Ils embauchent n’importe qui
Cette nuit j’ai fait ma rentrée scolaire.
Car j’avais cette fois décidé pour de bon de changer de métier, et puisque l’Éducation Nationale recrute des vacataires, j’étais embauché au pied levé en tant que prof de français en collège. Je recevais mon affectation pour le jour même, c’était à Annemasse, je me disais ah au moins je connais bien Annemasse, avec la résidence de Mustradem et tout, si ça se trouve ce sera un collège où je suis déjà allé. Mais arrivé sur place je ne reconnaissais rien, même le paysage avait changé, les montagnes avaient l’air dix fois plus hautes et plus raides et plus proches, c’était beau mais un peu écrasant. Je passais la grille blanche du collège, la cour était absolument déserte, je commençais à craindre de m’être trompé d’endroit ou de jour. Mais je finissais par trouver la salle des profs où mes nouveaux collègues me dévisageaient en faisant la moue et en me lançant des moqueries (« Si c’est ça le sang neuf ah ah », « Ah ben il était temps, vous le savez que la rentrée c’était le mois dernier ? Vous avez eu une panne de réveil ? » etc.). Enfin un pion avait pitié de moi et m’emmenait rejoindre ma classe, en me prévenant : « Bon, désolé, mais on est à court de salles, pour le moment vous donnerez votre cours dehors, tant qu’il n’y a pas d’orage ça ira, ça va bien se passer, vous verrez », je répondais juste « Ah, bon » et je jetais un œil au ciel, qu’on voyait à peine tellement les montagnes étaient à pic et proches presque à toucher, comme des murs géants au fond du jardin, le ciel était gris et menaçant mais enfin il tiendrait bien encore une heure ou deux, je réfléchissais surtout à ce que j’allais leur faire faire à ces enfants pour ce premier cours, je me rappelais soudain que j’avais oublié de demander si c’était une 6e ou une 3e, merde, merde, attends, mais je commence par quoi en fait ? J’ai rien répété, quel con ! Qu’est-ce que j’aurais en stock pour leur donner un cours de mémoire, au bluff ? Une fable de La Fontaine ? Ah oui une fable de La Fontaine c’est parfait en 6e comme en 3e ça marche toujours, sauf que sur le moment, en déambulant dans ces couloirs sans lumière j’étais incapable de me souvenir d’une seule fable de La Fontaine. Enfin le couloir débouchait sur une arrière-cour, en pente, envahie par les mauvaises herbes et les ronces, où des tables avaient été grossièrement disposées en carré. Le pion m’a planté là en disant “Ils vont arriver” et j’ai attendu en essayant de me fouiller la cervelle pour retrouver une fable de La Fontaine, au moins une, ça faisait comment déjà « le Lapin et le Renard » ? Elle existe celle-là ? Bon à la limite je l’inventerai, de toute façon ils n’y verront que du feu. Mes élèves sont arrivés au compte-goutte et sans un regard pour moi se sont assis autour de la table, ils fumaient. Ils étaient bien plus vieux que ce que je pensais, tous barbus, bodybuildés et tatoués, tiens mais pourquoi il n’y a que des garçons d’ailleurs ? Ce n’était ni des 6e ni des 3e, ils avaient tous plus de 20 ou 25 ans. Allons bon, ils avaient redoublé combien de fois, ceux-là ? Ils en avaient peut-être ras-le-bol des fables de La Fontaine. Je commençais à leur parler, à leur dire bonjour je m’appelle etc., mais ils n’écoutaient pas du tout, ils continuaient de fumer et de blaguer entre eux. Soudain, coup de théâtre, le CPE a surgi derrière moi pour les engueuler et les rappeler à l’ordre : « S’il vous plait ! Il a fait l’effort de venir, écoutez-le ! Ou au moins faites semblant, c’est une question de savoir-vivre ! » Et je l’ai reconnu : ça alors, cette barbiche, cette cravate, ces lunettes… c’était le CPE du lycée Vaugelas dans les années 80 ! Il n’était donc pas mort ? Ou à la retraite, au moins ? Comment il s’appelait, déjà ? Perrin ! Oui c’est ça, monsieur Perrin, c’est dingue tout de même que je retrouve son nom plus facilement qu’une fable de La Fontaine ! On s’encombre la mémoire avec de ces trucs ! Ou alors c’est son fils, qui lui ressemble à mort, oui, c’est l’explication la plus logique, son fils a suivi le même chemin. Qu’est-ce que je fais, je lui dis “Bonjour monsieur Perrin”, pour voir ? « Merci monsieur Perrin, et comment va votre papa, sinon » ? En tout cas je me disais si le CPE est obligé d’intervenir au bout de cinq minutes du premier cours l’année va être longue, et cela m’a angoissé tellement que je me suis réveillé avec le dos bloqué.
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