent encombrants à la longue… Voilà comment je m’y suis mis.

D’ailleurs, cette même collection « Classiques de l’écologie » des PUF héberge également, parmi d’autres ringards, le Cantique de frère Soleil de Saint François d’Assise. Convergence sinon des luttes, du moins des pensées humanistes vintage.

On ne sait toujours pas ce qu’est un écrivain

06/10/2025 Aucun commentaire

Je viens de lire une interview de Marie-Aude Murail, fort intéressante matière à gamberge, qui notamment donne une définition de ce qu’est un écrivain selon elle : « Quelqu’un qui veut être lu« .
Définition qui en vaut une autre, pourquoi pas, je comprends ce qu’elle veut dire.
Mais qui exclut de la communauté des écrivains nombre d’écriveurs, animés davantage par l’écriture que par la perspective d’une lecture ultérieure. Kafkka, JD Salinger, Pierre Louÿs ou Pessoa (et sa mythique malle posthume aux 27 543 textes) sont les quatre premiers noms qui me viennent. Ces quatre-là, cherchant de façon forcenée la création mais pas la communication ne seraient pas « écrivains » ? Allons donc.

Pour ma part, je continue, comme je fais depuis 30 ou 40 ans, d’écrire à peu près tous les jours, parce que l’écriture reste ma façon préférée de réfléchir, de me souvenir, de comprendre, d’explorer, de construire. En revanche, ce qui s’est éloigné de moi, c’est l’envie de faire des livres. Certes, cette perte de désir provient des deux quasi-décennies de bides rencontrés par mes livres (en particulier, le fiasco d’Ainsi parlait Nanabozo en 2021 a mis un terme à quelque chose : à sa sortie j’étais excité comme une puce, sur les starting-blocks, j’avais une énorme envie de défendre ce livre et de discuter avec les lecteurs, de créer des débats notamment dans les lycées… et il ne s’est absolument rien passé, ce livre paru chez Magnier existe aussi peu que s’il était paru au Fond du Tiroir).
Parfois il m’arrive de croiser quelqu’un qui me demande « Tu écris toujours ? Tu as publié autre chose depuis TS ?« 
TS est un roman paru en 2003 et j’ai publié une vingtaine de livres entre temps, ces livres existent, mais sans lecteurs. Que répondre à « Tu écris toujours » ? Sinon, peut-être, « Tu lis toujours ?« 
Bien sûr que je suis déçu de ne plus avoir de lecteurs, puisque j’aimais beaucoup les rencontres, dans les lycées, les salons du livre, ou ailleurs, j’aimais faire mon show et échanger sur la littérature. La méthode pour empêcher cette déception de se transformer en aigreur était somme toute assez simple : je me suis souvenu que j’aimais écrire et que l’écriture était une fin en soi, mais qu’en revanche la publication n’était pas une obligation, seulement un bonus. C’est la publication qui crée des espérances, et donc des déceptions. Tandis que l’écriture, elle, ne déçoit jamais. Je n’ai plus de « carrière littéraire » et ne suis même pas sûr d’avoir le désir d’en avoir une, mais j’ai toujours l’écriture, oui.
Voilà pourquoi j’écris toujours, merci, je ne vois pas ce qui pourrait m’empêcher d’écrire, à part peut-être un AVC… Mais j’ignore si ou quand je publierai un nouveau livre. La question de savoir si cela fait de moi un « écrivain » ou non ne m’empêche pas de dormir.

Un ticket de caisse de dix mètres de long

03/10/2025 Aucun commentaire

En deux temps :

I – 20 août 2025

Depuis vingt-cinq ans, la sensationnelle Rebeka Warrior (Julia Lanoë à l’état civil) met le feu sur scène avec ses divers groupes, plus précisément trois duos : Sexy Sushy, Mansfield.Tya, et Kompromat.
Elle publie aujourd’hui son premier livre, Toutes les vies (Stock). Serait-elle une banale « chanteuse qui écrit » ? Pas du tout ! Dans une interview on lit même exactement le contraire !

Je suis devenue chanteuse d’abord pour chanter ce que j’écrivais. De nos jours, c’est compliqué de vendre de la poésie, donc la musique était une voie plus évidente, mais écrire est depuis toujours mon plaisir number one.

Mais oui : la chanson, c’est d’abord de l’écriture, de la poésie, sinon à quoi bon. D’ailleurs… À ce propos… Vous a-t-on dit ? Vous a-t-on redit ? Vous a-t-on assez répété ? Vous a-t-on suffisamment asséné que le prochain stage d’écriture de chansons co-animé par Marie Mazille et Fabrice Vigne, aura lieu dans le cadre somptueux des Épicéas, à Méaudre (Vercors) le week-end des 27-28 septembre 2025 ? Les détails surgissent lorsque l’on clique ici

Mais pour revenir deux secondes à Rebeka Warrior, parce que ce qu’elle raconte est très-très intéressant…
Durant la même interview, la journaliste taquine la chanteuse : elle qui a longtemps autodistribué ses disques en sortie de scène pour conchier le grand capital, quel effet lui fait donc de sortir son livre dans une maison appartenant au milliardaire droitard et bigot Vincent Bolloré ?
Elle répond :

De toute façon, qu’il s’agisse des salles de concerts ou des éditeurs, on finit toujours par arriver, en haut de la pyramide, à un enculé quel qu’il soit, tranche-t-elle. La lutte prend corps quand on affronte les gens qu’on déteste, qu’on devient des intrus chez eux.

II – 3 octobre 2025

J’ai évoqué, au moment de sa sortie, le livre Toutes les vies de Rebeka Warrior, juste pour mentionner que j’avais envie de le lire… J’en parle à nouveau, cette fois en connaissance de cause, après l’avoir lu.
Donc oui : c’est bien. C’est sale, vital, brutal et viscéral comme un concert punk. Ce qu’elle raconte est une descente aux enfers, la maladie et la mort de sa compagne. Par recoupement, j’ai compris qu’elle vivait cet enfer-là le soir, voici quelques années, où je l’avais vue en concert. Elle n’avait pas adressé la parole au public mais lui avait donné tout le reste. Brutal, viscéral, etc.
Lorsque j’ai présenté le livre il y a quelques semaines, j’ai constaté que certains de mes amis FB avaient tiqué devant son langage, sa grossièreté… Mais voyons donc, elle a tous les droits à la grossièreté, bordel de merde !
Quand elle écrit que la mort est une salope, comment écrire cette idée-là plus exactement ou plus précisément ? Vieux débat. Qui fait penser à Céline, évidemment. Il m’arrive, en atelier d’écriture avec des enfants, d’expliquer que, parfois, le mot juste est un gros mot, voilà, c’est comme ça. Il ne faut ni s’y complaire ni l’esquiver. Ni, bien sûr, en abuser sinon on prend le risque de délayer l’effet, mais il ne faut pas s’en priver lorsqu’il vient et tombe à sa place. Ou alors, si l’on s’en prive, on écrit comme un petit marquis, ainsi que Dostoïevski disait des Français.
Rebeka Warrior n’est pas une marquise.
Extrait :

Souvent le Yi King me disait que le ravin n’était pas encore traversé.
Qu’il fallait être patiente et accepter les épreuves.
Pourtant, je tombais tous les jours un peu plus bas dans un trou.
Ça allait faire un an.
Je voulais qu’on me dise à combien de mètres était le sol.
Quand est-ce que j’allais m’éclater la tête sur le bitume ?
Quand est-ce que Pauline irait mieux ?
Ou est-ce que Pauline allait mourir ?
Je commençais à avoir des craintes.
Mais ç’aurait été trop simple de savoir.
La vraie torture c’est d’aller chaque jour plus mal.
Et d’être surprise de voir qu’on peut aller encore un poil plus mal le lendemain.
L’âme humaine peut dérailler à l’infini et même au-delà.

Son livre n’est pas qu’un chemin de larmes. C’est d’abord un chemin d’apprentissage, spirituel et culturel. Chaque chapitre est placé sous les auspices d’un livre qui, à un moment donné, l’a nourrie. Ainsi des Pensées pour moi-même de Marc Aurèle, qu’elle présente ainsi :

Marc Aurèle est un empereur romain et un philosophe né en 121 et mort en 180 après J.C.
Un stoïcien, dont la philosophie est proche du bouddhisme.
Son règne s’est plutôt bien passé, il a été aimé du peuple de Rome, a rendu la cité prospère, il a favorisé le commerce, consolidé les frontières, et gouverné selon l’éthique et la vertu.
Malheureusement, ça s’est très mal fini.
Il a eu un fils, Commode, qui l’a empoisonné pour prendre le pouvoir et devenir un tyran sanguinaire.
Conclusion, donner à son fils un nom de meuble n’est pas recommandé.

Le récit, quoique linéaire, est truffé de ce qui fait une conscience : des listes, des citations, des tentatives et brouillons, et des recension de rêves. Ainsi d’un rêve noté en 2022 : comme souvent, elle revoit sa femme morte, qui cette fois-ci lui déroule « un ticket de caisse de dix mètres de long avec des titres de livres à écrire, de films à réaliser, de chansons à chanter ». Entre autres, un titre pour le prochain album de son groupe Kompromat, PlДying/PrДying, et celui d’un spectacle que devait monter son amie Vimala Pons, Honda Romance. L’album de Kompromat PlДying/PrДying est paru en janvier 2025 ; le spectacle de Vimala Pons, Honda Romance, sur une musique de Rebeka Warrior, a été créé le 23 septembre 2025, et joué à Grenoble les 2 et 3 octobre.

Quant au titre du livre lui-même, il finira bien, à un moment ou un autre, par être explicité :

Sur mon poignet droit, je venais de me faire tatouer « Toutes les vies » en référence à Tchekhov. J’ai alors vu mon pouls battre avec beaucoup de délicatesse sur le mot « vies ».

Bibliomane

01/10/2025 Aucun commentaire

Comment ne pas avoir de la sympathie, voire de l’empathie, pour ce bibliomane dont la maison est décorée de livres et qui désire toujours des livres nouveaux y compris ceux auxquels il ne peut rien comprendre ?

Cette image est extraite de La Nef des fous, best-seller de la Renaissance, publié initialement en 1494, écrit par Sébastien Brant et illustré par divers artistes, dont Dürer.
Il est remarquable que dès les débuts de l’imprimerie, inventée rappelons-le vers 1454 d’abord pour diffuser la Bible et autres écrits saints, les ouvrages les plus célèbres et les plus diffusés étaient non pas les pieux et les austères, mais ceux qui faisaient marrer leurs lecteurs.

Celui-ci, puis l’Éloge de la folie d’Erasme, Rabelais un peu plus tard…Dans le cas du Bibliomane, nous avons de surcroît sous les yeux une délicieuse mise en abyme : les livres existent à peine que déjà nous pouvons nous foutre gentiment de la fiole de ceux qui compulsivement les accumulent.

Le Bibliomane ainsi que bien d’autres merveilles sont à admirer en ce moment à la Bibliothèque d’étude et du patrimoine de Grenoble, qui expose ses incunables jusqu’en mars 2026.

Le saviez-vous ? L’étymologie du mot incunable, qui désigne les livres imprimés au XVe siècle, entre 1454 et 1500, a partie liée avec le grand éclat de rire scatologique, puisqu’il signifie littéralement dans le berceau, voire dans les langes, dans les couches… Me revient cet aphorisme de Borges : La vie se termine comme elle commence, dans les cris et le caca.

Pétrifié

25/09/2025 Aucun commentaire
Communiqué de son éditeur, 6 pieds sous terre :
Gwenaël Manac’h est décédé dimanche 14 septembre, à l’âge de 35 ans.
Il était joie, curiosité et bienveillance. Notre tristesse est et restera immense.

Quel gros chagrin. Quel scandale.
Gwenaël Manac’h, mort à 35 ans !
Condoléances à la famille, d’autant plus sincères que je connaissais bien et son père et sa mère. Lui-même, je ne l’avais jamais rencontré, cependant je connaissais ses livres. Je viens justement de lire son dernier (je crois que c’est son dernier ?) Les Pierres de famille, sans aucun doute ce que je préfère et ce que je retiens dans son œuvre close si tragiquement tôt.

Coïncidence : dans ce livre, les images d’hommes transformés en pierre y sont aussi puissantes que dans le film Alpha de Julia Ducournau, vu il y a quelques jours. Dans les deux cas bien sûr, il serait assez facile de rationaliser et décortiquer symboles et paraboles, mais au fond l’explication n’ajouterait guère à la force onirique de la pure et simple vision de cette pétrification en nous et autour de nous. Contre laquelle on se cogne. La pierre, c’est ce qui durcit lentement mais définitivement et cesse d’être vivant, voilà tout, aussi bien ce pourrait être une maladie dégueulasse qui fauche un garçon de 35 balais.

Icônes

21/09/2025 Aucun commentaire

Ci-dessus : trois icônes de l’angoisse affichées à la une.

– En 1972, pour la réédition en collection Folio de son roman Éducation européenne, Romain Gary demande à Chagall l’autorisation d’en orner la couverture de son tableau Guerre (1943, Musée National d’art moderne).
– En 2025, Gérald Bronner utilise pour son dernier ouvrage À l’assaut du réel, consacré à la post-réalité, le terrible Saturne dévorant son enfant de Goya (1819, musée du Prado).
– Quelque part entre les deux, en 2001, André Markowicz retraduit L’idiot de Dostoïevski et choisit pour les couvertures des deux tomes (livres 1 & 2 / livres 3 & 4) les deux moitiés du visage du Désespéré de Courbet (1843, coll. particulière).

Pendant ce temps, nos trois spectacles, Goya : démons et merveilles, Chagall : l’ange à la fenêtre et Courbet : je fais comme la lumière courent les routes. Les trois tableaux iconiques cités ci-dessus en font bel et bien partie et désormais, à chaque fois que je les croise, ils me font de l’oeil.
Cette trilogie scénique a été conçue avec mes camarades Christine Antoine (violon) et Bernard Commandeur (piano et arrangements) pour évoquer la vie, l’oeuvre, et l’époque d’un peintre, y compris les bouleversements politiques que chacun a traversés : le renversement de la royauté et les guerres napoléoniennes pour le premier, la révolution russe et la Seconde guerre mondiale pour le deuxième, la Commune de Paris pour le troisième… Chacun des trois a pris son époque en pleine figure et c’est peu de le dire.
Le principe du spectacle est d’entrelacer un récit écrit et dit par ma pomme aux projections d’oeuvres de l’artiste, et aux interprétations des musiques de son temps, de son pays, ou bien, tout simplement, de ses goûts.
Aussi bien, les trois titres pourraient être :
Goya : musique espagnole et latino-américaine ;
Chagall : musique klezmer, russe, française, et l’opéra ;
Courbet : musique romantique et chants de la Commune.

Nous apprécions de jouer ces spectacles dans de « vraies » salles équipées, avec scène, écran, fauteuils… mais nous adorons aussi les présenter chez les particuliers, dans l’intimité de leur salon, à un mètre des genoux du premier spectateur. Si cette offre-ci vous intéresse et que vous avez un grand salon, contactez-nous ! Les coordonnées de Christine : 06 30 20 59 43 / antoine.christine@gmail.com.

Prochaines dates :
* Le Goya : vendredi 3 octobre 2025, 20h, à Bourg de Péage (26), salle François-Mitterrand.
* Le Courbet : samedi 10 janvier 2026, 19h, chez l’habitant à Saint-Martin d’Uriage (38), demandez-moi les coordonnées.