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Combien d’images par seconde

29/10/2023 Aucun commentaire

Hier, j’ai enchaîné cinq films en salle.
Un marathon d’images, de couleurs, de visages, d’yeux et de bouches, de corps aussi bien sûr mais surtout de visages, de visages plus grands que soi, de sons, de musiques, de paysages, de mouvements, de mots, d’idées, de sensations, d’émotions, de plans, de temps, de vie.
Cinq films dans la même journée, voilà qui ne m’était pas arrivé depuis environ 40 ans, lorsque « la fête du cinéma » inventée par Lang (Jack, pas Fritz) donnait accès à la boulimie et surtout au fantasme, à ce fantasme de « tout voir ». Je me souviens que Godard disait, avec autant de gratitude qu’il était capable, qu’il était de la dernière génération qui pouvait encore « voir tout le cinéma ».

C’est qu’hier je m’étais porté volontaire pour être, un peu, bénévole sur le festival « Ciné-Regains et vendanges tardives » de l’écran vagabond du Trièves.
Un peu, parce que pour dire le vrai j’étais nettement plus souvent assis dans le noir que debout à la billetterie ou à la buvette.

Or par chance, ce sont cinq films extraordinaires que j’ai vus :

Les herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan (Arf ! commencer sa journée par 3h15 en turc, ça vous fouette les biorythmes) ;
Sibyl de Justine Trier ;
Les ombres persanes de Mani Haghighi ;
Le bleu du caftan de Maryam Touzani ;
Yannick de Quentin Dupieux (Arf ! terminer sa journée par 1h05, soit le tiers des Herbes sèches, de délicieuse absurdité, ça vous requinque les biorythmes pour un tour et pour la nuit).

Cinq films formidables qui peut-être en d’autres circonstances eussent mérité un jour chacun, histoire de laisser le temps de la digestion… Sauf que là, pas le temps de métaboliser : un film chasse l’autre qui reste pourtant présent, en filigrane, en strate, selon le principe de la persistance rétinienne qui est le cinéma lui-même.
Les conditions de visionnage intensif entraînent des effets curieux qui sont loin d’être inintéressants. Une exposition plus large de notre psyché photosensible, une attention parfois flottante où le cerveau du regardeur finit par lâcher prise, ouvrir les vannes, surmonter les inhibitions, il se laisse aller et accueille en vrac et bouche des trous et ouvre des portes, superpose des couleurs, des sens et des histoires, en somme il collectionne ces apophénies dont le Fond du Tiroir ou le complotisme sont toujours friands (cf. archive au Fond du Tiroir).

Ne pas confondre deux faux-amis : cet effet stupéfiant (au sens de drogue douce) propre aux festivals de cinéma est tout-à-fait distinct de celui engendré par le binge-watching de séries sur petit écran, où l’on passe des heures dans un état plus constant, un état d’excitation continue mais molle, d’écarquillement méthode Ludovico, d’hystérie impuissante où l’on est assez peu créateur de ce qui est en nous.

En fin de compte, enchaîner des films si différents, des oeuvres si différentes qui sont autant de propositions mentales, me rappelle surtout ce que je n’oublie pourtant jamais : j’aurai beau aimer tel ou tel film, et même parfois l’aimer passionnément… Que je l’aime ou non a finalement peu d’importance car ce que j’aime avant tout, c’est le cinéma. Être assis dans le noir et me laisser impressionner la psyché photosensible.

C’est comme lorsqu’on s’accorde le luxe exorbitant, de plus en plus rare en nos temps de fil à la patte numérique, de se plonger dans un livre, voire dans plusieurs, quelques heures d’affilée, et ne faire que cela. Manger de la phrase et tourner les pages sans s’interrompre, sans se laisser divertir par un quelconque détour sur internet : au bout d’un moment, l’effet opère, l’effet second, la quasi-transe, les mots ne font plus seulement des phrases, ils font un monde, on est parti, on accepte de se laisser faire et on avance, peu importe alors que l’on aime ce livre ou pas, ce qu’on vérifie c’est qu’on aime lire.

À la faveur d’une nuit augmentée d’une heure de sommeil d’automne, me voici remonté comme un coucou, et j’y retourne de ce pas, car ce dimanche est le dernier jour du festival.

L’amour existe (if you want it)

21/10/2023 Aucun commentaire

Je publie le texte ci-dessous sur le réseau social que je fréquente, celui pour vieux :

Je ne sais pas trop ce que j’ai, ou alors je ne le sais que trop bien.
Je viens d’écouter quatre fois de suite cette chanson.
J’ai pleuré quatre fois.
Je me souviens d’une interview de Paul McCartney à qui un quelconque journaliste demandait un peu sottement : « Ça vous fait quoi d’avoir été un Beatles ? » Il répondait, sans détour, sans cynisme, sans esbroufe, sans fausse modestie : « Je suis fier d’avoir chanté la paix et l’amour et que ces chansons de paix et d’amour aient circulé sur toute la planète » .
En 1965, McCartney écrivait pour les Beatles We can work it out : On peut s’en sortir.
En 2008, sur le plateau de Taratata, deux chanteuses israéliennes, la Palestinienne Mira Awad et l’Israélienne Noa (Achinoam Nini) reprenaient ensemble cette chanson de paix et d’amour.
Les larmes coulent.

La communication sur les réseaux sociaux, même pour vieux, étant une parodie de communication, les malentendus et les dialogues de sourds ne tardent jamais. Sous mon post, un ami commente ma déclaration :

Il y a le monde que chantent les artistes, celui où nous serions tous frères, celui dans lequel nous aimerions vivre, et puis il y a le monde dans lequel nous vivons, celui où l’on interdit, lapide, égorge.

Comme ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, j’argumente à nouveau. Je cause esthétique, ce qui est pratique pour éviter de causer de la guerre, mais chacun son champ de compétence.
J’enfonce mon propre clou, ce faisant je poursuis le dialogue de sourds et je ne sais pas si j’ai raison. Voilà bien la preuve que je ne suis pas fait pour les réseaux sociaux : je ne sais pas si j’ai raison.

Je suis en désaccord sur la fonction que tu sembles attribuer à l’art et aux artistes, que tu relègues dans la naïveté, leur idéalisme confinant au déni. Or l’art et les artistes ne sont pas là pour chanter l’optimisme mais pour montrer ce qui est possible (y compris l’optimisme).
McCartney écrit We can work it out et non We are workin’ it out, le mot-clef est can. Il ne se vautre pas dans un aveuglement béat, mais propose une vision, une perspective à l’horizon. Une oeuvre d’art est toujours, comme un rêve que le rêveur fait pour lui-même, une recombinaison de la réalité pour envisager une potentialité.
Un cauchemar est certes un rêve.
« La paix et l’amour » chantés par les Beatles ne sont pas des données de fait, ce sont des possibilités entrevues (voir l’affiche célèbre et un peu plus tardive de Lennon : « War is over! (If you want it)« ).
L’art montre ce qui est et ce qui peut être, sans émollient. S’il donne à entendre un espoir (ou la raison, ou le progrès, etc.), ce n’est pas gratuit. Il peut aussi donner à entendre le contraire (le désespoir, la déraison, la régression), se faire dur et violent, se dire le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, et ce ne sera pas gratuit non plus (cf. Goya, bien sûr). Sauf en cas de cynisme mais le cynisme outrepasse le champ de l’art.
Une autre chanson bouleversante, en français celle-ci :

« Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Les soldats seront troubadours
Mais nous, nous serons morts, mon frère.
« 

Je publie ce développement sur le réseau social pour darons.
Et seulement après coup je pense à Maurice Pialat, je pense à un titre de Pialat. Mais c’est trop tard, je garde Pialat pour moi, je ne le mentionne pas sur le fuckin’ réseau.
Pialat, artiste insoupçonnable de la moindre concession à une quelconque béatitude solaire ou à un joyeux déni de la réalité, insoupçonnable de divertissement, tourne son premier film professionnel en 1960.
Il s’agit d’un documentaire radical, d’abord autobiographique puis sociologique, sur la banlieue triste qui s’ennuie. Il s’agit d’un bloc d’âpreté et de désespoir, d’une dénonciation de conditions de vie inhumaines. Ce film s’intitule pourtant L’amour existe.
Oui.
Ce n’est pas une antiphrase.
Pialat a raison.
L’amour existe et il faut le dire.
Les artistes doivent le dire.
Parce que si en plus, l’amour n’existait pas…

Auto da fe

14/10/2023 un commentaire
« Autodafé de l’Inquisition » (en espagnol : Auto de fe de la Inquisición), huile sur bois réalisée par Francisco de Goya entre 1812 et 1819.

Faut-il tuer les professeurs de lettres en lycée à coups de couteau ?
Ben non.
Faut-il brûler le Coran ?
Non plus.
Puisqu’il ne faut pas brûler les livres, en général. De même qu’il ne faut pas tuer les gens à coups de couteau, en général.
Encore faut-il savoir pourquoi il convient de ni brûler les livres ni égorger les professeurs.
Il ne faut ni brûler les livres ni égorger les professeurs, parce qu’ils sont détenteurs d’une parole humaine.
Oui, la vraie raison de l’interdit est là, dans l’humanité, pas dans une quelconque divinité : égorger un professeur est un assassinat, mais pas une mission sacrée ; brûler un livre est une imbécilité, mais pas un blasphème.

Préservons les livres parce que les livres sont des paroles d’humains et non parce qu’ils sont la parole de Dieu (alors ça, le coup de la « parole de Dieu », c’est autre chose, ce sont des histoires que les humains se racontent, peu importe qu’elles soient vraies ou fausses, les histoires sont toujours des paroles d’humains, respectables en tant que telles, il ne faut ni les brûler, ni les revendiquer pour brûler autre chose).
Les humains qui parlent sont infiniment précieux, irremplaçables, chacun est unique.
Les livres sont sensiblement moins précieux, puisqu’ils sont imprimés en nombre et donc aisément remplaçables (le nombre de Coran circulant à la surface de la terre est estimé à trois milliards d’exemplaires, la belle affaire si l’un d’eux brûle, c’est juste une imbécilité, rien de bien grave).
Parmi les livres précieux : les dictionnaires d’étymologie.
« Autodafé » , mot qui désigne la destruction par le feu, et par extension l’élimination sacrificielle et en public, que ce soit des humains eux-mêmes ou de leur parole imprimée dans les livres, a été introduit dans la langue française au XVIIe siècle, via le portugais et l’espagnol, et a vécu son âge d’or lors de l’Inquisition espagnole. Sa source est bien sûr latine : actus fidei. Un acte de foi. Car c’est la foi qui pousse à agir. À brûler les livres et à couper les gorges. Dieu nous garde des actes de foi.

« Suis-je le même en des temps différents ? » (sujet du bac philo, 1987)

12/10/2023 Aucun commentaire

Parfois on voit une image
Par surprise
On voit un visage
On voit le passage
On voit le sillage
On voit le ravage
On sent l’âge
On résiste
On hésite à faire le lien
On doute pour la forme
On se demande ce qu’il a fallu oublier
Entre temps
Pour s’offrir ce luxe
Se voir dans l’image
Comme un autre
Un éloigné de la famille
Se reconnaître sans en revenir
A-t-on vraiment été cette personne ?
Cette personne froissée
Cette boule de papier
Cette peine
On a envie de la consoler
Lui dire que ça ira
Une main sur son épaule
Ou même l’embrasser
Si elle permet
T’inquiète
Ça ira
Crois-moi
Je le sais
Je peux pas tout t’expliquer
Je peux pas tout te dire mais
Crois-moi
Je suis bien placé
Ça finira par aller.

Chacun connaît la fin de l’histoire

10/10/2023 Aucun commentaire

J’utilise quotidiennement les transports en commun de ma ville. J’aime les transports en commun, parce que j’aime le transport et j’aime le commun, en général.
Mais j’ai l’impression (j’admets qu’il s’agit peut-être plus d’un ressenti que d’un constat) que les contrôles sur les lignes sont de plus en plus nombreux. Je croise presque tous les jours, et parfois matin et soir, les cohortes de contrôleurs qui traquent les sans-tickets. Il sont, dans les cas extrêmes, accompagnés de flics qui traquent les sans papiers (est-ce cela qu’on appelle la convergence des luttes ?).
Il est déjà assez pénible d’imaginer que la compagnie mixte de transports en commun embauche davantage de contrôleurs que de chauffeurs (quel est au juste le message exprimé par ce choix politique répressif, dans une ville dite « écolo » ?), mais il y a bien pire.
Car il faut subir, en plus des contrôles intensifs, la pollution visuelle : une campagne de pub particulièrement abjecte placardée sur tous les arrêts de bus et de tram.
Sous couvert d’ironie, peut-être même d’esprit, des slogans immondes imprimés aussi gros que les voyageurs sont censés confondre les fraudeurs, les plonger dans l’indignité et la culpabilité.
« À vous qui jurez que votre ticket s’est mystérieusement volatilisé », « À vous qui dites n’être contrôlé que le seul jour de l’année où vous avez oublié d’acheter un ticket », « À vous qui soutenez qu’une urgence absolue vous a contraint à frauder », « À vous qui expliquez que vous n’êtes pas du genre à frauder, mais simplement à faire des économies », etc., « … On ne se lassera jamais de vos petites histoires mais chacun en connaît la chute : 110 euros d’amende. »
Le comble du cynisme ou de l’absurdité est pulvérisé par la superposition sous nos yeux, comme des strates archéologiques juxtaposées, de ces phrases accablantes et d’un slogan générique datant de la campagne de communication précédente, et d’une époque où c’était la bienveillance qui était à la mode : « On a tant à partager. » Ce qui donne, compressé comme dans une œuvre de César : « On a tant à partager mais chacun connaît la chute de l’histoire : 110 euros d’amende. »
Pour rappel : toute publicité, qu’elle soit bienveillante ou moralisatrice, est de la merde.
Cette campagne de merde-ci, défendue comme « pédagogique » par ses promoteurs (et sans doute comme « humoristique » par ses ignobles concepteurs aux salaires sans commune mesure avec ceux d’un chauffeur ou un contrôleur), en réalité intimidante, surplombante, autoritaire, humiliante, déplaisante même pour celui qui voyage en règle, révèle un mépris de classe et doit être dénoncée pour ce qu’elle est : une chasse aux pauvres.
Comme partout, comme toujours en Macronie, il est extrêmement coûteux d’être pauvre, on connaît la chute : 110 euros d’amende. On criminalise la pauvreté (« Salauds de pauvres ! » disait Grangil) et on fait des cadeaux fiscaux aux riches qu’on ne va tout de même pas ponctionner pour les obliger à participer à des services publics tels que les transports en commun alors qu’ils n’en profitent pas, ils ont des jets privés.
D’autres choix politiques existent. Cette année, Montpellier devient la plus grande métropole européenne à instaurer la gratuité des transports en commun pour tous ses habitants.

Addendum deux mois plus tard, 20 décembre 2023 :
Ce matin, j’attends le bus, sous l’abri et un peu sous la pluie.
Un ado se lève du banc : « Vous voulez vous asseoir, m’sieur ? » J’hésite très brièvement, juste le temps de me souvenir que si je passe pour vieux c’est de bonne guerre puisque je le suis. Je remercie le garçon et je m’assois. Nous attendons ensemble, lui debout, moi assis.
Le bus arrive, nous montons.
À la station suivante, une brigade de contrôleurs envahit le bus par toutes ses portes. Je me fais une nouvelle fois la réflexion que les jours se font rares sans croiser ces uniformes-là, et j’étrangle en moi un petit inconfort, irrationnel, qui ne serait pas pire si je n’avais pas dans la poche ma carte d’abonnement en bonne et due forme.
Le garçon qui m’avait cédé sa place sur le banc n’est pas en règle. Les contrôleurs lui consacrent tellement de temps qu’ils ne poursuivent pas plus avant l’investigation du bus et ne parviennent même pas jusqu’à moi. Ils ont trouvé ce qui leur faut. Ils font épeler au garçon son nom, son prénom, son adresse. Il s’appelle Zaccaria. Z, A, deux C, A… L’interpellation dure.
Nous descendons tous au même arrêt, lui et eux, qui n’ont pas fini leur affaire, et moi. En passant à son niveau, sans un regard pour les autres qui verbalisent sur leur petit carnet, je lui dis : « Merci Zaccaria de m’avoir cédé ta place ! Tu n’as pas de billet mais tu as du savoir-vivre. »
Il hoche la tête et me sourit, c’est toujours ça de pris.
Voilà pour mon observation quotidienne des incivilités et du vivre-ensemble.

Tire-d’aile

01/10/2023 Aucun commentaire

Je ne lis pas les livres de la rentrée littéraire, du moins jamais pendant la rentrée littéraire. J’ai fait une exception pour l’Amélie Nothomb cru 2023, Psychopompe.
Pas mon préféré, même s’il est de sa veine autobiographique que j’adore. Il s’agit d’une autobiographie thématique, plus spécifiquement d’une « autobiographie en oiseau » un peu comme Jack London a écrit son « autobiographie en alcoolique » dans John Barleycorn. La Nothomb revisite, mais cette fois vu du ciel, les épisodes de sa vie documentés ailleurs : le Japon d’enfance, la Chine, New York, la Birmanie, le Bangladesh, le Japon de l’âge adulte, la Belgique, l’écriture.
Les anecdotes s’enchaînent, certaine sont terribles (« les bras de la mer »…) pourtant il manque à ce littéral survol un peu de récit, de liant : c’est au fond moins un roman, fût-il autobiographique, qu’un essai. D’ailleurs scène après scène elle n’arrête pas de donner des définitions, « l’oiseau c’est », « voler c’est », « la vie c’est », « la mort c’est », et surtout dans le dernier tiers « l’écriture c’est », car in fine c’est le vrai sujet du livre. Or écrire, c’est voler.
Beaucoup de « Mon père Patrick Nothomb c’est », également : on trouve dans cet opus un bel hommage au père mort en 2020, et ce faux roman, vrai essai, peut se lire comme une longue postface à Premier sang, autobiographie par procuration de son géniteur qui, pour le coup, est mon Amélie Nothomb préféré.
Peu importe mes réserves : je l’aime quand même. Elle est toujours cinglée et toujours attachante, et par ce livre très personnel mais très explicatif on comprend mieux pourquoi et comment elle est si attachante et si cinglée. Un peu sorcière aussi, un peu médium, mystique authentique et, voilà autre chose, psychopompe. Elle qui croule sous les lettres de fans et s’honore de répondre à tous, après ce coming-out d’accompagnatrice d’âmes elle n’a pas fini de recevoir des demandes de communication avec les morts…

Le corps et la lettre

27/09/2023 Aucun commentaire

J’ai donné mon premier atelier d’écriture de la saison. Le thème imposé par la prochaine Nuit de la lecture était le corps.

Je reproduis ici les consignes que j’ai proposées, pour ceux qui veulent jouer à la maison.

1. Choisir son camp avec Molière.
Dans les Femmes savantes (1672), Molière dit tout en quelques vers sur l’attitude que chacun peut entretenir vis à vis son corps. L’intellectuelle Philaminte, qui vise à devenir un pur esprit, dit dédaigneusement « Le corps, cette guenille ». Son mari Chrysale, plus terre-à-terre, rétorque « Oui mon corps c’est moi-même et j’en veux prendre soin. Guenille si l’on veut ! Ma guenille m’est chère. »

Chrysale
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage ;
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots.
Philaminte
Que ce discours grossier terriblement assomme !
Et quelle indignité pour ce qui s’appelle homme,
D’être baissé sans cesse aux soins matériels,
Au lieu de se hausser vers les spirituels !
Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,
D’un prix à mériter seulement qu’on y pense ?
Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin ?
Chrysale
Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin :
Guenille, si l’on veut ; ma guenille m’est chère.
Bélise
Le corps avec l’esprit fait figure, mon frère ;
Mais, si vous en croyez tout le monde savant
L’esprit doit sur le corps prendre le pas devant.
Les femmes savantes, acte II, scène 7

À vous de choisir : êtes-vous plutôt Chrysale ou plutôt Philaminte ? Commencez un texte par « Mon corps c’est moi et » ou bien par « Le corps, cette guenille » et voyez où cela vous mène.
Faites les deux, si vous avez le temps et/ou le sens de la dialectique.

2. Le morceau choisi
Choisissez une pièce détachée dans votre corps. Soit un membre, soit un recoin de peau, soit un organe (visible ou invisible), soit un « signe particulier » (grain de beauté, tatouage, cicatrice, voire prothèse, par exemple une paire de lunettes), et racontez son histoire. Quand l’avez-vous remarqué ? Quand avez-vous commencé à lui accorder un soin particulier ? Jusqu’à quel point vous identifiez-vous à lui ? L’aimez-vous ? Le détestez-vous ? Etes-vous en paix ou en guerre avec lui ? Comment avez-vous grandi ou vieilli ensemble ?
Si l’écriture personnelle et introspective vous est difficile, vous avez bien sûr le droit de transformer l’exercice en fiction.
Optionnel : ladite pièce détachée peut parler à la première personne.

3. La litanie des sens avec Françoise Héritier
Dans son bref ouvrage Le sel de la vie (2012), Françoise Héritier dresse une liste de quelques 80 pages de petits moments sensoriels qui font que « la vie vaut d’être vécu » . Ils sont livrés au lecteur sans ordre, sans hiérarchie, à la fois très intimes et très universels, dans la tradition de Sei Shōnagon.
Je vous propose un exercice un peu plus méthodique. Enumérons les cinq sens, classés depuis le plus lointain jusqu’au plus intérieur (1 la vue, 2 l’ouïe, 3 l’odorat, 4 le toucher, 5 le goût). Pour chacun des cinq, vous reconstituerez un bon et un mauvais souvenir sensoriel. Ce souvenir peut être survenu une seule fois dans votre vie, ou être quotidien (par exemple vous pouvez décrire un coin de rue devant lequel vous passez chaque matin et auquel vous êtes très attaché). Votre liste doit donc contenir au minimum dix entrées, mais vous avez le droit d’aller bien au-delà, et vous pouvez même (chez vous) écrire à votre tour 80 pages.

Le sel de la vie, Françoise Héritier, pp. 39 et suivantes :

« …faire siffler un brin d’herbe entre ses doigts et ses lèvres, écouter dans la nuit du fond du lit le carillon Westminster qui augmente à chaque quart d’heure la durée de sa ritournelle dans la cuisine de Bodelio, entendre la vache de Moelan, voir un grand stampede dans un western, caresser la peau douce et flétrie des mains d’une vieille dame, appeler sa mère « ma petite mère », sa fille « mon trésor », son mari « mon coeur » et ressentir pleinement la justesse de ces appellations, dîner aux Bons Enfants dans une cour enclavée, savourer une histoire drôle rabbinique, chanter avec jean Gabin « Quand on s’promène au bord de l’eau », savoir prononcer correctement le nom de la ville de Cunlhat, ouvrir une lettre le coeur battant, être dehors quand le diable marie ses filles (What ? oh pardon ! sous une giboulée par beau temps), prédire qu’il pleuvra le lendemain à la position des rayons du soleil couchant, donner solennellement du « Monsieur » à un adolescent, écouter la voie sucrée de Rina Ketty attendant « le retour » et celle, piquante, de Mireille sur « le petit chemin », tomber en extase devant une couleur si juste, sautiller avec Charles Trénet et regarder avec Yves Montand les jambes de la demoiselle sur une balançoire, appeler avec un frémissement interne par son prénom quelqu’un que l’on vénère et qui vous en a prié, s’éveiller dans Paris avec Jacques Dutronc, lécher consciencieusement le fond des plats, s’asseoir au soleil à Rome piazza Navona en février et manger une salade de roquette avec un verre d’orvietto, faire se refléter sous le menton le jaune des boutons d’or, manger du raisin pris directement à la treille sur la façade d’une maison, voir de grosse gouttes d’eau s’écraser sur le sol ou un immense arc-en-ciel ou une lumière lointaine dans la nuit noire ou une étoile filante ou silencieusement passer très haut une capsule spatiale, avoir une tirelire, surprendre un animal qui vaque à ses affaires, sentir la densité d’un silence attentif, entrer dans la parole comme on entre dans l’arène, trouver enfin le mot juste, attendre un coup de fil, s’attrister parce que les galets perdent leurs belles couleurs en séchant, avoir le fantasme d’une grande maison à volets verts située à une croisée de chemins au coeur d’une forêt, admirer un grand perron doté de deux élégantes volées de marches ou des roses trémières opulentes ou un toit de tuiles vernissées, chanter à capella et à l’unisson, vibrer au timbre d’une voix, recevoir en pleine figure des ressemblances troublantes et agir avec le nouveau venu comme une ancienne connaissance, se parler à soi-même in petto, garder fidèlement une certaine idée de ceux que l’on a aimés, recevoir les épreuves d’un nouveau livre, manger des rayons de miel sauvage récolté par enfumage, croquer des radis, faire des compotes de pomme et des tartes à la pâte brisée, boire du cidre frais, coucher à la belle étoile, admirer le travail de nuit des termites sur des chaussures oubliées sur le sol, boire à la calebasse de la bière de mil chaude en passant à son voisin, faire un long voyage sur piste sans crever un pneu, entrevoir au bout du couloir la démarche de grand héron pressé et les pans de la blouse blanche du patron que l’on attend dans son service à l’hôpital et se sentir réconforté, empli de joie et de bien-être, aimer tout de la vie sur le terrain, même l’inconfort, nouer conversation facilement, assumer ses détestations, garder les vaches, tirer du vin nouveau, regarder les mains expertes de son médecin qui sait identifier le mal du bout des doigts, faire un bon mot ingénument et ne s’en rendre compte qu’à l’hilarité des autres, descendre en voiture un jour la rue de Belleville d’un trait, aller chez le coiffeur, se faire une manucure… »

Un géant, une géante

10/09/2023 Aucun commentaire

Le week-end prochain, à l’occasion des Journées du patrimoine, je jouerai deux spectacles en trio, avec mes camarades Christine Antoine (violon) et Bernard Commandeur (piano).

Deux spectacles sons et lumières, deux évocations musicales et picturales, deux biographies de peintres écrites par mes soins : Goya et Chagall, si différents l’un de l’autre qu’il n’est pas commode de leur trouver un point commun. Voici, pourtant, l’une sur l’autre, deux de leurs peintures qui semblent avoir le même motif : un géant, grand comme une montagne, apparaît au-dessus de l’horizon et toise les humains. Il occupe les deux tiers supérieurs du tableau tandis que les humains sont écrasés dans le tiers inférieur.

Le Colosse de Goya (1808) montre en pleine nuit et de dos, une force tellurique nue et musculeuse, une force de destruction en marche, une fatalité mythologique qui fait trembler le ciel et la terre et pour qui les humains ne sont que des fourmis égarées, aveuglées, fuyant dans le chaos.

Bella au col blanc de Chagall (1917) montre en plein jour et de face, la toute puissance bienveillante et maternelle d’un éternel féminin, hautain comme une allégorie, couvant du regard une scène bucolique, un homme apprenant à marcher à son petit enfant à l’orée d’un bois ; la géante emprunte ses traits à Bella, le grand amour de Chagall, sa femme, qui vient de donner naissance à leur fille, Ida.

Récapitulons :

– Le samedi 16 septembre à 11h : Goya, démons et merveilles sur de la musique espagnole et latino-américaine, au château de Valbonnais. Réservations au 06 73 53 18 42.
– Le dimanche 17 septembre à 18h : Chagall, l’ange à la fenêtre sur de la musique klezmer, russe et française, en l’église Notre-Dame-des-Vignes à Sassenage. Réservations au 06 71 04 91 17.

Tiens ? Il a fallu que je l’écrive ici pour réaliser que le diptyque faisait s’affronter dans ses titres, que j’ai choisis sans la moindre préméditation, l’ange et le démon.

Ci-dessous, revue de presse, l’article des Affiches de Grenoble et du Dauphiné consacré à notre Goya :

Un fond de tiroir, un vrai

09/09/2023 Aucun commentaire

Vers 1990, à une époque où je savais à peine me raser, j’ai écrit le scénario d’une bande dessinée intitulée Projet: Street Spirits (notez qu’il n’y a pas d’espace avant les deux points, pour faire plus américain, comme dans Mission: Impossible).

Il s’agissait d’une histoire de super-héros, plus ou moins parodique, que je me figurais archi- « de notre temps » puisque j’y décrivais le super-héroïsme comme une pure opération de communication.

Quoique connaissant par cœur les comics Marvel, l’influence que je revendiquais était plutôt une certaine tradition de la bande dessinée franco-belge, ironique, spirituelle, vacharde au besoin, un art du dialogue allant de Goscinny et Delporte jusqu’à Yann. Je faisais en somme du super-héros « à la française » parce que déjà à l’époque je pressentais que c’est en mélangeant qu’on invente.

Le lecteur français (nous ne nous adressions bien sûr qu’à lui) pouvait ainsi débusquer au fil des pages certaines références très locales : par exemple le maire de la ville s’appelait Pear et sa tronche dessinée en forme de poire était calquée sur la fameuse caricature du roi Louis-Philippe par Charles Philipon, parce qu’une poire blette me semblait une métaphore universelle des hommes de pouvoir, de quelque côté de l’Atlantique qu’on se trouve…

En revanche, j’avais dessiné le logo de la série en plagiant éhontément les titrailles en volumes de l’Américain Will Eisner, que je n’ai jamais cessé d’admirer, le titre lui-même constituant un transparent hommage au Spirit, ce faux super-héros, véritable être humain.

Avec le dessinateur, qui était un pote de lycée, nous avons réalisé trois épisodes – j’avais des synopsis pour douze, c’était un joli nombre douze, c’était comme Watchmen, j’ai pas mal gambergé sur la suite qui devait mettre en scène le seul adversaire que j’imaginais à la hauteur d’une opération marketing : le leader charismatique d’une secte (j’ai toujours adoré les leaders charismatiques de sectes), décrit comme une autre opération marketing réussi… Mais ainsi vivent et meurent les ambitions juvéniles : nous nous en sommes tenus à ces trois premiers épisodes, que nous avons photocopiés, agrafés, et vendus à la sauvette. Ce fanzine (vive le Do It Yourself !) était en somme notre premier « livre » , pour moi autant que pour lui, qui depuis a publié ailleurs ses propres BD.

Mais voilà-t-y pas que près de 35 ans plus tard, et sans me consulter, cet enfoiré que j’ai perdu de vue publie dans mon dos une réédition des Street Spirits ! Mis au pied du mur, je considère que cet objet est, ni plus ni moins, un livre pirate, un bootleg, une contrefaçon. Ce qui sans doute ne m’empêchera pas de commander un exemplaire pour le relire.

De mémoire, il me semble que ce travail de jeunesse, sans être déshonorant, était un peu amateur, non dénué de clichés. Surtout, il risque de paraître dérisoire et dépassé à notre époque, noyée qu’elle est sous les récits de super-héros, plus ou moins parodiques (voire trash, façon The Boys), ET sous les opérations de communication.

Qui est curieux se procurera l’objet ici.

Sinon on peut aussi écouter Street Spirit de Radiohead qui date de la même époque (1995) et rêver qu’il s’agit de la bande originale du livre. Le clip de cette chanson, beau et cafardeux, est signé Jonathan Glazer, qui sera bien plus tard l’auteur d’un des films les plus fous et les plus stupéfiants jamais tournés, Under the skin. Quel rapport ? Bah, on a tous des oeuvres de jeunesses planquées dans un recoin du www.

Ce qu’il nous reste de Charlotte Salomon

01/09/2023 Aucun commentaire

Un ami m’avait fait découvrir, il y a fort longtemps, l’édition en fac-similé de Vie ? Ou théâtre ? de Charlotte Salomon (1916-1942). Œuvre totale et sidérante, sans précédent ni successeur, œuvre inouïe qui invente sous nos yeux son propre art. Or son art est mélangé, à la fois littéraire (ce serait, et même c’est ! une pièce majeure dans l’histoire universelle de l’écriture de soi) et pictural (ce serait, et même c’est ! aussi bien, une pièce majeure dans l’histoire universelle de la représentation graphique de soi).

Un jour, malheureusement, il m’a bien fallu rendre son énorme livre à son propriétaire. Car voler les livres que vous prêtent vos amis, c’est mal.
Entre temps, Charlotte Salomon et son tragique destin ont connu un sursaut de notoriété grâce au livre biographique Charlotte signé David Foenkinos et ses divers dérivés, notamment cinématographiques.

On ne va pas faire la fine bouche… Tant mieux si Foenkinos vulgarise auprès du grand public ces trois faits qu’il est capital de ne pas oublier : Charlotte Salomon a existé ; elle était géniale ; elle a été assassinée par la barbarie nazie. N’empêche que je n’ai pas pu m’empêcher de trouver son livre décevant, et pour tout dire de pur parasitisme. Car tous les passages les plus intéressants, les plus forts et les plus bouleversants n’y sont pas écrits par Foenkinos mais sont, ni plus ni moins, des copier-coller du texte de Vie ? Ou théâtre ?. Et sans les gouaches, donc sans la moitié de ce qu’il nous reste de Charlotte Salomon.

Je savais qu’il me faudrait tôt ou tard revenir à la source.
Je l’ai fait cet été : je me suis offert, hors de prix, d’occasion (puisqu’épuisée) et monumentale (800 pages, 5 kgs) la plus récente et la plus complète des éditions en fac-similé de Vie ? Ou théâtre ?. Je la déballe, je m’y abîme et j’en ai de nouveau le tournis.
On pourra me traiter de snob : ai-je conscience que tout le monde ne peut pas se payer cet objet de pure bibliophilie ? Donc, faute de mieux, vive Foenkinos. J’entends bien. Mais comme je préconise de se plonger dans l’original plutôt que de se contenter de l’ersatz, je rappelle qu’il existe des bibliothèques publiques où les beaux livres s’empruntent. Et je suis même prêt, si vous me le demandez gentiment, à vous prêter mon exemplaire, comme on fait suivre tout naturellement et avec gratitude ce qu’on a reçu soi-même autrefois. Mais vous me le rendrez, hein. Car voler les livres que vous prêtent vos amis, c’est mal.