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Chapitre XXVIII

07/10/2025 Aucun commentaire

Romain Gary est grand. Il était grand en 1956, à la parution des Racines du ciel, premier des deux romans qui lui ont valu le prix Goncourt, il était grand en 1975 à la parution du second (ce doublet est un exploit à part entière mais il est la face immergée de l’iceberg qui cache la forêt), il était grand entre temps ainsi qu’avant et après, il était grand lors de son suicide en 1980, il n’a pas cessé une seconde d’être grand depuis lors. En 2025 son œuvre est d’une actualité foudroyante et même menaçante – confère la nouvelle adaptation cinématographique (après Samuel Fuller en 1982) de son Chien Blanc, par Anaïs Barbeau-Lavalette qui pointe à quel point Gary a su parler du mouvement Black Lives Matter 45 ans avant que celui-ci n’explose.

Les PUF viennent d’éditer dans leur collection « Classiques de l’écologie » un petit livre signé Gary, intitulé Antifascisme, humanisme et écologie. S’agit-il d’un inédit ? Pas du tout. Je ne crois pas qu’il reste grand chose d’inédit dans ce qu’a écrit Gary et peu importe, rééditons, relisons ce qui a déjà été publié et, promis, cela créera le même effet de nouveauté.

Il s’agit du chapitre XXVIII des Racines du ciel, un seul chapitre encadré par les contextualisations et commentaires pénétrants d’Igor Krtolica – il faut sans doute prévenir le lecteur que dans ce mince volume, les mots de Krtolica sont plus nombreux que ceux de Gary. Une sorte de tiré-à-part, en somme, qui peut se lire comme une nouvelle, ou un échantillon, ou simplement comme une métonymie de l’épopée de Morel, héros du roman, fou qui prit fait et cause pour la survie des éléphants d’Afrique, et dont les combats donquichottesques, franchissant le seuil de la légalité, préfigurent ceux d’une Greta Thunberg, par exemple. On peut bien avoir lu Les Racines du ciel il y a dix, trente (c’est mon cas) ou soixante ans, ce morceau choisi est une fin en soi et l’on suppose que ce serait le cas de tous les autres chapitres.

Car dès la première page, dès la première ligne, la force du style opère et on se souvient à quel point Gary est grand, dans ce qu’il écrit comme dans la manière de l’écrire :

« Lorsqu’on dit que « tous les Allemands ne sont pas comme ça, tous les Russes ne sont pas comme ça, tous les Arabes ne sont pas comme ça, tous les Chinois ne sont pas comme ça, tous les hommes ne sont pas comme ça, on a en somme tout dit sur l’homme, et on a beau gueuler ensuite : “Jean-Sébastien Bach ! Einstein ! ou Schweitzer !” au clair de lune, le clair de lune est renseigné ».

Et attention, Gary étant toujours subtil en plus d’être grand, cette tirade superbe est au second degré, un pas de côté, puisqu’elle est une citation, un écho de conversation entendue au bistro. Comme le dit (à propos d’autre chose) Krtolica l’exégète, Gary n’assène pas de thèses mais présente ces points de vues comme des problèmes et les soumet en permanence à la critique.

S’en suivent des développements palpitants et quelques sous-intrigues, narrateurs emboîtés façon Mille et une nuits, histoires dans l’histoire toutes parfaitement géniales, dont une anecdote (un conte, plutôt ?) de stalag, mettant en scène des détenus résistants français dans les geôles nazies, conte dont je ne dirai rien ici si ce n’est que je brûlerais de le dire ailleurs, devant public.

Puis vient l’écologie, tout de même, puisque la présente réédition se fait dans l’idée que ce roman serait le premier roman écologique, chacun des termes de l’expression étant savamment explicité.
Romain Gary, pionnier de l’écologie ? L’anachronisme pourrait sembler discutable et tiré par les cheveux (le mot lui-même n’est pas cité une fois dans l’édition initiale de 1956, et Gary raconte dans une préface, pour une réédition en 1980, que cette année-là il avait assisté à une réunion présidée par un grand journaliste, Pierre Lazareff, et qu’à la mention du mot écologie, seulement quatre personnes sur la vingtaine présentes avaient une vague idée de sa signification – a priori, lui même n’en faisait pas partie)… si du moins l’on oubliait que Gary n’est d’avant-garde que parce qu’il est d’arrière-garde, pionnier seulement parce qu’il s’inscrit dans une immémoriale tradition (ses racines dans le ciel à lui), une tradition de conscience, d’intelligence (au sens de compréhension), une tradition d’humanisme non humano-centré, qui sait depuis toujours que défendre la nature, c’est nous défendre nous-mêmes. Comme le dit Morel au chapitre XXVIII :

— Enfin, c’est comme ça. Et ça ne prouve rien. Il y a des malentendus, mais les gens, dans leur ensemble, commencent à comprendre. N’importe quel gars qui a connu la faim, la peur, ou le travail forcé, commence à comprendre que la protection de la nature, ça le vise directement…

Et à peine plus loin, dans un flashback où Morel raconte comment il a foutu le feu à un chenil pour libérer des chiens promis à la chambre à gaz :

C’est comme ça que je me suis lancé. J’étais sûr de tenir le bon bout. Il n’y avait plus qu’à continuer. Ce n’était pas la peine de défendre ceci ou cela séparément, les hommes ou les chiens, il fallait s’attaquer au fond du problème, la protection de la nature. On commence par dire, mettons, que les éléphants c’est trop gros, trop encombrant, qu’ils renversent les poteaux télégraphiques, piétinent les récoltes, qu’ils sont un anachronisme, et puis on finit par dire la même chose de la liberté – la liberté et l’homme deviennent encombrants à la longue… Voilà comment je m’y suis mis.

D’ailleurs, cette même collection « Classiques de l’écologie » des PUF héberge également, parmi d’autres ringards, le Cantique de frère Soleil de Saint François d’Assise. Convergence sinon des luttes, du moins des pensées humanistes vintage.