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En quatorzaine (3/5)

« Tête de confiné au masque » (mai 2020)

Troisième tranche de quatorzaine confinée. When the times get tough the tough get going.
Et chez vous ça va ?

Jour 31

Cinq fois. Ça fait cinq fois depuis le début de la confine, en moyenne une par semaine, que je reçois une invitation à participer à une chaîne de poésie. « Veuillez envoyer un poème à la personne dont le nom est en position 1 ci-dessous (même si vous ne la connaissez pas), avec pour objet de courriel Échange de poèmes.« 
Cinq fois, de cinq personnes différentes qui ne se connaissent pas entre elles, que je connais très bien ou un petit peu, dont j’étais ravi de voir apparaître le nom dans ma messagerie, ah chic des nouvelles d’Untel/Unetelle, comment il/elle va depuis le temps ? Mais non, pas des nouvelles, une chaîne genre pyramide de Ponzi, petit investissement avec promesse de gros rendement à la fin (à terme chacun devrait tremper dans un océan de poésie) parce que la Croissance comme on sait est sans fin, à l’aide d’un simple copier-coller et relai à un inconnu.
La première fois, j’ai envisagé sérieusement de donner suite. Voyons, quel poème pourrais-je envoyer à la cantonade, à des gens que je connais un petit peu beaucoup pas du tout ? Un poème qui serait un shot de beauté, qui serait doux et fulgurant, drôle éventuellement, judicieux pour tout de suite et pour toujours, harmonieux mais dissonant, bien sûr original, qui ferait m’admirer à la volée (j’avoue, j’ai aussi ce genre de vanité et de pensées basses), Oh, bravo quel poème bien choisi quel bon goût, il n’envoie pas un poème de merde, on voit tout de suite que ce n’est pas n’importe qui. Par association d’idées et pour cause de grippe espagnole, j’ai songé à Apollinaire. J’ai lu du Apollinaire pendant une demi-heure dans l’idée d’une cueillette et franchement j’ai passé une bonne demi-heure.
J’ai arrêté mon choix sur un poème de confinement, La Santé, où le pauvre Guillaume tourne en rond entre les murs de la prison. Mais avant que je ne me décide à l’envoyer à qui de droit, je recevais un deuxième message. Oh, chouette, Untel ! Comment va-t-il ? « Veuillez envoyer un poème à la personne dont le nom est en position 1 ci-dessous (même si vous ne la connaissez pas), avec pour objet de courriel Échange de poèmes. »
La confine révèle-t-elle à ce point un besoin de poèmes, ou bien de chaînes ? J’ai laissé traîner et à la cinquième relance j’étais tout-à-fait découragé. Pardon à toutes et à tous, je vous aime mais je ne joue pas à Ponzi. Et j’en fais quoi alors de mon beau poème de confinement écrit par Apollinaire en septembre 1911 ? Bon, je le laisse là pour qui en veut. Vous n’êtes obligés à rien, ni de m’en rendre un autre ni de faire suivre à 20 personnes, mais lisez-le, c’est juste un conseil d’ami, la poésie c’est bon pour la Santé.

À LA SANTÉ
I
Avant d’entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu’es-tu devenu
Le Lazare entrant dans la tombe
Au lieu d’en sortir comme il fit
Adieu adieu chantante ronde
O mes années ô jeunes filles
II
Non je ne me sens plus là
Moi-même
Je suis le quinze de la
Onzième
Le soleil filtre à travers
Les vitres
Ses rayons font sur mes vers
Les pitres
Et dansent sur le papier
J’écoute
Quelqu’un qui frappe du pied
La voûte
III
Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène
Tournons tournons tournons toujours
Le ciel est bleu comme une chaîne
Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène
Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine
Avec les clefs qu’il fait tinter
Que le geôlier aille et revienne
Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine
IV
Que je m’ennuie entre ces murs tout nus
Et peints de couleurs pâles
Une mouche sur le papier à pas menus
Parcourt mes lignes inégales
Que deviendrai-je ô Dieu qui connais ma douleur
Toi qui me l’as donnée
Prends en pitié mes yeux sans larmes ma pâleur
Le bruit de ma chaise enchaînée
Et tous ces pauvres coeurs battant dans la prison
L’Amour qui m’accompagne
Prends en pitié surtout ma débile raison
Et ce désespoir qui la gagne
V
Que lentement passent les heures
Comme passe un enterrement
Tu pleureras l’heure où tu pleures
Qui passeras trop vitement
Comme passent toutes les heures
VI
J’écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu’un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison
Le jour s’en va voici que brûle
Une lampe dans la prison
Nous sommes seuls dans ma cellule
Belle clarté Chère raison

Septembre 1911

Jour 32

17 avril. En pleine confine voilà que j’attrape 51 ans. Le narrateur de mon roman Ainsi parlait Nanabozo est un scientifique et il incarne cet esprit scientifique dont je suis dépourvu, dont j’ai la nostalgie sous prétexte que j’ai décidé à 17 ans que je serais littéraire (quel con ! comme si on ne pouvait pas aimer à la fois les huitres et les escargots !). Pourtant j’avais des prédispositions. Je calculais. Encore aujourd’hui je calcule. Je calcule tout et sans cesse, même si je crains que cette manie ne révèle en moi davantage un Asperger qu’un mathématicien. J’ai 51, autrement dit je suis 51, nombre non premier, 17×3. J’ai trois fois dix-sept ans, dix-sept étant mon jour de naissance. Je visualise illico ma vie en trois parties égales, 1969-1986 (houlala quelle année cette 1986 où j’ai décidé des trucs ! je m’en sers encore lorsque j’écris, elle est en filigrane dans le roman en question), puis 1986-2003 (2003 est l’année de publication de mon premier roman, TS, déjà pétri de l’année 1986), enfin 2003-2020.
Je réalise aussi en écrivant cette phrase étrange, « J’ai 51 ans » , que je suis un « mâle blanc de plus de 50 ans » . Par conséquent je fais partie des oppresseurs, je suis le méchant de l’Histoire. Je n’ai pas fait exprès, je présente mes excuses à tout le monde et gros bisous.
L’artiste chinois dissident Badiucao, quoique réfugié en Australie, relaie et illustre des témoignages de Chinois ayant vécu (et vivant encore) le confinement à Wuhan, qui nous paraissait exotique avant que l’on admette qu’il s’agissait du laboratoire du confinement mondial. Parmi ces témoignages :

Avant tout, je me souhaite à moi-même un joyeux anniversaire. Quand la ville de Wuhan a été mise en quarantaine, je savais qu’elle pourrait l’être encore lors de mon anniversaire. Je n’aurais jamais imaginé avoir un anniversaire aussi étrange. Après avoir perdu ma liberté, être enfermé durant les jours sombres de l’épidémie, le « futur » me semble une notion encore plus vague et incertaine que lors de mes précédents anniversaires.

Jour 33

Aujourd’hui, sortie aux courses. Queue devant le magasin. Distance réglementée dans la file entre chaque impétrant consommateur qui trompe l’attente en consultant son téléphone ou en se badigeonnant de gel : un mètre plus la longueur du caddie.

L’aviez-vous remarqué ? De même que le confinement nous incite paradoxalement à être solitaires pour mieux nous montrer solidaires, les « distanciations sociales » , par un renversement orwellien de la langue cul-par-dessus-tête, nous imposent de nous éloigner les uns des autres sous couvert de l’épithète « social ». Ne vaudrait-il pas mieux baptiser ces recommandations prophylactiques qui creusent les fossés entre chaque individu « distanciations asociales » ou « distanciations antisociales » ?
Voilà qui vaut bien une redif au Fond du tiroir : ici un article qui explore les usages et mésusages du mot social.

Jour 34 (du confinement)

Épisode 4 (de la Confine)
La Guerre du Péloponnèse existerait-elle, aurait-elle jamais existé, aurait-elle pu échapper à un destin de simple rumeur, de fake news, ou de vacarme pour rien, s’il n’y avait eu un Thucydide pour la nommer et la faire advenir à l’usage des siècles ?
Bon, en gros, le confinement consécutif au Covid19 en 2020, c’est pareil, dans 2500 ans on se souviendra de ce que c’était grâce à une chanson de Marie Mazile et un tout petit peu moi (avec enluminures faites à la main par Capucine Mazille et au clavier par Franck Argentier, et la participation de plein de gens dont Mme Laurence Menu dite La présidente parce que c’est du participatif, eh ouais).
Cet épisode 4 marque en beauté la fin du premier mouvement de la geste, que nous compilerons peut-être pour en faire un chapitre unique. Car dès l’épisode 5, ça change, on file ailleurs sur une autre mélodie, on bouge pas mal chacun confiné chez soi.

Tant que nous en sommes à causer chanson française. Veuillez je vous prie écouter ces deux œuvres d’utilité publique.
Suzane, SLT : clip magnifique, virtuose, directement branché à l’époque de « Me too ».
Anne Sylvestre, Juste une femme : chanson écrite en réponse à l’affaire DSK (bientôt dix ans), à l’occasion de laquelle Jack Lang s’était illustré en rappelant qu’après tout il n’y avait pas « mort d’homme ». Anne Sylvestre chante « Rappelez-vous qu’il y a mort d’âme ».
Deux chansons. Deux chanteuses. Deux générations. Deux époques. Deux univers. Deux contextes. Pourtant, un seul constat, un seul rapport de force.
La juxtaposition de ces deux chansons est décourageante, parce que les choses ont l’air de ne jamais changer, les thèmes des ritournelles sont hélas intemporels. Mais elle est encourageante, parce qu’à toutes les époques on trouve des femmes qui ont du talent.
(Des hommes aussi, d’ailleurs, hein.)

Jour 35

« Chaque fois que nous affirmons une part de nous-mêmes, nous en nions une autre. » Octavio Paz
Les revendications identitaires sont une plaie sans cesse ouverte, entretenue, gratouillée par notre époque anxieuse d’individualités balkanisées et confinées.
Les revendications identitaires consistent, dans un premier temps, à s’affirmer partie d’un tout : je suis de tel pays, de telle couleur, de tel genre, de telle religion, de telle profession, de telle classe d’âge, de tel statut, de tel signe astrologique, de telle opinion…
Puis, dans un second temps, à s’affirmer tout d’une partie, à faire valser la proposition « de » pour parfaire l’identification par métonymie : je suis tel pays, telle couleur, tel genre, telle religion, telle profession, telle classe d’âge, tel statut, tel signe, telle opinion…
On entend même certaines personnes affirmer « Je suis très smoothie banane-fraise » ou « Je ne suis pas très fromage de chèvre ».
Méfiant, je m’efforce toujours d’éviter de me revendiquer quoi que ce soit. C’est parfois difficile.
Par exemple je me garde par principe de tout chauvinisme, de tout esprit de clocher, de toute fierté cocardière débilitante (voir les innombrables pages Facebook « Tu sais que tu es de tel patelin quand tu »), mais là…
Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’on a du bol, qu’on peut être fier, à tout le moins assez content même si on n’y est pour rien, d’avoir Aurélien Barrau à Grenoble. Car ce n’est pas n’importe qui, Aurélien Barrau.
Écoutez je vous prie Aurélien Barrau confiné à Grenoble.
Il y a quelques jours (voir ci-dessus, « Jour 32 »), je mentionnais qu’à 17 ans j’étais un jeune con qui se revendiquait ceci ou cela, comme on fait quand on a 17 ans, parce que ça aide à devenir ceci ou cela. J’étais littéraire pour éviter qu’on me prenne pour un scientifique.
Aujourd’hui, mon idéal d’honnête homme est un scientifique qui serait également poète (exemple : Aurélien Barrau), ou bien un poète qui serait également scientifique (exemple : Jacques Réda, dont les cinq tomes de Physique amusante m’enchantent. En outre Jacques Réda n’est pas grenoblois, donc aucun risque de conflit d’intérêt).

Jour 36

En relisant quelques pages des Caractères de La Bruyère, qui m’avaient inspiré pour mon premier film Le Distrait, je suis tombé sur un passage d’une incroyable actualité que je tenais à partager avec vous.
Pierre Richard

Ce fulgurant extrait du chapitre « Du mérite personnel » dans les Caractères ou les moeurs du siècle de la Bruyère (ouvrage écrit entre 1670 et 1696 et publié pour la première fois en 1688) a d’abord été partagé par M. Pierre Richard ; puis, depuis sa page Facebook, repartagé 410 fois. Avec humilité et gratitude je prends mon tour et reproduit, pour la 411e fois, ces mots qui pourraient suffire à mon journal du jour.
Mais pendant ce temps rien n’arrête la Confine (à part peut-être, un jour prochain, la Déconfine) : déjà le 5e épisode et les choses n’ont pas l’air de s’arranger.

Jour 37

Allez, je la publie une fois encore, cette image. Elle le mérite, et pas seulement parce qu’ad vitam elle illustre façon quintessence le confinement. Aussi parce qu’à l’époque de sa composition (2012), Jean-Pierre Blanpain m’avait avoué que c’était l’image dont il était le plus fier. Pensez si j’étais fier par ricochet qu’il l’ait faite pour moi.
En ce printemps 2020 j’ai toujours le privilège de recueillir les paroles de ce bon Jean-Pierre, et il m’a gratifié d’un paradoxe extraordinaire. Déçu que les gens de son entourage ne saisissent pas davantage l’occasion du confinement pour engorger les réseaux téléphoniques et électroniques de coucous divers, de nouvelles quotidiennes, de liens renoués, de ponts jetés, de grappins lancés, de rangs resserrés, de relations enfin approfondies, de harcèlements affectueux, il m’a déclaré ceci : « Nous vivons pourtant une période exceptionnelle pour sortir de notre confinement ». Il m’a fallu quelques secondes de rumination pour admettre qu’il avait raison. C’était avant, que nous étions confinés.

Jour 38

Cette nuit je me trouvais seul dans un appartement nu aux plafonds hauts. Je crois que toute ma famille était morte mais je ne pouvais pas le prouver. En attendant je n’avais pas d’autre choix que de rester planqué là. C’était peut-être l’Italie mais comme je n’avais pas le droit d’ouvrir les persiennes je n’avais aucun moyen de le vérifier. Je bougeais le moins possible dans la semi-obscurité de cet appartement où par discrétion tout était blanc, les murs, les sols, les plafonds, les rares meubles. Je restais assis dans mon lit aux draps blancs. De fins rideaux blancs étaient mollement remués par le vent, mais comme je n’y voyais pas très clair je confondais peut-être avec les housses qui recouvraient les meubles pour les protéger de la poussière. J’ai fini par me lever et par explorer la pièce voisine. J’ai avisé une table basse surmontée d’un plateau de verre qui semblait clignoter. En fait, le plateau était l’écran d’un jeu vidéo avec monnayeur comme on en trouvait autrefois dans les bars. Mais le monnayeur était désactivé et je pouvais jouer gratuitement autant de parties que je voulais. C’était un jeu de voiture, un simulateur assez grossier avec capot au premier plan et route en point de fuite vers l’horizon. La partie démarrait, je tournais nerveusement le volant à gauche et à droite en me disant Qu’il est con ce jeu, mais en même temps je n’avais pas conduit de vraie voiture depuis une éternité, je profitais de l’ersatz. Le jeu consistait à rouler le plus vite possible mais sans savoir dans quelle direction, en évitant simplement les obstacles sur la chaussée, parmi lesquels des passants et des policiers qui brandissaient leur carnet de contraventions. J’ai terminé le premier niveau, salué par une petite musique de fanfare, je me suis retourné, inquiet que ce bruit ne me fasse repérer, puis j’ai repris le volant pour le niveau deux. Cette fois la route était plongée dans la nuit, l’écran horizontal de la table basse était quasiment noir et je ne voyais plus du tout où j’avançais. Si je heurtais un obstacle je ne l’apprendrais qu’au bruit. Je me suis réveillé.

Jour 39

Le port du masque va peut-être passer du stade « recommandé » au stade « obligatoire ».
L’étymologie aussi est une hygiène. Le savais-tu ? T’en souvenais-tu ? Le mot « masque » est emprunté à l’italien « maschera » qui signifie « faux visage » et que l’on trouve dès 1350 dans le Décaméron de Boccace, cette sombre histoire de confinement à Florence (cf. ci-dessous, si tu as la patience de scroller jusqu’au « Jour 6 »). Maska est une racine antique qui signifie noir, puisque la méthode la plus simple pour se masquer était de se noircir le visage. Maska a donné mascara, rappelant que le maquillage est toujours un masque, mais qui a surtout partie liée à la sorcellerie, aux démons, aux spectres – en latin tardif « masca » était la sorcière. Il nous en reste la mascotte (« sortilège ») et une certaine trouille de qui avance masqué.
Masque a fini par s’imposer en français pour désigner le faux visage appliqué sur le vrai dans le contexte du théâtre, puis du carnaval, puis (bien plus tard) de l’hôpital. Dans toutes ces acceptions il a supplanté le mot rival, personna, soit « le son qui traverse ». Personna a de son côté pris un autre chemin sémantique, engendrant le personnage que l’on joue, puis, fatalement, la personne que l’on est (cf. le garçon de café chez Sartre) et enfin, parachevant la mise à distance, toute personne fictive dans une œuvre narrative voire picturale.
Enfilons un masque et devenons un personnage.

Jour 40 (cependant, toujours pas fin de quarantaine)

Je résiste tant que je peux aux livres numériques. Mais quand faut y aller faut y aller, tout en restant sur place. J’ai téléchargé (légalement ? aucune idée, en tout cas gratuitement) La Peste de Camus, best-seller de 1947 et de 2020. J’ai commencé à le relire. C’est aussi bien qu’on le dit, aussi pertinent pour la confine qu’on le prétend. Chaque fois que je reviens vers Camus je me souviens à quel point il est digne, profond, fondamental, et un peu méprisé par les gens de lettres sous prétexte qu’il est facile à lire. Camus a eu une influence décisive sur moi, notamment La Chute, mon Camus préféré, dont je mets encore à profit la trouvaille narrative géniale, l’adresse à un interlocuteur qui est peut-être le lecteur mais peut-être un autre personnage.

Quoi d’autre pour marquer la journée ? Ah, oui, un autre génie sous-estimé dans le registre de l’absurde m’a bien fait marrer. Jean-Claude Van Damme tourne des home movies confinés, dans un périmètre d’un kilomètre autour de chez lui et c’est plein de burlesque et d’autodérision. Avec Camus et JCVD pour me tenir compagnie, je ne suis pas malheureux, allez.

Jour 41

Ce qui me manque plus encore que les contacts avec d’autres gens, ce sont les contacts avec d’autres émotions, en compagnie d’autres gens. Les lieux d’émotion en commun. Je veux dire les salles de cinéma, les salles de spectacle. Mes spectacles à moi également, puisque je sais depuis l’adolescence que l’endroit au monde où je me sens le plus invulnérable aux virus de tous ordres, mélancolie incluse, est la scène.
En 2019 fut créé le spectacle prodigieusement culotté Trois filles de leur mère, d’après Pierre Louÿs, avec Stéphanie Bois, Christophe Sacchettini et moi-même. Trois autres représentations étaient plus ou moins prévues en 2020. Mais toutes les prévisions passent à la trappe entraînant dans leur chute les spectacles dits vivants, y compris celui-là, si éminemment charnel, « présentiel » quoique prenant garde à appliquer les gestes barrières (les deux comédiens ne se touchent jamais). Comme nous voulons croire que nous le rejouerons un jour, nous répétons parfois en pleine confine, chacun de nous trois derrière son paravent connecté, pis-aller face à la frustration et mesure d’entretien d’une mémoire volatile.
Un autre volet de ce projet est suspendu sine die dans les airs toxiques de la pandémie : la magnifique affiche réalisée pour nous par Adeline Rognon a fait l’objet d’un tirage spécial sérigraphié, qui eût pu être numéroté et signé si l’artiste n’avait point été confinée, et qui sera quelque jour vendu aux esthètes lorsque se déconfineront les esthètes. L’ouvrage a été confié aux bons soins de M. Geoffrey Grangé, alias l’Apothicaire-Sérigraphie. Pour le moment seules sont accessibles ces belles et frustrantes photos de l’Apothicaire en plein travail.

Jour 42

Les créations musicales en temps de confinement pullulent sur Youtube, on ne sait plus où donner des oreilles. Ma préférée du moment est celle-ci.
Mais sinon évidemment il y a la Confine, qui sous vos yeux décoche sans mollir et avec une ponctualité d’éphéméride son sixième épisode.
Apparaît même simultanément un septième épisode clandestin et hors-série, mais attention, celui-ci est un beau geste pour une bonne cause, votre attention mesdames et messieurs.
« COVID MEGAMIX VOL.19 » vient de sortir. C’est quoi ? C’est ça. C’est la compilation (dématérialisée) de 79 morceaux originaux issus de formations du milieu trad/folk, enregistrés durant le confinement, et dont tous les bénéfices iront à la Fondation Hôpitaux de Paris-Hôpitaux de France. À vous d’acheter, de partager, ou d’écouter discrètement sans débourser un rond si vous êtes dans la mouise.
Or parmi ces 79 morceaux, que trouve-t-on à la deuxième place ? On trouve Au premier jour de la Confine interprété par le Frères de Sac Quartet, où quelques-uns des premiers couplets de notre chanson-fleuve sont réarrangés par Marie Mazille et sa bande familiale, accomplissant le destin de cette ritournelle qu’il faut bien appeler désormais standard. Cette version est délicieuse comme un plat qu’on connaît par coeur mais préparé par un chef qui aurait de nouveaux ingrédients dans ses pots.

Jour 43

Septembre 2001. Je suis saisi par l’idée d’un roman qui m’excite beaucoup. Je me jette dans l’écriture, je veux l’appeler Dans la cage et le terminer rapidement. Las ! Une semaine plus tard un événement considérable advient qui m’interrompt en plein chapitre : deux avions kamikazes abattent les tours du World Trade Center. Je me dis Merde et vanitas vanitatum, à quoi bon mon pauvre roman ce n’est plus la peine, nous avons changé d’époque et mon roman qui parle du monde d’avant est dépassé par les événements. Finalement je m’y remets et le termine tant bien que mal, oh, presque un an plus tard, et ma foi quoi qu’il arrive il aura été écrit, il est là pour mémoire.
Printemps 2020. Je termine un autre roman, assez gros, dont l’idée m’a saisi trois ans plus tôt et m’a depuis excité le bourrichon sans relâche, qui me semblait enfin en phase avec l’époque post-World Trade Center. Il ne me restait plus qu’à trouver un éditeur. Las ! Un événement considérable advient qui m’interrompt en pleine recherche. Un virus meurtrier paralyse le grand monde, et aussi le petit monde de l’édition, chacun reste confiné chez soi pour une durée indéterminée. Je me dis Merde et vanitas vanitatum, à quoi bon mon pauvre roman ce n’est plus la peine, nous avons changé d’époque et mon roman qui parle du monde d’avant est dépassé par les événements. Finalement je m’y remets, je profite du confinement pour le retailler une énième fois tant bien que mal. Je peaufine et remanie. Ma foi quoi qu’il arrive il aura été écrit, pour mémoire. Il est là, il s’appelle Ainsi parlait Nanabozo, je le tiens à votre disposition. Si vous manquez de lecture en confinement, adressez-moi un message et je vous l’offre.

Dans l’intervalle survient tout de même un signal encourageant qui m’évite les pensées complaisantes de type Personne ne s’intéressera jamais à ce livre : le CNL m’accorde pour l’écriture de mon roman une bourse de 12 000 euros. Grande merveille et gratitude ! Que Wakan Tanka protège le CNL et le guide sur le chemin de la sagesse et de la générosité ! Peu après j’apprends que le gouvernement, qui prépare Le monde d’après, veut relancer l’activité économique lourdement pénalisée par le confinement, et lâche à Air France, en dépit de tout bon sens environnemental, douze milliards d’euros. 12 000 pour moi, douze milliards pour Air France… Voilà qui me remet à ma place exacte. Je suis subventionné par la République Française à hauteur d’un millionième d’Air France, on est peu de chose.

Jour 44

Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien
Sur des prés d’herbe fraîche, il me fait reposer
Il me mène vers les eaux tranquilles et me fait revivre
Il me conduit par le juste chemin pour l’honneur de son nom
Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal
Il me mène vers les eaux tranquilles et me fait revivre…

Exemple caractérisé de sécularisation : j’éprouve parfois, comme ce matin, le besoin d’écouter le Psaume 23 interprété par Daniel Darc. Il m’arrive de l’écouter plusieurs fois de suite. Ou d’enchaîner avec la version live qui est plus belle encore, avec violoncelle, où Darc lit une autre traduction du psaume. Et ensuite, ça va. Le confinement peut durer, « je ne manque de rien » .
Je crois toujours aussi peu en Dieu, mais toujours autant en Daniel Darc. Ou en Mahalia Jackson et Duke Ellington. Ou en Bobby McFerrin. Ou en Bach bien sûr, qui ont tous chanté leur version du psaume 23. Je crois en ceux qui croient et qui créent.
Je crois en la musique et en sa transcendance. La musique est mon berger. Amen.

Jour 45

Lecture en temps de confinement. Je redécouvre des livres que j’avais oubliés voire, en explorant la seconde rangée au fond de l’étagère, que j’avais oublié de lire.
Journal d’un corps de Daniel Pennac (2012). Oulah, celui-ci m’attendait depuis des années et en plus il n’est même pas à moi (mes excuses pour la rétention, Vince, mais tu vois, je ne l’ai pas perdu, il est toujours là – je suis prêt à procéder à un échange d’otages, je te le restituerai quand tu me rendras mes Baudoin). Peut-être que ce roman dont le sujet est le confinement à l’intérieur d’un corps attendait simplement son heure. Je m’y plonge puisqu’il est temps. J’aime ce que je lis.
Je salue l’ambition colossale de Pennac, sa volonté d’embrasser l’épopée d’un corps, de ses premières années à sa mort, les découvertes que le corps offre, les joies qu’il procure, les affres, et les mots qu’il faut trouver pour le raconter. Le corps comme alpha et oméga parce que Nous ne sommes que ça, comme le dit juste avant de mourir, un peu déçu, le protagoniste, médecin, d’une série qui m’a beaucoup marqué.
C’est gonflé, et ça marche. Le lecteur de ce journal (en tout cas masculin, puisque le narrateur dit bien qu’il rêverait d’en lire la contrepartie rédigée par une femme) peut s’y projeter et reconnaître ici son semblable, quel que soit son âge.
J’ai quelques réserves sur la manière. Le narrateur écrit de la même plume de 12 à 87 ans. Je comprends que cette unité de style assure l’unité du livre, l’unité de l’individu, l’unité de la psyché. Mais, outre que ce personnage écrit toujours de la même façon, c’est-à-dire en gros comme Daniel Pennac (et comme Benjamin Malaussène, les mêmes comparaisons, les mêmes ruptures de rythme, les mêmes traits d’humour et de tendresse), je crois que l’écriture, en tant que production organique d’un être, est susceptible de varier au cours de sa vie presque autant que son corps. Ici, l’homogénéité qui fait partie du projet même, en révèle aussi la limite, l’artifice. Pennac en est du reste conscient puisqu’à l’occasion d’une relecture de ses premiers cahiers, le narrateur raille gentiment l’enfant de douze ans qui « écrit comme un académicien » , artifice avoué à moitié pardonné.
Mes menues réserves s’évanouissent face à la splendeur de l’objet. Car ce que j’ai entre les mains est la version illustrée par Manu Larcenet. Mais attention, pas le Larcenet rigolo du Retour à la terre. Le Larcenet terrible. Celui du Rapport de Brodeck, celui surtout de Blast, celui de l’horreur d’exister, l’horreur justement d’avoir un corps. Le Larcenet capable de changer sa palette et son registre (comme on change son style au cours des âges), depuis le dessin d’observation naturaliste jusqu’à la caricature efficace, mais toujours au service de l’expressivité, de l’angoisse organique face à ce qui est, ce qui passe, face à la matière, face à la stupéfaction d’être soi-même matière. Il dessine des corps, oui, des corps obèses (c’est l’une de ses obsessions par ailleurs, Larcenet a sans doute un problème avec ça), des corps malingres, des corps précis et des corps métaphoriques, des corps souffrants et sensuels, mais des corps comme des rapports de pouvoirs (sciences politiques) et de forces (sciences naturelles), des corps ramenés à leurs constituants, à leurs substances, dessinés comme des arbres, des rochers, des animaux, ou des fleurs.
Je lis et je regarde de tous mes yeux.
Et puis je te le rends, promis, Vince.

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