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Putes et pures

18/01/2024 Aucun commentaire

I

À qui profite l’Éducation Nationale ? Auprès de qui remplit-elle sa mission d’émancipation culturelle et sociale, sa mission d’ascension républicaine ? À part bien sûr pour un individu singulier, un ambitieux dénommé Gabriel Attal, pour qui cette institution aura été un indéniable marchepied, un ascenseur, une aubaine.

Une jeune femme chère à mon cœur, une inconnue que je connais, s’apprête à démissionner après seulement deux ans en tant qu’enseignante de français. Elle jette l’éponge, je ne lui jette pas la pierre. Ce n’est pas son échec, c’est le nôtre.

Au bout de deux ans elle n’en peut déjà plus d’affronter dans une salle de classe tous les problèmes sociaux de la France et de tenter d’exercer divers métiers pour lesquels elle n’a pas été formée, n’ayant été formée qu’à la pédagogie. Elle n’en peut plus de la somme de petites ou grandes violences accumulées : violence des élèves, violence des parents d’élèves (« Quoi mais vous avez mis une mauvaise note à mon fils ? Vous vous prenez pour qui ? » ), violence des collègues plus aguerris qui l’encouragent avec des mots bienveillants et cependant atroces (« Allez courage, tiens bon, tu sais c’est normal au début, moi aussi j’ai pleuré tous les jours les deux premières années » mais bon sang dans quelle autre corporation trouve-t-on normal de pleurer les deux premières années au point de métaboliser cette souffrance, d’accepter qu’elle fasse partie intégrante du métier ? Bourreau, peut-être ? Tortionnaire dans l’armée ? Prostituée ? Équarrisseur ?), violence de la hiérarchie qui ne manifeste aucun soutien ni aucune compréhension… sans même parler de la violence paroxystique des faits divers trop réguliers pour n’être que des faits divers (Samuel Paty, Dominique Bernard, Agnès Lassale), qui tatouent le fond de la cervelle et rappellent qu’enseignant est un métier où l’on risque sa vie. En saignant.

Elle n’en peut plus de cette crise que tout le monde connaît et que personne n’envisage de résoudre, ce serait trop de boulot et trop de remise en question, cette crise dont voici un condensé succinct et presque pudique, tel qu’exprimé par Sophie Vénétitay, secrétaire générale du premier syndicat du secondaire, le SNES-FSU : « Outre la remise en cause croissante de l’enseignant et de son expertise, l’école est le réceptacle de tous les maux de la société : si la société ne va pas bien, si la violence augmente en son sein, l’école n’en sera que le miroir grossissant ».

La jeune femme chère à mon cœur n’en peut plus. Avec lucidité, avec fatalisme mais avec détermination, elle me dit : « Le système est cassé et j’ai hâte que ce ne soit plus mon problème » – pourtant elle a suffisamment de conscience professionnelle, de conscience tout court, pour considérer que le système cassé reste son problème jusqu’en juin, et elle reporte sa démission à la fin de l’année scolaire car si elle passait à l’acte dès maintenant, elle sait qu’elle ne serait pas remplacée et que ses élèves n’auraient tout simplement plus de professeur de français en face d’eux. Combien d’héroïnes et de héros comme elle, d’inconnus que l’on connaît, pleins de bonne volonté, voire animés d’une authentique vocation, auront été déprimés, découragés, désabusés, désespérés en un rien de temps ?

Comme souvent en pareille solitude, la jeune femme chère à mon cœur n’a trouvé de solidarité qu’auprès de ses pairs, les profs débutants qui s’échangent leurs témoignages (voire leurs déprimes, découragements, désabusions etc.) juste pour vérifier, peut-être, que le problème ne vient pas d’eux en tant qu’individus. Or voilà qu’elle me met sous les yeux un cas relevé par une de ses collègues, qui comme elle exerce en collège, je cite :

Je viens d’apprendre que la semaine prochaine aura lieu une commission éducative exceptionnelle pour 50 élèves de 4e et de 3e qui tenaient un agenda avec des noms d’élèves meufs répertoriées selon qu’elles sont « pures » et « putes » . [Ce répertoire] tournait aussi sur les réseaux et dans les groupes snap […]

J’écarquille les yeux. Juste une affaire parmi des milliers, une goutte parmi les gouttes qui font déborder, un arbre cachant je ne sais quelle forêt, que je découvre fortuitement dans le fil d’une conversation avec une jeune femme chère à mon cœur… mais soudain il se serre, mon petit cœur, un haut-le-cœur l’emporte. C’est à gerber ce répertoire de filles « putes » ou « pures » ! Foutu archaïsme religieux patriarcal qui moisit la tête des garçons, graines de machos incapables de concevoir l’autre sexe (si exotique, si mystérieux, si dangereux) autrement qu’en termes binaires, toujours le même simplisme depuis des millénaires, « la maman et la putain » ! La bonne épouse pieuse qui sera la mère de mes enfants devant Dieu, vs. la fille perdue en libre-service mise à disposition pour me vider les couilles tout en préservant la pureté au foyer ! La sainte vierge et son double, le simple objet qu’on peut salir parce qu’il est sale par nature ! CONNARDS !!!!!!! Jeunes connards de 4e et de 3e qui deviendront de beaux et grands connards adultes !

Comme je ne peux m’empêcher de faire des associations d’idées, comme les associations d’idées fondent le tiroir même, je pense à Laure Daussy.
Sur le même sujet poussé dans ses retranchements tragiques, l’an dernier Laure Daussy journaliste de Charlie Hebdo a rédigé un feuilleton sur le procès de l’assassinat de la jeune Shaïna, 15 ans, qui dès le collège avait cette réputation de « pute » . Les garçons la faisaient tourner, puis l’ont brûlée vive, une fois qu’elle est tombée enceinte, comme une capote usagée qu’on jette après avoir tiré son coup. Après une enquête de terrain qui l’aura menée loin, si loin des milieux bobos où l’on boycotte Depardieu, où le féminisme devient peu à peu la norme (et tant mieux !), où l’on a la préciosité d’employer scrupuleusement l’écriture inclusive (et tant pis !)… Laure Daussy publie un bouquin formidable et terrifiant, La réputation, qui décortique la construction sociale de cet archétype de la fille facile, ses formes, origines et fonctions.

Que faire, maintenant ? Que faire pour que ces jeunes cons, et que tous les autres jeunes cons, soient moins cons ? Ma réponse spontanée et naïve est bien sûr « l’éducation » ah oui pardi l’éducation est le remède universel, bien sûr c’est tout simple comme solution, il y en aurait du boulot dans l’éducation. Sauf que personne (et en tout cas pas moi) ne reprochera à une jeune femme chère à mon cœur de renoncer à cette mission parce que c’est trop dur.

Post-scriptum : alors ça c’est le pompon.

II

J’ai vu hier soir mon film préféré de l’année (ohlà, faut pas que je m’emballe, on n’est qu’en janvier), Pauvres créatures de Yorgos Lanthimos.

Conte fantastique (qui commence comme Frankenstein et se termine comme Freaks, avec la même morale : ce serait tellement plus simple si les vrais monstres ressemblaient à des monstres) ; conte philosophique (on est un peu chez Voltaire, avec une Candide qui arpente le monde loin de son Pangloss, interprété ici par Willem Dafoe) ; et conte féministe pour notre époque alors qu’il puise dans des racines imaginaires archaïques ; conte qui parle de notre époque en plein XIXe siècle, qui parle du « réarmement démographique » à la con, du désir ou non-désir d’enfants puisque l’histoire s’enclenche par une femme qui se suicide du désespoir d’être enceinte.

Emma Stone est prodigieuse de nuances inventées sous nos yeux mêmes, dans ce rôle d’une femme qui naît à l’âge adulte, donc sans le moindre conditionnement social (truisme : le conditionnement social est plus oppressif pour les femmes que pour les hommes, car c’est aux femmes d’abord que l’on apprend à rester à leur place). Il lui faut tout apprendre innocemment, y compris quoi faire de ses pulsions naturelles et mûres, il lui faut par exemple admettre qu’on n’a pas le droit de se masturber en public ni de frapper les bébés qui pleurent à la table d’à côté. Parce que le film est drôle, en plus d’être beau.

Et puisque comme d’habitude tout à un lien avec tout, voilà qui fait le lien aussi avec le sujet précédent au Fond du Tiroir (cf. ci-dessus) : afin d’introduire un peu de dialectique dans la tête des connards, on pourrait leur donner en exemple cette femme qui n’est pas « pute » ou « pure », mais qui est pute ET pure, et cela en toute innocence. Qui est libre, en fin de compte. Magnifique.

III

Ajout plus personnel (plus personnel encore) :

Un mail tombe dans ma boîte.

Madame, monsieur,
Vous êtes inscrit sur la liste de la réserve citoyenne de l’Education nationale dans l’académie de Grenoble.
Dans la perspective de mettre à jour nos données, je vous remercie de bien vouloir m’informer par retour de mail si vous ne souhaitez pas maintenir votre engagement au sein de ce dispositif.
Bien cordialement,
Pour le chef de division,
Rectorat
1er étage | Bureau 1067 place Bir-Hakeim – 38021 Grenoble Cedex 1
04 76 74 74 94

Ah, oui, c’est vrai, soupiré-je, cette blague-là, la Réserve citoyenne de l’Éducation nationale. Je suis fasciné par leur usage de la négation, je ne vois que la négation dans cet inespéré signe de vie, comme si elle me sautait à la gorge depuis ma boîte mail : « Je vous remercie de bien vouloir m’informer par retour de mail si vous NE souhaitez PAS maintenir votre engagement au sein de ce dispositif » , et je me demande si par hasard tout ce qu’il faut en retenir ne reposerait pas là, dans une négation.

Je me fends tout de même d’une réponse :

Bonjour
Après les attentats de 2015, il y aura donc bientôt dix ans, c’est avec un sentiment d’urgence que je m’étais inscrit sur cette fameuse liste de la Réserve citoyenne de l’Éducation nationale : je ne demandais pas mieux que de me rendre utile, immédiatement, dès le lendemain s’il le fallait.Depuis lors, j’attends d’être appelé. Et, faute de preuves tangibles, je me demande si cette Réserve citoyenne de l’Éducation nationale a une existence réelle, au delà de sa « liste » qui en est la surface et la vitrine.Pour répondre à votre question : il va de soi que je ne vois aucun inconvénient à « maintenir mon engagement au sein de ce dispositif » dans la mesure où je suis prêt à intervenir immédiatement, dès demain, s’il le faut, mais que je mesure à quel point mon engagement n’est pas trop contraignant.
Bien cordialement, et bon courage,
Fabrice Vigne

Rediffusion au Fond du Tiroir : le début de la pantalonnade.

Cachez ce sein que je ne saurais etc.

14/12/2023 Aucun commentaire
« Diane et Actéon », de Giuseppe Cesari (ca. 1600-1625). 2004 RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)

J’accueille régulièrement des classes ou d’autres groupes d’enfants, pour leur raconter des histoires – c’est mon métier, un peu, et mon plaisir, beaucoup. C’est sur ce mien terrain que je mesure de plus en plus souvent combien le nouvel obscurantisme religieux gagne du terrain : en plus de réintroduire le concept de blasphème, il ajoute des tabous qui empêchent d’accéder à des pans importants de la culture mondiale, empêchent de penser. Certes, les signaux d’alerte ne datent pas d’hier (rediffusion 2010, bonté divine il y a 13 ans déjà ! au Fond du Tiroir).

La semaine dernière, lorsque j’ai déployé mes contes à un groupe de 4-6 ans du centre de loisirs, au moment où j’ai mentionné un cochon parmi les personnages de l’histoire, l’un des mômes s’est exclamé « Pouahhh un cochon !« , s’est allongé et roulé par terre en criant et en refusant d’écouter un mot de plus.
Incident minuscule ? Incident parmi d’autres. Signal.
Puis, me voici en train de réfléchir à l’une des mes futures animations : dans trois mois il me faudra raconter à des jeunes enfants l’histoire édifiante de Perséphone, jeune fille enlevée et violée par un dieu jaloux, Hadès… Cela n’est pas commode, mais je suis porté par la conviction que les mythes et contes nous aident à penser le monde et ses cruautés, et que c’est même pour cela qu’ils ont été inventés, sans eux on pense plus difficilement, plus mal ou pas du tout… Lorsque soudain, survient le fait divers ci-dessous (je reproduis un article lu dans lemonde.fr), dont vous avez peut-être entendu parler, une autre présentation pédagogique des Métamorphoses d’Ovide qui a très mal tourné dans un collège des Yvelines (l’académie où enseignait Samuel Paty).
Je suis consterné…
Mais the show must go on ! Dans ma version, Perséphone gardera ses vêtements, de toute façon.

« Dans les Yvelines, un collège alerte sur un « point de rupture » après un incident en cours de français« 

Des élèves se sont dits « choqués » par la présence de femmes dénudées sur une œuvre d’art présentée en cours de français. Les professeurs, qui exercent leur droit de retrait depuis vendredi, dénoncent plus largement un climat scolaire dégradé dans l’établissement et un manque de moyens.
Par Eléa Pommiers
Publié le 11 décembre 2023 à 21h36, modifié hier à 08h16


Les alertes du collège Jacques-Cartier d’Issou, dans les Yvelines, sont remontées jusqu’au ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal. Ce dernier s’est rendu, lundi 11 décembre, dans cet établissement d’environ 600 élèves, au sein duquel les professeurs exercent leur droit de retrait depuis vendredi. « Je me suis rendu [dans ce collège] pour affirmer mon soutien aux équipes pédagogique », a déclaré le locataire de la Rue de Grenelle, lundi soir, et pour « réaffirmer » qu’« à l’école française, on ne négocie ni l’autorité de l’enseignant ni l’autorité de nos règles et de nos valeurs ».
Les faits qui ont décidé les enseignants à faire valoir leur droit de retrait se sont produits jeudi 7 décembre à la suite d’un cours de français. L’enseignante y avait présenté à ses élèves de 6e un tableau du XVIIe siècle, Diane et Actéon, de Giuseppe Cesari, représentant un passage des Métamorphoses d’Ovide lors duquel Actéon surprend la déesse Diane et ses nymphes durant un bain. Plusieurs élèves ont détourné les yeux et se sont dits « choqués » par la présence de cinq femmes dénudées sur cette peinture.
Durant une heure de « vie de classe » organisée plus tard dans la journée, des élèves se sont de nouveau dits « dérangés » auprès de leur professeure principale et ont prétendu que l’enseignante avait tenu des propos racistes et islamophobes – une assertion fausse, assure le rectorat de Versailles. D’après Sophie Vénétitay, la secrétaire générale du syndicat d’enseignants SNES-FSU, un parent d’élève a également adressé un mail au chef d’établissement affirmant que son enfant n’avait pas pu s’exprimer lors de l’heure de vie de classe, et menaçant le principal d’une plainte.
Dans l’académie où enseignait Samuel Paty, professeur assassiné en octobre 2020 pour avoir montré des caricatures du prophète Mahomet en cours d’histoire, « ces contestations de cours couplées à des mensonges d’élèves ont fait écho chez les enseignants », explique la responsable syndicale. Le principal et son adjoint sont en arrêt maladie à la suite de cet incident. « Les élèves ont retiré leurs propos et se sont excusés vendredi », assure cependant le rectorat de Versailles.L’événement est surtout « la goutte d’eau après plusieurs semaines de climat scolaire dégradé », explique Sophie Vénétitay, faisant notamment état de violences entre élèves et d’un manque de personnel de vie scolaire pour prendre en charge les situations. La conseillère principale d’éducation (CPE) travaille notamment à 80 %, sans que le reste de son poste ne soit assuré.
« Une procédure disciplinaire sera engagée »
Dans un courrier adressé vendredi 8 décembre à la directrice académique des services de l’éducation nationale, que Le Monde a consulté, l’équipe pédagogique du collège déplore « des faits de calomnies, de diffamations, une multiplication et une aggravation des incidents et une atteinte à la laïcité », sans citer spécifiquement l’incident de jeudi.
Selon ce courrier, seize « faits établissements » – le vocable utilisé pour désigner les atteintes aux valeurs de la République, à la sécurité de l’école ou les faits de violences et de harcèlement – ont été signalés au collège depuis le mois de septembre, « contre trois pour l’ensemble de l’année scolaire précédente ».
L’équipe rapporte également « des mises en cause récurrentes et agressives par certaines familles des pratiques pédagogiques et des règles de l’institution ». Dénonçant l’absence de « réponse concrète face à l’urgence » plusieurs fois signalée, elle prévient qu’un « point de rupture a été atteint ».
La directrice académique s’est rendue dans l’établissement, lundi. En début de soirée, Gabriel Attal a fait savoir que des « renforts » étaient prévus pour les équipes de vie scolaire, notamment « un poste de CPE ».
« Une procédure disciplinaire sera engagée à l’endroit des élèves responsables de cette situation », a-t-il ajouté, précisant que les équipes « valeurs de la République » seraient déployées dans ce collège. L’objectif, a conclu le ministre de l’éducation nationale, est désormais le retour du « calme et de l’apaisement » dans l’établissement.
Eléa Pommiers

Auto da fe

14/10/2023 un commentaire
« Autodafé de l’Inquisition » (en espagnol : Auto de fe de la Inquisición), huile sur bois réalisée par Francisco de Goya entre 1812 et 1819.

Faut-il tuer les professeurs de lettres en lycée à coups de couteau ?
Ben non.
Faut-il brûler le Coran ?
Non plus.
Puisqu’il ne faut pas brûler les livres, en général. De même qu’il ne faut pas tuer les gens à coups de couteau, en général.
Encore faut-il savoir pourquoi il convient de ni brûler les livres ni égorger les professeurs.
Il ne faut ni brûler les livres ni égorger les professeurs, parce qu’ils sont détenteurs d’une parole humaine.
Oui, la vraie raison de l’interdit est là, dans l’humanité, pas dans une quelconque divinité : égorger un professeur est un assassinat, mais pas une mission sacrée ; brûler un livre est une imbécilité, mais pas un blasphème.

Préservons les livres parce que les livres sont des paroles d’humains et non parce qu’ils sont la parole de Dieu (alors ça, le coup de la « parole de Dieu », c’est autre chose, ce sont des histoires que les humains se racontent, peu importe qu’elles soient vraies ou fausses, les histoires sont toujours des paroles d’humains, respectables en tant que telles, il ne faut ni les brûler, ni les revendiquer pour brûler autre chose).
Les humains qui parlent sont infiniment précieux, irremplaçables, chacun est unique.
Les livres sont sensiblement moins précieux, puisqu’ils sont imprimés en nombre et donc aisément remplaçables (le nombre de Coran circulant à la surface de la terre est estimé à trois milliards d’exemplaires, la belle affaire si l’un d’eux brûle, c’est juste une imbécilité, rien de bien grave).
Parmi les livres précieux : les dictionnaires d’étymologie.
« Autodafé » , mot qui désigne la destruction par le feu, et par extension l’élimination sacrificielle et en public, que ce soit des humains eux-mêmes ou de leur parole imprimée dans les livres, a été introduit dans la langue française au XVIIe siècle, via le portugais et l’espagnol, et a vécu son âge d’or lors de l’Inquisition espagnole. Sa source est bien sûr latine : actus fidei. Un acte de foi. Car c’est la foi qui pousse à agir. À brûler les livres et à couper les gorges. Dieu nous garde des actes de foi.

Bleu Schtroumpfette

15/08/2023 Aucun commentaire

15 août, fête à la Sainte Vierge, comme on dit foire à la saucisse !

Je suis toujours en promenade à Gênes, ville dont la « reine » est officiellement la Vierge Marie depuis le 25 mars 1637.
Ville où l’on tombe sans cesse nez à nez avec des splendeurs.
Je viens de tomber nez à nez avec une splendeur : une gigantesque fresque terminée en trompe-l’œil, en haut de l’un des escaliers d’honneur du palais des doges.
Son auteur : Domenico Fiasella (1589-1669). Son titre : « La vergine e i santi Giovanni-Battista, Giorgio e Bernardo intercedono presso la Trinità per la salvezza della città di Genova ». La vierge et sa bande de copains intercèdent pour le salut de la ville de Gênes.
Et voilà que, perdu dans la contemplation de cette œuvre, une idée me tombe dessus comme la grâce.
Connaissez-vous le syndrome de la Schtroumpfette ? Conceptualisé par une journaliste américaine dès 1990, popularisé depuis par les féministes, il désigne les œuvres de fictions où l’on peut voir interagir des hommes en grand nombre, chacun étant caractérisé par un profil psychologique singulier et/ou une histoire personnelle (rappelons qu’il existe 100 Schtroumpfs dont un grand-barbu-autocrate, un bricoleur, un costaud, un grognon, un poète, un jardinier, un paresseux, un coquet, un bêta, un musicien…), et une seule femme (la Schtroumpfette). Comme si « être une femme » était l’une des variations possibles parmi tous les profils psychologiques humains, aux côté de « bricoleur », « grognon », « moralisateur », etc.
Vous pouvez vous amuser chez vous à compiler les innombrables récits mythiques, romans ou films souffrant du syndrome de la Schtroumpfette : Atalante est la Schtroumpfette des Argonautes, Débora est la Schtroumpfette des juges d’israël, He Xian-gu est la Schtroumpfette des Huit Immortels taoïstes, Jeanne d’Arc est la Schtroumpfette de la Guerre de cent ans, la Castafiore est la Schtroumpfette de Tintin, Wonder Woman est la Schtroumpfette de la Justice League, Cinnamon Carter est la Schtroumpfette de la Impossible Mission Force, Julia Roberts est la Schtroumpfette des Ocean’s Eleven
Dans le monde réel et le domaine des arts, aussi : Berthe Morisot est la Schtroumpfette des impressionnistes, Georges Sand la Schtroumpfette des romantiques, Michèle Métail la Schtroumpfette de l’OuLiPo, Agnès Varda la Schtroumpfette de la Nouvelle Vague (alors qu’elle a commencé bien avant tous ces messieurs : La Pointe Courte, 1955), Sonja Hopf la Schtroumpfette d’Hara Kiri, Nathalie Sarraute la Schtroumpfette du Nouveau Roman (idem : Tropismes, 1939), Niki de Saint Phalle la Schtroumpfette du Nouveau Réalisme, Michèle Bernstein la Schtroumpfette de l’Internationale Situationniste, Bretécher la Schtroumpfette de Pilote puis de l’Echo des Savanes, Chantal Laury la Schtroumpfette des Nuls, etc.

Effet Schtroumpfette, figure A. De gauche à droite, rangée du haut : Louis Aragon, Théodore Fraenkel, Paul Eluard, Emmanuel Faÿ. Deuxième rang : Paul Dermée, Philippe Soupault, Georges Ribemont-Dessaignes. Au premier rang : Tristan Tzara (avec le monocle), Celine Arnauld, Francis Picabia, André Breton.
Effet Schtroumpfette, figure B. De gauche à droite, en haut : Cavanna, Professeur Choron, Gébé, Jean-Jacques Cartry, Wolinski. En bas : ?, Melvin Van Peebles, Sonja Hopf, Topor, Fred, Reiser.

Mais voilà qu’ici, soudain, en plein escalier génois je suis foudroyé par le syndrome de la Schtroumpfette dégorgé par la sublime fresque sous mes yeux.
On le sait, l’histoire du christianisme, racontée dans cette image et dans mille autres, est un faux monothéisme mais un véritable polythéisme, ne comportant que des dieux et une seule déesse ; que des mecs, à commencer bien sûr par l’indéboulonnable trinité patriarcale au centre (le père grand-barbu-autocrate, le fils, et le saint pigeon), puis aux quatre coins le copain de la famille (Jean-Baptiste), le héros tueur de dragons (Saint Georges), le régulateur des moines pour faire perdurer l’œuvre de Dieu sur terre (Saint Bernard)… et enfin, dans un coin, UNE femme, c’est-à-dire LA femme, la maman vierge. Qui est pure, qui nourrit, aime et pleure, enfin qui fait ce que font les femmes, quoi.
Il faut se rendre à l’évidence : la mythologie chrétienne a inventé le syndrome de la Schtroumpfette des siècles avant Peyo et Delporte.
D’ailleurs… Maintenant que j’y pense… Le fameux « bleu marial » qui par effet domino sert aussi de drapeau à l’Europe… Il faudrait vérifier sur un nuancier Pantone… mais… Il ne vous rappelle pas quelque chose ? Cette silhouette toute bleue qui se marie très bien avec une coiffe blanche ?

Pour fêter cette découverte et le 15 août, le Fond du Tiroir (re)publie une enquête extensive sur ce personnage mythologique toxique entre tous ! Le culte de la vierge Marie, de la sainte maman, est, pour toutes les femmes, une assignation, dangereuse et impossible (soyez mères, mais de préférence sans rapport sexuel).
Pour se dépêtrer un peu de cette folie multimillénaire, décortiquons le motif imaginaire de la vierge enceinte miraculeuse.

Et bonne fête à toutes.

9 décembre

09/12/2022 un commentaire

Le 9 décembre a été choisi comme Jour de la laïcité car il est la date anniversaire de la promulgation de la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. Il existe comme on sait des jours de ceci, des jours de cela, d’ailleurs dans 12 jours, le 21 décembre sera marqué non seulement par le solstice mais par le Jour de l’orgasme. Faites l’amour, pas la guerre de religion.

(Pour en lire plus long c’est par ici.)

Pour fêter l’anniversaire de cette invention géniale – je parle de la laïcité, pas de l’orgasme (rappelons que les trois plus grandes inventions françaises sont, dans le désordre, le cinéma, la baguette et la laïcité), je rediffuse ci-dessous l’indispensable pense-bête universel. Peut-être que je le rediffuserai tous les ans à la même date. Ou peut-être tous les jours.

Pense-bête

Âge de l’univers : 13,7 milliards d’années
Âge du soleil : 4,603 milliards d’années
Âge de la terre : 4,543 milliards d’années
Âge de la vie sur terre : 4,1 milliard d’années (micro-organismes fossiles)
Âge de LUCA (Last Universal Common Ancestor), organisme vivant complexe multicellulaire : 3,3 à 3,8 milliards d’années
Âge des premiers animaux marins : 700 millions d’années (vers, méduses, éponges de mer)
Âge des premiers poissons : 450 millions d’années
Âge des premiers animaux amphibiens (qui sortent de l’eau) : 350 millions d’années
Âge des premiers reptiles (ancêtres des dinosaures) : 300 millions d’années
Règne des dinosaures (Mésozoïque) : 252 millions d’années
Âge des premiers mammifères : 200 millions d’années
Disparition des dinosaures (fin du Mésozoïque) : 66 millions d’années
Âge des premiers hominidés : 7 millions d’années
Australopithèques (Lucy) : 4,2 millions d’années
Âge des premiers outils (cf., pour en avoir une interprétation artistique, le prologue de 2001 : l’Odyssée de l’espace) : 3,3 millions d’années
Homo habilis : 2,3 millions d’années
Invention du feu : 1,5 million d’années
Homo Erectus : 1 million d’année
Ancêtre commun des Sapiens et des Neandertal : – 660 000 ans
Perfectionnements technologiques (pierre, bois…) : au minimum – 476 000 ans
Apparition d’Homo Sapiens en Afrique : à partir de – 300 000 ans
Premières sépultures, donc peut-être premières religions : entre – 200 000 et – 100 000 ans
Dispersion et migrations d’Homo Sapiens dans le monde entier : entre – 70 0000 et – 20 000 ans
Homo Sapiens attesté en Europe (Italie, Bulgarie et Grande-Bretagne pour les plus anciens ossements) : – 45 à – 43 000 ans
Peintures de la grotte Chauvet : – 33 000 ans
Disparition des derniers Neandertal (Sapiens demeure le seul hominien) : – 30 000 ans
Peintures de Lascaux : – 18 000 ans
Fin de la préhistoire/début de l’histoire (révolution néolithique, invention de l’écriture, de l’agriculture, de l’élevage, de la métallurgie, des villes, du pouvoir politique central, de l’économie de production, de la guerre, etc.) : entre – 10 000 et – 4000 ans selon les parties du monde

Épilogue comique :
Alors le monothéisme vint !
Premier monothéisme connu (du moins après la tentative singulière, brève, discutable et opportuniste du pharaon Akhenaton, milieu du XIVe siècle avant JC) : Zoroastrisme, 660 avant JC, soit il y a environ 2700 ans. Les autres ont suivi dans la foulée, judaïsme, christianisme, islam, tous ont promis l’immortalité de l’âme au premier venu et en ont profité pour mettre enfin un peu de de rigueur dogmatique dans l’histoire trop compliquée et fastidieuse de l’univers.
Âge de la terre selon la Bible : 6000 ans (ha ha hi hi)
Durée de vie du monde selon l’islam (d’après certains hadiths du Prophète) : 7000 ans (ho ho hé hé)
James Ussher, un gars sérieux puisque pasteur anglican, docteur à l’âge de 28 ans, historien en plus d’être théologien et soucieux de réconcilier ses deux disciplines, a épluché la Bible paragraphe après paragraphe pour dresser une chronologie exhaustive et définitive. C’est ainsi qu’en 1658 il a établi que l’instant zéro avait eu lieu au soir du 28 octobre 4004 av. J. -C. (hou hou hou stop j’en peux plus c’est trop, ouye les crampes dans les côtes, quel dommage que le gars n’ait pas aussi précisé l’heure et la minute).

Rappel : le concordisme est l’ennemi de l’honnête homme.
Le savoir et la foi, l’un toujours provisoire et en cours d’amendement, l’autre prétendant à l’éternité et à l’immuabilité, sont deux manières de penser inconciliables – apprendre, expérimenter, vérifier, confronter versus croire tout rond. Les mélanger expose au ridicule. Les tenir éloignés l’un de l’autre est le projet même de la laïcité, pas le moins du monde ringard. Confondre les livres dits saints avec des manuels d’histoire au lieu d’en faire, comme Borgès, « une branche de la littérature fantastique » rend idiot.

Quand j’étais petit je regardais tous les soirs le générique du dessin animé Il était une fois l’homme, qui en une minute récapitulait à merveille le pense-bête énoncé ci-dessus mais qui à notre époque serait sans doute polémique voire cancélé (une personne fort proche de moi me fait remarquer, et j’avoue que cela m’avait échappé, qu’il s’agissait visiblement d’Il était une fois l’homme blanc), passerait pour une dangereuse propagande propre à froisser les convictions intimes de certaines populations. Dommage, on y entendait du Bach, ce qui est très bon pour la santé.

Comment expliquer la laïcité aux enfants ? (comment expliquer N’IMPORTE QUOI aux enfants, d’ailleurs ?) Le Fond du Tiroir vous délivre un truc inusable : il suffit de prélever une fable de La Fontaine.

Examinons aujourd’hui, si vous le voulez bien chers enfants, Le statuaire et la statue de Jupiter, Livre IX, fable 6 :

Un bloc de marbre était si beau
Qu’un Statuaire en fit l’emplette.
Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?

Il sera Dieu : même je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains. Faites des vœux !
Voilà le maître de la terre.

L’artisan exprima si bien
Le caractère de l’Idole,
Qu’on trouva qu’il ne manquait rien
A Jupiter que la parole.

Même l’on dit que l’Ouvrier
Eut à peine achevé l’image,
Qu’on le vit frémir le premier,
Et redouter son propre ouvrage.

A la faiblesse du Sculpteur
Le Poète autrefois n’en dut guère,
Des Dieux dont il fut l’inventeur
Craignant la haine et la colère.

Il était enfant en ceci :
Les enfants n’ont l’âme occupée
Que du continuel souci
Qu’on ne fâche point leur poupée.

Le cœur suit aisément l’esprit :
De cette source est descendue
L’erreur païenne, qui se vit
Chez tant de peuples répandue.

Ils embrassaient violemment
Les intérêts de leur chimère.
Pygmalion devint amant
De la Vénus dont il fut père.

Chacun tourne en réalités,
Autant qu’il peut, ses propres songes :
L’homme est de glace aux vérités ;
Il est de feu pour les mensonges.

(illustration Grandville)

Romain Gary, Émile Ajar et leurs enfants

28/11/2022 Aucun commentaire

Voici un an et demi, je déclarai ma flamme à Delphine Horvilleur. Madame la rabbine venait de publier un essai, Vivre avec nos morts, et tenait à cette occasion des propos brillants sur les liens entre la religion et l’imaginaire, propos que j’aurais pu ou voulu tenir, mais qu’elle prononçait en plus simple, en plus spirituel, en plus beau et même en plus drôle. À quoi bon écrire, n’est-ce pas, quand ce qu’on lit est meilleur que ce qu’on aimerait écrire.

En gros, elle faisait le meilleur usage possible de la religion : la pensée plutôt que le réflexe conditionné ; la recherche plutôt que le dogme ; la mise à profit (la mise en pratique) de la connaissance plutôt que la pure répétition de gestes et de paroles archaïques ; les questions plutôt que les réponses toutes faites. Une ouverture plutôt qu’une fermeture, etc. La vie plutôt que la mort, tout bonnement.

Depuis, je lis ses livres et m’en trouve fort bien. Son dernier ouvrage est bref mais d’une densité adamantine : Il n’y a pas de Ajar – Monologue contre l’identité. Le sous-titre est aussi important que le titre. Il y sera donc question de littérature et de politique – car si Mme Horvilleur parle en tant que sommité religieuse, c’est en assumant que la religion est de la littérature d’une part, de la politique d’autre part.

Comme quiconque a essayé le sait, il est assez difficile d’être un écrivain. Romain Gary en était deux, puisqu’il était aussi Émile Ajar. Delphine Horvilleur en fait une affaire personnelle, comme moi-même et tant d’autres :

Depuis des années, je lis l’œuvre de Gary/Ajar, convaincue qu’elle détient un message subliminal qui ne s’adresse qu’à moi. Je ne cesse d’y chercher une clef d’accès à ma vie, un passe-partout, qu’un jour un homme aux multiples identités a déposé.
Le pire est que je ne suis pas seule. J’ai croisé bien des êtres qui souffrent d’une pathologie similaire, et considèrent que l’entreprise littéraire de Romain Gary, sa réinvention de lui-même, les raconte, ou dit quelque chose de ce qu’ils aspirent à faire. Tous ont en commun de croire que cet homme est venu raconter un peu leur histoire, et que ses textes en disent davantage sur eux, lecteurs, que sur lui, auteur.
Si je devais tenter de définir ce qui relie les passionnés de Romain Gary que j’ai pu rencontrer, je dirais qu’il y a en eux une profonde mélancolie, très exactement proportionnelle à leur passion de vivre. Une volonté farouche de redonner à la vie la puissance des promesses qu’elle a faites un jour, et qu’elle peine à tenir. L’œuvre de Gary/Ajar est le livre de chevet des gens qui ne sont pas prêts à se résoudre au rétrécissement de l’existence ni à celui du langage, mais qui croient qu’il est donné de réinventer l’un comme l’autre. Ne jamais finir de dire ou de « se » dire. Refuser qu’un texte ou un homme ait définitivement été compris. Et croire dur comme fer qu’il pourra toujours faire l’objet d’un malentendu.

Évidemment elle parle ici de moi, puisque je suis lecteur de Gary. L’astuce était là sous nos yeux, comme une lettre volée, cachée en évidence sur un bureau : le pseudonyme de Gary masque son auteur mais révèle son lecteur.

La tradition talmudique offre sa contribution au débat : Ah’ar signifie l’Autre, apprend-on, et bien avant Gary ce fut le pseudo choisi par un personnage bien connu de la littérature rabbinique, Elisha Ben Abouya – le seul devenu célèbre dans le Talmud sous un autre nom que le sien, précise Horvilleur. Mais il y a plus sensationnel encore et l’exégèse est une source de joie potentiellement infinie. Si Ajar veut dire l’autre, que veut dire en hébreux Gary, pseudonyme originel, masque sous le masque, puisque, rappelons-le, Romain Gary est né Roman Kacew ? Selon Horvilleur, Gary signifie quelque chose comme « mon étranger » ou « l’étranger en moi » !

Ensuite (nous ne sommes qu’à la page 20), la fiction peut démarrer, le romanesque, le palimpseste, l’histoire qui s’ajoute aux histoires. Imaginons : Delphine soliloque sous l’avatar du fils d’Émile, rejeton de l’auteur qui n’existe pas, un certain Abraham Ajar, créature engendrée par une fiction (mais qui d’entre nous ne l’est pas ?)… Et elle s’en vient dialoguer avec Romain Gary la nuit de son suicide, le 2 décembre 1980, à son domicile rue du Bac, avant qu’il ne se tire une balle de Smith & Wesson dans la bouche mais après qu’il a soigneusement préparé la révélation posthume de sa géniale et fatale supercherie, Vie et mort d’Émile Ajar… Fiction délirante bien sûr, sous influence du dernier roman d’Ajar, le plus bizarre, le plus dissocié comme disent les psys, Pseudo.

Enfin, après la tradition religieuse, la littérature, l’autobiographie et l’imagination, s’immisce la politique. On sait depuis Amin Maalouf que les identités sont meurtrières. Pour Horvilleur elles sont en outre dégoûtantes.

À travers Ajar, Gary a réussi à dire qu’il existe, pour chaque être, un au-delà de soi ; une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne aujourd’hui un nom vraiment dégoûtant : l’identité.

Ainsi, il en est de la revendication identitaire comme de la revendication religieuse, qui sont deux tares de notre époque : si on questionne l’identité, si on joue avec elle, si on la fictionnalise, alors on avance sur un chemin difficile, contrasté mais gratifiant ; si on se contente de la clamer bruyamment sous la forme d’une violente auto-assignation (un auto-racisme), on devient toujours dingue, et souvent méchant.

Pense-bête

03/10/2022 Aucun commentaire
Première page de la traduction anglaise de la chronologie universelle de James Ussher (vers 1658)

Âge de l’univers : 13,7 milliards d’années
Âge du soleil : 4,603 milliards d’années
Âge de la terre : 4,543 milliards d’années
Âge de la vie sur terre : 4,1 milliard d’années (micro-organismes fossiles)
Âge de LUCA (Last Universal Common Ancestor), organisme vivant complexe multicellulaire : 3,3 à 3,8 milliards d’années
Âge des premiers animaux marins : 700 millions d’années (vers, méduses, éponges de mer)
Âge des premiers poissons : 450 millions d’années
Âge des premiers animaux amphibiens (qui sortent de l’eau) : 350 millions d’années
Âge des premiers reptiles (ancêtres des dinosaures) : 300 millions d’années
Règne des dinosaures (Mésozoïque) : 252 millions d’années
Âge des premiers mammifères : 200 millions d’années
Disparition des dinosaures (fin du Mésozoïque) : 66 millions d’années
Âge des premiers hominidés : 7 millions d’années
Australopithèques (Lucy) : 4,2 millions d’années
Âge des premiers outils (cf., pour en avoir une interprétation artistique, le prologue de 2001 : l’Odyssée de l’espace) : 3,3 millions d’années
Homo habilis : 2,3 millions d’années
Invention du feu : 1,5 million d’années
Homo Erectus : 1 million d’année
Ancêtre commun des Sapiens et des Neandertal : – 660 000 ans
Perfectionnements technologiques (pierre, bois…) : au minimum – 476 000 ans
Apparition d’Homo Sapiens en Afrique : à partir de – 300 000 ans
Premières sépultures, donc peut-être premières religions : entre – 200 000 et – 100 000 ans
Dispersion et migrations d’Homo Sapiens dans le monde entier : entre – 70 0000 et – 20 000 ans
Homo Sapiens attesté en Europe (Italie, Bulgarie et Grande-Bretagne pour les plus anciens ossements) : – 45 à – 43 000 ans
Peintures de la grotte Chauvet : – 33 000 ans
Disparition des derniers Neandertal (Sapiens demeure le seul hominien) : – 30 000 ans
Peintures de Lascaux : – 18 000 ans
Fin de la préhistoire/début de l’histoire (révolution néolithique, invention de l’écriture, de l’agriculture, de l’élevage, de la métallurgie, des villes, du pouvoir politique central, de l’économie de production, de la guerre, etc.) : entre – 10 000 et – 4000 ans selon les parties du monde

Bonus pour rire :

Alors le monothéisme vint !
Premier monothéisme connu (du moins après la tentative singulière, brève, discutable et opportuniste du pharaon Akhenaton, milieu du XIVe siècle avant JC) : Zoroastrisme, 660 avant JC, soit il y a environ 2700 ans. Les autres ont suivi dans la foulée, judaïsme, christianisme, islam, tous ont promis l’immortalité de l’âme au premier venu et en ont profité pour mettre enfin un peu de de rigueur dogmatique dans l’histoire trop compliquée et fastidieuse de l’univers.
Âge de la terre selon la Bible : 6000 ans (ha ha hi hi)
Durée de vie du monde selon l’islam (d’après certains hadiths du Prophète) : 7000 ans (ho ho hé hé)
James Ussher, un gars sérieux puisque pasteur anglican, docteur à l’âge de 28 ans, historien en plus d’être théologien et soucieux de réconcilier ses deux disciplines, a épluché la Bible paragraphe après paragraphe pour dresser une chronologie exhaustive et définitive. C’est ainsi qu’en 1658 il a établi que l’instant zéro avait eu lieu au soir du 28 octobre 4004 av. J. -C. (hou hou hou stop j’en peux plus c’est trop, ouye les crampes dans les côtes, quel dommage que le gars n’ait pas aussi précisé l’heure et la minute).

Rappel : le concordisme est l’ennemi de l’honnête homme.
Le savoir et la foi, l’un toujours provisoire et en cours d’amendement, l’autre prétendant à l’éternité et à l’immuabilité, sont deux manières de penser inconciliables. Les mélanger expose au ridicule. Les tenir éloignés l’un de l’autre est le projet même de la laïcité, pas le moins du monde ringard.

Quand j’étais petit je regardais tous les soirs ce générique, qui à notre époque serait sans doute polémique voire cancélé tant il passerait pour une dangereuse propagande propre à froisser les convictions intimes de certaines populations. Dommage, on y entendait du Bach, ce qui est très bon pour la santé.

Arrêt demandé

21/09/2022 Aucun commentaire

Il faut de temps en temps élever le niveau. Surtout quand comme moi on marche à ras de terre, et qu’on emprunte les transports en commun.

J’emprunte les transports en commun. J’attends le bus, je monte dans le bus, je suis transporté, je descends du bus et je poursuis ma vie. C’est parfois long, parfois un peu contrariant aux heures de pointe. Heureusement que je sais le moyen d’élever le niveau : j’ai toujours un livre dans la poche. Ce qui fait que je suis ailleurs en même temps que dans le bus, et que je m’élève en même temps que j’avance latéralement, axe orthonormé. Chacun fait comme il peut mais, a contrario, scroller sur son téléphone dans les transports en commun élève-t-il le niveau de l’usager des transports en commun au-dessus de la chaussée ? Je ne sais pas. Peut-être, après tout, tout dépend du scroll.

Aujourd’hui dans le bus je sors de ma poche La personne et le sacré de Simone Weil. De quoi assurément élever le niveau. La pensée de Simone Weil élève. Du moins, en ce qui me concerne, elle m’élève une fois que j’ai soigneusement écarté, ainsi que les arêtes dans mon assiette, les scories de son prêchi-prêcha chrétien, qui fait qu’à chaque fois qu’elle parle de l’Amour elle ne peut s’empêcher de glisser Comme le Christ sur la croix, comme si pesait désormais sur l’Amour lui-même un copyright christique, un label au fer rouge. Je suis insensible à cette ferveur-là, ce n’est pas cela du tout que je voulais dire par élever le niveau et, sans vouloir répéter ce que j’ai écrit maintes fois ici, la spiritualité m’apparaît distincte voire contraire à tout dogme religieux. Du reste je ne suis pas sûr que feue Mme Weil en disconviendrait, elle qui, née juive, ayant rencontré et épousé le Christ, n’a jamais demandé à se faire baptiser.

Le véritable sujet est ailleurs. Le véritable sujet est, donc, La personne et le sacré même si la première publication de ce texte, en revue, portait le titre La personnalité humaine, le juste et l’injuste, c’était en 1950 et Simone Weil était morte depuis déjà 7 ans.
Le véritable sujet, audacieux, lumineux, terriblement à contre-courant tient dans la thèse suivante : « Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel ». Depuis la mort de Simone Weil, la société de consommation intégrée n’ayant fait que des progrès, incitant sans cesse aux revendications personnelles sous couvert de respect, je suis ceci je suis cela, la thèse est peut-être encore plus à contre-courant dans notre époque qui ne peut fonctionner économiquement qu’en vouant un culte à la personnalité de chacun, qu’en flattant l’individu (synonyme de consommateur). Incipit :

« “Vous ne m’intéressez pas.” C’est là une parole qu’un homme ne peut pas adresser à un homme sans commettre une cruauté et blesser la justice.
“Votre personne ne m’intéresse pas.” Cette parole peut avoir place dans une conversation affectueuse entre amis proches sans blesser ce qu’il y a de plus délicatement ombrageux dans l’amitié.
De même on dira sans s’abaisser : “Ma personne ne compte pas”, mais non pas : “Je ne compte pas.”
C’est la preuve que le vocabulaire du courant de pensée moderne dit personnaliste [ici Simone Weil vise Emmanuel Mounier] est erroné. Et en ce domaine, là où il y a une grave erreur de vocabulaire, il est difficile qu’il n’y ait pas une grave erreur de pensée.
Il y a dans chaque homme quelque chose de sacré. Mais ce n’est pas sa personne. Ce n’est pas non plus la personne humaine. C’est lui, cet homme, tout simplement. »

J’avance dans la pensée de Simone Weil en même temps que sur le trajet de la ligne 25, arrêt après arrêt. Je relis plusieurs fois certains paragraphes.

« Il semble difficile d’aller beaucoup plus loin dans le sens du mal que la société moderne, même démocratique. Notamment une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’âme est dans le froid, la détresse, l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé. »

Je relève les yeux. Tiens, il y a du bruit, je l’avais oublié. En face de moi une dame parle à son téléphone, j’entends une moitié de conversation. À mes côtés un lycéen tousse, éternue, renifle et crache (sans masque, l’enfoiré !) mais il a des écouteurs sans fil au fond des oreilles, il est connecté à quelque chose de sonore et de personnel. Au loin le chauffeur écoute un tube des années 80. Et les moteurs bourdonnent tout alentour, et les cahots. Simone Weil a écrit son descriptif de la condition humaine à une époque où l’usine était l’horizon commun, l’environnement prolétaire, y compris son tumulte glacé… Mais depuis la désindustrialisation massive de nos pays, l’horreur a changé de visage, force est de constater que le tumulte glacé a trouvé d’autres voies pour empêcher l’individu de se retrouver, de se recentrer dans le silence chaleureux, et ces autres voies flattent toutes l’individualisme, le personnalisme.

Le bus avance tandis que Simone Weil s’en prend maintenant à la notion de droit, sacralisée depuis le Code napoléonien, et complice de la personnalisation forcenée dans la société consumériste.

« La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de sa personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. Il est situé à ce niveau.
En ajoutant au mot de droit celui de personne, ce qui implique le droit de la personne à ce que l’on nomme l’épanouissement, on ferait un mal encore bien plus grave. Le cri des opprimés descendrait plus bas encore que le ton de la revendication, il prendrait celui de l’envie.
Car la personne ne s’épanouit que lorsque du prestige social la gonfle ; son épanouissement est un privilège social. On ne le dit pas aux foules en parlant des droits de la personne, on leur dit le contraire. Elles ne disposent pas d’un pouvoir suffisant d’analyse pour le reconnaître clairement par elles-mêmes ; mais elles le sentent, leur expérience quotidienne leur en donne la certitude.
Ce ne peut être pour elles un motif de repousser ce mot d’ordre. À notre époque d’intelligence obscurcie, on ne fait aucune difficulté de réclamer pour tous une part égale de privilèges, aux choses qui ont pour essence d’être des privilèges. C’est une espèce de revendication à la fois absurde et basse ; absurde, parce que le privilège par définition est inégal ; basse, parce qu’il ne vaut pas d’être désiré.
Mais la catégorie des hommes qui formulent et les revendications et toutes choses, qui ont le monopole du langage, est une catégorie de privilégiés. Ce n’est pas eux qui diront que le privilège ne vaut pas d’être désiré. Ils ne le pensent pas. Mais surtout ce serait indécent de leur part.
Beaucoup de vérités indispensables et qui sauveraient les hommes ne sont pas dites par une cause de ce genre ; ceux qui pourraient les dire ne peuvent pas les formuler, ceux qui pourraient les formuler ne peuvent pas les dire. »

Il faudra que je la relise, celle-ci aussi. Quelques dizaines de pages plus tard, ou peut-être était-ce durant un autre trajet, je tombe sur cette phrase en revanche limpide comme un aphorisme :

Un homme intelligent, et fier de son intelligence, ressemble à un condamné qui serait fier d’avoir une grande cellule.

Mais pardon, excusez-moi, je descends là, j’ai failli rater mon arrêt.

I ♡ NY

27/06/2022 Aucun commentaire

J’héberge en ce moment mon ami iranien, mon quasi-frère, que je n’avais pas vu depuis des lustres gorgées de Covid. Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre et nos retrouvailles ont été joyeuses et chaleureuses. Nous avons arpenté, plein de nostalgie pour nos jeunesses (nous sommes des hommes de 50 ans et des amis de 30 ans), les rues de cette ville où, quant à lui, il ne s’était pas promené depuis quatre ans. Or un détail l’a frappé. Lui qui est né et a grandi dans un pays où le voile islamique empaquetant les têtes des femmes est obligatoire sous peine de sanctions, il remarque ici, avec une stupéfaction digne des Lettres persanes : « Mais, mon frère, c’est incroyable, le nombre de femmes voilées a énormément augmenté en France ! Quel effet cela te fait ? »

Je lui ai répondu assez platement qu’il m’en voyait navré mais démuni, puisqu’interdire ce voile serait bien pire que le tolérer.

Et puis le lendemain, fidèle en cela à mon esprit d’escalier, je lui ai adressé le message suivant, avec un argumentaire un petit peu plus construit, comparaisons à l’appui.

Mon frère, suite à notre conversation à propos des femmes voilées hier, je peux apporter un élément nouveau.
Ce matin dans le bus j’observais une femme portant le voile, qui tenait sur ses genoux une fillette d’une dizaine d’années. Celle-ci était coiffée d’une casquette beige ornée des initiales NY, le Y en surimpression dans le N (logo de l’équipe de base-ball New York Yankees).
Je me suis mis, en attendant mon arrêt, à bayer aux corneilles en comparant les deux couvre-chefs.


Pour moi, en tant que signaux à interpréter, ils revêtent bien des points communs.
Ils représentent deux aspirations à un idéal exotique ; ils suggèrent deux consolations futures à nos misères aussi bien quotidiennes que métaphysiques (dans le Coran on peut lire que la promesse divine de récompense des croyants sera réalisée au paradis, al-jannah, là où nos souffrances n’existerons plus et où nous vivrons dans le luxe et la joie, avec mets à profusion et serviteurs sexy à disposition (1) / à New York on peut lire la proclamation gravée en bronze sur le socle de la Statue de la liberté, Vieux Monde, donne-moi tes pauvres, tes exténués, qui en rangs pressés aspirent à vivre libres, le rebut de tes rivages surpeuplés, envoie-les moi, les déshérités…) ; ils font appel à deux phénomènes imaginaires et idéologiques relayés par des structures de diffusion puissantes (mass media, comptes de stars converties sur les réseaux sociaux, soft power, images de guerre et de gloire, promesses de succès et/ou d’immortalité…) ; par suite, une fois les modèles extérieurs intégrés ils peuvent tous deux représenter ce qui est devenu, sans préjuger de la sincérité, une vocation intérieure (on va ressentir en soi l’appel de Manhattan ou de Muhammad) ; ils incarnent deux généralisations (ou deux mondialisations) d’un imaginaire au départ très localisé voire tribal ; leurs affichages sur le corps sont deux revendications identitaires au moyen d’un accessoire qui relève à la fois du produit dérivé et de la propagande ; ils incarnent en somme deux quêtes symboliques d’un monde que l’on rêve d’autant plus parfait qu’il est lointain : l’islam comme religion du salut / New-York comme ville de tous les possibles, de tous les rêves, la liberté, la vie foisonnante, la joie, l’excitation urbaine, la chance et la fortune pour chacun(e).

Il s’agit aussi, si l’on pousse la comparaison, tout simplement de deux phénomènes de modes, de deux concepts impérialistes devenus des uniformes prêt-à-porter. De deux simplifications manifestes, de deux caricatures, de deux vulgarisations (voire de deux vulgarités), de deux ignorances (qui en se voilant connaît réellement les préconisations de l’islam ?/qui connaît réellement les règles du baseball en arborant une casquette des Yankees ?), donc in fine de deux erreurs par approximation : dans la réalité, l’islam est bien d’autres choses qu’une religion du salut qui protège la vie des femmes et leur pureté mythique, dans ce monde-ci puis dans l’arrière-monde éternel / New-York City et plus globalement les USA, dont NY est la métonymie, sont bien d’autres choses que cet eldorado des humains épris de liberté recueillis par une femme géante brandissant un flambeau (les USA viennent de récuser le droit fédéral à l’avortement, au fait). Les deux ont un envers.
Par ailleurs, les deux ustensiles protègent efficacement des rayons du soleil.

Donc, je suis en mesure de compléter la réponse que je t’ai faite hier : certes, l’épidémie de voiles islamiques sur les têtes des femmes (en France comme ailleurs) me fait soupirer de chagrin, mais, au fond, pas davantage que l’épidémie d’américanisme, qui est bien antérieure, plus massive encore, ni moins naïve ni moins illusoire.

Naturellement, je ne suis pas absolument idiot et une fois leurs points communs énumérés je me souviens que hijab et casquette des New York Yankees sont deux objets très différentes. Il faut, pour être amené à les réfléchir conjointement, disposer d’un cerveau un peu tordu et de temps à perdre durant un trajet dans les transports en commun. Je n’ignore pas leur différence majeure : il est relativement facile à chacun, de bon ton, et même convenu, de critiquer le mode de vie américain et l’américanisation de la planète – les Américains nous fascinent, nous influencent et nous modèlent depuis qu’ils ont gagné la Seconde Guerre Mondiale, aussi il est parfaitement admis, en contrepartie, quasiment en dédommagement, de se moquer d’eux ; en revanche, critiquer ou moquer l’islam en général et le voile en particulier est bien plus délicat. On passe pour un « islamophobe » donc pour un raciste, un intolérant, un zhémourroïde, un provocateur, un néocolon condescendant, un ignorant manquant de respect… bref une mauvaise personne.
La religion ne se discute pas. C’est en cela qu’elle est plus dangereuse que tout ce qui se peut discuter.
Mon frère, porte-toi bien.


(1) – cf. par exemple la sourate 37, Les rangées, versets 39 et suivants, ainsi que la sourate 38, Sad, versets 49 et suivants.

Penser sans dieu et voter avec les pieds

07/06/2022 Aucun commentaire

Lors de ma visite, ou pour mieux dire de mon incubation, le mois dernier, dans la merveilleuse Bibliothèque Humaniste de Sélestat, face à foison d’incunables en presque consultation libre, j’ai eu la révélation de ce qu’au fond j’ai toujours su : je suis un humaniste du XVIe siècle, et j’étais de retour à la maison.

C’est-à-dire que, tout comme les humanistes de la Renaissance (quoiqu’un peu moins cultivé qu’eux et sans risquer le bûcher, merci), j’aspire à une morale, à une sagesse et à une conduite de ma vie fondées sur le savoir humain et non sur une toujours un peu louche et suspecte parole divine confisquée par des instances de médiation autoproclamées. Une sagesse fondée sur le monde réel et non sur l’arrière-monde imaginaire. Sur l’expérience humaine. Sur l’homme. Sur l’humain étymologique de l’humanisme. Voire, s’il faut désormais en passer par une mise à jour inclusive pour se faire comprendre : sur l’hom·fem·me. Mais, en tout état de cause, pas sur Dieu, qui quant à lui, vous l’aurez peut-être remarqué, demeure en 2022 aussi bien qu’en 1522 obstinément et archaïquement viril et sévèrement burné – il ne viendrait à l’idée de personne de prier D·ieu.éesse. Car l’Homme est nettement plus universel que Dieu.

Or parmi les livres pluricentenaires, extraordinaires et intemporels, trésors qu’à Sélestat j’ai pu consulter, fût-ce sur écran, je me suis pris de passion pour les Adages d’Érasme. J’avoue humblement que d’Érasme de Rotterdam je n’avais jamais ouvert autre chose que le certes fondamental Éloge de la Folie.

Érasme, quatre décennies durant, a compilé adages, proverbes, apophtegmes, formules, métaphores et pensées spirituelles, principalement grecs et latins. En 1500 la première édition de ce best-seller en recensait 820 ; en 1536 la dernière édition du vivant d’Érasme en comptait plus de 4000. Difficile d’imaginer un meilleur concentré de la démarche humaniste telle que décrite plus haut : ce manuel de sagesse antique se positionnait implicitement comme une alternative, sinon comme un concurrent, face au Livre des Proverbes de l’Ancien Testament où à tout autre missel pétri de paroles sacrées.

Au fil des Adages, en compagnie d’Érasme (et d’Homère, Ésope, Aristote, Aristophane, Ovide, Virgile, Terence, Pline, Cicéron, Plutarque, etc.), nous réfléchissions soudain avec des humains, entre humains, pas avec Dieu. Nous pouvions, nous avions le droit de « frotter notre cervelle contre celle des autres » (expression de Flaubert), de nous nourrir de la parole des humains qui nous ont précédé sur la terre sans avoir besoin de prétendre qu’ils étaient des demi-dieux, des prophètes ou des saints pénétrés du souffle d’en haut. Mais pour autant sans exclure les adages issus de textes sacrés, puisqu’eux aussi font partie de l’Histoire, et donc de notre histoire, oui, la Bible est citée AUSSI parmi les Adages (faut-il rappeler que l’œuvre d’Érasme, contemporain de Luther, comprend une retraduction du Nouveau Testament, qu’il entendait vulgariser et démocratiser ?). Sans surprise, le concile de Trente en 1559 a sévèrement condamné comme subversifs et mis à l’index les Adages d’Érasme…

Érasme écrit dans sa préface, et je comprends immédiatement qu’il s’adresse à moi, comme à tout collectionneur de l’intelligence des autres :

« Je me suis promené pour une recherche d’un genre plus plaisant, parmi les jardins bigarrés des auteurs et j’ai cueilli au passage, comme des fleurettes de toute espèce, pour en faire une sorte de guirlande, les adages les plus anciens et les plus remarquables (…) pour l’utilité des jeunes gens qui aiment à avoir une provision de proverbes, utiles en société, car sentences, métaphores, paraboles, comparaisons, exemples, rapprochements, images et autres figures font l’ornement et l’agrément du discours ».

Sur place, à Sélestat, j’ai passé une heure délicieuse à me plonger dans l’exégèse de ces expressions, ces lieux communs au sens (noble) de patrimoine commun, et je m’émerveillais qu’elles fussent passées dans le langage courant (Lâcher la proie pour l’ombre, Récolter ce que l’on sème, L’habitude est une seconde nature… et bien sûr les indépassables Connais-toi toi-même ou Rien de ce qui est humain ne m’est étranger). Ou bien dont je regrettais que d’autres fussent nettement moins usuelles (Tondre un chauve, Recoller un œuf, Perdre le goût des lentilles… Serez-vous capables de reconstituer la signification de ces trois expressions ? Si oui vous venez de faire trois pas vers la sagesse).

Et puis l’imparable adage numéroté 1001 : Festina Lente, mot de passe et de prudence que se refilaient discrètement les hommes de lettres de ce temps, et qui est pour Érasme l’occasion de rendre hommage aux imprimeurs… Et puis, et puis, et puis… Il y en a tellement que je me suis proposé, naturellement je ne m’y tiendrai pas et tant pis, d’en lire un par jour, hygiène intellectuelle. Voici celui que je vous offre aujourd’hui, parce qu’il me semble d’actualité : l’adage 2032, Panidis Suffragium, soit Voter avec les pieds. Devinez-vous ce que veut dire « Voter avec ses pieds » ? Estimer que le vote en cours ne nous mérite pas, et s’en aller, s’abstenir. Le pas de côté pour agir politiquement d’une façon différente que celle qu’on attend de nous. Les deux pieds sur la terre.