Sommes-nous seuls dans l’univers ?
Envoyé spécial dans les bistrots. C’était le titre, la mission, le sacerdoce, que revendiquait Jean-Marie Gourio lorsqu’il publiait dans la presse ses Brèves de comptoir, cet irremplaçable compendium perpétuel de la sagesse populaire. Gourio se fondait dans la masse limonadière, salut patron comme d’habitude, buvait un verre afin de rayonner la même couleur que les autochtones, technique du caméléon, et retranscrivait tout ce qu’il entendait. Attention, piliers du bar au coin de la rue : votre voisin est peut-être un envoyé spécial incognito. Vous ne savez pas qui vous écoute. C’est comme les livres que vous écrivez, vous ignorez qui les lit.
Samedi 22 février, j’ai eu le plaisir de donner une représentation du spectacle Double tranchant et son double, en compagnie de Christophe Sacchettini et Norbert Pignol, au Café des voyageurs, bistrot vivant, les Saillants du Gua. Or un envoyé spécial était présent dans le public, Vincent Bocquet. Celui-là même qui jadis, dans une revue qui n’existe plus, écrivit à propos de mon premier livre un compte-rendu parmi les plus délicats, les plus sensibles que j’ai eu la chance de lire, ce petit miracle quand, contre toute attente, on sait finalement qui lit vos livres et comment. C’est dire comme j’étais curieux de connaître l’avis de Vincent sur ma prestation.
Il ne m’a pas donné son avis. Il a fait mieux. Il a rédigé le texte ci-dessous. Je reconnais sans mal ce style, ce fourmillement d’impressions solitaires et de sensations chavirées, cette objectivité impossible comme une mélancolie, cet état second du voyageur déporté, ce reportage gonzo à la Hunter Thompson, cette fleur-de-peau avide et anxieuse du moindre contact. J’ai inauguré IKEA, l’une des deux sources de ce spectacle, avait été écrit ainsi en 2007, ni plus ni moins, autre traversée de l’univers dans l’espoir de n’y être pas seul. Au fond, ce qu’on peut trouver de mieux dans un bistrot, c’est la fraternité. Merci Vincent.
(Sinon, pour avoir d’autres nouvelles d’IKEA, tout aussi intéressantes, c’est ici.)
Une soirée littéraire aux Saillants-du-Gua
Le samedi soir, je regarde la télé. C’est bien.
Mais le samedi 22 février 2014 au soir, on avait chamboulé mon programme. Des voisins m’ont proposé d’aller écouter une lecture de deux textes de Fabrice Vigne au Café des Voyageurs. Dans l’ordre :
Des voisins : Marie est ma voisine depuis dix ans. On se connaît peu, mais c’est quelqu’un d’énergique ; elle était comme destinée à l’organisation de cette soirée. En effet, Marie aime la littérature, particulièrement la littérature américaine, dont elle parle avec simplicité et élégance. Autrefois, avant d’enseigner l’anglais (ce qui est déjà une manière de voyager), elle a travaillé dans l’aviation commerciale. Je m’autorise cette incursion dans le passé de Marie seulement parce qu’elle même y a fait allusion lors de la discussion qui a précédé les lectures. La littérature et les voyages. Plus l’énergie. Il fallait que ce soit elle. Marie a réuni un petit groupe de voisins et d’amis. Nous sommes sept.
Deux textes : un texte est un ordonnancement de mots qui doit un peu à l’intervention d’un auteur (voir plus loin, Fabrice Vigne), un peu à l’inspiration (la critique contemporaine a beaucoup minoré cet ingrédient), et le reste à une combinaison de plus en plus improbable de facteurs sociologiques variés (il y a des thèses en grand nombre là-dessus, il suffit au curieux de se pencher un peu sur la question). Comme les lapins qui ont chacun leur caractère, les textes, au-delà de ces définitions formelles, ne se ressemblent pas les uns aux autres. Les deux textes que Fabrice Vigne (voir infra, Fabrice Vigne) allait lire pour nous tous et chacun d’entre nous (miracle de la littérature), ces deux textes en effet ne se ressemblent pas. L’auteur, Fabrice Vigne (…), l’a d’ailleurs dit lors de sa brève intervention inaugurale : rien ne rassemble les deux textes, sauf peut-être les objets, qui circulent, qui se fabriquent, qui fascinent et qui dégoûtent. Le premier texte que lira Fabrice Vigne s’appelle « J’ai inauguré Ikéa ». Le second s’intitule « Double tranchant ».
Fabrice Vigne : je connais Fabrice Vigne encore moins que Marie, et c’est la raison pour laquelle je puis m’autoriser à parler de lui plus longuement que d’elle. Fabrice Vigne est un écrivain, même s’il dit sur son blog que là n’est pas son métier. En effet, il faut bien vivre. Toujours est-il que je connais Fabrice Vigne (fort peu, ainsi que je l’ai déjà dit) comme écrivain. Il y a déjà longtemps, j’avais lu un livre de lui qui m’avait fait forte impression. Dont les deux ou trois paragraphes que j’ai relus en vitesse lors de la soirée du samedi 22 février, en piquant à la va-vite le bouquin dans la caisse où Fabrice Vigne avait disposé quelques-uns de ses livres à l’usage de l’assistance, m’ont fait à nouveau forte impression. Quelques flashes colorés de ma vie d’alors m’ont traversé la mémoire. J’avais vraiment aimé ce livre. Depuis, je confesse que je n’ai pas suivi de près la carrière éditoriale de Fabrice Vigne et que je n’avais plus rien lu de lui. Mais c’est parce que je suis velléitaire et dilettante, en aucun cas la marque d’un désintérêt. Comment se désintéresser de quelque chose qu’on n’a pas lu ? Il y a d’ailleurs quelques textes de Shakespeare et de Bernanos que je n’ai pas lus non plus. Et ce bouquin qui trône depuis des mois sur ma table de nuit et qui s’appelle « Sommes-nous seuls dans l’univers ? », une question qui me taraude pourtant depuis mes six ans. Eh ben, pas lu non plus. C’est bien la preuve. J’avais seulement rangé Fabrice Vigne dans la liste des choses que je devais encore faire avant de mourir. Il se trouve qu’on croit toujours avoir un peu de temps devant soi. Extérieurement, Fabrice Vigne est un grand garçon d’à peu près mon âge. Il y a chez lui quelque chose de juvénile et de discret. Je me souviens avoir dîné chez lui autrefois, en compagnie de sa famille et de la mienne, mais je ne sais plus bien comment la chose était arrivée. J’ai gardé le souvenir un peu brouillé d’une soirée d’hiver à la température avoisinant celle du 22 février, d’un intérieur chaleureux dans une maison qui bordait la montagne et la place de la Cascade des Saillants-du-Gua. C’est, bien que lointain, un très bon souvenir. Je me souviens encore que Fabrice Vigne avait servi un vin rouge tout en me confiant, sur le ton d’une confidence gourmande, le nom du magasin où je pouvais l’acheter, moi aussi, si je voulais bien m’en donner la peine. Lorsqu’il m’arrive de croiser Fabrice Vigne par hasard et que nous nous reconnaissons, bien que la longueur de ses cheveux soit extrêmement variable, je prends plaisir à lui demander des nouvelles de sa vie d’écrivain. Extérieurement, Fabrice Vigne porte souvent une longue veste en cuir qui doit avoir pour lui une valeur sentimentale. Il est souvent habillé d’un jean et il a aux pieds de grosses chaussures qui permettent sans doute d’avoir chaud en hiver. Mais il est possible, il est statistiquement possible, puisque j’ai dit ne croiser Fabrice Vigne que par des intermittences assez éloignées, il est possible qu’en réalité il ne porte de veste en cuir longue et de grosses chaussures chaudes que très rarement. Intérieurement, je ne sais rien de Fabrice Vigne, sinon ce que j’ai pu lire de lui, de loin en loin. Bien que Fabrice Vigne ait tenu le rôle titre de la soirée du 22 février, il était accompagné de deux musiciens, mais je tiens que le bonhomme serait bien assez généreux, dans d’autres circonstances, pour s’effacer derrière ses comparses et pour, dans une démarche absolument moderne, accompagner leur musique de musiciens de ses mots d’écrivain à lui.
Le Café des Voyageurs : avant la soirée du 22, je ne savais rien du Café des Voyageurs. J’y voyais, derrière les buées, des trognes soudées au zinc par les coudes, lorsque, en transit matin et soir vers mon job de prolétaire tertiaire en milieu urbain, je passais devant ses vitres qui donnent sur la rue principale des Saillants-du-Gua. A mon insu, je radicalisais le toponyme : tellement voyageur que je n’eusse imaginé m’arrêter au café du même nom. Je peux d’ailleurs généraliser. Depuis dix ans que j’habite le village de Prélenfrey, qui appartient bien, administrativement parlant, à la commune du Gua, je ne me suis guère arrêté au chef-lieu, qui devrait pourtant exciter un peu mon patriotisme local. Non, j’ai toujours été en transit aux Saillants, comme d’autres à Amsterdam ou Francfort qui disposent, eux, d’un aéroport international. Utilitaire : j’achète le pain, parfois. Je vais chez le médecin et à la pharmacie (c’est pratique, c’est juste à côté). Je ne suis jamais allé dans aucun des deux bistros des Saillants. Rien ne m’avait effleuré jusqu’alors de leur réputation. Dans le privé pourtant, je professe volontiers des opinions qui devraient me pousser à m’intégrer à la vie locale dans toute sa riche complexité. Ainsi, en entrant ce soir au Café des Voyageurs, je démasque en partie l’hypocrisie qui obscurcit ma conscience depuis dix ans. Des idées confuses se battent à l’arrière-plan de l’attention que je porte à cet environnement inconnu. Tandis que je serre des mains, je pense à la différence entre le touriste et le voyageur, entre celui qui cherche à retrouver ailleurs ce qu’il connaît déjà et celui qui tente de devenir un autre, entre celui qui dit « c’était bien la Thaïlande, mais le robinet fuyait », et l’autre qui dit « Je hais les voyages et les explorateurs », je pense en même temps « c’est désagréable cette odeur de cigarette » et « le nomade est immobile car l’espace qu’il parcourt est à jamais uniforme ». Après une brève station debout, on nous introduit dans une salle dont je ne soupçonnais pas l’existence. C’est joliment arrangé, je suis immédiatement conquis. Suis-en train de devenir vraiment voyageur ? Fabrice Vigne est là, tout au fond de la salle, juché sur une scène encombrée de micros et de fils. Je le salue, il me reconnaît, nous échangeons quelques mots. Il prend la parole au micro pour nous souhaiter bon appétit, la lecture commencera après que tout le monde aura mangé. Les gens s’assoient, ils discutent, j’attrape des bribes de conversations derrière moi, je peine à saisir ce que disent Marie et les gens qui sont à ma table. C’est comme d’habitude, je suis traversé par des signaux bariolés qui me perturbent, mon esprit vagabonde, je ne peux l’empêcher de faire son petit ethnologue, une station ici, une autre là, cette vieille dame qui parle du maire, si jeune lorsqu’il a été élu pour la première fois, cette jeune femme qui fait une grimace en goûtant la tarte aux poireaux qu’on vient de lui servir, c’est chaud ?, ce quinquagénaire qui parle avec les mimiques des hommes qui pèsent lourd, qui en ont déjà vu beaucoup et n’en pensent pas moins, et c’est pas fini. Je peine à rassembler quelque chose qui est pourtant en moi, et qui se débat.
Finalement, Fabrice Vigne monte sur scène accompagné de ses musiciens, Christophe Sacchettini et Norbert Pignol. Le patron introduit la soirée. Fabrice Vigne prononce à nouveau quelques mots. Il remercie le patron, il cite ses deux musiciens et leurs prochaines apparitions publiques. On peut acheter leur CD. Il cite son illustrateur dont les gravures décorent la salle. Il explique que le monsieur à côté de la table où sont exposés tous les couteaux, de toutes tailles, ouverts, fermés, à pointes et tranchants, adossés, emmanchés, pommelés, à gardes et empreintes, émoulus, le monsieur est le coutelier des Saillants. L’homme de la belle ouvrage, comme bondi tout droit du texte de Fabrice Vigne qui s’intitule « Double tranchant ». Alors Fabrice Vigne commence à lire. « J’ai inauguré Ikéa ». C’est l’histoire d’un pékin qui participe à l’inauguration d’Ikea, le magasin de Grenoble, en 2005, ou 2007 ? Le pékin, c’est Fabrice Vigne, ou Marie, ou moi, et nous déambulons, objets parmi les objets, matraqués par les couleurs de la marque et les voix suaves d’hôtesses enregistrées, glissant sur des tapis roulants humains le long d’autoroutes domestiques, qui nous conduisent inexorablement, après la cuisine, le petit salon et la chambre du petit dernier, vers les caisses avec, pour seule récréation, la possibilité d’une station programmée au restaurant Ikéa, la magie libératoire d’un arrêt clandestin aux toilettes Ikea. Fabrice Vigne ne lit plus son texte, c’est « J’ai inauguré Ikéa » qui joue de Fabrice Vigne, de ses essoufflements, de ses exhorbitations, de ses stupeurs. Nous finissons tous sur un parking, l’estomac tordu, en sueur, une baudruche Ikéa à la main, l’autre main anxieusement fourrée dans une poche chiffonnée à la recherche d’une clé de bagnole perdue dans une allée du Moloch. Ensuite Fabrice Vigne enchaîne « Double tranchant ». Si j’écrivais dans un supplément littéraire du vendredi, ou, affublé d’un prénom moderne de fille, comme Guillemette, ou Sybille, ou Séraphine, dans un magazine culturel de la gauche hebdomadaire, je pourrais commencer comme ça : « une fable coupante : dans son nouvel opus, Fabrice Vigne, l’air de ne pas y toucher, revisite l’histoire de l’humanité depuis l’invention du couteau. Aïe aïe aïe ». Ensuite, avec force démonstrations, je pourrais procéder à de subtils rapprochements, à d’audacieuses lignes de fuite, à de saisissantes perspectives qui montreraient que j’ai fait de bonnes études. Puis je terminerais sur une pirouette qui m’attirerait la sympathie complice du grand public cultivé. Oui, mais ce serait négliger l’essentiel, ce que j’attendais depuis le début de la soirée, et qui se produit en effet, ce déclic : Fabrice Vigne, le Café des Voyageurs, le texte, la scie musicale et les percus et les boucles et les samples, le coutelier des Saillants, tous ces gens attablés devant une assiette paysanne ; tout ceci trouve enfin son unité, sa simplicité, son expression la plus appropriée, tout se rassemble. Art total. Je ne suis plus haché, découpé, lardé de tous les bruits de tout à l’heure. Je me rassemble. Le règne des objets, leur circulation obscène et incestueuse, leur industrielle reproduction à l’identique. Leur indigne prolifération, dans des espaces d’exposition kilométriques ou des pochettes sous cellophanes de couteaux industriels mal fagotés, manches en plastiques, lames suspectes. Ici les Saillants-du-Gua, pas d’entrepôt Ikéa, mais un coutelier, mais un bistro, mais des voyageurs vivants doués d’oreilles qui applaudissent Fabrice Vigne et ses musiciens. Ailleurs, reste du monde, les villes repues et sales, la circulation boursouflée des objets, la fonction intestinale et souillée qui s’appelle commerce. Mais c’est terminé. Fabrice Vigne souffle le point final. Alors, tout le monde se lève, un petit sourire accroché aux lèvres, tout le monde flâne de-ci, de-là. Je vois bien que les textes de Fabrice Vigne ont eu sur les autres le même effet que sur moi. Ils sont tous un peu écrivains, ils prolongent. J’entends quelqu’un qui dit : « t’as vu, au dessus de sa tête, le lustre, ça lui faisait comme une épée de Damoclés ». Et puis, autour de la table où sont exposés les lames, les manches, ivoire, nacre, buis, tout le monde se passionne, on tâte, on compare, on questionne, on se documente, on s’intéresse. La coutellerie, cause nationale en République saillandoue. Le couteau rassemble.
J’ai toujours eu autant de mal à partir qu’à arriver. Dans l’intervalle, en général, je me survis. C’est parce que je suis un timide. Mais ce samedi 22 février au soir, j’ai vraiment trouvé le temps court. Nous remontons dans la nuit blanche vers cette zone non commerciale absolue où nous habitons tous. Un peu par choix, peut-être. On commente la soirée. Ce samedi 22 février au soir, je n’ai pas allumé ma télé. Peut-être que je ne vais pas mourir tout de suite ; je vais devoir m’occuper. Shakespeare, Bernanos, et Fabrice Vigne. Le moteur ronronne, de virage en virage. On se rapproche des étoiles, tout doucement, et je me sens moins seul dans l’univers.
Commentaires récents