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Le chemin qui mène de Jean Vigo à Teddy Lussi-Modeste

23/04/2024 Aucun commentaire

« Sur quoi as-tu changé d’avis ces 10 dernières années ? » : c’est l’une des questions que je préfère poser aux gens que je rencontre pour la première fois. Elle dit beaucoup sur quelqu’un […] parce que c’est une question qui raconte toujours une histoire. Une histoire de temps qui passe et de rencontres. Elle dit ce qui a été et ce qui est désormais. Comme le luminol, ce liquide bleu phosphorescent qui révèle le sang d’une scène de crime, c’est une question qui révèle nos contradictions.
Pour certains, changer d’avis, c’est se trahir. Eric Zemmour reprochait, en septembre dernier à Mélenchon d’avoir, en 20 ans, changé d’avis sur la burka : il citait alors Talleyrand, « je pardonne aux gens de n’être pas de mon avis, je ne leur pardonne pas de n’être pas du leur » – faisant partie de ces gens qui se targuent d’être absolument d’accord avec eux-mêmes depuis vingt, trente, quarante, cinquante ans.

A-t-on encore le droit de changer d’avis ? Blandine Rinkel

J’ai changé d’avis.
J’ai changé tout court.
Comment n’aurais-je pas changé puisque le monde a changé.
Faudrait-il se fixer pour règle de ne pas changer, et par-dessus le marché s’enorgueillir de rester intact au milieu d’un monde qui change ?

J’ai changé : depuis longtemps et même à peu près toujours, l’un de mes films préférés, de mes films culte, aura été Zéro de conduite de Jean Vigo. C’est fini.

À une époque, je le voyais une fois par an, avec un plaisir intact. Je constate que je ne le vois plus. Je l’avais même montré à mes enfants quand elles étaient petites. Je ne sais pas si je le leur montrerais aujourd’hui.

Zéro de conduite est un film sur le chahut salutaire et carnavalesque ; sur la liberté, en somme. Je raffolais de ce bloc d’anarchie douce où les collégiens renversent leur collège sens dessus dessous et cul par-dessus tête, prennent le pouvoir. Les adultes y sont ridiculisés, décrédibilisés et bien fait pour eux, ils y ont le sale rôle, celui de la contrainte, de la rigidité intellectuelle et morale, de la norme, du passé.

Ce film a infusé en moi en compagnie d’autres oeuvres qui pédagogisaient l’anarchisme en direction des enfants et des ados (Le roi et l’oiseau de Prévert et Grimault, The Wall de Pink Floyd, vous souvenez-vous de Hey teachers, leave us kids alone…). J’en faisais régulièrement l’éloge lorsque l’on m’invitait à présenter mes livres dans les collèges – je me rends compte qu’alors ma posture, a priori, était toujours de me ranger du côté des élèves, contre les profs (j’avais beau jeu… ou étais-je simplement démago ?), je croyais que mon irruption dans la classe incarnait le même mouvement ascendant, cette aspiration à la liberté, cette prise de pouvoir, cette créativité, cette rupture dans la routine, cette responsabilisation, cette joie aussi. Je recommandais la vision de ce film et je tenais d’ailleurs, je tiens toujours, pour preuve de son génie le fait qu’il ait été censuré treize ans après sa sortie : il était dangereux pour la jeunesse. Vive le danger et la subversion. Ah ah ah.

Et puis voilà que c’est fini. Le danger est manifestement ailleurs.

Se moquer des profs aujourd’hui, ce serait comme faire une blague juive en 1943 : au minimum une obscénité, au maximum une criminelle complicité. Se moquer des profs, c’était bon enfant, vivent les vacances, les cahiers au feu, la maîtresse au milieu. Mais nous sommes passés d’une époque bon enfant à une époque mauvais enfant, comme il est dit quelque part dans Ainsi parlait Nanabozo.

Je viens de voir Pas de vagues, le dernier film de Teddy Lussi-Modeste, où des collégiens prennent le pouvoir, renversent leur collège sens dessus dessous et cul par-dessus tête, chamboulent au passage tous les adultes à l’intérieur. Un film parmi de très nombreux autres tombant en cataracte (L’Affaire Abel TremComme un fils, Bis repetita, La salle des profs, L’InnocenceAmal un esprit libre… liste impressionnante à laquelle j’ai ajouté un film roumain de 2021), qui tous montrent à quel point le métier de prof est devenu difficile, peut-être impossible, en tout cas héroïque. Cet empêchement du métier de prof est une catastrophe globale qui me touche intimement mais qui ne peut que toucher intimement chacun d’entre nous, en ce qu’il révèle que, sans enseignement commun, nous ne pouvons plus faire société. Sans l’Éducation Nationale, que l’on peut certes d’abondance moquer et critiquer, la société française n’existe tout simplement plus. Il faut la critiquer et la chérir, l’Éducation Nationale. Un peu comme la démocratie. Puisque c’est pareil.

Quel chemin avons-nous parcouru en 90 ans, de Jean Vigo à Teddy Lussi-Modeste ? Je ne parle pas de cinéma, je parle de ce dont parle le cinéma. Ce que nous avons gagné, ce que nous avons perdu en 90 ans.

Je suis sorti de la salle en mauvais état, accablé, angoissé, terrifié. Mais convaincu que c’est ce film-ci que je conseillerais à des collégiens aujourd’hui, c’est celui-ci qui les responsabiliserait. Ma préconisation à la jeunesse remplacerait donc un film éminemment joyeux par un film fondamentalement stressant. Heureusement que je ne suis plus invité dans les collèges pour parler de mes livres.

« Faut-il dire à ces potes que la fête est finie ? » (La valse de Ferdinand)

22/04/2024 Aucun commentaire

Cette nuit, j’enquêtais sur Ferdinand Walz.
Ferdinand Walz (mais est-ce son vrai nom ?) joue du piano dans un groupe dont je fais moi aussi partie. C’est un garçon très discret, sans âge, ni signe particulier, souriant mais passe-muraille, qui ne parle que pour répondre, laconiquement, aux questions qu’on lui pose. Un soir, lors des bavardages qui suivent une répétition, je lui ai demandé ce qu’il faisait dans la vie. Il m’a répondu, aimable mais évasif, qu’il travaillait dans la cuisine centrale de la communauté de communes, je m’en suis contenté, je n’ai pas creusé la question. Sauf qu’en consultant les archives, je me suis rendu compte d’un détail troublant : sur toutes les photos de notre groupe, prises lors de répétitions ou de concerts, pas une seule fois Ferdinand Walz n’est vu de face, on ne voit jamais que sa nuque, qu’il soit debout parmi nous ou bien assis à son piano. C’est peut-être une coïncidence. Ou alors… Ferdinand Walz s’efforce de ne jamais laisser capturer son visage.
Je recoupe les informations, comme font les flics dans les séries, sur un grand panneau de liège où tous les éléments sont épinglés, photos, post-it, pièces à conviction, plans d’architecte, horaires des chemins de fer ou des marées, mode d’emploi multilingue de la cuisinière, points d’interrogation remplaçant les pièces manquantes (en l’occurrence, le visage de Ferdinand Walz), reliés par des fils de couleur qui forment comme une toile d’araignée. Et je parviens à la conclusion sidérante quoiqu’incontestable : Ferdinand Walz est un cambrioleur. À chaque fois qu’il a été absent d’une répétition, un appartement a été dévalisé, d’ailleurs très soigneusement, proprement, sans trop de dégâts. Cette histoire de cuisine centrale est une couverture bien commode !
Maintenant que j’ai percé à jour Ferdinand Walz, je dois décider que faire de ma découverte. Tout balancer aux flics ? Lui en parler d’abord, pour tâcher de comprendre sa vie et ses motivations ? Ne rien dire du tout et continuer à jouer de la musique avec lui ? Je suis en proie à ce dilemme moral lorsque je me réveille, réalisant que je n’ai même pas gardé dans ma propre mémoire l’image mentale du visage de Ferdinand Walz.

Et pendant ce temps, sur la terre :
« Tchouang-tseu rêve qu’il est un papillon, mais n’est-ce point le papillon qui rêve qu’il est Tchouang-tseu ? » (cité par Raymond Queneau, Les fleurs bleues)
Réalisation d’un papillon en atelier pop-up sous la direction de Philippe UG.

Baise malchanceuse

06/04/2024 Aucun commentaire

Actualité flaubertienne.

Avez-vous vu Bad Luck Banging or Loony Porn, film roumain réalisé par Radu Jude, tourné pendant la pandémie en 2021, et ours d’or à Berlin (les Berlinois ont de l’audace) ? Traduction possible du titre anglais : Baise malchanceuse ou Porno cinglé. J’apprends ici que Babardeala cu bucluc sau porno balamuc, le titre original, emploie des mots d’origines gitanes et ottomanes, et constitue déjà une provocation au nationalisme roumain.

Comme chez Flaubert, l’intrigue mêle le grotesque et le tragique ; si elle n’était pas si trash, elle pourrait valoir à ce film d’être ajouté à la litanie prodigieusement longue, récurrente comme un symptôme, des sorties au cinéma qui ces jours-ci abordent la crise de l’enseignement en collège ou en lycée : ici, Emi, incarnée par Katia Pasacriu, est une prof de collège qui subit humiliation, mise au ban et vexation infligée par un tribunal populaire parce qu’une vidéo sexuelle privée qu’elle a tournée avec son mari se retrouve sur Internet…

Jude filme la déambulation dans Bucarest de cette femme inexpressive derrière son masque anti-Covid, en suggérant que la véritable obscénité est ailleurs que sur Youporn. PARTOUT ailleurs. Dans les rues, dans les médias, dans les supermarchés, dans les files de bagnoles, dans les façades, enseignes et publicités, dans les micro-agressions et soubresauts de ressentiments recuits à même le trottoir, dans les haines de tous contre tous, dans la compétition libérale généralisée et érigée en système.

Et puis, pile au milieu du film, sur une ritournelle incongrue de Boby Lapointe, l’histoire s’interrompt brutalement pour céder la place à une sorte de court-métrage expérimental directement hérité du Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert.

Défilent sous nos yeux, dans l’ordre alphabétique, c’est-à-dire dans une parodie d’ordonnancement, divers concepts et clichés dont les définitions et exemples, un à un, démolissent froidement notre zeitgeist et notre ordre moral en cache-sexe. Les violences politiques, policières, patriotiques, religieuses et mémorielles, nous sont assénées avec une ironie d’autant plus cinglante qu’elle n’est jamais que l’enregistrement du réel : c’est le fascisme d’hier et de demain que nous voyons, et la Roumanie est, à quelque chose près (la pression et l’oppression catholiques y sont sans doute pires qu’ailleurs), le monde.

Ainsi, pour l’entrée Transformation nous admirons une magnifique fleur éclore au ralenti tandis que nous lisons un fait divers recueilli dans la presse :

Un Américain accusé d’avoir tué ses deux colocataires, a déclaré à la police partager avec eux des opinions néonazies, jusqu’à ce qu’il se convertisse à l’Islam. Il les a ensuite tués parce qu’ils ne respectaient pas sa foi.

Un peu plus tôt, parvenus à la lettre C, à l’entrée Cinéma nous étions pourtant avertis par cette note d’intention :

Nous avons appris à l’école l’histoire de Médusa. Elle avait un visage si laid qu’à sa vue les êtres et les âmes se transformaient en pierre. Lorsque Athéna a ordonné à Persée de tuer le monstre, elle l’a prévenu de ne jamais regarder directement son visage, mais seulement son reflet dans son bouclier lustré. Suivant ce conseil, Persée réussit à décapiter Médusa. La morale est qu’il nous est impossible de voir les horreurs actuelles parce qu’elles nous paralysent d’une peur aveugle, et que nous ne pouvons les percevoir qu’au travers d’images qui en reproduisent l’apparence. Le cinéma est le bouclier lustré d’Athéna.

Précision à l’attention de quiconque ne ferait pas la différence entre l’ironie et le cynisme, soit entre le recul empathique Flaubertien obligeant le lecteur à s’impliquer pour saisir ce qui n’est pas dit, et la potacherie ricanante se payant la tête de ses personnages afin de mettre le public dans sa poche : c’est la différence entre un film de Radu Jude et un film de Ruben Östlund.

Pas mal, Pascal

01/04/2024 Aucun commentaire

Petite anecdote spéciale Pâques.

L’une des participantes les plus assidues et enthousiastes de nos ateliers de création de chansons est la pittoresque Chantal B., que je vous résume ici en trois gros traits : énergie de bulldozer, langage de charretière, coeur d’or.
Or, durant notre dernier stage en date, le week-end passé, je l’ai observée à l’heure du repas attraper le pain et, machinalement, tout en regardant ailleurs et en participant à la conversation, dessiner de la pointe du couteau une croix sur la croûte, avant de débiter le pain en tranches et de le distribuer autour de la table.
Il m’a fallu plusieurs jours pour identifier la réminiscence que ce geste discret avait fait remonter en moi.
Lorsque j’étais enfant, je passais une bonne partie de mes vacances d’été dans le village natal de mon grand-père, Villar Focchiardo, entre Suse et Turin, Piémont italien. Là-bas, nous étions hébergés par la belle-soeur de mon grand-père, autrement dit la veuve de son frère aîné resté au pays au lieu d’émigrer en France. La grand-tante Lucinda, très gentille, très généreuse, très bavarde, très active à ses fourneaux, très grosse et très fière des enfants de sa lignée surtout s’ils étaient des garçons, bref cochant toutes les cases du cliché « Mamma italienne » que je ne connaissais pas, avait ce même geste, oui, ça me revenait à présent. Elle signait toujours ainsi sa miche de pain avant de la trancher et de la partager.
Intrigué, j’attendais l’heure des repas juste pour la voir refaire ce geste (ainsi que, si je suis honnête, pour manger ses escalopes milanaises), pour assister encore et encore à ces deux caresses perpendiculaires au couteau, geste que personne n’accomplissait du côté français de la famille. Mon grand-père lui-même, farouchement athée et se méfiant des curés, jamais n’aurait cédé à pareil rite domestique et prandial relevant de la superstition et de la « bondieuserie » . Mais du haut de mes 6 ou 8 ans, et tout en avalant une escalope de plus (« Mangia ! Mangia ! » disait-elle en riant), j’aimais quant à moi beaucoup ce geste. Je le trouvais très joli en plus d’être exotique, rassurant puisque régulier, mystérieux et gracieux comme une passe magique – ce qu’il était assez exactement, au fond.
Il m’a fallu des années ou peut-être des décennies avant d’identifier correctement la signification de cette bénédiction, qui a, pour ce que j’en sais, partie liée à la Cène et à ses obscurs symboles cannibales et sacrificiels (Mangez, ceci est mon corps, Matthieu 26:26).
Mais déjà, à 6 ou 8 ans, je retenais confusément qu’il fallait traiter le pain d’une façon particulière, qu’il méritait un sort spécial : si le pain est avant chaque repas sacralisé, c’est parce qu’il est déjà sacré, la croix dessinée sur lui n’est qu’un rappel.
Que le pain soit sacré parce qu’il est consubstantiel au corps d’un surnaturel Messie mort-vivant plein de super-pouvoirs me semblait et me semble toujours une calembredaine ; en revanche, que le pain soit sacré parce qu’il nous nourrit, apaise notre faim et nous procure du plaisir individuel et collectif, et tout ceci parce qu’en amont quelqu’un, très humain et pas plus divin que vous et moi, l’a préparé, pétri et cuit, et qu’un autre, plus tôt encore, a fait pousser du blé en cultivant la terre… Oui, voilà qui me semblait suffisant pour motiver un minuscule geste propitiatoire et reconnaissant, en deux traits de couteau qui signifiaient, ni plus ni moins, « Bon appétit » .
En somme, à 6 ou 8 ans je tentais de réconcilier dialectiquement l’anarchisme libre-penseur de mon grand-père et la bigoterie de ma grand-tante : j’étais perplexe face aux dogmes religieux mais j’adorais les rites. Double disposition dont témoignent nombre de mes livres, de La Mèche à Nanabozo.

Voilà, joyeuses Pâques à toutes et tous, ceux qui croient au ciel, ceux qui n’y croient pas.
Fête de Pâques qui, si vous voulez mon avis, est moins la célébration de l’improbable résurrection du Christ que la fête du chocolat. Gloire au chocolat ! Introduit en Europe environ 16 siècles après la crucifixion du Christ (plaignons-le, il n’en a jamais mangé), grâce aux vaillants et très chrétiens conquistadors qui ont exterminé les populations précolombiennes au nom du seul vrai dieu (et de l’or) !

La disquette et le métier

31/03/2024 Aucun commentaire

Je ne sais pas si cela m’était déjà arrivé… Le cas échéant j’ai dû finir dans un état tel que je n’en ai gardé aucun souvenir…
La semaine prochaine, je me produirai sur scène dans quatre concerts, avec quatre groupes distincts, pour quatre programmes n’ayant rien à voir.
Comme me le disait mon camarade Tofsac, plus coutumier que moi d’une pareille densité, usant d’une métaphore du siècle dernier strictement incompréhensible pour les moins de 40 ans, il suffit de « changer de disquette ». D’accord mais au bout d’un moment peut-être vaut-il mieux changer de métier. Je crois que j’en fais trop, des métiers. Heureusement, dans un peu plus de trois mois, j’en abandonne un, ouf. Ah mais attends c’était le seul qui me rapportait des thunes, zut. On ne peut pas tout avoir.
En attendant, je poste mon programme ici, ça me fera un agenda, car il est plus prudent de multiplier les agendas :
– Mardi 2, 19h, « Victor & Wolfgang alias Dizzy & Ella », duo avec Marie Mazille, Voiron, librairie au Bord du jour, dans le cadre du festival de jazz off.
– Jeudi 4, 20h, Micromegas (dir. François Raulin), Solexine, Grenoble.
– Vendredi 5, 20h, Orchestre Symphonique d’Eybens (dir. Christine Antoine), l’Odyssée : je trombone et je présente (ne venez pas, guichet fermé).
– Samedi 6, 18h, « Alice, Charles & les autres » , Grenoble.

Développons un peu ce dernier…

Le spectacle « Alice, Charles & les Autres » réinvente et (toute modestie gardée) sublime un répertoire de chansons, contes et même proverbes recueillis autrefois par les folkloristes Alice et Charles Joisten dans le Queyras.
Il fut conçu l’an dernier pour « jouer à domicile », c’est à dire pour répondre à une commande du festival MusiQueyras, afin d’être rendu à qui-de-droit tel un hommage.
Mais ô qu’il eût été dommage qu’il s’en tînt là, fût oublié, disparût, expirât en pleine jeunesse, et ne délivrât point au reste du monde ses trésors (sublimés) de sagesse et d’inventivité traditionnelles et comme ils sont charmants ces circonflexes du subjonctif, on dirait les toits d’un village de montagne dans les Hautes-Alpes !
J’ai la joie non feinte de clamer que mes camarades Marie Mazille, Laurence Dupré, Patrick Reboud, Christophe Sacchettini et moi-même redonnerons non pas une mais deux fois ce spectacle au mois d’avril.
– Samedi 6 avril à 18h, au 170 galerie de l’Arlequin à Grenoble (ceux qui savent, savent ; ceux qui veulent savoir peuvent encore demander et il leur sera répondu).
– Dimanche 14 avril vers 20h, à la MFR de Bourgoin-Jallieu dans le cadre du stage de printemps de Mydriase (ceux qui savent, savent ; les autres peuvent encore s’inscrire, il reste une ou deux places).

Tous les détails, y compris le teaser audio ainsi que l’appréciation que nous a délivrée Alice Joisten en personne (nous sommes validés, quel honneur !) au Fond du Tiroir.

Il eut d’autres amours (Dossier M, 5)

18/03/2024 Aucun commentaire

Et voici le nouveau chapitre (le pénultième) du feuilleton le plus lent au Fond du Tiroir, à raison d’un épisode tous les quelques mois : je lis Le Dossier M de Grégoire Bouillier ! [La livraison précédente est ici.]

J’en suis au volume 5, à couverture jaune, sous-titré La Vie, rien que ça, et je suis obligé de constater que je lis de plus en plus lentement, comme si je voulais faire en sorte que Le Dossier M ne s’arrête jamais. Plus j’avance, plus je freine en lisant simultanément dix ou douze livres (qui, souvent, et c’est là que Bouillier est le plus fort, me font d’une manière ou d’une autre penser au Dossier M et comment pourrait-il en être autrement puisque tout est dans le Dossier M), le terme recule au fur et à mesure qu’il s’approche, l’éternité est jouable façon paradoxe de Zénon.

Ce volume cinq se situe dans la même stase que le précédent : il se déploie (se débat) toujours à contre-courant, dans le contrecoup du chagrin d’amour, peine à purger fixée pour une durée de dix ans, durant lequel le narrateur vit malgré tout en ayant d’autres amours, comme dit Flaubert dans l’Éducation Sentimentale. Les chapitres consacrés aux autres amours couvrent la première moitié du livre et cette abondance est une façon explicite d’affirmer que nos autres amours font partie de l’histoire de notre grand amour, ils sont des pièces ajoutées au dossier. Prenons le sous-titre au sérieux : La Vie c’est peut-être cela, la somme des autres amours faute de l’amour.

Quoique souvent désopilante, d’ailleurs plus jamais je n’écouterai Foule sentimentale de Souchon sans que je enfin bref (et profitons de la cocasserie, la seconde moitié du livre sera moins drôle), l’énumération des autres amours revêt un aspect liste-de-conquêtes façon Mille e tre chez Don Giovanni, susceptible de valoir à l’auteur une accusation de misogynie. Ce qui serait une erreur : ainsi qu’il le précise p. 170, il attend la réciprocité, suprême gage d’aspiration à l’égalité des sexes, car l’autre est un sujet tout comme soi :

À propos de se mettre à la place de l’autre : j’aimerais avoir la version de toutes les femmes dont je parle. Ce qu’elles virent de moi et vécurent de leur côté. Comment et pourquoi. Car je n’eus jamais accès à leurs pensées. À ce qu’elles se racontaient en leur for, une fois rentrées chez elles ou même en ma présence. Oui, j’aimerais qu’une femme raconte ses « autres amours » comme je le fais moi-même. J’aimerais qu’elle en fasse un livre. Sans rien dissimuler. Sans en faire tout un plat mais sans rien minimiser non plus. En se tenant au plus près de son niveau individuel des choses. Au plus ras de ses pâquerettes. En se trouvant aussi formidable que les autres et aussi déplorable qu’eux. Aussi victime et bourreau que n’importe qui puisque nous sommes les deux et ne sommes donc ni l’un ni l’autre. C’est juste que, homme ou femme, nous sommes tous précipités dans l’immense Rastro de la vie et contraints de lutter pour notre propre survie. Chacun avec ses armes et ses faiblesses. Ses encombrants qui pèsent des tonnes. Ses rêves et ses démons. C’est aussi simple que ça. Aussi compliqué aussi, et qu’une femme raconte ce qu’il est pour elle sans oublier de se mettre dans le tableau (cela l’important), j’adorerais lire ça. C’est un appel que je lance.
J’adorerais lire Le Dossier G écrit par M !

Bref, à nouveau, voici un livre qui donne envie de lire et d’écrire. La cinquième partie de l’oeuvre est dans la lignée des quatre précédents : prodigieuse. Le monologue se poursuit, Bouillier vérifie régulièrement que son lecteur est toujours là (la dédicace de ce volume est À ceux qui ne lâchent rien), il pourrait bien parler de n’importe quoi (et de fait…), le spectacle est permanent.

Je n’ignore point que certains se lasseront en moins de 40 pages chrono. Je puis apporter le témoignage suivant : comme je conseillais Le Dossier M à certaine dame, puisque j’ai ces temps-ci tendance à le conseiller à tout le monde, à elle aussi pourquoi pas, elle m’a rétorqué : Non merci, j’ai essayé, j’ai eu l’impression d’être à côté de mon mari qui ne s’arrête plus de parler quand il a bu, j’ai refermé, je ne lis pas des romans pour me retrouver dans cette situation familière, tout au contraire. Il faut donc bien avoir conscience que cela ne marche pas pour tout le monde. Pour ma part, j’en suis à 2 500 pages, non seulement ne suis-je pas fatigué, je reste tendu comme un arc, sensible au suspense réel de ce flot (où est-ce que tout ceci va le/me mener ?), mais je suis à chaque page ébloui par l’ambition perpétuellement renouvelée de cette œuvre-cathédrale, où je me régale de chacune des digressions comme d’autant de vitraux, rosace, statues, tableaux, bas-reliefs, autels, chapelles, pinacles, cryptes aussi, et même reliquaires, portails, arcs, voussures, bizarreries architecturales planquées dans l’ombre, sans compter les sons, bruits de pas, tuyaux d’orgues, résonances en chaire (et en os), jusques et y compris l’écho de ma propre voix.

Car le narrateur du Dossier M, Grégoire Bouillier sous toutes ses coutures, a beau être profondément idiosyncratique dans sa logorrhée qui décourage les uns et enchante les autres, il est suffisamment universel pour que chacun soit invité par empathie à s’identifier, ainsi que font tous les grands protagonistes de la littérature, y compris la littérature autobiographique depuis le protagoniste nommé Jean-Jacques dans les Confessions (1). Grégoire n’hésitant pas plus que Jean-Jacques à se montrer antipathique, chaque lecteur ne s’identifiera pas au même chapitre. Mais quant à moi, par exemple, je m’identifie direct à la page 138 du présent tome, paraphrase rousseauiste où justement il aborde la différence entre lui-auteur et lui-personnage :

« Tu piges ? » Je pigeais d’autant mieux que, pour ma part, je ne dis jamais que je suis écrivain. Cela me gêne. Ce serait pure posture. Faire le jeu social. Alimenter le mythe et les malentendus. Si je suis un écrivain c’est lorsque j’écris et uniquement lorsque j’écris. Je deviens alors quelqu’un d’autre. J’entre dans une temporalité infinie. Je le sens. J’ai tout le temps chaud. C’est à la fois mental et physique. Ici le mystère de l’écriture. Hormis cela, je ne suis pas un écrivain. Quand je chie, je ne suis pas un écrivain. Quand je parle de mes livres dans un micro, je ne suis pas l’écrivain qui les a écrits. Prétendre le contraire serait débile. Ce serait indécent louche ! Ce serait m’inventer un personnage. C’est comme les bouchers : s’ils peuvent conduire jour après jour les bêtes à l’abattoir, c’est parce qu’ils jouent leur rôle de boucher. Sinon, ils ne pourraient pas. Pas dans ces conditions. Cela les affecterait. S’inventer un personnage revient toujours à se défaire de son humanité. Voici qu’on ne se sent plus personnellement responsable de ce qu’on fait puisqu’on obéit à une fonction qui fait de nous sa dérivée. C’est comme endosser un uniforme garantissant l’impunité et celui d’artiste ne vaut pas mieux que les autres. Je déteste les uniformes et je ne veux pas sacrifier mon humanité à la Littérature ou à n’importe quoi d’autre affublé d’une majuscule. C’est comme ça qu’on devient inhumain. Tout ce que je peux dire, c’est que je suis un type comme tout le monde qui écrit des livres pas comme les autres. À tout le moins j’essaie. Comme tout le monde, je possède ma propre singularité. Elle seule m’assure que j’existe. Elle seule mérite d’être cultivée pour ce qu’elle est.

(Je précise que ces lignes étonnantes ont été, a priori, écrites vers le milieu des années 2010, donc des décennies après que Sartre a postulé que le garçon de café joue le rôle d’un garçon de café, mais quelques années avant que l’on polémique sur une autre schizophrénie, plus oiseuse, séparons l’homme de l’artiste afin que le second ne soit pas puni pour les viols commis par le premier.)

D’autres amours, d’autres amis aussi. Bouillier parle très bien de nos innombrables façons de passer le temps, de gré ou de force, et je saisis au vol ce chapitre (p. 315) sur l’addiction aux séries américaines qui occupent et dans le meilleur des cas libèrent nos vies comme une armée occupe et dans le meilleur des cas libère un territoire :

Depuis M, c’est dingue comme je me suis fait énormément de nouveaux amis et pourquoi m’en trouver d’autres ? Je n’ai pas besoin de davantage d’amis. Mes nouveaux amis me suffisent. Ils me comblent. Ce sont eux qui viennent à moi, eux qui me veulent comme ami et ils sont bien les seuls aujourd’hui [(…)] Ils sont le même remède à la solitude et au désarroi. [Ils] occupent pareillement tout mon temps libre. Ils font travailler mon imagination. Avec eux, le temps passe à toute allure. Il est toujours bien rempli. Il est plein comme un œuf. Sur leur rythme je me cale. Grâce à eux, je voyage dans l’espace et le temps. J’échappe à la durée d’ici, qui n’est pas une durée, qui n’est rien, qui n’a aucune consistance, ni lenteur ni vitesse, ni rien.

S’ensuit une interminable énumération (puisque Bouillier avoue ailleurs qu’un autre effet secondaire de son histoire de M est son goût compulsif pour les énumérations) de ses nouveaux amis, les personnages de séries américaines, et particulièrement un éloge sur quatre ou cinq pages de Treme, série ni plus ni moins susceptible de le (de se) réconcilier avec le genre humain (série dont je parlais ici, justement par comparaison avec un film qui faisait détester le genre humain).

Oh, comme je m’y retrouve, encore une fois.

Une nouveauté, toutefois : à l’occasion de ce volume-ci, j’ai écrit à l’auteur. Oh, j’aurais eu envie depuis à peu près le début, depuis d’innombrables recoins de la cathédrale, ruisselants de lumière ou cachés dans l’obscurité, mais je suis passé à l’acte en début de tome 5, à la faveur de Lino Ventura. Qu’est-ce que vous croyez, puisqu’il y a tout, dans Le Dossier M tome 5, puisque tout fait vie, puisqu’il y a du Kafka et du Günther Anders, du cafard et de l’intelligence artificielle, les effets du Viagra et ceux de la lâcheté professionnelle au bureau, du BDSM et un choral de Bach, des tests HIV et des gueules de bois, le flipper Spirit of ’76 de Gottlieb (« Il s’agissait d’éviter la chute dans le trou et, sous des dehors clinquants, ce jeu recelait une vraie métaphysique de l’existence« ) et le Pont de Maincy de Cezanne qui a révolutionné l’art moderne parce qu’il a obturé le ciel… il y a aussi et comment s’en étonner Lino Ventura. Plus précisément, il y a une incise longue comme un chorus où Bouillier nie, conteste, réfute, une scène de L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville, où Ventura, alias Gerbier, échappe à une mort certaine, en courant dans un tunnel qui est une métaphore, une cosa mentale. J’ai écarquillé les yeux en lisant ce chapitre, et me suis décidé à lui répondre :

Bonjour Grégoire Bouillier
Je lis votre Dossier M avec des délices variés et profonds. Je suis époustouflé mais très lentement. J’ai commencé le tome 1, rouge, il y a bientôt deux ans, et je viens d’attaquer le tome 5, jaune. Je suppose que j’aurai terminé l’ensemble courant 2024.
Or cette longue durée crée des effets spécifiques, je suis amené à créer sans cesse des liens avec nombre d’autres livres que je lis ou films que je vois (etc.), comme si votre « histoire de M » repeignait le paysage. Ce genre de connexions élargissent encore le champ de votre livre pourtant déjà opulent. (…)
Ainsi, le volume 5 s’ouvre sur L’armée des ombres (film de Melville sorti en 1969, année de ma naissance et de la première course autour du monde en solitaire qui occasionne un développement de quelques 200 pages dans le volume 4, je ne l’ai pas oublié) et sur sa terrible scène du tunnel.
Sapristi et coïncidence : il se trouve que j’ai revu ce film le mois dernier, pour la première fois depuis l’enfance, il y a une quarantaine d’années. Je n’avais d’ailleurs pas compris grand chose lors de ma première vision, mais il m’en était resté beaucoup d’images, notamment le visage de Paul Meurisse sortant de l’ombre. Le revoir aujourd’hui et à mon âge fait que je crée d’autres liens.
Lors de la fameuse scène du tunnel, j’ai cru voir tout à fait autre chose que ce que je voyais. Ventura se met à courir, se fait mitrailler, et s’interrompt face à un nuage de fumée noire, une corde miraculeuse tombe du ciel, il se hisse aisément, saisit une main, se fait recueillir par ses amis et s’enfuit avec eux en voiture vers des jours meilleurs. Cette scène est tellement invraisemblable, deus ex-machina rocambolesque et abracadabrant, correspondant tellement plus à une rêverie consolatrice qu’à la cruelle réalité, que je n’y ai pas cru.
Ce que j’ai cru voir, c’était la fin de Brazil de Terry Gilliam : le héros (Jonathan Pryce), sur le point d’être torturé et mis à mort, est brusquement sauvé par des membres de la Résistance (Robert de Niro) qui font tout exploser, le libèrent et l’emportent en voiture vers un lieu sûr, grâce à leur héroïque secours il s’enfuit, rejoint sa bien aimée dans le camion de celle-ci et tous deux quittent la ville pour couler enfin des jours heureux loin du malheur. Puis, juste avant la fin, le film revient sur la situation précédente du héros qui n’a, en réalité, jamais quitté sa chaise de torture, son coeur a lâché, il est mort, et toute cette dernière séquence n’était que l’ultime giclée de réconfort que lui accordait son cerveau avant la mort.
Ainsi j’ai cru que l’Armée des ombres me faisait le même coup que Brazil sorti 16 ans après lui, plagiat ou remake par anticipation, je m’attendais à ce que ce faux happy end se termine mal et cyniquement, façon « tout ça c’était dans sa tête » d’autant plus que par une erreur d’appréciation visuelle dont je faisais une preuve irréfutable de mon interprétation, j’ai cru reconnaître « Félix » dans la personne qui tend la main à Ventura, « Félix » dont on sait qu’il est mort il y a déjà plusieurs scènes (un peu plus tard j’ai fini par admettre, à la faveur d’un gros plan, qu’il s’agissait non de « Félix » mais d’un autre personnage, « le bison » ). Pendant quelques minutes, j’ai été persuadé de voir une scène imaginaire inventée par les derniers soubresauts du cerveau de Gerbier à l’agonie. Puis, comme l’histoire se poursuivait, j’ai eu des doutes pendant les minutes suivantes, des hésitations, enfin quand j’ai vu que le film partait ailleurs j’ai définitivement évacué ma théorie stupide de plagiat par anticipation et je n’en ai parlé à personne de peur de me couvrir de ridicule.
Et puis voilà, coup de théâtre : j’attaque le Dossier jaune, tome 5, et vous venez me confirmer que c’est moi qui avais raison, pas le film !
Merci énormément pour cela, et bravo pour tout le reste,
Fabrice Vigne

Grégoire Bouillier m’a répondu. Les auteurs qui prennent la peine de prolonger (l’effet de) leur livre en répondant au courrier de leurs fans sont admirables pour plus d’une raison.

Cher Fabrice,
Merci de votre message, merci beaucoup !
C’est « drôle » ces coïncidences. (…)
Concernant L’Armée des ombres, je suis heureux que, vous aussi, ayez d’emblée perçu à quel point la scène du tunnel est improbable, à quel point il y a quelque chose d’anormal dans cette scène (même si je crois me souvenir que dans son livre, Kessel raconte que cette évasion eut réellement lieu). En tout cas, elle est filmée comme une « intervention divine » (deus ex machina) et je ne crois pas m’être trompé en disant que cette évasion, Melville la filme comme une « élévation » au sens chrétien du terme, c’est-à-dire que Gerbier est mort dans le tunnel. Tout est dans le zoom… 🙂
Bref.
Merci vraiment d’avoir partagé avec moi les ramifications que mon livre a tissées avec vous.
Que la littérature s’invite dans nos vies, que demander de plus ?
Très amicalement.
Grégoire Bouillier (avec Bmore et Penny)

Rendez-vous au sixième et dernier tome. Mais je vais sans doute prendre tout mon temps.


(1) – On ne le sait que trop : c’est la faute à Rousseau.
Saisissons à pleines mains l’occasion de citer encore une fois (je le faisais déjà il y a quinze ans) ce texte fondateur de l’écriture de soi, l’incipit des Confessions de Jean-Jacques Rousseau (1782), et prenons-en encore de la graine :

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là.

Ella & Dizzy

17/03/2024 Aucun commentaire

À la faveur d’un malentendu tout-à-fait amical, Marie Mazille et moi-même sommes invités à donner un concert dans le Off du Festival de Jazz de Voiron.

Nous avons dûment averti que ce que nous faisons est assez peu qualifiable de « jazz » sauf bien entendu à s’en remettre à la définition extensive donnée par le regretté Howard Becker, sociologue et pianiste : « Si c’est intéressant, c’est du jazz » .

Comme nous n’avons peur de rien, et certainement pas du ridicule (où en serions-nous dans le cas contraire, je vous le demande), nous avons relevé le défi. Notre duo, intitulé jusqu’à présent Victor & Wolfganga, s’est sur le champ rebaptisé Ella & Dizzy, et ainsi nous irons faire swinguer nos chansons et mirlitons à Voiron, le mardi 2 avril à 19h, entre les rayons de la librairie Au bord du jour, 20 rue Dode, d’ailleurs mon correcteur orthographique à l’instant me suggère Rue Dodécaphoniste, et en voilà un signe propice.

(Pour faire connaissance avec cette admirable librairie et son excellente tenancière, Géraldine Hérédia, on peut cliquer ici.)

Le répertoire du jour sera constitué de nos fantaisies habituelles, augmentées de pas moins de trois créations mondiales conçues exclusivement pour l’événement : Bonne fête Sandrine (car nous consultons toujours scrupuleusement l’agenda avant d’accepter une date, et le 2 avril est bien Sainte-Sandrine) ; Le syndrome de l’imposteur (tango) (spéciale dédicace à J.-L. S.) ; et enfin, puisque nous sommes là pour jazzifier un minimum, Caravan, le standard orientalisant de Duke Ellington que nous avons sans vergogne outragé avec des paroles françaises.

Post-scriptum d’après coup : oui on l’a fait et oui c’était bien ! Photos ci-dessous Laurence « Sandrine » Menu.

Avec un témoignage exclusif de Marie-Wolfganga-Ella Mazille :

Il y a une vingtaine d’années, j’ai fait un cauchemar épouvantable : je me baladais dans les couloirs du Cargo (euh pardon de la Macu…euh pardon de MC2…) quand tout à coup sans comprendre comment ni pourquoi je me retrouvais dans les loges propulsée énergiquement par deux grands gaillards vers….vers…vers la plus grande scène de MC2 (190 m2), pour la soirée d’ouverture du festival de jazz de Grenoble, en piano solo. Au niveau public, noir de monde (donc 1000), au niveau enthousiasme : « Youpi, ça y est nous distinguons Carla Bley en train de se diriger vers son Steinwey ça va le faire grave, cris de joie, applaudissements à s’en choper des ampoules, tout le monde debout etc etc… » et moi, en train de protester contre cette erreur, me rapprochant à une vitesse vertigineuse du clavier, réfléchissant à combien de temps j’avais fait du piano dans ma vie (10 minutes ?) de jazz ? (un quart d’heure ?)…Réfléchissant au SEUL MORCEAU que je pouvais ne pas massacrer…Au clair de la lune (le A, pas le B, en do, pas en ré trop compliqué !)…à la main droite (je suis droitière)…mais que faire de la main gauche ???????? M’étaler de tout mon coude avec vigueur et conviction sur une vingtaine de touches aléatoires en m’imaginant virtuose de free jazz !!!!…Je transpire…Je tati-carde…Je suis au bord de l’évanouissement….DDDDDRRRRIIIIIIINNNNGGGGGG, avant l’attaque du do fatal, je me réveille……Mais HEUREUSEMENT grâce à mon ami et collègue Fabrice Vigne, 20 ans plus tard me voilà sur scène pendant le festival de jazz de Voiron….et je ne me suis jamais réveillée…Bonne nuit tout le monde !

Rage

15/03/2024 Aucun commentaire
Par discrétion et protection de ma vie privée, je ne révèlerai pas laquelle de ces trois voitures est la mienne.

Ce matin, ma rue a quelques allures de scène de guerre. Je découvre la lunette arrière de ma voiture explosée, tessons partout, dedans dehors. Je suis contrarié mais je tâche de ne pas prendre les choses trop personnellement, je réalise la portée de l’onde de choc : en tout, une douzaine de voitures garées là se retrouvent dans le même état. Pas de larcin, les véhicules n’ont pas été fouillés, seulement vandalisés en série, l’un derrière l’autre. Le ressort de l’acte n’était pas la convoitise mais le défoulement pur et simple, l’expression éruptive, saccageuse, cependant méthodique, de frustrations sociales et/ou sexuelles.
Acte gratuit qui fait ch(i)er, 600 balles de pare-brise plus essuie-glace que multiplie une douzaine de sinistres.
Malgré mon sang froid, je n’ai pu m’empêcher de proférer des gros mots et de maudire le petit con inconnu, l’Erostrate de mes deux pare-chocs, qui eût mieux fait d’aller se dépenser au foot ou aux putes.
À moins que…
Une autre hypothèse me vient…
Je me prends à imaginer que, parmi les douze propriétaires de bagnoles cassées sur la chaussée, onze peut-être seraient susceptibles, par colère et dépit, de voter RN dans le but chimérique de mettre un terme aux « incivilités » ainsi que, tant qu’à faire, au grand remplacement (quant à moi, l’hypothèse de voter pour ce parti qui pue arrive juste derrière celle de me percer les deux yeux et les deux tympans juste pour voir l’effet que ça fait sous prétexte qu’on n’a « pas encore essayé »). Donc… À qui profite le crime ? Ce crime-là ? J’espère pour Jordan Bardella qu’il a un bon alibi pour la nuit du 14 au 15 mars…
(Ou alors… Attends laisse-moi réfléchir encore un peu… C’est Carglass qui a fait le coup !)

Le mystère des saisons

13/03/2024 Aucun commentaire
Le cycle des saisons, figure A : la science
Le cycle des saisons, figure B : Le rapt de Proserpine (Perséphone) par Pluton (Hadès), sculpture par Le Bernin, 1621-1622. Galerie Borghese, Rome.

Ces jours-ci j’enchaîne les classes, à qui je raconte des mythes grecs. J’adore ça, même si je suis conscient qu’à notre époque parler des « dieux » dans un cadre scolaire est affaire délicate qui réclame quelque doigté (cf. cette archive au Fond du Tiroir).
Je remplis ma mission pédagogique en commençant par rappeler que les histoires, toutes les histoires, notamment celles des dieux (sous-entendu que je garde consciencieusement pour moi : celles de Dieu) découlent toujours de l’observation de la nature.
Prenant comme exemple le cycle des saisons, je fais remarquer qu’on peut expliquer ce phénomène naturel, comme tous les autres, de deux façons, selon deux storytellings (évidemment je n’emploie pas ce mot). Soit par la science, et cela prend des siècles de méthodes et d’hypothèses avant de comprendre la révolution de la Terre autour du Soleil, et les variations d’exposition dues à son axe qui n’est pas droit mais incliné de 23,4° ; soit par les dieux (sous-entendu que je garde consciencieusement pour moi : par Dieu), qui sont comme chacun sait à l’œuvre derrière toute chose. Explication poétique, symbolique et tout-à-fait digne d’intérêt, qui n’est pas « vraie » mais ce n’est pas cela qu’on lui demande, et c’est ainsi que je narre l’histoire de Perséphone, jeune fille coupée en deux, et coupant en deux l’année : elle est vouée à passer six mois sous terre aux côtés de son époux le roi des Enfers, puis six mois sur terre auprès de sa maman Déméter qui, de joie, accepte à chaque printemps de réchauffer la terre et permettre à nouveau l’éclosion de la végétation.
J’espère rendre les enfants sensibles à la beauté de cette image qui n’est pas « vraie » : qu’est-ce que l’hiver, avec ses paysages désolés, ses arbres secs, ses horizons décolorés et sa nature éteinte ? C’est le chagrin d’une déesse à qui l’on a ravi sa fille.
Je m’applique à ne pas opposer l’explication scientifique et l’explication mythologique de façon manichéenne, la bonne contre la mauvaise : je n’oublie jamais que les deux sont bonnes si on ne prend pas l’une pour l’autre. Les anciens Grecs étaient grands scientifiques autant que grands conteurs et, va savoir, peut-être qu’il fallait l’un pour alimenter l’autre, et c’est la réunion des deux qui a créé cette civilisation – la nôtre, un peu.
Naturellement, comme l’âge de mes interlocuteurs varie du CP jusqu’au CM2, je m’adapte à chaque séance. Je ne dis jamais tout. Je passe notamment sous silence les aspects les plus louches de « l’histoire d’amour » entre Perséphone et le sulfureux Hadès, dieu des Enfers. Il tombe amoureux de Perséphone et l’épouse ? Okay, si l’on veut. Mais l’on pourrait aussi bien raconter qu’il l’enlève et la viole, puisque jamais Perséphone n’a son mot à dire. On pourrait aussi rappeler que ce barbon masculiniste toxique infernal n’est autre que le tonton de Perséphone, puisqu’il est de la génération des Cronides, par conséquent frère de Déméter et de Zeus. Mais l’on n’est pas obligé. Je raconte, je choisis. Car cette distinction capitale aussi, je tente de la leur faire comprendre, ou du moins sentir : tandis que l’explication scientifique est universelle et unifiante, la révolution de la Terre étant unique et indiscutable, en revanche l’explication par les dieux (sous-entendu que je garde consciencieusement pour moi : par Dieu) est variable à l’infini, à la discrétion de celui qui raconte, puisqu’elle est imaginaire.
Les réactions des mômes, outre un émerveillement très naturel, très sain et très gratifiant, sont d’une maturité confondante. Ils posent des « bonnes questions » , du genre très difficile, sans réponse évidente. Ils me demandent par exemple si les Grecs croyaient à ces histoires ! (coucou Paul Veyne.)
Plus difficile encore, ils me demandent si des mythes existent encore à notre époque. Je pourrais me lancer dans un vaste débat au cours duquel je les perdrais, où je suggèrerais que notre époque regorge de revendications identitaires, par conséquent d’histoires des origines, c’est-à-dire, littéralement, de mythes… Mais je me contente de savourer leur niveau de réflexion, leurs questions qui provisoirement resteront sans réponse, et je me dis que tout espoir n’est pas perdu.

Irisation

03/03/2024 Aucun commentaire

Aimanté, six mois plus tard je me trouve à nouveau dans le plus beau pays du monde, mais cette fois-ci versant adriatique.

Je visite un somptueux palais ducal de la Renaissance, perché sur un rocher et transformé en musée car la démocratie exige que les chefs d’oeuvres des collections privées ducales soient mis à la disposition de la populace, dont je suis, bien qu’étranger.Je me suis gorgé les yeux d’Uccello, de Raphaël, de Piero della Francesca… Je n’ai pas pris de photos. Je ne prends jamais de photos dans les musées. À quoi bon prendre un cliché qui sera moins bon qu’une carte postale ou une reproduction sur Internet ? Pour « faire des souvenirs » ? Allons donc ! Mes souvenirs se font très bien sans cela, merci.

Mais aujourd’hui, par exception, j’ai eu l’impulsion, j’ai photographié. J’ai photographié ne oeuvre qui n’existait pas. Une oeuvre en train de se faire sous mes yeux. Que j’étais peut-être seul à voir. Que j’aurais voulu montrer à ceux qui l’auraient loupée, peut-être. Je me souviens que Doisneau répondait quelque chose dans ce goût-là quand on lui demandait pourquoi il prenait des photos : c’était disait-il pour que les absents, mais aussi bien les présents qui n’y avaient vu que du feu, puissent eux aussi profiter de ce que lui avait vu.

Un vitrail, une fenêtre composée de 60 carreaux en couleurs subtiles, se reflétait devant moi sur un voile qui frémissait doucement en protégeant les tableaux du soleil d’hiver. Oeuvre cinétique et éphémère, métamorphosée insensiblement et en continu. Celle-ci, ni moi ni personne ne la retrouvera jamais sur Internet. « Faire le souvenir » s’impose.

Clic.