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Le standing du poète

Cette nuit, j’avais enfin pris une décision, et il faut bien avouer qu’il était grand temps à mon âge, quant à ce que je ferais dans la vie : j’allais réouvrir le bistro que tenait ma grand-mère dans sa jeunesse.
Je me retrouvais, ainsi qu’il m’arrive souvent la nuit, dans sa cuisine, mais cette fois-ci avec la ferme intention de réaménager l’agencement de la pièce afin de lui redonner sa fonction d’autrefois et accueillir des buveurs.
Voilà qu’entre un groupe, constitué d’un homme et de cinq ou six femmes, tous assez âgés. Ah ! Je suis pris de court, je n’avais pas prévu de recevoir des clients aussi vite, mais je ne vais tout de même pas les foutre dehors alors que c’est le premier jour, au contraire, il faut leur souhaiter la bienvenue.
Je les invite à s’asseoir, je vérifie qu’il y a assez de chaises autour de la table en Formica, au cas où je vais en chercher deux supplémentaires dans la salle d’à côté. Au sein de ce groupe, je repère un couple « à la Dubout » : une femme forte, sévère, énorme et débordante, qui s’installe en bout de tablée, et un homme malingre, chenu, souriant. Les autres femmes qui les accompagnent sont des personnages secondaires, preuve en est qu’elles ne disent rien, se contentant de consulter leur téléphone en silence.
J’hésite à leur dire « Vous êtes mes premiers clients, ça se fête ! » mais je renonce parce que le couple est déjà engagé dans une conversation, où d’ailleurs la femme est seule à parler. La femme évoque les poèmes « magnifiques » qu’écrit son mari et qui ne peuvent que lui assurer la gloire ou, à tout le moins, respect et standing. Elle précise, cette fois à mon attention puisqu’elle me jette un coup d’oeil autoritaire : « Mon mari n’est pas n’importe qui ! » Le minuscule mari, quant à lui, se contente de sourire modestement derrière sa moustache blanche, de hocher la tête, baisser les yeux et montrer ses paumes.
Je leur demande tout de même : « Qu’est-ce que vous voulez boire ? »
La femme répond la première, levant le menton et pinçant les lèvres : « Une infusion de jojoba. »
Une infusion de quoi ? Je n’ai jamais entendu ce mot, à part peut-être à propos de shampooing.
« Heu… Je vais vérifier qu’il m’en reste… »
Je farfouille fébrilement dans les placards au fond de la pièce tout en me disant zut zut zut je ne suis pas assez préparé, ce métier ne s’improvise pas, j’aurais dû anticiper les stocks d’infusion de jojoba. Évidemment, je ne trouve pas de jojoba, mais au moins mets-je la main sur deux vieilles boîtes en carton de tisanes, datant de ma grand-mère. Je reviens à table en disant « Désolé, je n’ai que tilleul ou verveine. » La femme écarquille les yeux et affiche une moue de mépris. Son regard fait des allers-retours entre son mari et moi comme pour me signifier « Ce taudis sans jojoba est indigne du prestige de mon mari et de ses poèmes ».
Le petit mari tente de calmer le jeu, et me dit tout sourire : « Je serai moins compliqué, monsieur, je me contenterai d’un café, si vous voulez bien. »
Bon, un café, je devrais pouvoir faire ça. Mais où est le percolateur, déjà ?
Je me réveille.

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