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En quatorzaine (2/5)

« Confiné à la campagne, figure 1 » (avril 2020)

Deuxième quatorzaine de confinement. Comme on perd un peu la notion du temps (d’ailleurs on est passé à l’heure d’été parce qu’on est au printemps), ce journal de quatorzaine est livré en tranches de quinze jours.

Jour 16

Puis-je l’avouer sans énerver quiconque ? Je ne suis pas malheureux. Je suis en forme, je lis, j’écris, j’ai quelques rouleaux de PQ d’avance, je suis confiné en compagnie de quelqu’un qui me supporte et que je supporte (y compris au sens anglais du mot support), je viens de manger mes premières fraises de la saison, j’ai la forêt à 500 mètres de ma porte ce qui me permet de toucher un arbre chaque jour, contact essentiel en permanence mais plus encore quand les contacts entre humains sont empêchés. Et je télétravaille, trois ou quatre heures par jour, ce qui suffit à me donner l’impression que je sers à quelque chose. Pas autant qu’une infirmière bien sûr, mais un tout petit peu quand même.
En somme mes angoisses ont les sujets les plus divers parmi lesquels ma propre personne ne figure point.

Jour 17

Pour la première fois depuis trois semaines, j’inscris un rendez-vous sur mon agenda.
Je donnerai mon sang mardi prochain. La procédure est plus compliquée qu’avant, plus rare donc encore plus nécessaire (toutes les collectes mobiles, dans les entreprises, les lycées, les salles des fêtes etc. sont annulées). Il faut prendre rendez-vous avec l’Etablissement Français du Sang, puis se pointer à une heure précise avec son propre stylo ainsi que le formulaire dûment rempli, coché à la case « assistance aux personnes vulnérables », ce qui est noble, vous voyez bien que je suis en règle, monsieur l’agent.
Pour la première fois depuis trois semaines, je vais faire un aller-retour en ville.
Pour la première fois depuis trois semaines, moi qui ne suis pas « soignant », je vais me sentir un peu utile. Tiens, ce soir à 20h, je m’applaudis.

Jour 18

J’ai publié sue Facebook ma gueule de confiné, je recompte les laïkes en-dessous… Vous m’épatez, je n’ai jamais reçu le quart ou le cinquième de tout ça pour un post un tant soit peu argumenté… C’est la règle du jeu de la facebouquerie, on se fait laïker pour un portrait en cheveux vaguement rigolo et dérisoire, pas pour un truc qu’on voulait dire. Et puis il faut bien se distraire un peu, on est confinés. C’est pourquoi chers amis, par pure démagogie, pour vous distraire encore, et afin de recueillir toujours plus de laïkes, voici une autre photo rigolote et dérisoire où j’ai fait n’importe quoi avec mes cheveux, puisque j’ai souvent été amené à changer de coiffure au fil de mes petits métiers, ici c’est quand je bossais dans la pub. Enjoy ! Laïkez !

Jour 19

Le succès de l’atelier d’écriture virtuel que nous avons lancé est fulgurant, révélant un besoin d’expression chez les confinés pas tout-à-fait surprenant. Nous avons reçu en une semaine près de 80 contributions.
In extremis j’ajoute la mienne, selon le principe que je m’efforce de toujours appliquer de ne jamais proposer en atelier une consigne que je ne suis pas capable de suivre moi-même. Nous disions donc, en semaine 1, c’était des haïkus sur le thème du temps qui passe sous nos yeux, et sur le thème du courage.
TEMPS
J’entends le pivert
Je ne le vois pas dans l’arbre
Peut-être demain ?
COURAGE
Tout recommencer
Revenir le lendemain
Tout recommencer

Jour 20

« Marie Mazille a décidé de distraire son confinement par un projet tout bonnement pharaonique : une chanson obsessionnelle et interminable, qui sera toutefois terminée un de ces jours au terme de 108 couplets.
La Confine, variation inventive sur deux rimes seulement, décrit nos conditions de vie confinées entre quatre murs. Marie s’est adjoint la collaboration de quelques autres confinés au sein d’un atelier collectif chacun-chez-soi : Capucine Mazille pour les illustrations, Fabrice Vigne pour les textes (un couplet sur deux, en gros), Franck Argentier pour les arrangements et la mise en clip.
La Confine dont la durée, selon notre bon plaisir, frisera voire outrepassera l’heure lorsqu’elle sera achevée, est une chanson qui court le risque de devenir traditionnelle, c’est-à-dire réappropriée par tous ceux qui l’entendront, reprise ici, métamorphosée là et prolongée partout en variations infinies au gré de la durée elle-même incertaine de l’expérience de masse inédite que nous traversons.
Pour le dire crûment mais en des termes clairs : voilà, pour mémoire, un échantillon de Musique Traditionnelle de Demain.
À écouter ici, la première livraison, qui couvre les couplets 1 à 8.
Comme on dit dans les romans feuilletons : À suivre… »

Jour 21

On s’habitue ? On s’organise ?
On se résigne ? On s’équilibre ?
On se dit tant-qu’on-a-la-santé ?
On s’installe dans la durée ?
La 4e semaine de confine démarre. Ainsi que la 3e de notre atelier d’écriture en ligne. Cette fois j’ai proposé comme consigne Ce qui me manque le plus, c’est

Jour 22

J’aime beaucoup le verbe inventé par Alain Damasio, qui préconise qu’une fois le Covid passé, il ne faudra pas manquer de « covider », vider tous ensemble, les irresponsables à qui nous avons confié des responsabilités.

« C’est donc à nous de nous organiser, d’activer nos solidarités, de soutenir nos soignants, de décider ce que devra être notre santé demain. Demain? Dans six semaines environ. Et ce sera à nous de co-vider alors, tous ensemble, celui qui prétend être notre «Coronapoléon fantoche». J’ai hâte, pas vous? »

Damasio vise bien sûr Macron mais l’injonction pourrait s’appliquer à nombre d’autres indécents aux manettes, cyniques, brutaux, méprisants, aussi destructeurs de liens sociaux qu’un confinement, tel l’ignoble préfet Lallement. Le mot est une sorte de mise à jour contextualisée du « dégagisme » qui n’avait pas été inventé par Mélenchon en 2017 mais employé dès 2010 en Afrique puis en 2011 lors du printemps arabe, pour encourager à renouveler une classe politique cramponnée au pouvoir comme une moule au rocher. C’est assez sain, le ménage de printemps. Ici l’interviou originale.

Jour 23

La Grande Confine permet de s’attaquer non seulement à la pile de livres-à-lire, mais aussi à la pile de films-à-voir. En ce moment ce qui m’occupe les yeux est la très belle quoique très formaliste série de Paolo Sorrentino, The young pope/The New pope.
Hier soir j’ai fait une pause (je n’ai pas envie de la finir trop vite, il me reste 2 épisodes), c’est pourquoi j’ai regardé un film, qui roupillait depuis longtemps dans ma pile-à-voir.
Pas n’importe quel film. L’un des plus beaux films du monde-du monde-du monde.
8 1/2 de Fellini.
Oh mais quelle splendeur ! J’avais dû le voir une première fois il y a une quarantaine d’année, j’avais douze ans, naturellement je n’y avais rien compris, je n’y avais vu qu’une épuisante farandole dans un bric-à-brac sans la moindre cohérence, où le héros (?) est un cinéaste au bout du rouleau dont on ne sait même pas s’il va faire un film, et en fin de compte le film qu’on regarde remplace celui qu’il ne fera pas. En plus, bon, certes à la fin il y avait une fusée, dont on voyait la rampe de lancement, mais pas un seul robot alors ça va quoi merci bien (car à 12 ans j’aimais beaucoup les fusées et les robots).
J’ai bien fait de le revoir. Il faut avoir un peu vécu pour l’aimer correctement. Je l’aime énormément.
Or, tellement imprégné par mes visionnages de séries du moment, j’avais parfois l’impression en regardant ce film de 1963 qu’il plagiait sans vergogne le style du Sorrentino de 2019.
Une fois redevenu rationnel, j’ai mesuré tout ce que Sorrentino a piqué chez Fellini : un souci permanent du tableau (ce sont deux peintres qui filment), des portraits avec un arrière-plan qu’il vaut mieux tenir à l’œil, des mouvements de caméra qui ordonnent le chaos sans l’interrompre, un onirisme naissant dans les rêves mais contaminant les scènes de veilles, une poésie qui réfute le symbolisme mais pas les bizarreries ni l’humour, des protagonistes muets au milieu du brouhaha des autres, des vieux croulants qui discutent entre eux mais qui soudain se taisent intimidés quand surgit la beauté ou la jeunesse, des jeux de dupes et de miroir surtout en présence des journalistes car les journalistes que comprendraient-ils de ce qu’ils racontent, et puis bien sûr Rome, et puis bien sûr la musique, et puis bien sûr la religion catholique, et puis bien sûr la musique, et puis bien sûr les femmes. Il y a en outre chez Sorrentino une obsession de la symétrie mais ça je crois qu’il l’a plutôt piquée à Kubrick.
Bonne quatrième semaine de Confine à tout le monde et vive le cinéma qui reste la plus grande invention des 130 dernières années, Facebook peut aller se rhabiller, et même tout l’Internet. Cependant, ne disons pas de mal de l’Internet qui nous permet de voir tant de cinéma. J’ai aussi pu constater l’influence considérable de 8 1/2 sur le film posthume d’Orson Welles, The other side of the wind, enfin achevé 40 ans après par Peter Bogdanovich, que je viens de voir grâce à Netflix. C’est une épuisante farandole dans un bric-à-brac sans la moindre cohérence, où le héros (?) est un cinéaste au bout du rouleau dont on ne sait même pas s’il va faire un film, et en fin de compte le film qu’on regarde remplace celui qu’il ne fera pas. En plus, il n’y a ni fusée ni robots.
Voir Pacôme Thiellemen pour une exégèse géniale de 8 1/2 (pour une exégèse géniale d’à peu près n’importe quoi, du reste).

Jour 24 du confinement

Et épisode 2 de La Confine, tube du printemps. Qu’est-ce qu’on s’amuse. Chanson-fleuve avec Marie Mazille (chants, textes, instruments divers), Fabrice Vigne (textes), Capucine Mazille (dessins), Franck Argentier (arrangements et vidéo).
Le premier épisode comptait 8 couplets, celui-ci en compte 4 seulement, le prochain en comptera 7, bon, il y a une logique figurez-vous, c’est par blocs d’arrangements, enfin bref, tout ceci trouvera sa cohérence, vous comprendrez quand les 108 couplets seront en ligne. « Ou pas », comme disent mes amis de Mydriase.

Jour 25

Au fait, je ne vous ai pas raconté. Unique déplacement du mois, j’ai mis les pieds en ville, à la faveur de mon don du sang programmé. Étrange expérience, traverser Grenoble quasi-déserte. Je pense au film Le Monde, la Chair et le Diable (pour ceusses que ça intéresse, ce film est dispo sur Youtube. En VF hélas). J’ai depuis longtemps l’intime conviction que le cinéma a la même fonction que le rêve : imaginer des situations farfelues afin de nous y préparer. Si jamais telle situation devait finalement advenir, nous la traverserions armés du sentiment de déjà-vu. Tout le monde parle beaucoup de Contagion de Soderbergh en ce moment.
Très peu de donneurs au centre de transfusion alors que je m’attendais à une cohue, les collectes itinérantes étant suspendues et les dons ne se faisant que sur rendez-vous. Le médecin, en masque et gants, a laissé durer la discussion et m’a livré ce commentaire : « C’est ainsi, peu de dons en ce moment, les gens restent chez eux. Mais ce n’est pas trop grave parce que nous avons moins de besoins, moins d’opérations, et surtout pratiquement plus d’accidents puisque les gens ne sortent plus, ne vont plus en montagne, ne roulent plus en voiture ». C’est logique mais je n’y avais pas pensé. Nous avons besoin de bonnes nouvelles, en voici une. C’est un autre effet bénéfique du confinement, comme les dauphins à Venise, ou la chute de la pollution un peu partout dans le monde. Notre mode de vie était plus morbide qu’un virus, mais le suggérer c’était encourir le risque de recevoir l’injure et la décrédibilisation attribuées traditionnellement aux écolos : « Tu préfères retourner vivre confiné dans une caverne ? »

Jour 26

Je lis dans mon quotidien en ligne : « Coronavirus : le PIB de la France s’effondre de 6 %, la pire performance trimestrielle depuis 1945« .
Diable, dit comme ça, on dirait une super mauvaise nouvelle, sinistre, en la lisant on a l’impression d’entendre une musique de film d’horreur. Pourtant attention, un malentendu est peut-être caché dans cette mauvaise nouvelle.
Les Français sont actuellement malheureux et ont d’excellentes raisons de l’être, ils sont confinés, privés de bien des choses et notamment de contacts sociaux, et angoissés à l’idée de tomber malade, de mourir, de perdre des proches qui sont loin. Si en plus on leur dit « le PIB s’effondre », à la faveur de la simultanéité des informations ils risquent d’amalgamer, et croire implicitement, comme du reste les économistes le leur martèlent depuis des décennies, que le niveau du PIB est directement relié à leur bonheur par cause-à-effet. Alors que pas du tout ! Il est temps de rappeler, pour prévenir toute confusion, que le PIB, produit intérieur brut, mesure exclusivement l’activité économique, c’est-à-dire la production et la circulation de marchandises, la croissance des « richesses » et par conséquent des inégalités (puisque le « ruissellement » est un mythe et un attrape-nigaud) et en fin de course la destruction de l’environnement. Absolument rien de tout cela n’a à voir avec le bonheur d’une quelconque manière.
Rappelons également que, pour éviter d’avoir l’oeil braqué sur le PIB, des indices alternatifs existent, plus fiables pour mesurer le bonheur, comme le Happy Planet Index ou l’Indice de Développement Humain qui pour se faire une idée si oui ou non il fait « bon vivre » dans tel pays, intègrent plusieurs facteurs en plus de la seule économie, parmi lesquels l’espérance de vie et le niveau d’éducation (facteurs qui ne sauraient connaître la moindre « croissance » à moins que les pouvoirs politiques ne garantissent des services publics de qualité, tiens, je prends cet exemple au hasard, des lits dans les hôpitaux ).
L’économie, ce ne sont pas des faits.
Ce sont des choix.
Ah, oui, pendant ma journée confinée j’ai encore écouté une chouette et roborative vidéo d’Aurélien Barrau qui dit mieux que moi un peu la même chose.

Jour 27

Je sors pour ma promenade quotidienne dans la forêt. Je trouve une vieille grille de portail abandonnée contre un arbre (c’est du propre), et illico je prends la pose pour les photos en tête et en queue du présent article. Je pressens que ces photos feront un tabac sur Facebook.
J’y porte incidemment mon t-shirt dessiné par David Lynch (mais si, regardez mieux, on distingue la signature, les initiales « d. L. » sur le front).
Or ce que j’aurai lu de plus stimulant aujourd’hui est une interview de David Lynch. Quels sont ses conseils ? Que faire en confinement ? Boire un bon café, méditer, laisser des histoires venir, les écrire, fabriquer une lampe. Ah mais oui, comme d’habitude en fait.
Archives Fond-du-Tiroir : un article sur Twin Peaks. Et aussi sur le petit Grégory.

Jour 28

Lundi de pâques. Sorti à l’heure pour fêter les cloches, le 3e épisode de La Confine contient un couplet spécialement spirituel car, sans vouloir nous jeter de l’encens, nous avons beaucoup d’esprit.
J’avais imprudemment annoncé que cet épisode comprendrait 7 couplets, finalement il n’en a que 4, mais alors attention, 4 qui en valent 12, 4 vraiment réussis dans le genre n’importe quoi.
Pourrons-nous faire pire ? Tiendrons-nous la distance sur 108 couplets ? Vous le saurez en vous abonnant à la chaîne, ce qui veut dire, je crois : faites la chaîne pour vous abonner, imaginez que vous essayez d’éteindre un incendie, passez le seau d’eau à la personne devant vous et si vous êtes le dernier de la ligne jetez-le sur ces quatre brillants artistes à qui hélas le confinement a fait perdre la raison (Marie Mazille, Fabrice Vigne, Capucine Mazille, Franck Argentier).
Plus trois spéchol guest-stars : Agathe Grelaud, Henri Courseaux et William Shakespeare.
À lire également sur Gre.mag.

Jour 29

Il paraît que Macron a prononcé un discours hier, ah, bon, l’idée de le regarder en direct m’attirait autant que de me caler 22 minutes devant le Hypnotoad de Futurama. Je lis mes Charlie Hebdo avec retard, et ça n’a pas grande importance puisque l’actualité est suspendue. Charlie parlera sûrement du discours la semaine prochaine, ça suffira. Dans le numéro d’il y a cinq ou six semaines, je ne lis que ce matin un reportage d’Antonio Fischetti au salon de l’agriculture qui s’est tenu dans une autre vie, dans un autre monde, du 22 février au 1er mars. Fischetti, tel Arielle Dombasle dans un film de Rohmer, s’émerveille de la taille des vaches et des moutons.

Les bestiaux me semblent vraiment énormes, bien plus que ceux qu’on voit habituellement dans la campagne. J’en fais part à Bernard, il m’explique que c’est une illusion d’optique. «  Les vaches sont aussi grosses que dans les prés. Mais dans les prés, elles paraissent plus petites parce qu’il y a l’espace autour, alors qu’ici tu les vois confinées, et de près. »

Cette illusion s’applique-t-elle aussi à notre condition présente ? Paraissons-nous plus gros, en confinement ? Mais aux yeux de qui ? De Hypnotoad ?

Jour 30

J’ouvre un livre, encore à contretemps, puisé dans ma pile-à-lire, un essai sur l’un des objets culturels les plus singuliers de la dernière décennie, la série The Leftovers (2014-2017), produite par Damon Lindelof : The Leftovers, le troisième côté du miroir (éd. Playlist Society) par Sarah Hatchuel et Pacôme Thiellement. La série, adaptée d’un roman de Tom Perrota, imagine que 2% de l’espèce humaine disparaît subitement le 14 octobre 2011. Cet événement, baptisé « the Sudden Departure », ne sera jamais expliqué, le récit se concentrant sur les leftovers, ceux qui restent parmi les 98%. Je suis frappé par une révélation dès la page 21. Je lis :

« On pleure parce qu’on a besoin d’une excuse pour pleurer. (…) Ce Sudden Departure, les personnages le souhaitaient. Pas forcément pour se débarrasser d’un bébé chiant ou d’une famille dysfonctionnelle. Mais pour ne plus avoir à justifier de leur désespoir. Pour avoir le droit de pleurer. Le Sudden Departure donne une forme a ce que la vie quotidienne a de profondément angoissant. Toutes ces vies « normales » ne sont orientées par rien, ne vont nulle part, ne veulent rien dire. Une fois que le Sudden Departure a lieu, même si celui-ci n’a aucune signification en soi, le désespoir a une excuse pour l’emporter. Plus exactement, on lui associe une forme qui lui permet de s’exprimer. C’est comme un canal qui soudain aurait été branché pour que les larmes puissent couler. »

Je m’arrête. Je lève les yeux. Je secoue la tête. Je remonte plus haut dans la page, je relis cet extrait en remplaçant « Sudden Departure » par « Coronavirus ». Ça marche très bien. Je relis cet extrait en remplaçant cette fois par « Confinement ». Ça marche pareil. Et j’entrevois ce que la fonction prophétique de cette série pourtant de registre fantastique ajoute à son génie et à son pouvoir de fascination. Peut-être que lorsque la pandémie sera derrière nous, nous ferons les comptes des morts, et nous arriverons à une disparition de 2% de l’humanité ? Nous serons alors les leftovers.

Quelqu’un objecte dans mon oreillette que 2% de la population, ça fait 150 millions de personnes, et qu’à ce jour nous en sommes à 125000 morts du Covid 19… OK, « 2% » est un chiffre rond et symbolique qui signifie juste « beaucoup » et notre Covid familier n’atteindra peut-être pas ce score. N’empêche, songeons aux précédents : selon les estimations, la grippe espagnole a emporté 2,5 à 5% de la population mondiale. Au XIVe siècle, la peste noire a fauché 30 à 50% des Européens. On n’est pas les plus malheureux, allez.

« Confiné à la campagne, figure 2 » (avril 2020)
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