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Archives pour 09/2022

Les morts qui nous restent

30/09/2022 Aucun commentaire

13 septembre 2022

Le même jour : Macron annonce la mise en place d’une convention citoyenne devant aboutir à la législation sur l’euthanasie assistée en France en 2023 ; Jean-Luc Godard meurt en ayant recours aux services, légaux en Suisse, du suicide assisté ; mon père (84 ans), alors que nous parlions de tout à fait autre chose, me rappelle qu’il est farouchement opposé à l’euthanasie (qu’il orthographie par provocation euthanazie – un point Godwin pour le daron !), et se met à m’interdire formellement de « l’assassiner » y compris le jour où, par sénilité ou faiblesse, il me demanderait de lui accorder la mort. Et vous, ça va, la santé ?

24 septembre 2022

Il paraît que The creator has a masterplan. Je n’y crois pas mais je crois aux plans des créateurs d’ici-bas et à la musique de Pharoah Sanders, disparu aujourd’hui.

29 septembre 2022

Ça n’en finit plus. La vie des deuils est la vie tout court. Deux disparitions me causent coup sur coup du chagrin ; deux hommes qui m’ont aidé à penser.

1) Michel Pinçon m’a aidé à penser les riches, par conséquent le pouvoir et par conséquent le monde en général.
En outre, depuis que j’ai vu À demain mon amour, l’excellent et émouvant documentaire consacré à lui et à son épouse Monique Pinçon-Charlot, j’avais une pensée pour lui à chaque fois que je trinquais. Comme ce film montrait à la fois leur travail et leur intimité, lors d’une scène on voyait le couple de sociologues à table, ayant terminé d’éplucher la presse du jour et, simultanément, de prendre leur repas. L’un des deux dit à l’autre « Je te ressers du vin ? On peut bien boire un coup, je viens de vérifier, on n’apparaît pas encore dans la rubrique nécrologique« . Je trinque à sa mémoire puisqu’il ne peut plus le faire lui-même, aujourd’hui il apparaît dans la rubrique nécrologique.

2) Paul Veyne m’a aidé à penser la religion, par conséquent le pouvoir et par conséquent le monde en général.J’ai souvent convoqué ses livres, un en particulier, par exemple ici, dans l’un des articles les plus délicats que j’ai publiés au Fond du Tiroir. Rediffusion de 2019.

Pour écouter la parole de Paul Veyne, c’est ici.

18 octobre 2022

Jean Teulé est mort.
Je ne goûtais pas spécialement ses romans historiques-hystériques (veine qu’il a semble-t-il héritée de Cavanna – or ce pan est justement celui qui m’intéresse le moins dans la bibliographie de Cavanna).
En revanche, l’œuvre en bandes dessinées de Teulé, brève, à peu près circonscrite à la seule décennie 80, que je lisais dans Zéro puis (À suivre) m’a marqué au fer rouge. Sa façon de réinventer la narration en cases en se frottant à la photographie et au reportage ne doit pas être sous-estimée, et a grandement contribué à ce qu’on a appelé « la nouvelle BD » .
Parmi ses mini-documentaires inoubliables : celui sur les soeurs Papin (sa photo trafiquée des soeurs diaboliques flotte dans mes cauchemars comme leur portrait officiel), celui sur Jean-Claude et sa soucoupe volante, celui sur Zohra et son soutien-gorge, celui sur les apparitions du visage de Jésus dans les dégâts des eaux, celui sur la faune bizarre des festivals de BD (portrait hallucinant et cependant tendre de Happy Mike, geek nourri exclusivement aux viennoiseries industrielles… le type, que j’avais croisé comme tout le monde à Angoulême est mort depuis longtemps et pourtant je me souviens de lui grâce à Teulé)…
Merci aux éditions Fakir d’avoir réédité cette incomparable somme, Gens de France et d’ailleurs !
Cf. un dialogue entre Ruffin et Teulé, qui a précédé et, selon toute vraisemblance, encouragé ladite réédition.

Concerto pour caillou

25/09/2022 Aucun commentaire
Pour agrandir : clic droit « Ouvrir l’image dans un nouvel onglet »

Sinon, je fais ce genre de choses, aussi.

J’ai reçu une demande de spectacle assez complexe : il fallait à la fois que ce soit une déclinaison pour enfants des Tubes du baroque conçus en 2020 avec Christine Antoine et le Jardin Musical (voir ici) ; mais aussi un concert pédagogique permettant la découverte et, dans le meilleur des cas, l’incitation à l’apprentissage, d’instruments de musique rares et peu enseignés ; et enfin, à tant faire, un conte musical pour distraire, amuser, enrober et faire digérer.

M’est revenu en mémoire le merveilleux conte (et non conte merveilleux, ne confondons pas tout) La soupe au caillou, tel que raconté par mon maître en contes, Michel Hindenoch (voir ici), parabole sur la générosité, sur le partage, sur l’acceptation de l’autre, sur le besoin humain de se nourrir de symboles autant que de nourriture.

Ainsi ai-je écrit Le concerto pour caillou, parabole sur la générosité musicale, sur le partage musical, sur l’acceptation de l’autre musicien, sur le besoin humain de se nourrir de symboles musicaux autant que de musique.

En secret, ce spectacle est aussi autobiographique, puisqu’il raconte, même si je n’allais tout de même pas le révéler aux marmots (ça ne les regarde pas) mes complexes intimes, ma petite timidité quand je dois partager la scène avec des vrais musiciens, moi qui ne le suis pas tant que ça : moi, je suis tout juste bon à jouer du caillou, c’est-à-dire du symbole par surcroît.

Dick fait non de la tête

24/09/2022 Aucun commentaire

Cette nuit il faisait grand jour, c’était encore l’été et j’arpentais une ville espagnole que je ne connaissais pas. J’arpentais les rues bondées, et je passais d’un vieux quartier, en bord de mer, aux rues étroites et aux maisons en briques, à un autre, en hauteur, récent et moderne, de verre, de béton et d’acier.
J’effectuais plusieurs fois l’aller retour entre ces deux mondes, en me disant qu’à force je finirais bien par connaître le chemin par cœur et même comprendre ce que je foutais là. J’étais venu pour accomplir une mission précise, résoudre une énigme, mais pour mener celle-ci à bien encore fallait-il que je comprenne en quoi elle consistait. Deviner l’énigme était une première énigme à part entière et, alors que j’étais de plus en plus perplexe, j’avisais une échoppe de tapas à emporter. Autant manger, je réfléchirais après.
Je m’approche de la fenêtre ouverte par laquelle on passe commande, je survole le menu affiché et je m’apprête à tester mon espagnol mais le cuistot me parle en français avant même que j’ouvre la bouche : « Alors ? Tu as pris ta décision ? Il serait temps, je n’ai pas que ça à faire ! » En fait, il m’attendait. C’était peut-être lui qui était censé me préciser ma mission ? Le cuistot était un agent double ? Mais soudain, je le reconnais… Sous sa blouse blanche et sa toque, derrière son sourire en coin et ses yeux pleins de sous-entendus… C’est bien lui, c’est Dick Rivers ! L’annonce de sa mort était donc un leurre lui permettant de travailler undercover dans un street food en Espagne !
Je tente tant bien que mal de choisir mes mots pour faire comprendre à Dick que je n’ai pas compris ma mission et que j’attends de nouvelles instructions, tout en donnant le change aux oreilles indiscrètes :
« Non, je n’ai pas fait mon choix, tout a l’air délicieux mais j’aimerais être certain de ce qu’il y a dans la pâte… C’est bio, au moins ? »
Dick soupire et me dit à voix très basse, avec un sourire ironique :
« OK, garçon, t’es complètement paumé. Je vais te donner un indice. Pense à ce bouquin de Pinter.
– (je jette des coups d’œil à gauche et à droite pour vérifier qu’on ne nous écoute pas) Hein ? Harold Pinter ?
– (Dick fait non de la tête.) Au polar de Pinter.
– Hein ? Il a écrit des polars Harold Pinter ?
– (Dick fait non de la tête.) À ce roman où on porte des vestes en jeans sur la couverture.
– Hein ? Un roman de Pinter avec du jeans ? »
Dick fait non de la tête puis, excédé par la lenteur de mon entendement, fait mine d’en avoir trop dit, se met à me parler strictement en espagnol et je ne comprends plus un mot, il ne me lâchera pas un indice de plus. Je dois donc me contenter de ce que j’ai et je retraverse une fois encore la ville, je pénètre dans le quartier moderne (acier, béton, verre), il me semble avoir longé une bibliothèque nationale. Avec un peu de chance je dégoterai une édition catalane ou basque d’un roman policier de pinter avec des jeans sur la couverture, et alors tout s’éclairera. Zut, en chemin je réalise que Dick ne m’a rien donner à manger, c’était bien la peine, j’ai faim, je me réveille.

Le gestionnaire et le créateur

23/09/2022 Aucun commentaire

Lu avec passion Underground : Grandes Prêtresses du Son et Rockers Maudits (Glénat, 2021) d’Arnaud le Gouëfflec & Nicolas Moog, collection de losers magnifiques, puissances cachées, âmes damnées, loups solitaires et vengeurs masqués de l’histoire de la musique.

Si j’écoute et admire nombre de ces freaks depuis lurette, Sun Ra, Moondog, The Residents, Captain Beefheart, Crass (groupe anarcho-punk incorruptible que j’ai abondamment cité dans Jean II le Bon, séquelle), Brigitte Fontaine… d’autres en revanche sont pour moi des heureuses trouvailles. Par exemple, je ne connaissais que de nom, et vaguement de réputation, Un drame musical instantané, collectif pourtant très important puisqu’il est pratiquement l’inventeur de la fertile notion de ciné-concert. Or je découvre son histoire, sa philosophie, et au bas d’une page je m’arrête, mais vraiment, je tombe en arrêt devant la citation de l’un de ses fondateurs, Jean-Jacques Birgé :

Lorsqu’on sait faire, on gère. Lorsqu’on ne sait pas, on invente.

Cette sentence est tellement profonde et tellement universelle, applicable bien au-delà du domaine de la musique (en politique nous ne sommes gouvernés que par des gestionnaires qui savent y faire, longtemps qu’on n’a pas vu un seul inventeur), que je me la répète comme un mantra et que j’envisage de l’inscrire sur mon mur. La vérité c’est que plus je vieillis, moins j’ai envie de savoir et plus j’ai envie d’inventer. Dans la foulée je gouglise Jean-Jacques Birgé et je finis par retrouver sur son blog l’origine de la citation.

Or tout est intéressant sur ce blog. J’y retourne.

Mais à propos de ciné-concert avez-vous réservé votre soirée du 18 octobre pour le ciné-concert ultime ?

Arrêt demandé

21/09/2022 Aucun commentaire

Il faut de temps en temps élever le niveau. Surtout quand comme moi on marche à ras de terre, et qu’on emprunte les transports en commun.

J’emprunte les transports en commun. J’attends le bus, je monte dans le bus, je suis transporté, je descends du bus et je poursuis ma vie. C’est parfois long, parfois un peu contrariant aux heures de pointe. Heureusement que je sais le moyen d’élever le niveau : j’ai toujours un livre dans la poche. Ce qui fait que je suis ailleurs en même temps que dans le bus, et que je m’élève en même temps que j’avance latéralement, axe orthonormé. Chacun fait comme il peut mais, a contrario, scroller sur son téléphone dans les transports en commun élève-t-il le niveau de l’usager des transports en commun au-dessus de la chaussée ? Je ne sais pas. Peut-être, après tout, tout dépend du scroll.

Aujourd’hui dans le bus je sors de ma poche La personne et le sacré de Simone Weil. De quoi assurément élever le niveau. La pensée de Simone Weil élève. Du moins, en ce qui me concerne, elle m’élève une fois que j’ai soigneusement écarté, ainsi que les arêtes dans mon assiette, les scories de son prêchi-prêcha chrétien, qui fait qu’à chaque fois qu’elle parle de l’Amour elle ne peut s’empêcher de glisser Comme le Christ sur la croix, comme si pesait désormais sur l’Amour lui-même un copyright christique, un label au fer rouge. Je suis insensible à cette ferveur-là, ce n’est pas cela du tout que je voulais dire par élever le niveau et, sans vouloir répéter ce que j’ai écrit maintes fois ici, la spiritualité m’apparaît distincte voire contraire à tout dogme religieux. Du reste je ne suis pas sûr que feue Mme Weil en disconviendrait, elle qui, née juive, ayant rencontré et épousé le Christ, n’a jamais demandé à se faire baptiser.

Le véritable sujet est ailleurs. Le véritable sujet est, donc, La personne et le sacré même si la première publication de ce texte, en revue, portait le titre La personnalité humaine, le juste et l’injuste, c’était en 1950 et Simone Weil était morte depuis déjà 7 ans.
Le véritable sujet, audacieux, lumineux, terriblement à contre-courant tient dans la thèse suivante : « Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel ». Depuis la mort de Simone Weil, la société de consommation intégrée n’ayant fait que des progrès, incitant sans cesse aux revendications personnelles sous couvert de respect, je suis ceci je suis cela, la thèse est peut-être encore plus à contre-courant dans notre époque qui ne peut fonctionner économiquement qu’en vouant un culte à la personnalité de chacun, qu’en flattant l’individu (synonyme de consommateur). Incipit :

« “Vous ne m’intéressez pas.” C’est là une parole qu’un homme ne peut pas adresser à un homme sans commettre une cruauté et blesser la justice.
“Votre personne ne m’intéresse pas.” Cette parole peut avoir place dans une conversation affectueuse entre amis proches sans blesser ce qu’il y a de plus délicatement ombrageux dans l’amitié.
De même on dira sans s’abaisser : “Ma personne ne compte pas”, mais non pas : “Je ne compte pas.”
C’est la preuve que le vocabulaire du courant de pensée moderne dit personnaliste [ici Simone Weil vise Emmanuel Mounier] est erroné. Et en ce domaine, là où il y a une grave erreur de vocabulaire, il est difficile qu’il n’y ait pas une grave erreur de pensée.
Il y a dans chaque homme quelque chose de sacré. Mais ce n’est pas sa personne. Ce n’est pas non plus la personne humaine. C’est lui, cet homme, tout simplement. »

J’avance dans la pensée de Simone Weil en même temps que sur le trajet de la ligne 25, arrêt après arrêt. Je relis plusieurs fois certains paragraphes.

« Il semble difficile d’aller beaucoup plus loin dans le sens du mal que la société moderne, même démocratique. Notamment une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’âme est dans le froid, la détresse, l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé. »

Je relève les yeux. Tiens, il y a du bruit, je l’avais oublié. En face de moi une dame parle à son téléphone, j’entends une moitié de conversation. À mes côtés un lycéen tousse, éternue, renifle et crache (sans masque, l’enfoiré !) mais il a des écouteurs sans fil au fond des oreilles, il est connecté à quelque chose de sonore et de personnel. Au loin le chauffeur écoute un tube des années 80. Et les moteurs bourdonnent tout alentour, et les cahots. Simone Weil a écrit son descriptif de la condition humaine à une époque où l’usine était l’horizon commun, l’environnement prolétaire, y compris son tumulte glacé… Mais depuis la désindustrialisation massive de nos pays, l’horreur a changé de visage, force est de constater que le tumulte glacé a trouvé d’autres voies pour empêcher l’individu de se retrouver, de se recentrer dans le silence chaleureux, et ces autres voies flattent toutes l’individualisme, le personnalisme.

Le bus avance tandis que Simone Weil s’en prend maintenant à la notion de droit, sacralisée depuis le Code napoléonien, et complice de la personnalisation forcenée dans la société consumériste.

« La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de sa personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. Il est situé à ce niveau.
En ajoutant au mot de droit celui de personne, ce qui implique le droit de la personne à ce que l’on nomme l’épanouissement, on ferait un mal encore bien plus grave. Le cri des opprimés descendrait plus bas encore que le ton de la revendication, il prendrait celui de l’envie.
Car la personne ne s’épanouit que lorsque du prestige social la gonfle ; son épanouissement est un privilège social. On ne le dit pas aux foules en parlant des droits de la personne, on leur dit le contraire. Elles ne disposent pas d’un pouvoir suffisant d’analyse pour le reconnaître clairement par elles-mêmes ; mais elles le sentent, leur expérience quotidienne leur en donne la certitude.
Ce ne peut être pour elles un motif de repousser ce mot d’ordre. À notre époque d’intelligence obscurcie, on ne fait aucune difficulté de réclamer pour tous une part égale de privilèges, aux choses qui ont pour essence d’être des privilèges. C’est une espèce de revendication à la fois absurde et basse ; absurde, parce que le privilège par définition est inégal ; basse, parce qu’il ne vaut pas d’être désiré.
Mais la catégorie des hommes qui formulent et les revendications et toutes choses, qui ont le monopole du langage, est une catégorie de privilégiés. Ce n’est pas eux qui diront que le privilège ne vaut pas d’être désiré. Ils ne le pensent pas. Mais surtout ce serait indécent de leur part.
Beaucoup de vérités indispensables et qui sauveraient les hommes ne sont pas dites par une cause de ce genre ; ceux qui pourraient les dire ne peuvent pas les formuler, ceux qui pourraient les formuler ne peuvent pas les dire. »

Il faudra que je la relise, celle-ci aussi. Quelques dizaines de pages plus tard, ou peut-être était-ce durant un autre trajet, je tombe sur cette phrase en revanche limpide comme un aphorisme :

Un homme intelligent, et fier de son intelligence, ressemble à un condamné qui serait fier d’avoir une grande cellule.

Mais pardon, excusez-moi, je descends là, j’ai failli rater mon arrêt.

Ils embauchent n’importe qui

15/09/2022 Aucun commentaire

Cette nuit j’ai fait ma rentrée scolaire.

Car j’avais cette fois décidé pour de bon de changer de métier, et puisque l’Éducation Nationale recrute des vacataires, j’étais embauché au pied levé en tant que prof de français en collège. Je recevais mon affectation pour le jour même, c’était à Annemasse, je me disais ah au moins je connais bien Annemasse, avec la résidence de Mustradem et tout, si ça se trouve ce sera un collège où je suis déjà allé. Mais arrivé sur place je ne reconnaissais rien, même le paysage avait changé, les montagnes avaient l’air dix fois plus hautes et plus raides et plus proches, c’était beau mais un peu écrasant. Je passais la grille blanche du collège, la cour était absolument déserte, je commençais à craindre de m’être trompé d’endroit ou de jour. Mais je finissais par trouver la salle des profs où mes nouveaux collègues me dévisageaient en faisant la moue et en me lançant des moqueries (« Si c’est ça le sang neuf ah ah », « Ah ben il était temps, vous le savez que la rentrée c’était le mois dernier ? Vous avez eu une panne de réveil ? » etc.). Enfin un pion avait pitié de moi et m’emmenait rejoindre ma classe, en me prévenant : « Bon, désolé, mais on est à court de salles, pour le moment vous donnerez votre cours dehors, tant qu’il n’y a pas d’orage ça ira, ça va bien se passer, vous verrez », je répondais juste « Ah, bon » et je jetais un œil au ciel, qu’on voyait à peine tellement les montagnes étaient à pic et proches presque à toucher, comme des murs géants au fond du jardin, le ciel était gris et menaçant mais enfin il tiendrait bien encore une heure ou deux, je réfléchissais surtout à ce que j’allais leur faire faire à ces enfants pour ce premier cours, je me rappelais soudain que j’avais oublié de demander si c’était une 6e ou une 3e, merde, merde, attends, mais je commence par quoi en fait ? J’ai rien répété, quel con ! Qu’est-ce que j’aurais en stock pour leur donner un cours de mémoire, au bluff ? Une fable de La Fontaine ? Ah oui une fable de La Fontaine c’est parfait en 6e comme en 3e ça marche toujours, sauf que sur le moment, en déambulant dans ces couloirs sans lumière j’étais incapable de me souvenir d’une seule fable de La Fontaine. Enfin le couloir débouchait sur une arrière-cour, en pente, envahie par les mauvaises herbes et les ronces, où des tables avaient été grossièrement disposées en carré. Le pion m’a planté là en disant “Ils vont arriver” et j’ai attendu en essayant de me fouiller la cervelle pour retrouver une fable de La Fontaine, au moins une, ça faisait comment déjà « le Lapin et le Renard » ? Elle existe celle-là ? Bon à la limite je l’inventerai, de toute façon ils n’y verront que du feu. Mes élèves sont arrivés au compte-goutte et sans un regard pour moi se sont assis autour de la table, ils fumaient. Ils étaient bien plus vieux que ce que je pensais, tous barbus, bodybuildés et tatoués, tiens mais pourquoi il n’y a que des garçons d’ailleurs ? Ce n’était ni des 6e ni des 3e, ils avaient tous plus de 20 ou 25 ans. Allons bon, ils avaient redoublé combien de fois, ceux-là ? Ils en avaient peut-être ras-le-bol des fables de La Fontaine. Je commençais à leur parler, à leur dire bonjour je m’appelle etc., mais ils n’écoutaient pas du tout, ils continuaient de fumer et de blaguer entre eux. Soudain, coup de théâtre, le CPE a surgi derrière moi pour les engueuler et les rappeler à l’ordre : « S’il vous plait ! Il a fait l’effort de venir, écoutez-le ! Ou au moins faites semblant, c’est une question de savoir-vivre ! » Et je l’ai reconnu : ça alors, cette barbiche, cette cravate, ces lunettes… c’était le CPE du lycée Vaugelas dans les années 80 ! Il n’était donc pas mort ? Ou à la retraite, au moins ? Comment il s’appelait, déjà ? Perrin ! Oui c’est ça, monsieur Perrin, c’est dingue tout de même que je retrouve son nom plus facilement qu’une fable de La Fontaine ! On s’encombre la mémoire avec de ces trucs ! Ou alors c’est son fils, qui lui ressemble à mort, oui, c’est l’explication la plus logique, son fils a suivi le même chemin. Qu’est-ce que je fais, je lui dis “Bonjour monsieur Perrin”, pour voir ? « Merci monsieur Perrin, et comment va votre papa, sinon » ? En tout cas je me disais si le CPE est obligé d’intervenir au bout de cinq minutes du premier cours l’année va être longue, et cela m’a angoissé tellement que je me suis réveillé avec le dos bloqué.

Mange ta soupe

08/09/2022 Aucun commentaire
Cavanna et Choron expliquent en pédagogues le couple franco-allemand

Elizabeth II était sympathique à tout le monde, même à moi, parce qu’elle appartenait au monde des people et non à celui du pouvoir. Plus précisément aux people de téléréalité plutôt qu’aux artistes de cinéma ou de chanson : elle n’a jamais rien foutu de sa vie, on l’a juste regardée vivre. Même les plus grands politiques, même Churchill, ont été salis par le pouvoir (ne disons rien des plus petits comme Boris Johnson) ; elle est restée immaculée, se contentant d’incarner.

En vérité, elle m’est très sympathique depuis qu’à l’âge de onze ans, Le saviez-vous ? de Cavanna a changé ma vie. Dans ce livre suprêmement instructif, livre universel susceptible de remplacer tous les autres livres, j’ai appris que Lorsque Big Ben sonne les coups de 19h tout citoyen britannique a le droit de rentrer dans Buckingham Palace pour regarder la reine manger sa soupe. Je m’étais dit, dans mon lit, levant le nez de l’ouvrage, Wah, l’Angleterre est une démocratie même s’il y a une reine, alors ? Non seulement l’une et l’autre ne sont pas incompatibles mais en plus la reine constitue un spectacle démocratique ? Cavanna m’avait tout bien expliqué comme il faut.

Elle m’était sympathique enfin parce qu’elle était née en 1926, comme Fidel Castro et Maximilien Bertram. Et voilà qu’ils sont morts tous les trois. « Vient pas vieux qui veut. »

Et puis Higelin :

C’est bon pour le teint

05/09/2022 un commentaire

Jeunesse de France !
En ce jour de rentrée des classes, je n’ignore pas que vous avez pris des mauvaises habitudes pendant deux mois de canicule et de farniente, ne le niez pas, je ne vous ai pas quittés des yeux. Mais nous allons tâcher de vous remettre le cœur à l’ouvrage, de rehausser le niveau et de redevenir un peu sérieux (finie, la bamboche).
Ouvrez votre cahier à gros carreaux, inscrivez votre nom et la date du jour en haut de la page, et veuillez prendre bonne note que Mme Mazille Marie, MM. Sacchettini Christophe et Vigne Fabrice, ont consacré cette première journée studieuse de la saison à répéter un ciné-concert à base de Jean Rollin et d’Alain Robbe-Grillet, de zombies et de femmes nues. Que leur exemple vous délivre une saine émulation et une méditation personnelle sur la place que vous trouverez prochainement dans la société et dans la nation.
Vous noterez scrupuleusement dans votre cahier de texte que la première (en vérité pas tout à fait mais, en tout état de cause, et Dieu merci, la dernière) dudit ciné-concert intitulé Le miroir qui revient aura lieu le mardi 18 octobre 2022.
On ne peut pas, pour de sordides raisons de droits, détailler ici les œuvres citées, mais on a au moins le droit de dire que le spectacle contient en son beau milieu une chanson inédite de Marie Mazille, Interdit aux moins de 18 berges. Pour savoir avec quoi Marie fait rimer berges, il faudra être là.

Marie MAZILLE – chant, nyckelharpa, accordéon, mots
Fabrice VIGNE – récitant, trombone
Christophe SACCHETTINI – flûtes, scie musicale, psaltérion, percussions, et cerveau de l’affaire

Pour jeudi prochain vous rédigerez une composition sur le sujet suivant :
Mme Elisabeth Borne, première ministre, a déclaré :

« Le travail, c’est ce qui donne un sens à sa vie (…) C’est la promesse de l’émancipation, c’est ce qui permet aux talents de se distinguer et à l’effort d’être récompensé. »

Vous critiquerez cette proposition en vous saisissant de votre expérience personnelle ainsi que de celles de Mme Mazille et de MM. Sacchettini et Vigne. Par dérogation, la citation de Guy Debord, « Ne travaillez jamais » , sera tolérée, mais c’est bien parce que l’année ne fait que commencer.
Rompez.