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Je suis bien plus que ma vie

Neige Sinno remporte en ce moment un grand succès public et critique, et maints prix (le Femina, le Goncourt des lycéens, le prix littéraire du Monde, le prix Les Inrockuptibles, le Prix Blù Jean-Marc Roberts…) pour son livre Triste Tigre (P.O.L., 2023) où elle révèle et affronte le viol qu’elle a subi de la part de son beau-père entre l’âge de 7 et de 14 ans.
Lucide et orgueilleuse, elle se méfie de ce succès comme s’il n’était pas le sien, succès trop distinct de son ambition, succès imputable autant ou davantage à l’air du temps post#metoo, aux bienfaits sociétaux de la parole libérée, qu’à son propre talent littéraire. Lisant ces réserves, j’ai reconnu sa défiance, son attitude. Et j’ai réalisé que j’avais déjà lu Neige Sinno et son histoire il y a près de quinze ans !
J’ai ressorti de ma bibliothèque Amatlan d’Edmond Baudoin.
Je suis admirateur inconditionnel de Baudoin. Chacun de ses livres m’aide à mieux percevoir la beauté et la poésie du monde. Voire, simplement, à ne pas oublier que la beauté et la poésie du monde peuvent être perçues, et donc à ne pas devenir fou (pour mémoire, une archive au Fond du Tiroir où je reproduisais une page des Fleurs de cimetière, 2020, qui demandait « Combien d’enfants sont abusés, violés, et se « débrouillent » ensuite dans la vie avec cette blessure qui ne peut pas cicatriser ? Beaucoup, trop, de mes amies m’ont confié avoir vécu cette horreur. Toujours, alors, la honte d’être du même sexe que le violeur m’a submergé. »).

Or dans cet Amatlan (L’association, 2009), Baudoin racontait son histoire d’amour avec Neige Sinno, sa cadette de 35 ans. Il la rencontre alors qu’elle sort, encore à vif, de l’adolescence. Elle fait des études de lettres, prépare une thèse sur Le Clézio, ami niçois de Baudoin, et veut devenir écrivain.
Il l’aime : j’imagine qu’il veut faire avec elle ce que ses livres me font, lui rappeler que la beauté et la poésie du monde sont accessibles. Il l’incite à porter l’affaire de son viol au tribunal afin de la purger, ce qu’elle fera, et surtout, lui qui ne fait (quasi) jamais autre chose que de l’autobiographie, il l’incite à écrire son histoire. Elle est réticente, pour les mêmes raisons qu’en 2023.
Dans ce livre, il dessine, elle écrit, ils échangent.
Lui : « Encore une fois un livre… Pour dire quoi ? (…) La création ne commence pas quand on arrive devant notre précipice mais quand on y descend.« 
Elle : « Edmond veut me laver du viol. (…) Ah, tu veux de l’autobiographie. Tu trouves que je n’écris pas assez sur moi-même, que je transforme, que je déguise, alors (…) faisons de l’autobiographie, et qu’on en finisse. [Mais] Je n’écrirai pas sur ces choses dans mes livres. J’ai plus d’ambition que ça. J’ai des choses plus intéressantes à dire. (…) Je suis bien plus que ma vie, bien plus que toute cette merde pourrie. »

« Je suis bien plus que ma vie. » Nous sommes à la fois notre vie, et nous sommes autre chose. Quelle phrase formidable ! Qui ne protègera pourtant pas des malentendus.

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