Troyes, énième épilogue
20 ans de la résidence d’auteurs-illustrateurs de Troyes. En compagnie d’autres ex-résidents, j’ai effectué un dernier tour de piste à Troyes, en juin dernier, comme annoncé.
Bilan nuancé. Je tente de détailler.
Le pour ?
L’équipe de Lecture et loisirs est toujours aussi prévenante et chaleureuse… Les neuf expositions dont Double Tranchant, réunies pour la première (et peut-être unique) fois avaient fière allure, portées par leurs concepteurs (les auteurs) mais aussi par leurs promoteurs (l’équipe de Tinqueux, Sylvain et Mateja, étaient présents, et pour eux plus encore que pour nous, c’était le bilan de dix années de travail rassemblé en un endroit unique)… Neuf traces singulières passionnantes à explorer, neuf accomplissements, neuf visions éminemment éclectiques, neuf cerveaux en volumes à traverser avec délices…
Bien sûr j’étais très heureux de revoir ou de rencontrer certains des artistes qui m’ont précédé ou suivi dans cette résidence, fine équipe… Spécialement, je me suis réjoui de retrouver Nicolas Bianco-Levrin, qui m’avait lors de ma propre période troyenne accompagné avec tant d’empressement, même à distance (un bel être humain, Nicolas – sa générosité et son énergie font partie intégrante de son talent, et notre petite collaboration, sa mise en image et en relief magnifiant mon poème, coffret commémoratif destiné à emballer les sérigraphies composées par tous les autres illustrateurs, restera un chouette souvenir)…
Mais le contre ?
Trois fois hélas, ce n’est pas encore cette fois que je rencontrerai le public troyen. Il n’est pas venu. Nous autres auteurs-illustrateurs étions essentiellement entre nous, déambulant parmi nos expositions comme dans un club privé. Pas dérangés dans les couloirs de l’espace Argence. C’est tout juste si je sais que le Troyen existe, et réciproquement. Je l’avais, au fond, à peine vu lors de mes séjours précédents, et pas davantage durant celui-ci, qui sonnait pourtant comme l’ultime chance. La dernière fois, mon atelier d’écriture avait simplement été annulé faute d’inscrits… Cette fois, c’est ma lecture qui a failli être décommandée faute de la moindre âme curieuse de mon travail (finalement je l’ai faite tout de même cette lecture, pour ainsi dire en privé, rien que pour les yeux de Mateja et pour les murs, et le moment était beau). Quant à mon atelier d’écriture de haïkus, il a bel et bien eu lieu, mais pour deux personnes seulement : Laetitia, venue par amitié (au fait, la composition qui illustre le présent article, c’est elle aussi, merci Laetitia), et un petit gars de neuf ans, qui a joué le jeu jusqu’au bout, avec un à-propos et un talent étonnants – je cite de mémoire, donc fatalement j’écorche, l’un de ses haïkus, qui m’a beaucoup impressionné : Rouge de colère / Les poings serrés dans mes poches / Je ne me bats pas – Oh nom de Dieu tout ce que je suis en train d’écrire me semble une pénible loghorrée comparé à la force et à la fulgurance de ce terrible haïku, il brille dans le lointain, j’ai à peine eu le temps d’expliquer à ce gamin le principe du haïku, cinq/sept/cinq, et l’extérieur et l’intérieur, que déjà il en savait plus que moi – okay, pour lui, j’ai bien fait de faire le voyage).
Mais pour le reste… Quel sens prend, quel sens perd, ce travail déployé dans le désert ? Personne, je le déplore, n’a ouvert un seul de mes livres, comme s’ils n’avaient jamais existé. Certes, parmi ceux-ci, compte celui que j’ai écrit lorsque je logeais ici même, qui exalte justement, par prévention ou prémonition, et contre vents et marées, la beauté du geste jusque dans le vide. Mais je ne me défais pas d’une déception, un peu toujours la même depuis trois ans, celle que j’espérais pourtant laver en 2014 : l’arrière-goût d’un rendez-vous manqué.
Mais le pour à nouveau, curieusement teinté de contre parce que la mélancolie s’emmêle ?
Je n’ai pas manqué d’aller visiter, fébrile, le fameux « Ginkgo », la résidence où j’habitais, où nous habitions. Je n’y avais pas remis les pieds depuis mon départ, le 30 décembre 2011. Drôle d’effet : j’ai été saisi aux tripes comme si j’en étais parti hier, quoique « hier » dans une autre vie. Comme si en ce temps-là j’avais recrépi les murs de l’appartement avec une très fine couche, imperceptible, de mon énergie d’alors, de mes recherches, de ma solitude, de mes créations et de mes frustrations, de mon travail, de mes affres, du temps passé sur elles.
In situ, j’ai écouté Hélène Riff faire des lectures, raconter sa propre expérience du Gingko, où son fils à marché pour la première fois et où elle a pu terminer son livre. C’était émouvant. Puis elle a distribué à tout l’auditoire des graines de ginkgo sur lesquelles elle avait, de son trait si fin, dessiné des visages. De retour chez moi, j’ai planté ma graine dans un pot. Depuis, je surveille. Voilà qui offre un épilogue très convenable, de toute façon je n’ai rien de mieux : on prétend que c’est le passé qu’on enterre, mais en fait parfois c’est l’avenir, puis on attend qu’il pousse.
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