(A) – Avant : 5 mai 2022
Comme l’écrivait lui-même Céline en 1949 dans une préface pour la réédition de Voyage au bout de la nuit,
Tout va reprendre ! ce Sarabbath ! Vous entendrez siffler d’en haut, de loin, de lieux sans noms : des mots, des ordres…
Vous verrez un peu ces manèges !… Vous me direz…
Aujourd’hui sort en librairie Guerre, roman inédit de L.-F. Céline. Je me précipiterai, évidemment, car je lis tout Céline (une archive Fond du Tiroir sur Céline : ici), mais avec lenteur, car j’ai tout mon temps.
Je me prépare aux tombereaux, nouveaux et pourtant sempiternels, de billevesées déversées sur Céline et son œuvre, émises par ses détracteurs tout autant que par ses admirateurs.
Par exemple, je relève dans une revue de presse express ces propos débiles proférés par Nicolas Sarkozy : « Céline est mon auteur favori, mais je ne suis pas antisémite. On peut admirer Proust sans être homosexuel. » Il faut être au minimum ex-président de la République pour proférer une telle ânerie et poser les deux termes dans la même balance, comme si l’homosexualité était, ainsi que l’antisémitisme, un crime puni par la loi.
Pendant ce temps, ma « lettre ouverte » à Céline est toujours disponible chez le Réalgar. Elle contient, en sus de l’exégèse d’un passage mystérieux de l’œuvre de Céline, et du témoignage fort éclairant d’un lecteur juif de cet écrivain antisémite, le récit d’un rêve que je faisais à l’époque où j’étais étudiant : je découvrais des manuscrits inédits de Céline, plein des armoires, plein des tiroirs, et encore, et encore, et encore, et ce n’était pas un rêve, c’était un cauchemar.
(B) – Après : 9 août 2022
De penser, même un bout, il fallait que je m’y reprenne à plusieurs fois comme quand on se parle sur le quai d’une gare quand un train passe. Un bout de pensée très fort à la fois, l’un après l’autre. C’est un exercice je vous assure qui fatigue. À présent je suis entraîné. Vingt ans, on apprend. J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais.
Voilà, c’est fait, je l’ai lu le Guerre, en ce mois d’août, pendant que la planète brûle. Verdict : ce n’est guère fair-play pour les écrivains vivants, mais il s’agit, comme espéré ou comme redouté, de l’un des meilleurs livres parus cette année, les doigts dans le nez. Nous sommes tous, à côté de Ferdine, des scribouillards débutant et bavassant. Ouvrir par chance un inédit de Céline en 2022, c’est ouvrir une boîte renfermant son style et son esprit, et alors quel courant d’air, tout vous saute à la figure, tout redémarre. L’horrible, le grotesque, le déchirant, l’absurde, l’hystérique, l’histrionique, la poésie question de vie ou de mort, la violence et la haine de la violence, l’épique suivi de près par la dérision de l’épique, l’humain tragiquement organique, l’imagination littéraire comme un nerf fouetté, et le rire, enfin tout, la déflagration intacte comme si on avait refermé la boîte la vielle. Ce Sarabbath !
Pourtant, attention : même si Céline est tout entier Céline dans chaque mot qu’il pose sur le papier (il n’y a qu’à lire sa tumultueuse correspondance), ce Guerre sauvé des eaux est manifestement un brouillon, un premier jet qui ne saurait convenir à un lecteur n’ayant jamais rien lu de lui au préalable et s’imaginant, sous prétexte qu’il vient de paraître, que ce serait le bon endroit pour commencer. Cela n’a peut-être pas été assez précisé par Gallimard, discrétion toute commerciale (150 000 exemplaires écoulés !?!?) : ce n’est pas le bon endroit pour commencer. Si le lecteur aguerri (très littéralement le cas de le dire) trouvera son compte dans ce volume inespéré, en revanche il aura de quoi rebuter, décourager, voire dégouter à jamais, un novice. Henri Godard exprime un avis autorisé qui n’est pas rappelé en bandeau du livre : « L’œuvre proprement dite est constituée des romans que Céline a publiés lui-même. Le reste est à considérer comme des documents de genèse. »
Il faut aimer les coulisses, aussi, les scènes d’atelier où l’on voit l’écrivain transpirer, tester, raturer, triturer, travailler, et en l’occurrence inventer un style chaotique et viscéral, justement à partir de cette expérience fondatrice, viscérale et chaotique, que fut l’abominable guerre de 14. Hypothèse : l’une des pierres angulaires du style de Céline, l’usage massif et expressionniste des points de suspension, quasiment exempt de ses deux premiers romans, Voyage (1932) et Mort à crédit (1936), surgit sous nos yeux à la page 51 de ce Guerre, selon toute vraisemblance écrit en 1934 – allez vérifier, vous serez peut-être aussi ému que moi.
Certaines répétitions aussi, sur lesquelles l’œil risque de trébucher relèvent ni plus ni moins du travail. Exemple que je relève p. 30 : « Je croyais que j’allais réveiller la bataille tellement que je faisais du bruit dedans. Je faisais à l’intérieur plus de bruit qu’une bataille. » Il y a tant de répétitions dans ces deux phrases contigües qui disent pratiquement la même chose que je suis à peu près certain qu’en les écrivant, Céline les a testées tour à tour, pour entendre l’effet, mais que jamais il ne les auraient conservées telles quelles dans le manuscrit définitif. Les lire à la suite fait un peu l’effet d’une toile cubiste où plusieurs moments successifs sont représentés simultanément.
Moi que « chaque virgule passionne » (autre réminiscence célinienne), qui ne me lasse pas de fouiller les brouillons afin de mieux comprendre le processus (c’est ainsi que j’avais dévoré Maudits soupirs pour une autre fois dans l’immédiate foulée de Féérie pour une autre fois), je suis ravi de consulter toute cette cette matière vive, toute cette archéologie, mais sommes-nous réellement 150 000 à nous passionner pour les virgules ? De quoi se composent ces 150 000 ? Quels malentendus énumérer ? Même si l’on soustrait les inévitables néofachos (et archéos s’il en reste) qui achètent Céline parce qu’ils espèrent une littérature accordée à leurs opinions politiques, ainsi que les lecteurs passionnés passionnés par la Guerre de 14 (comme si Guerre était le moins du monde révélateur d’autre chose que du fonctionnement mental et de l’art de son auteur)… restera un troisième malentendu, encore plus massif, plus démocratique : les milliers d’acheteurs souhaitant toucher du doigt l’histoire extraordinaire (romanesque, oui) de ce manuscrit génial subtilisé et réapparu – mais à ceux-là il vaudrait mieux conseiller une lecture plus abordable, celle de Jean-Pierre Thibaudat.
Prochaine étape, prochain inédit : Londres, à paraître le 13 octobre. Deuxième meilleur livre de l’année ?
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