En sécurité dans mes toiles

14/07/2025 Aucun commentaire

Je lis Nous vivrons, enquête sur l’avenir des Juifs de Joann Sfar.

Livre fort épais (450 pages bien tassées), instructif et parfois déchirant. Même si le terme « enquête » y est un un peu surfait : le volume recèle moins la rigueur d’une enquête qu’une recherche très personnelle, les états d’âmes d’un journal intime ou d’un récit de voyage, un baromètre intérieur depuis les attaques du 7 octobre 2023, la guerre sans merci qui a suivi, et cette lancinante question : est-il encore possible d’être juif en France ? Alors même que, mécaniquement, quand un Palestinien tue un Israélien, l’antisémitisme augmente en France, tandis que quand un Israélien tue un Palestinien, l’antisémitisme augmente en France.

Au détour d’une page, comme une blague juive, cette conversation téléphonique entre un fils et sa mère :

« Maman, comment ça va ?
– Bien, mon fils.
– D’accord. Maman ?
– Quoi ?
– Rappelle-moi quand tu seras seule. »

Je relève aussi cette conversation de l’auteur avec Georges Kiejman :

« Il était fou ! Fou, Albert Cohen, de vouloir que les gens aiment les Juifs ! J’ai moins d’ambition, je ne demande pas qu’on m’aime, notez ça, Sfar. L’antisémitisme consiste à détester les Juifs exagérément. Qu’untel ou unetelle pense ceci ou cela, qu’importe. Souhaitons juste qu’ils se bornent à ne pas nous massacrer. Mais vous voyez, Sfar, même quand on ne demande à nos semblables que ce presque rien, on est parfois déçu. »

Je relève enfin p. 175 cette note d’intention de Sfar :

« Mon métier, c’est [le même que celui de] Chagall, c’est : « Je voudrais mettre les Juifs du monde en sécurité dans mes toiles ». »

Lisant, je bondis. Il me faut toutes affaires cessantes vérifier la source précise de cette citation afin de l’insérer, peut-être, dans mon spectacle Chagall, l’ange à la fenêtre. Je la gougueulise : chou blanc. Nulle trace. Sfar l’a soit inventée de toutes pièces soit recréée et réagencée à partir de propos similaire.
(Sachant que j’ai lu autrefois de Sfar les deux tomes du récit intitulé Chagall en Russie qui se révélait, tiens c’est constant chez lui finalement, moins une biographie rigoureuse qu’une fantaisie onirique et une recherche poétique très personnelle.)

Je lance ici un appel : quelqu’un qui passerait le long de cette page pourrait-il,
– soit m’aider à débusquer la citation exacte,
– soit me donner discrètement le moyen de joindre Sfar afin que je lui demande directement.

Même si je n’ignore pas qu’il doit être débordé. Il est en pleine pré-production de l’adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit d’un antisémite dont j’ai oublié le nom. Lorsque j’ai appris il y a quelques mois que Sfar qui est aussi cinéaste avait acquis les droits de ce roman réputé impossible à adapter, pour l’encourager je lui ai adressé, via sa maison de prod, ma Lettre ouverte au Dr. Haricot, mais je ne sais si elle lui est parvenue.

Chacune sa place au soleil

13/07/2025 Aucun commentaire

Philippe Napoletano est écrivain – « entre autres » comme la plupart des écrivains. Mais têtu, comme beaucoup (pas tous : jeter l’éponge est l’un de leurs droits souverains).

Dès son premier livre, il y a près de trente ans, Philippe Napoletano avait annoncé qu’il publierait dix livres et ensuite basta merci bonsoir – c’est moi qui lui ai fait remarquer la similitude entre son intrépide programme et celui de Quentin Tarantino, tonitruant de longue date qu’il ne réaliserait que dix films.
Il en était à neuf depuis un bout de temps… Tarantino aussi…
Or soudain, tergiversant finalement beaucoup moins que QT, il publie ces jours-ci avec l’émotion qu’on devine son dixième livre. Il s’appelle Quelque part au soleil, c’est un roman, et c’est l’Harmattan qui l’édite.

Philippe Napoletano est un ami. Il est toujours risqué de lire le livre d’un ami. Et si par malheur je ne l’aimais pas, ou même, si je l’aimais moins que l’un des neuf précédents ?

Ouf, ça va : je l’aime. Mais, double ouf, ça va : je ne l’aime pas absolument, j’ai des mini-réserves, comme pour me garantir contre les accusations de parti pris et de copinage (j’aime un tout petit peu moins son dernier, je l’avoue, que certains des neuf autres, puisque je garde un sacré souvenir de L’usine ou de Alors j’étais mort).

C’est l’histoire de deux filles à la dérive. Pas tout à fait des louseuses, mais sur le fil, rien à perdre et prêtes à tout. Elles s’appellent Sandy et Cindy, et au début elles dansent. La danse va les emmener dans de drôles de régions, vers de drôles de dangers.
Elles sont ce que j’ai préféré : j’ai aimé d’emblée ces deux cagoles à qui on ne la fait pas, extrêmement bien dessinées et complémentaires, impossibles à confondre malgré leurs blases, je les ai senties, j’ai cru très fort à leur présent (c’est le nôtre) comme à leur passé, à leurs familles comme à leurs fragilités intimes, elles aussi complémentaires hélas, à leurs rapports au boulot (c’est-à-dire à l’argent) comme à la danse (c’est-à-dire à leur corps), c’est bien simple j’avais envie de les embrasser, ne serait-ce que pour les retenir, les empêcher de faire des conneries.

Quant à mes mini-réserves autant copier-coller un message que j’ai adressé à l’auteur :

En revanche, j’ai un peu décroché aussitôt que tu t’éloignes de tes deux gonzesses. En particulier, ma lecture a résisté et patiné durant le passage sur la bande de malfrats de Lyon, qui m’a paru inspirée moins de la vie elle-même, et plus des clichés du cinéma des années 50. Jo la paluche et consort, ce n’est certes pas sans charme mais je n’y ai pas trop cru. Si cela peut te consoler, j’ai éprouvé sensiblement la même chose en lisant le dernier tome des aventures de Malaussène de Daniel Pennac (Terminus Malaussène) : j’ai toujours de l’affection pour ses personnages, sauf pour celui qui est devenu le personnage principal, Pépère le gangster qui m’a l’air de sortir d’un film de Jean Gabin et non pas du cercle d’amis de Pennac. Bon, globalement : bravo, et je serais tout prêt à te souhaiter le même succès qu’à Pennac, sauf qu’on sait bien hélas que l’Harmattan, c’est l’Harmattan, pas la Blanche de Gallimard. 

Et désormais j’attends le onzième, pour voir, puisqu’un autre droit souverain des écrivains est de changer d’avis.

Merci la Charte

10/07/2025 Aucun commentaire

Gustave Courbet se targue (c’est son caractère, il se targue beaucoup en général) d’avoir inventé, pendant la Commune de Paris, le premier mouvement de fédération et de syndicalisation des artistes, ces créateurs réputés fondamentalement individualistes réalisant brusquement (grâce à Courbet, donc) qu’ils avaient tout intérêt à s’unir et à se montrer solidaires afin de défendre leurs droits – ainsi que ceux de l’art, de la liberté d’expression, de l’éducation artistique…

En avril-mai 1871, Courbet est élu président de la Fédération des artistes, avec d’autres grands peintres, Corot, Millet, Daumier… et entreprend des grands travaux à la fois de protection pure et simple des œuvres (blindage des fenêtres du Louvre, puisque la guerre fait rage autour de Paris), et d’appel à la culture et à l’expression populaire. Il écrit à ses parents une lettre fort touchante d’enthousiasme, et fort poignante de naïveté tragique, comme si la Commune était éternelle… alors qu’elle ne durerait que deux mois et dix jours avant d’être sauvagement écrabouillée par les Versaillais :

Charenton, 30 avril. Mes chers parents,
Me voici par le peuple de Paris introduit dans les affaires politiques jusqu’au cou. Président de la Fédération des artistes, membre de la Commune, délégué à la mairie, délégué à l’Instruction publique : quatre fonctions les plus importantes de Paris. Je me lève, je déjeune, et je siège et préside 12 heures par jour. Je commence à avoir la tête comme une pomme cuite.
Malgré tout ce tourment de tête et de compréhension d’affaires sociales auxquelles je n’étais pas habitué, je suis dans l’enchantement. Paris est un vrai paradis ! Point de police, point de sottise, point d’exaction d’aucune façon, point de dispute.
Paris va tout seul comme sur des roulettes. Il faudrait pouvoir rester toujours comme cela. En un mot, c’est un vrai ravissement.
Tous les corps d’État se sont établis en fédération et s’appartiennent. C’est moi qui ai donné le modèle avec les artistes de toutes sortes.
Dans nos moments de loisir, nous combattons les saligauds de Versailles, chacun y va à son tour. Ils pourraient lutter dix ans comme ils le font sans pouvoir entrer dans nos murs ; ça n’est pas malheureux, car tout ce qui est à Versailles est le monde duquel il faut se débarrasser pour la tranquillité, c’est tous les mouchards à casse-tête, les soldats du pape, les lâches rendus à Sedan, et, comme hommes politiques, ce sont les hommes qui ont vendu la France, les Thiers, Jules Favre, Picard et autres scélérats, vieux domestiques des tyrans, vieilles poudrées des temps féodaux monarchiques, en un mot la plaie du monde entier.
La Commune de Paris a un succès que jamais aucune forme du gouvernement n’a eu. On ne nous appellera plus une poignée de factieux.

Qu’est-ce qui me fait penser à Courbet, à part bien sûr le fait qu’en ce moment je pense à Courbet tous les jours ?

Ce sont les 50 ans de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse.
50 ans d’union des artistes. 50 ans de fraternité, de partage, de visibilisation des œuvres et des auteurs, et de luttes pour leurs droits, notamment financiers, puisque il faut rabâcher sans fin (depuis 50 ans) que les artistes ne font pas ce métier pour leur plaisir dilettante mais qu’ils ont besoin de manger. Ainsi, les tarifs des rencontres et ateliers préconisés par la Charte, défendus becs et ongles et mis à jour chaque année, sont une indéniable avancée sociale, qui profite aux artistes bien au-delà du milieu « jeunesse » puisque d’autres écrivains, d’autres créateurs s’en prévalent. Nous tenons la preuve, plus durable que la Commune qu’en s’unissant nous finissons, nous finirons, par avoir gain de cause. Tous ensembleu tous ensembleu, ouais !

Mille grâce à la Charte quinquagénaire. Pour son anniversaire, elle publie un beau fascicule intitulé Crayons pointus et langues bien pendues joyeux et coloré quoique chargé de l’histoire et de l’actualité de ses luttes. On peut le consulter ici.

Pour préparer ce document, la Charte avait fait un appel à témoignages auprès des anciens et nouveaux chartistes, afin qu’ils racontent ce que cette institution représente à leurs yeux. Je m’étais fendu de l’hommage ci-après.

En 1995, la Charte a 20 ans et je suis bibliothécaire jeunesse. Je consulte les publications (sur papier) de la Charte, des étoiles plein les yeux, découvrant des univers d’une richesse stupéfiante, à portée de main pourtant. Je me dis : Ouah, la Charte, c’est vachement bien.
En 2005, la Charte a 30 et je publie quelques livres jeunesse. J’adhère illico, être membre est une fin en soi, une évidence, je me demande même si je n’ai pas publié des livres dans ce seul but, je profite d’un grisant sentiment non seulement d’appartenance, mais de solidarité, d’action commune, de coudes serrés. Je me dis : Ouah, la Charte, c’est vachement bien.
En 2015, la Charte a 40 ans et ma « carrière » d’auteur jeunesse marque le pas. Je suis ailleurs, je néglige de renouveler mon adhésion, tant pis, la Charte, pas rancunière pour autant, non seulement n’efface pas ma page sur son site mais continue de m’envoyer ses mails, me permettant de continuer à m’intéresser à ce que font les copains. Je me dis : Ouah, la Charte, c’est vachement bien.
En 2025, la Charte a 50 ans. Il me vient toujours quelques étoiles dans les yeux. Je me dis : Ouah, la Charte, c’est vachement bien.
Fraternellement,
Fabrice Vigne

Respect pour « Respect »

07/07/2025 un commentaire

Actualité des livres écrits par des gens de cinéma : je lis coup sur coup le livre d’un prédateur et celui d’une proie. Les mémoires de Roman Polanski, Ne courez pas ! Marchez !, et celles d’Anouk Grinberg, Respect. Deux témoignages de survivants, deux dénonciations d’horreurs vécues. Aucun des deux ne fait de l’ombre à l’autre, ou ne saurait diminuer la portée de son voisin. Pourtant…

– Le premier livre est une retranscription d’un grand entretien de Polanski pour l’INA en 2006, complétée de deux documents écrits par le père du cinéaste, Ryszard Polanski, somme hétéroclite qui documente la double expérience du garçonnet Roman enfermé dans le ghetto de Cracovie, et de l’adulte Ryszard déporté à Mathausen, tous deux tentant de survivre à l’extermination systématique des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, dans l’espoir de finalement se retrouver.
Comme je feuilletais le livre, une collègue lisant le nom de l’auteur sur la couverture a tenté une plaisanterie : Polanski publie un manuel sur comment on viole les femmes ? C’est ça que signifie le titre, Ne courez pas ?
Je tique. Je souris poliment alors qu’au fond de moi je suis consterné (et paradoxalement je pense à toutes les femmes qui plus souvent que moi sourient poliment alors qu’au fond d’elles sont consternées par les blagues des hommes – je reviendrai, ou plutôt Mme Grinberg reviendra un peu plus bas sur ce sourire faux des femmes).
Il y a cinq ans déjà, j’avais été embarqué dans une discussion sur Polanski qui m’avait permis de fixer ma position : je suis loin de plaider (ou même de comprendre) la distinction fallacieuse entre l’homme et l’artiste puisque l’art ne sort pas par magie de nulle part, il faut bien que les artistes soient des hommes (ou des femmes) ; en revanche je suis partisan absolu de la distinction entre l’homme-artiste et l’oeuvre.
Ce sont ces deux-là qu’il faut juger séparément. Il convient de vérifier si l’oeuvre a violé qui que ce soit, ou du moins si elle a défendu, justifié le viol, ou l’a montré sous un jour favorable, ou a innocenté un violeur, bref si elle s’est montrée complice de quelque façon. Si c’est le cas, ok, on condamne. Sinon on lui fout la paix et on la juge selon d’autres critères.
Qu’on entende moquer et débiner Polanski, qu’on lui ferme sa gueule sur tous les sujets, y compris lorsqu’il témoigne des camps de la mort et des persécutions nazies, parce qu’il a été un prédateur sexuel, est une aberration, une injustice.

– Le second livre, les mémoires d’une jeune fille fragile rédigées par une vieille dame très digne, est un brûlot décortiquant d’une écriture claire, posée et parfois illuminée (Le déni est une pluie de matraques molles, quelle phrase !) à la fois une aliénation individuelle et un fait social massif, les mœurs dans le cinéma, les violences et abus faits aux femmes.
Rappelons qu’il est très sain, très révélateur et peut-être inévitable que le mouvement #metoo soit né dans le milieu du cinéma avant de faire tache d’huile dans tous les recoins de la société : les actrices, utilisées, manipulées, insultées, humiliées, entendent durant toute leur carrière (du moins aussi longtemps qu’elles sont jeunes et sexy) « Tu n’as pas le choix, tu dois y passer, c’est normal pour une actrice » ; ainsi, elles sont implicitement l’avant-garde de toutes les femmes, utilisées, manipulées, insultées, humiliées, qui entendent durant toute leur vie « Tu n’as pas le choix, tu dois y passer, c’est normal pour une femme » .

Vers la page 50, Anouk Grimberg entre dans le vif et commence à déballer sur Bertrand Blier, dont elle fut l’actrice, la « muse » (qui donc ose encore utiliser au premier degré, sans sourciller, ce terme débile entérinant le fait qu’une femme est juste bonne à être la chose et la projection des fantasmes d’un homme-artiste ?), et l’épouse.
Blier étant mort en janvier dernier, a-t-elle attendu cette échéance pour parler ?

Quand je pense à moi à cette époque, du temps où j’étais avec lui, quand je revois des interviews du passé, je ne connais pas cette femme. Elle me fait peine… peine. Je suis une étrangère à moi-même. Mes sourires, mon masque de félicité, tout est faux. Aujourd’hui, je vois une jeune femme qui lèche les barreaux de sa prison. Je me suis raconté à l’époque que j’étais libre et heureuse, et pourtant j’ai bien failli en mourir. (…) Mon aveuglement a duré si longtemps qu’avant d’y perdre mon âme, j’ai cru qu’il me faisait renaître. Et plus je le croyais, plus je déposais ma conscience à ses pieds.
Le plus étonnant pour moi, ce ne sont pas les neuf ans passés pendant lesquels il m’a pillée, ce sont les neuf ans pendant lesquels je me suis menti pour survivre. J’ai cru à l’amour quand il ne s’agissait que d’envoûtement et d’emprise, j’ai dit qu’il était le plus grand libérateur de femmes et qu’avec lui j’étais au paradis. J’ai brouillé toutes les pistes pour qu’on me laisse en liberté en enfer.

Pour ma part, sans avoir jamais été un grand admirateur du cinéma de Bertrand Blier (à son anarchisme je préférais celui de Mocky, moins misanthrope et plus politique) et sans avoir pris énormément de plaisir devant ses film, du moins (cela suffirait-il à exiger de moi un mea culpa ?) étais-je content qu’il existe dans le paysage du cinéma, en tant que radicalité, en tant que champ des possibles, en tant que provocation et baromètre de la possibilité de provocation, en tant que tête-de-turc des réacs (ainsi lorsque Zemmour consacre un chapitre de son Suicide français à expliquer que Les Valseuses est la métonymie voire la cause princeps de la décadence française, je m’insurge aussi sec et soudain je suis prêt à défendre Blier contre Zemmour).

Pourtant, si je veux être cohérent avec moi-même (et je veux toujours être cohérent avec moi-même), il me faut reposer la question précédemment soulevée pour juger les films et les mémoires de Polanski : ses oeuvres sont-elles complices de quelque chose ?

Celles de Polanski, non (parfois, tout au contraire : il faudrait évoquer Tess, film qui dénonce les abus sexuels d’une jeune fille utilisée, manipulée, humiliée, mais alors prendrions-nous le risque de nous voir rétorquer que son réalisateur est un violeur et par conséquent un hypocrite ?).

Celles de Blier, oui. Sous couvert de liberté, d’anarchie, d’humour le cinéma de Blier est profondément misogyne. Les femmes y sont rabaissées, humiliées, violées, jetées après usage, et c’est vachement marrant. Grinberg rappelle opportunément que dans Les Valseuses, Miou-Miou se fait insulter et cogner du début à la fin. Hymne à la liberté, Les Valseuses est peut-être surtout un hymne à la liberté des hommes.

Il me disait que toutes les femmes étaient des putes, des connes, des salopes. (p. 57)

Si c’est Anouk Grimberg et non Eric Zemmour qui ringardise définitivement Bertrand Blier, je m’incline. Respect.

Le dieu fou, ou la beauté des monstres

04/07/2025 Aucun commentaire

Quand j’avais dix ans, j’avais l’affiche, la vraie, la plus grande que moi, récupérée d’un cinéma, de La Guerre des étoiles suspendue au-dessus de mon lit. Innocent dévot, j’étais loin de réaliser que le halo du sabre laser formait graphiquement une croix – que par conséquent j’avais suspendu un crucifix au-dessus de mon lit (pour lire un autre point de rencontre entre la religion jediste et une autre, plus familière, c’est par ici).
Quoique je ne renie rien, cultivant la passion de l’empilement des strates (11 ans jamais n’effacera 10… 12 ans jamais n’effacera 11, et ainsi de suite jusqu’à ce que mort ou Alzheimer s’en suive), je dois au ciel, à la Force, ou à la découverte du sexe, entre temps, de m’être épargnée l’humiliante infantilisation d’avoir encore cette affiche chez moi. J’en connais quelques uns, des adultes restés fans. Grand bien leur fasse.

J’ai de l’attendrissement pour moi-même-à-10-ans (si vous saviez comme j’étais mignon) et de l’indifférence voire de la franche hostilité pour tout ce qui surgit aujourd’hui estampillé Star Wars des usines Disney, soit bon an mal an un film et deux ou trois séries dérivées, franchise pas franche du collier et âpre au gain.

En revanche !

En revanche je tombe de la rétine sur le contraire de cette régression permanente vers l’enfant de 10 ans en nous qu’est devenu Star Wars.
Je tombe sur Mad God, de Phil Tippett, long métrage d’animation(s) sans équivalent, fomenté pendant 30 ans et enfin sorti en salle en 2022. Et quelque chose me dit que ce trip prodigieux, cet itinéraire bis dans les contreforts d’une poésie muette et méphitique, ce cauchemar stroboscopique en rafale (une idée par image, minimum), pourrait bien être un Star Wars officieux, mutant, déviant, non censuré, non destiné à être transformé en parc à thème selon un business plan.
Ce que montre Mad God est un chaos irréductible, irrécupérable, mais affichant un bizarre air de famille avec Star Wars, comme un cousin handicapé qu’on aura préféré enfermer, né dans un recoin caché de la galaxie, ou un champ de bataille méconnu de la guerre sans fin entre l’Empire et la liberté, disparu des livres d’histoire.
Mad God est la visite non guidée et non agréée par Disneyland d’une planète oubliée de l’Empire galactique, trop peu glamour, dénuée de peluches marrantes ou de robots sympas – s’y déploie juste pendant une heure et vingt minutes l’horreur brutale, louche et dangereuse, poilue et cracra, incompréhensible, repoussante, scatologique, de la vie elle-même et toute crue, en composition et en décomposition.

Quel rapport entre cette aberration et le space opera inventé en 1977 par Georges Lucas ? D’où vient l’impression d’inquiétante étrangeté ou de familiarité tordue produite par ce Star Wars pour adultes ?

Elle vient de ce que ledit Phil Tippett, génie du bricolage visuel, en particulier du stop-motion (car quant à lui ce qui l’a marqué à vie lorsqu’il avait dix ans, ce sont les films de Ray Harryhausen, Le 7e voyage de Sinbad, Jason et les Argonautes…), n’est pas pour rien dans l’identité visuelle de la trilogie originelle Star Wars. Réclamons pour lui le statut de co-auteur de la saga car c’est bien lui qui en a jadis créé une partie de la faune et y a insufflé toutes les abominations grouillantes, cornues, baveuses ou globuleuses, gluantes, dentées et disproportionnées, les anomalies lovecraftiennes, palpitantes image-par-image, les parties d’holo-échecs, les banthas, les tauntauns, Jabba The Hut et son adjoint Bib Fortuna, le Sarlacc (terrifiant anus du monde, dans Le Retour du Jedi), le Wampa, l’amiral Ackbar, etc.

Artisan de l’abominable, Tippett se révèle, finalement, le cinéaste le plus conforme à la nature fondamentale de Star Wars : un conte traditionnel.
Un conte traditionnel n’a pas pour rôle de consoler ou d’anesthésier, mariage triomphe trésor victoire du bien bons sentiments happy end musique symphonique de John Williams pop-corne supplément de gras supplément de sucre doudou à serrer contre soi pour s’endormir… pas du tout. Un conte traditionnel a pour rôle de terrifier, de faire prendre conscience que les monstres existent et qu’ils sont même la norme, il est là pour te faire flipper ta mère, pétocher ta race, ou l’inverse. Or on trouve dans Mad God de ces terreurs primaires et organiques (la première d’entre toutes : la peur de la dévoration – puis celle de l’inconnu, de l’abandon, de la mort, de la nuit, de la perte d’intégrité physique…) qui font penser aux contes traditionnels, aussi bien qu’à Cronenberg ou à Lynch, et soudain on se souvient avec mélancolie que David Lynch avait refusé de réaliser Le Retour du Jedi, quelle voie aurait prise la saga avec lui ? Peut-être celle de Mad God. Celle de l’infantilité mais au sens de traumatisme infantile.

Quant au titre de la monstruosité, Mad God, dieu fou, l’introduction déroulante nous incite à le prendre au pied de la lettre et à trembler d’effroi religieux, puisque, au lieu de nous rassurer sur la distance qui nous sépare de ce que l’on voit (A long time ago in a galaxy far far away…) l’intro cite non pas un quelconque dieu exotique et extraterrestre, pas même un dieu sumérien d’heroic-fantasy vaguement barbare sur le dos duquel on pourrait mettre sans problème les sacrifices humains… Cette introduction cite bel et bien le dieu démentiel de chez nous, celui de notre Bible sur l’étagère, le dieu sévère, cruel, fou de rage et délirant de cruauté éructant dans le Lévitique chap. 26, versets 27 à 33. La terreur vient des contes traditionnels, par conséquent de loin et d’en haut :

27 – Et si malgré cela vous ne m’écoutez point et que vous vous opposiez à moi,
28- je m’opposerai à vous avec fureur, je vous châtierai, moi, au septuple pour vos péchés.
29 – Vous mangerez la chair de vos fils et vous mangerez la chair de vos filles.
30 – Je détruirai vos hauts lieux, j’anéantirai vos autels à encens, j’entasserai vos cadavres sur les cadavres de vos idoles et je vous rejetterai.
31 – Je ferai de vos villes une ruine, je dévasterai vos sanctuaires et ne respirerai plus vos parfums d’apaisement.
32 – C’est moi qui dévasterai le pays et ils en seront stupéfaits, vos ennemis venus l’habiter !
33 – Vous, je vous disperserai parmi les nations. Je dégainerai contre vous l’épée pour faire de votre pays un désert et de vos villes une ruine.

(traduction extraite de la Bible de Jérusalem)

L’Alhambra et après

18/06/2025 un commentaire

Le cinéma m’émeut. Peut-être est-ce la forme d’art qui m’émeut le plus, celle qui m’apparaît la plus en phase avec la vie, la mort, et la mélancolie entre les deux, parce qu’elle est elle-même entre la vie et la mort, elle parle des morts aux vivants et, peut-être, réciproquement.

Apparition et mouvement : le cinéma est par essence l’art des fantômes, d’autres l’ont dit et mieux que moi, Derrida, Clélia et Éric Zernik… Il paraît que le carton le plus célèbre du cinéma muet est « Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » (Nosferatu, Murnau, 1922). Bien évidemment, le pont en question est le cinéma lui-même. Le fond étant la forme remontée à la surface (Victor Hugo), tout beau film est un film de fantômes et vice-versa.
(Incidemment : le dernier film de fantômes que j’ai vu, l’un de ces films dont on se dit que le cinéma a été inventé pour eux, est Au cœur des volcans, requiem pour Katia et Maurice Krafft de Werner Herzog, qui contient quelques unes des plus époustouflantes images que j’ai jamais vues sur un écran, et où les fantômes traqués jusqu’à l’ultime image sont les deux Krafft, bien sûr).

Pour les mêmes raisons, j’aime la salle de cinéma elle-même, aussi sûrement qu’un pont lieu de rencontres surnaturelles, et j’aime les cinémas fantômes : les cinémas fermés, désaffectés, en ruines, sont les lieux les plus hantés que je puisse imaginer. Il s’en est tant passé en leur dense obscurité !

En mars 2024, à quelques rues de chez moi, le cinéma Rex de Grenoble (spot historique où eu lieu la première séance de cinéma grenobloise en 1896) a définitivement fermé ses portes. Une ou deux saisons plus tard, il a bradé quelques uns de ses fauteuils. J’en ai acheté un et l’ai installé chez moi, certes par pur fétichisme, par clin d’œil à ce que pourrait être vraiment et fantomatiquement le home cinema, mais aussi par respect pour l’objet, pour ce qu’il représente d’émotions, par dévotion à tous les fantômes, ceux qui s’étaient assis sur lui comme ceux qui avait traversé l’écran d’en face. J’ai désormais un fantôme familier.

Et puis je l’ai fait customiser, ce fauteuil. Ça branlait dans le manche : lui qui autrefois tenait debout par rangée entière avait tout seul besoin d’un socle solide et lourd pour assurer son assise. J’ai fait appel aux services d’un mien cousin, magicien de ses dix doigts et orfèvre de la ferronnerie : Sébastien Roux. Comme il est un peu artiste en plus d’être pleinement artisan, il m’a dit : « Tu ne veux pas que je le décore, ton socle de fauteuil ? Que je le dessine ? Choisis ton motif… »
J’ai trop longtemps réfléchi, et lorsque je lui ai finalement suggéré d’inscrire sur ce socle le simple mot SILENCIO (David Lynch venait de disparaître, je ne pouvais pas trouver meilleure façon de concentrer en quelques signes ce que sont les fantômes du cinéma), il avait déjà commencé à découper une autre décoration : ce socle rond serait une bobine de cinéma, vintage, argentique, technologie devenue fantôme à son tour… On peut constater sur les photos ci-dessus qu’il a habilement réussi à cumuler son idée et la mienne. Chapeau.

Autre histoire, quoique déjà et toujours la même. En 2011, j’étais en résidence à Troyes et j’avais publié sur ce blog la photo d’un fantôme : la devanture du cinéma l’Alhambra, salle née en 1922 (l’année de Nosferatu) et morte en 2004.

Ce fantôme-ci s’était estompé dans ma mémoire lorsque, l’an dernier, les frères Warren & Steven Lambert ont traversé le pont à ma rencontre, au sujet de cette vieille photo. Comme leur nom me disait quelque chose, j’ai vérifié sur Google : ah, oui, ça me revient, Warren Lambert est l’auteur de Tropique du Splendid, essai sur la France des Bronzés, intrépide pamphlet contre l’humour du Splendid, contre cet esprit vachard dont les saillies prolifèrent en clins d’oeil dans nos conversations triviales (c’est cela, oui, etc.) mais dont l’auteur démasquait le rôle de rouleau compresseur soft power, sarcasme cynique, manifestation du mépris de classe (toujours adressé au faible, jamais au fort) ayant précédé et accompagné la révolution conservatrice, ayant préparé le terrain pour Sarkozy et Macron. Voilà un livre qui n’a pas peur de se faire des ennemis.

Mais les frères Lambert toquaient à ma porte pour tout autre chose : ils lancent leurs maison d’édition, consacrée au cinéma, qu’ils baptisent Alhambra Editions. Littéralement, Château rouge : ce terme arabe qui désignait le palais des rois maures à Grenade, est le nom d’innombrables cinémas encore en activité (L’Alhambra est le cinéma de Robert Guédiguian à l’Estaque, par exemple) ou bien devenus ectoplasmes, tel celui de Troyes. Or les Warren souhaitent utiliser ma fameuse photo de 2011 en guise de quatrième de couve de leur premier livre à paraître. Quels gentlemen de me demander l’autorisation ! Eussent-ils utilisé la photo sans m’en parler, qui l’aurait su ? Certainement pas moi ! En échange de ma dérisoire contribution, ils promettent de m’envoyer un exemplaire… Et je trouve aujourd’hui dans ma boîte la promesse tenue. Elle est magnifique et passionnante.

Le livre s’appelle Des lettres d’amour dans les banques, et il s’agit de la retranscription de trois conférences données en 2004 au Japon par le cinéaste portugais Pedro Costa. Je suis emballé et convaincu dès la première page, quasiment la première ligne, où Costa, courtois, rend hommage au pays qui l’accueille (même si tout le monde sait depuis Godard que le cinéma c’est plutôt un pays en plus) :

Plus que reconnaître, on peut connaître les choses par le cinéma. [Oui !] Moi, par exemple, j’aimais et je connaissais plein de choses du Japon sans y être jamais venu auparavant. Je connaissais le Japon des films grâce aux trois cinéastes que j’aime le plus, c’est-à-dire Mizoguchi, Ozu et Naruse.

Suit un éloge d’Ozu et je bois ce petit lait, moi qui nourris pour lui une passion, puis des considérations sur le cinéma en tant principe d’enregistrement de ce qui disparaît sous nos yeux :

C’est une donnée historique basique : le premier film [la sortie des usines Lumière], la première photo [selon Costa, la première photo publiée dans la presse serait celle des cadavres des Communards dans leurs cercueils en 1871], ce sont des choses terribles. Ce ne sont pas des histoires d’amour, mais d’inquiétude. C’est quelqu’un qui a pris une caméra pour réfléchir, pour penser et pour interroger. Il y a pour moi dans ce geste, qui peut être le désir de faire un film ou de faire une photo, ou aujourd’hui une vidéo, quelque chose de très fort, quelque chose qui vous dit : « N’oubliez pas. N’oubliez pas que vous êtes humains et mortels. »

N’oubliez pas que vous êtes des fantômes, ou que vous le serez bientôt.

Ensuite, à l’avenant, des dizaines de pages de sensibilité et d’intelligence, revenues de loin, d’un Portugais au Japon. Merci et longue vie aux éditions de l’Alhambra. La séance se termine par les bandes annonces : juste avant ma modeste photo en quatre de couve, les titres annoncés à paraître sont très alléchants, dont un signé par Monsieur Merde, cette infâme créature, perpétuellement intruse et sauvage et qui possède, à la manière d’un esprit frappeur, Denis Lavant.


Addendum 21 juin 2025

Vu ce soir le fort beau The Life of Chuck de Mike Flanagan – dont le chef d’oeuvre, au fait, The haunting of Hill House, abonde dans le sens de ce qui précède à propos des liens serrés entre cinéma et fantômes ; celui-ci aussi, certes, mais seulement à la marge, ou plutôt dans le grenier.

Je salue l’intelligence de la bande annonce qui ne déflorait absolument rien de la construction de Life of Chuck, alors même que la construction en est l’atout majeur, en concentre et révèle le sens lui-même : voilà un pur film de scénario et de montage. Ce qui fait que je suis entré vierge dans la salle, comme si je n’avais pas vu la bande-annonce, sans avoir le moindre indice sur ce qu’est ce film.

Maintenant que je sais, que je suis capable de définir ce qu’est ce film, je pourrais dire, sans trop divulgâcher : Life of Chuck est une version « feel good » de Mulholland Drive de Lynch. (Voire, dans sa première partie, une version « feel good » de Melancholia de Lars Von Trier, mais c’est tout de même avec Mulholland Drive que le parallèle est le plus fécond.)

J’emploie « feel good » sans condescendance ni volonté de débiner : il n’y a pas de mal à se faire du bien…

Le point commun de ces deux films qui sont des labyrinthes mentaux avec jeux de miroirs, c’est que le personnage principal exprime une ambition de carrière artistique (dans le cinéma pour l’un, avec hommage à Rita Hayworth : Gilda / dans la danse pour l’autre, avec hommage à Gene Kelly ET Rita Hayworth : Cover Girl/La reine de Broadway), rêve qui tourne court et se fracasse contre le réel.
Or dans la version « feel bad » (Mulholland Drive) la frustration tourne à l’obsession, au morbide et à la mort ; dans la version « feel good » (Life of Chuck) la frustration est métabolisée par le personnage, et la leçon morale du film est : « Pas grave, tu n’as pas fait carrière, la vie est belle quand même ». La leçon morale n’est jamais ce qu’il y a de mieux dans un film…

Je peins ce que je vois, je fais comme la lumière

08/06/2025 Aucun commentaire

Toute l’histoire de l’art depuis cent ans peut être étudiée
du point de vue du schisme qui s’y établit
entre fidèles de Courbet et ennemis de Courbet. 
(…)
La bataille pour Courbet, la bataille pour le réalisme,
fait éclater cette vérité, qu’il n’y a pas deux choses distinctes,
l’histoire et l’histoire de l’art, qu’il n’y a que l’histoire.

Louis Aragon, L’exemple de Courbet

Le fou de peur, vers 1844, musée national d’Oslo
(bouche en cul de poule, figure A)

« Gustave Courbet : Je fais comme la lumière »
(note d’intention du spectacle)

Gustave Courbet, géant de la peinture aux yeux (encore) plus grands que le ventre, a toujours été en décalage, plus moderne que son époque ou, peut-être, que la nôtre.
Jamais consensuel, on l’a dit scandaleux, humaniste, vulgaire, socialiste, orgueilleux, violent, prétentieux, outrancier, radical, provocateur, obscène, libre…
Il était surtout pétri de contradictions : paysan de Paris, féministe misogyne, égocentrique obsédé du bien commun, âpre au gain et infiniment généreux, solitaire en quête perpétuelle de reconnaissance, ne jurant que par la révolution de l’art et s’engageant pourtant dans la Commune de Paris, né trop tard pour le romantisme et mort trop tôt pour l’impressionnisme… Il ne fut peut-être rien d’autre que peintre, passionné.
Je n’ai jamais eu d’autres maîtres que la Nature, et mon sentiment.
Notre spectacle, entrelaçant les toiles de Courbet, le récit de sa vie et les musiques de son temps, entre mélodies romantiques et chansons de la Commune, vient conclure une trilogie d’art, de musique et de politique débutée avec « Goya : démons et merveilles“ et poursuivie avec ”Chagall : l’ange à la fenêtre ».
Christine Antoine : violon
Bernard Commandeur : arrangements et piano
Fabrice Vigne : texte et voix. »

Sans atteindre les sommets de morgue et de fatuité de Courbet lui-même, homme le plus fier et le plus orgueilleux de France, j’avoue éprouver un enthousiasme délirant pour ce spectacle, volet le plus long, le plus politisé, et le plus personnel (personne ne s’en rendra compte, mais j’y ai copié-collé une page entière du blog du Fond du tiroir, consacrée à la Commune, et j’y récite Le Temps des cerises comme dans Les Giètes) de notre trilogie.

(Quiconque a six heures devant soi est invité à écouter la causerie d’Henri Guillemin sur la Commune.)

Représentations :
* Vendredi 27 juin, 19h, au château de Seyssins
* Samedi 28 juin, 11h, chez Mme Evelyne Reinhart, Claix (coordonnées par MP)
* Dimanche 21 septembre, 17h (dans le cadre des journées du patrimoine), en l’église Notre-Dame des Vignes, Sassenage
… d’autres à venir.


Addendum juillet 2025

De gauche à droite : moi ; L’homme à la pipe (autoportrait de Courbet, 1849, Musée Fabre, Montpellier) ; Christine (bon anniversaire) ; Bernard (invisible, caché derrière son piano)

Le spectacle a beau être enfin créé et avoir trouvé sa forme définitive (ah ah ah ah !) je ne puis m’arrêter de bûcher, je continue d’engranger compulsivement les informations sur l’affreux réaliste et communard.
Je dévore l’essai de Louis Aragon, L’exemple de Courbet (1952), excellent, malgré l’obsolescence de sa vaine et stalinienne tentative de valider une filiation problématique entre le réalisme de Courbet et le réalisme soviétique qui n’était absolument pas réaliste, mais idéaliste et idéologique, tout ce que Courbet détestait.
Je prélève et approuve l’épigraphe placée en entête du présent article.
Et aussi, je complète ma collection d’injures endurées par Courbet. Cette somme d’indignités est fascinante, y compris en tant que moteur d’un destin. Courbet s’en est longtemps régalé, avant d’en être détruit. Depuis L.-F. Céline, je ne m’étais pas passionné pour un artiste à ce point couvert de crachats, de pissats, de diarrhée.
Aragon cite ce bijou d’anthologie écrit par Alexandre Dumas fils, le jour même (quelle classe) où Courbet est déchu, à terre, emprisonné :

De quel accouplement fabuleux d’une limace et d’un paon (…) peut avoir été générée cette chose qu’on appelle Monsieur Courbet ? De quelle mixture de vin, de bière, de mucus corrosif et d’œdème flatulent a pu pousser cette courge sonore et poilue, ce ventre esthétique, incarnation du Moi imbécile et impuissant ?

Aragon commente :

Quel principe pouvait être celui de ce genre d’écrivain, sinon la haine basse, la bassesse dans l’injure ? Il y a aura longtemps qu’on ne lira plus La Dame aux camélias, que ces phrases resteront dans la mémoire des hommes à titre d’exemple de la critique bourgeoise, pour montrer jusqu’où peut descendre le porte-monnaie enragé.

Prochaine représentation : 21 septembre, 17h en l’église Notre-Dame des Vignes, Sassenage (dans le cadre des Journées du patrimoine).

Pendant ce temps (1), rincez-vous bien l’oeil avec le tableau ci-dessous, La femme aux bas blancs (1864, Coll. de la Fondation Barnes, Philadelphie) qui NE FAIT PAS partie du spectacle puisque je ne saurais citer ni toutes les audaces, ni toutes les insultes.
Pendant ce temps (2), le précédent spectacle du trio formé par Christine Antoine, Bernard Commandeur et moi, Chagall : l’ange à la fenêtre, court toujours. Deux dates à l’automne :
20 septembre 11h au château de Valbonnais (38) ;
vendredi 3 octobre 20h, à Bourg de Péage (26), salle François-Mitterrand.

La femme aux bas blancs
(bouche en cul de poule, figure A)

La coupe de cheveux de Nicolas Hulot sauvera-t-elle le monde ?

07/06/2025 Aucun commentaire

Vu le dernier Mission: Impossible.
J’espère vivement que, vrai de vrai, c’est le dernier, parce que celui-ci est complètement con.
Si j’ai bien compris, l’ennemi suprême est une IA, mais pas celle qu’on croit : plutôt celle qui a écrit le scénario.
En gros : un tiers de logorrhée amphigourique incompréhensible ; un tiers d’invraisemblances, incohérences et MacGuffins divers aboutissant systématiquement aux mêmes gimmicks (on dénombre quatre ou cinq occurrences du compte à rebours égrené pendant que Tom Cruise court) ; enfin un tiers de flashbacks qui renouent maladroitement les fils de la saga (la vengeance du fils de Jim Phelps, sérieux ?) et desservent plutôt ce film-ci parce qu’on se rappelle vaguement ce qu’on avait aimé dans certains des précédents.
Une scène pourtant, je l’avoue, m’a saisi et a accompli la possible mission d’accélérer mon rythme cardiaque : celle du sous-marin. Je me suis laissé faire un instant dans mon fauteuil et y ai trouvé de l’inédit cinématographique – notamment parce qu’enfin on était dans le monde du silence, on n’avait plus à subir leurs laïus idiots.
Scène finalement métonymique, de même que les cabrioles aériennes, du problème fondamental : ce film est hors-sol.
Déconnecté, contrairement à la série d’espionnage éponyme créée en pleine guerre froide, des véritables enjeux géopolitiques contemporains.
Le seul héritage sensible que les films ont apparemment reçu de la vieille série télé si peu spectaculaire est l’absence absolue de psychologisation des protagonistes de la Mission: Impossible Force. Sauf que dans les années 60, cette froideur psychologique était un parti pris narratif très fort pour décrire des personnages professionnellement déshumanisés, menant une guerre psychologique, jouant avec les nerfs et les failles de leurs ennemis… Tandis qu’en 2025 « Ethan Hunt » n’a tout simplement aucune personnalité, aucune intériorité, aucune motivation, aucun affre, aucun affect (à part quelques principes mécaniques et dévitalisés, répétés à l’envi : « Prends soin de ton équipe », « Tu travailles pour les inconnus »), aucun passé et aucun avenir puisqu’il est identique depuis 30 ans. Il n’existe pas. Comment s’intéresser huit fois à un personnage qui n’existe pas ?
Aussi, je préfère mille fois un bon film Marvel (il en existe de mauvais, je parle ici des bons) dont l’atout a toujours été l’empathie qu’on éprouve pour les personnages, l’attachement aux paysages psychologiques qu’ils dessinent, l’identification aux aventures toutes psychiques qu’ils traversent sous couvert de métaphores surnaturelles. Ainsi, le dernier en date, Thunderbolts*, était excellent parce que son véritable sujet caché était la bipolarité, et que ce qu’il en montrait de noirceur était plus poignant que le témoignage de Nicolas Demorand.

Jules qui ?

21/05/2025 Aucun commentaire
(photo Marie Mazille)
« J’étais proche il n’y a pas de doute, un des plus proches. On me voit sur les vidéos « AA ». Souvent de dos mais si on connaît mon dos on me reconnaît. » (Ainsi parlait Nanabozo, chap. I)

Encore un lundi très (et bien) rempli : cinq classes à la suite, miam-miam, cette fois-ci dans une école élémentaire au Grand Lemps. Et à la fin de la journée : une chanson par classe, une bonne s’il vous plaît, bien ficelée, entraînante et intelligente, on ne bâcle jamais… Stakhanovisme créatif qui est à la fois une routine d’atelier et un miracle perpétuel, avec ma partenaire de jeu Marie Mazille.

Particularité et émerveillement du jour : les élèves de CM2 à qui nous demandions sur quel sujet ils souhaitaient composer leur chanson nous ont répondu : « Jules Ferry ». Pardon ? Vous êtes sûrs ? Bon, d’accord, va pour Jules. Quel étrange centre d’intérêt pour des enfants de 11 ans. Ces mômes très sages avaient l’air sortis d’ailleurs, d’un autre siècle peut-être, ou au minimum d’un cours de sensibilisation à la République façon hussards noirs, et nous avons écrit avec eux l’hymne de gratitude dont on lira les paroles ci-dessous.

J’avoue que j’ai trouvé rafraichissant, reposant et inespéré cet exercice politiquement correct : se souvenir fugitivement que l’école publique, gratuite, laïque, obligatoire (oui, les enfants m’ont récité l’intégralité du chapelet), la seule authentique école libre, est une bien belle invention.

Ces élèves de CM2 auront tout le reste de leur vie, ou bien de l’année scolaire, pour découvrir la complexité du monde et le côté obscur de Jules Ferry, qui était aussi un affreux idéologue du colonialisme, méritant sans aucun doute déboulonnage (« La France a le devoir de civiliser les races inférieures« , etc.).

« Merci Jules ! »

REFRAIN
L’école c’est gratuit
Depuis Jules ferry
Un siècle et demi
L’école c’est la vie

COUPLET 1
Nous en avons bien de la chance
De pouvoir passer notre enfance
Au Grand Lemps ou partout en France
Ailleurs ignorance et souffrance
Sierra Leone ou Éthiopie
Gambie Mali ou Djibouti
Et dans combien d’autres pays
Pas assez d’écoles aujourd’hui

REFRAIN

COUPLET 2
Égalité fraternité
Sans oublier la liberté
Trois mots d’amour à partager
Dans la classe ou à la récré
Égalité fraternité
Sans oublier la liberté
Trois mots d’amour à partager
Trois mots que nous allons chanter

REFRAIN

COUPLET 3
Se cultiver s’améliorer
Bien conjuguer savoir compter
Apprendre à lire et à écrire
Nager courir et convertir
Pour tous ces mots en préambule
Du matin jusqu’au crépuscule
En minuscule en majuscule
Je le dis fort comme un Hercule :
Merci Jules !

Contre nature

18/05/2025 Aucun commentaire

Cette nuit, j’étais dans un pays en guerre.
Je traversais une ville en ruine, j’arpentais des rues effondrées, j’escaladais des gravats sous un ciel gris. Je n’espérais pas croiser quiconque et j’étais prêt au contraire à me planquer à la moindre rencontre, attentif à tous les bruits qui d’en haut ou d’en bas précèderaient une menace. Je guettais surtout les aboiements, car je cherchais des chiens errants. J’étais censé capturer des chiens pour les transformer en chiens de guerre, c’était cela ma mission, ou mon gagne-pain, qui m’écoeurait tellement qu’au fond je n’étais pas fâché de ne débusquer aucun animal, j’accomplissais ma ronde par acquit de conscience, sans espoir. Puis je rentrais chez moi, bredouille.
Chez moi aussi, c’était gris, comme le ciel, comme la ville et comme les décombres. Dans ma cuisine, je caressais mon chat et je lui annonçais qu’il allait falloir partir, qu’on ne pouvait plus rester ici.
À peine ai-je fait mine de le saisir pour l’enfermer dans sa boîte de transport couleur bordeaux qu’il se hérisse et se met à grogner, cracher, battre l’air de ses crocs et de ses griffes. La lutte dure, mes mains sont lacérées, j’empoigne brutalement le chat tout en lui parlant gentiment et malgré ses résistances et ses pattes accrochées aux rebords, je réussis à le placer au fond de la boîte, qu’enfin je scelle en appuyant de tout mon poids sur le couvercle pendant que je fais glisser par à-coups la tirette de la fermeture Éclair le long du pourtour.
Je masse mes poignets tailladés. La crise n’est pas terminée pour autant. Le chat se démène tellement que la boîte couleur bordeaux sursaute sur le sol gris, tournoie, rampe, hurle. Je m’agenouille et, horreur, je constate à travers les trous d’aération que l’intérieur baigne dans le sang. Je me résous à libérer la pauvre bête, je fais glisser la fermeture Éclair aussi vite que je peux… Une tête de chien noir surgit. Il me fixe mais il a l’air calme. Je bredouille : « Tu… Tu es prêt à partir, maintenant ? » Il me répond en hochant la tête : « Oui ». Qu’ai-je fait, malheur à moi ? J’ai transformé mon chat en chien de guerre qui parle comme un homme.
Je me réveille.