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C’est la rentrée, disent-ils (trois lectures de fin d’été)

20/08/2025 Aucun commentaire

I

J’aime Amélie Nothomb.
Plus exactement, j’aime à moitié Amélie Nothomb, disons que je l’aime une fois sur deux : je lis distraitement ses fictions que j’oublie à mesure, tandis que j’adore ceux de ses livres où elle s’adonne à l’autobiographie, où elle devient son propre personnage, voire son propre clown tant elle se manipule dans un registre burlesque.
En toute logique ce pan-là de son œuvre devrait faire d’elle l’une des figures de proue de ce que l’on appelle, faute de mieux, l’autofiction – hélas on ne pense guère à l’inclure dans cette « école » qui contient tant de carpes et autant de lapins, Grégoire Bouillier, Emmanuel Carrère, Annie Ernaux, Christine Angot, Edouard Louis, etc.
Si l’on néglige si fréquemment Nothomb lorsque l’on énumère ce vrac qui fait l’orgueil des lettres francophones, c’est en raison de deux handicaps rédhibitoires : Nothomb est facile à lire, et elle est drôle. Pourtant, l’écarter est une triste erreur !
Chaque été, depuis 32 ans, la Nothomb publie un livre – durant l’année écoulée, selon la légende, elle en aura écrit deux, la moitié de sa production restant donc occulte.
Chaque automne, bon an mal an, je lis un Nothomb, mais jamais-grand-jamais le cru de l’année, que je préfère laisser décanter (sauf une fois, exception qui confirma proverbialement la règle). C’est ainsi qu’en 2025 je viens de lire Ni d’Ève ni d’Adam (2007), devenu instantanément mon Nothomb préféré.
J’y retrouve le ton de Nothomb qui m’est familier et agréable à l’oreille : le double exotisme (le Japon vu par une Belge), les détails absurdes qui sont autant de cailloux dans les rouages, le lyrisme délirant et candide contrebalancé par une autodérision bienvenue… et le style lui-même, que je pourrais chercher à définir en comptant les occurrences des mots les plus fréquents, mots qui fouettent systématiquement l’enthousiasme, dans un sens ou l’autre : atroce ou atrocement revient presque à chaque chapitre et jusque dans la dernière page ; inversement exquis, merveilleux, formidable, délicieux, délectable ou, au minimum, étonnant, tombent en litanies perpétuelles pour rappeler que le rapport au monde d’Amélie Nothomb est toujours, avant tout, fait de joie et d’ébahissement.
En revanche, je note l’extrême rareté de certains mots : par exemple on ne lira pratiquement jamais sous sa plume un mot aussi banal que mais (pas plus que ses équivalents : toutefois, cependant…), et cette parcimonie d’articulations contradictoires conduit le lecteur à comprendre que l’existence de l’autrice (du personnage ? du clown ?) n’avance que par empilement d’atrocités, de merveilles ou de stupéfactions, sans que jamais l’une ou l’autre viennent annuler, contredire ou nuancer la précédente. Peut-être que cette énergie sans arrêt positive, ce mouvement permanent, cette force qui va, explique aussi sa productivité.
Voilà pour la musique. Quant aux paroles… Ni d’Ève ni d’Adam m’a semblé exceptionnel parce qu’Amélie, si pudique ailleurs, parle ici d’amour, et même, quoiqu’allusivement, de sexe. Ainsi que du non-amour. Sa naissance et sa disparition. Sa possibilité et son empêchement, qui n’est la faute de personne. Nul n’est obligé de se plier au modèle social commun, chapitre de l’Amour, et c’est dans cette liberté face aux prescriptions qu’il faut comprendre le titre du livre. Nothomb parle formidablement, et avec une originalité fulgurante, de cet amour dont il faut faire l’expérience personnelle pour comprendre la liberté qu’on y trouve, ou pas. Sans drame, ni drama, puisque le contraire de l’amour n’est pas la haine, elle en parle seulement avec gratitude : cherchons la merveille, fuyons l’atroce, toujours.


J’enchaîne sans tarder avec ce qui constitue la « suite » de Ni d’Ève ni d’Adam, sensiblement plus bref, une sorte de gros épilogue : La nostalgie heureuse (2013), qui narre le retour d’Amélie au Japon. Il s’ouvre par une phrase merveilleuse, pour employer un vocabulaire nothombesque : Tout ce qu’on aime devient une fiction.
Puis, à peine plus loin, à quelques minutes de là en temps nothombien, soit à la page 30 :
Quand une histoire est à ce point réussie, on redoute de ne pas être à la hauteur pour la suite. J’ai peur des retrouvailles. Je les crains autant que je les désire.

II

J’ai dévoré d’une traite Le dernier hiver, bref roman de Marcus Malte. J’y ai passé une heure, une heure excellente.
Quel texte magnifique !
Qui renferme bien l’âpreté caractéristique de son auteur (oui, il y a là des morts, à foison) tout en n’oubliant pas à qui il s’adresse (le livre est estampillé jeunesse).
Qu’on a envie de lire à haute voix tellement il tient tout seul, d’un bloc dense et délicat, qui n’a aucun besoin de commentaire, ni d’exégèse, ni d’explicitation des références – toutefois je signale pour le plaisir de signaler que bien sûr on y reconnaitra Jack London, on reconnaîtra Marcus Malte lui-même puisque c’est là une contrepartie d’un livre plus ancien, Appelle-moi Charlie (dont la lecture préalable n’est absolument pas indispensable), et on pourra même, quoique plus discrètement, reconnaître Victor Hugo : « J’ai eu autant de vies qu’il y a eu d’hivers » ou bien « On leur disait banquise, ils répondaient banquiers », en voilà deux beaux alexandrins hugoliens, on croirait entendre la Légende des siècles… Au fond, il y a de cela : Le dernier hiver est une sorte de légende des siècles. Bref, nul besoin d’en rajouter, je souhaite à chacun(e) une heure excellente. Petit conseil technique : afin de ne pas se gâcher la surprise et la joie de comprendre qui est le narrateur, je préconise de s’abstenir de lire la 4e de couve.

III

J’ai déjà exprimé, et même plusieurs fois je le crains, mon admiration pour les livres de Liv Stromquist (rediffusion au Fond du Tiroir : ici).
Son dernier en date, La pythie vous parle (Rackham, 2024), est une somme formidable, où elle se fait elle-même « pythie » (dispensatrice de bons conseils pour mener correctement sa vie) tout en ironisant sur la profusion de pythies modernes, coachs variés et youtubeurs multiples qui ont pout toi la clé de la réussite.
Surtout, ne pas se laisser rebuter par la simplicité quelque peu enfantine de son dessin – après tout, les génies dont on a dit qu’ils « dessinaient mal » sont légion, Siné, Reiser, Schlingo, Aline Kominsky… Son style est parfait pour ce qu’elle veut atteindre : nous faire réfléchir, via une vulgarisation prodigieusement intelligente, passant à la moulinette les discours à la fois de psychologues, psychanalystes, sociologues, anthropologues, mais aussi (la pauvre, elle a dû en baver pour réunir sa documentation) « d’experts » en développement personnel, de masculinistes bas du front ou influenceuses hautes de l’implant.
La façon dont elle décortique l’air du temps que l’on respire, l’influence directe qu’a le néolibéralisme sur nos rapports à nos corps ou nos sentiments les uns envers les autres (ultravalorisation et en conséquence ultrafragilisation de l’égo, injonction au bonheur, au bien-être et au « fun », application aux relations humaines des paradigmes issus de l’économie, par exemple « il faut profiter » transformant le champ de la vie elle-même en champ de la performance à évaluer en permanence comme un client évalue son fournisseur, surestimation de la rationalité et du calcul pourtant contredite par une irrationalité de tous les instants, obsession du contrôle, déni de la mort ou de toute pensée négative, et puis l’amour, toujours l’amour, toujours normatif)… cette façon de décortiquer, disais-je, est magistrale. Et utile. Il faut au fond la prendre au sérieux : Liv Stromquist est une pythie.

Je prélève deux pépites :
– Une citation du sociologue Zygmunt Bauman : La mort constitue la limite de notre raison, puisqu’il n’est pas possible de la contrôler, de la prévoir ou de la dominer [c’est pourquoi] la mort n’est pas notre bourreau, mais notre geôlier.
– Une anecdote historique : venu consulter la pythie de Delphes en 83 av. J.-C. afin de recueillir un conseil, Cicéron n’obtint que celui-ci, qui les vaut tous : Ne suis aucun conseil.

The more I clean up, the more it gets dirty

11/08/2025 Aucun commentaire

En 1989 Richard McGuire a révolutionné l’oeil de ses lecteurs avec seulement six planches de bandes dessinées expérimentales (consultables ici), sous le titre concis et gigantesque de Here, inventant une manière extraordinairement originale de traiter un thème aussi archaïque que l’être humain, la sensation du temps qui passe et l’enchaînement des générations – cf. cette rediffusion au Fond du Tiroir.

En 2014 MacGuire a redoublé sa révolution, poussant sur 300 pages, et sans mollir une seule fois, son idée à la fois très abstraite et très narrative, pour peu que l’on accepte l’idée d’une narration cubiste, en un livre époustouflant du même titre (version française : Ici, Gallimard, 2015).

En 2024, Robert Zemeckis adapte le graphic novel de McGuire au cinéma. J’ai abordé le visionnage du film avec prudence, redoutant par principe l’inutile transposition dans un autre art d’une oeuvre ayant déjà trouvé sa forme parfaite, et m’attendant à un pur gadget numérique (tiens, Tom Hanks et Robin Wright à 18 ans, 30 ans, 45, 60, 80…).

Pourtant non : Here le long métrage (la VF conserve le titre original anglais tout en l’encombrant d’un sous-titre inepte, Les plus belles années de notre vie), mérite d’être vu, parce qu’il respecte à la fois la rigueur formelle (tout se passe dans l’image, pas de voix off, un lieu et un cadrage unique, par conséquent aucun moyen de glisser un panoramique, un zoom, un champ-contrechamp, un gros plan ou autre grosse ficelle), et l’émotion souterraine de la bande dessinée initiale.
Je ne sais plus qui (Spiegelman ?) a dit que narrativement le cinéma et la bande dessinée n’avaient strictement rien à voir, que qualifier une bande dessinée de cinématographique ou inversement était une aberration et une fainéantise, puisque l’un maîtrise le temps (comme un morceau de musique) tandis que l’autre maîtrise l’espace (comme un tableau sur lequel l’oeil du regardeur prend le chemin qu’il veut) – pourtant, d’accord, chacun des deux, avec ses moyens propres, est capable de parvenir à l’expression des mêmes affects.

Toutefois ! Selon moi la principale différence (voire la rédhibitoire trahison) entre l’original dessiné et l’adaptation filmée de Here tient dans le fait que le livre enchâssait l’histoire d’un homme et d’une maison au sein d’une Histoire universelle qui, ambition démesurée, allait de la création de la Terre à sa destruction… tandis que le film choisit d’insérer bel et bien le début des temps (on y voit certes des volcans primitifs, et des dinosaures gambader là où sera un jour bâtie La Maison) mais de faire pudiquement l’impasse sur la fin des temps. Un début, mais pas de fin.
Or une scène apocalyptique, magnifique, qui donne à voir dans un futur indéterminé la maison en ruines envahie par les eaux, a bel et bien été tournée puisqu’on la retrouve dans les scènes coupées du DVD. Je recommande chaudement la vision de ce complément logique, qui doit absolument faire partie du puzzle sans forcément être la conclusion du film (dans le livre, elle n’occupe pas les dernières pages), et je soupçonne vaguement Zemeckis et son équipe (son producteur à tout le moins) d’avoir raboté cet téléologie pour ne retenir que l’efficacité du mélo concentré à la durée de vie de son protagoniste…
Ou alors, et ce serait pire, cette amputation est une lâche concession à l’air du temps trumpiste et climatosceptique qui nie que nous ne sommes que de passage sur terre et dans nos maisons, que le mot forever n’est qu’une vue de l’esprit et que même l’American Way of Life est mortel.

Du passage de la bande dessinée au film, je note une autre trahison, qui quant à elle lorgne plutôt du côté gauche de l’échiquier politique ricain, et qui jouit par conséquent de mon approbation (car, sans me vanter, je déborde de biais idéologiques) : parmi les nombreux habitants qui se sont succédés dans La Maison au fil des siècles, et qu’on n’aperçoit que fugitivement dans le livre, Zemeckis choisit de présenter plus longuement une famille noire. Et d’ajouter une scène où le père, assis dans le canapé, délivre à son fils, les yeux dans les yeux, certaines recommandations que seul un père noir donne à ses enfants, rejouant un rituel séculaire qui révèle le racisme systémique de la culture américaine : si jamais le jeune homme se fait arrêter par la police, il devra à tout prix se montrer très poli, très docile, très prudent et très lent dans chacun de ses gestes. Cette scène est extraite d’un autre livre, a priori sans le moindre rapport avec Here : The Talk, par Darrin Bell… La greffe prend étonnamment bien, puisqu’elle rejoint le thème principal, le passage de relai d’une génération à l’autre.

Sbohem, Praha (Un été à Kafkaland, 5/5)

08/08/2025 Aucun commentaire
autoportrait de Franz Kafka, vers 1905-1907

Au revoir, au revoir, Prague, au revoir ! Je t’ai aimée.

À bientôt, Kafka. Je t’aime.

Kafka mérite-t-il les innombrables statues, plaques commémoratives, hommages divers contre lesquels on se cogne sans arrêt dans les rues de Prague ? Oui. Mais pas parce qu’il était pragois. Parce qu’il était écrivain.

Kafka, selon ses propres dires, n’est rien d’autre, ne veut être rien d’autre, ne peut être rien d’autre qu’écrivain. Ce qui fait qu’il y a très peu de place en lui pour être autre chose. Il est à peine pragois. Il est à peine tchèque. Il est à peine juif (« Qu’y a-t-il de commun entre les Juifs et moi ? J’ai déjà si peu en commun avec moi-même.« ) Il est à peine tuberculeux, même s’il en mourra à 40 ans, tant sa tuberculose est pour lui une métaphore d’un mal en lui plus invisible : de la littérature.

Une remarquable lettre à Max Brod du 14 novembre 1917 énumère les six facettes de sa « vie non vécue« , de son échec intime (ou, pour tenter un anachronisme, de son syndrome de l’imposteur) : la ville, la famille, la profession, la société, l’amour, la communauté du peuple (les relations sociales ?).

La septième facette de son existence, la seule qu’il ne cite pas, et qui par défaut échappe peut-être à l’échec (alors qu’il n’a quasiment rien publié de son vivant, si ce n’est des fragments disparates), est l’écriture. L’écriture non en tant que carrière mais au contraire en tant qu’activité vitale et sens de la vie

« Très cher Max, ce que je fais est quelque chose de simple et d’évident : que ce soit dans la ville, la famille, la profession, la société, la relation amoureuse (mets-la en première position si tu veux), la communauté du peuple telle qu’elle existe ou telle qu’on peut la souhaiter, je n’ai fait mes preuves dans rien de tout ça, et ce, comme ce n’est arrivé à personne autour de moi – sur ce point j’ai fait des observations précises. […] Toi, tu fais tes preuves, donc fais tes preuves. Tu sais maintenir la cohérence de ce qui s’oppose, pas moi, ou du moins pas encore. »

Mon engagement littéraire est infiniment plus faible que celui de Kafka puisque j’ai préféré ne pas dédaigner ma vie non écrite, mais je me reconnais tout de même en lui comme quiconque, sans doute, a eu un jour l’ambition d’écrire. Ce que Kafka dénombre de sa vie non vécue ressemble à l’un de mes propres fragments épars et inachevés (qu’en l’occurence j’ai fort bien fait d’inachever), écrit il y a 25 ans : Reconnaissances de dettes, paragraphe III, 64.

À madame Marguerite Vigne (Un été à Kafkaland, 4/5)

04/08/2025 Aucun commentaire

Je ne le planifie jamais, mais j’adore au hasard dans une ville inconnue me retrouver dans une Gay Pride. L’événement est toujours joyeux, bon enfant, rigolo, énergisant, en un mot dansant, je défile très volontiers. J’aime en être, quoique je sois un indécrottable hétéro : il y a longtemps que j’ai compris que ce qui me différencie de la communauté LGBTetc., mon orientation perso, est bien peu de chose en comparaison de l’essentiel que nous avons en commun, à savoir l’élémentaire passion de la paix, pour soi et pour les autres. Tu es lesbienne ou gay ou ce que tu veux, ou ce que tu peux ? Tu as le droit à ce qu’on te foute la paix. Tu es un indécrottable hétéro ? Pareil, exactement. Si je marche dans le cortège, ce n’est même pas que j’y suis bienvenu ou toléré, c’est qu’on s’en fout. En voilà un idéal politique ! Voilà l’idéal absolu, pour lequel on devrait tous marcher : ta sexualité, mon gars, ma fille, mon non-identifié·e, on s’en fout, viens danser.

Hier dimanche je me suis retrouvé dans l’Happy Pride de Prague, sur l’île Kampa. Or, hasard objectif et remarquable, à peine une heure plus tôt je me gavais d’oeuvres de František « François » Kupka, le Tchèque de Paris (1871-1957). L’exposition permanente du musée Kampa, au bord de la Vltava, est l’une des plus riches collections au monde de tableaux de Kupka, couvrant ses presque sept décennies de carrière et ses hallucinants sauts stylistiques, depuis ses charmantes saynètes post-romantiques (Le Bibliomane est mignon comme tout) ou symbolistes, jusqu’à ses expériences cubistes ou machinistes (je cite de mémoire : On trouve dans les machines les mêmes composants graphiques que dans les cathédrales, des cercles, des ovales, des lignes, des courbes…), enfin ses étourdissantes recherches abstraites sur la vibration de la couleur ; tandis que l’exposition temporaire est en ce moment consacrée à Kupka caricaturiste. Autre paire de manches, autre carrière, autre talent, peut-être plus énorme, en tout cas plus brutal.

Kupka a été un pilier de L’Assiette au beurre, hebdomadaire humoristique et satirique créé en 1901, au sein duquel des génies graphiques et anarchistes, parfois au risque de la prison, se payaient la fiole du pouvoir, de tous les pouvoirs, le fric, la politique, l’église, l’armée et la guerre (la guerre qu’il connaîtra sur le tard puisqu’en 1914 il s’enrôlera dans la légion étrangère, ce qui fera de lui un personnage dans le roman autobiographique de Blasise Cendrars La main coupée), le colonialisme, le capitalisme, et même le patriarcat… Le tout avec une sidérante violence : qu’on en juge en lisant le numéro 162 consacré aux religions, entièrement dessiné par Kupka (et par bonheur consultable gratuitement sur Gallica parce que merde sur eBay il est hors de prix), d’une férocité incroyable qui ferait hurler aujourd’hui au blasphème parce que cette férocité-là a toujours fait hurler au blasphème – c’est ainsi : parfois il faut rentrer dans le lard et dégommer les cons, défiler pacifiquement en se dandinant pour qu’on nous foute la paix ne suffit plus. L’Assiette au beurre est le seul véritable précurseur de Charlie Hebdo, quoique le père fondateur de ce dernier, François Cavanna, s’en défendît, soucieux sans doute de défendre l’idiosyncrasie de son canard.

L’Assiette au beurre par Kupka, mai 1904. Sur la couverture, un curé bénit la tête d’un pékin afin de lui en extraire des pièces de monnaie. Blasphème ! Blasphème !

Dans cette expo sur Kupka caricaturiste, je tombe nez à nez sur un dessin que, d’après le contexte, je présume issu du n°89 de L’Assiette au beurre, consacré aux filles mères. Kupka l’a dédicacé : À madame Marguerite Vigne. Je sombre dans une rêverie où je reconstitue à loisir ce qu’a pu être la vie de Marguerite Vigne, fille mère, fille perdue, fille méprisée, fille crachoir à bourgeois, fille indigne mais fille dessinée digne par Kupka… Je souhaite de tout mon coeur qu’on ait fini par lui foutre la paix.

« Vigne » : au fait, je dois mon propre patronyme à une fille-mère (cf. Reconnaissances de dettes, I,52). Je connais le prénom de son fils, Riquier, mais pas le sien. Aussi bien, Marguerite.

Je me passionne tellement pour l’oeuvre si extraordinairement éclectique de Kupka que me vient une idée : en voilà, un artiste, qui mériterait son spectacle picturo-musico-politique dans la lignée de la trilogie Goya-Chagall-Courbet, et pour lequel l’accompagnement tchèque (Smetana, Dvorak, Janacek…) ne serait pas difficile à constituer… Mais je ne dois pas m’emballer, l’idée ne suffit pas : je crois que mes camarades Christine, Bernard, et moi-même pourrions avoir des idées de spectacles pour les 20 ans à venir mais pas la force de travail nécessaire.

Une morille pleine de taches se mouilla dans la brume (Un été à Kafkaland, 3/5)

03/08/2025 Aucun commentaire

Écoute je peux pas mieux dire je sais pas faire plus gros compliment : Prague me plaît tellement je la trouve si belle que pour un peu elle pourrait m’être italienne.

Juste une différence mais alors de taille : le langage autochtone. En italien je me débrouillerai toujours, j’ajoute à la plate langue française des Oh et des Ah en suffixes et le tour souvent est joué, je baragouine et fais illusion, tandis que le tchèque pardon, langue slave et très slave, je n’ai pas trop affinités ni repères, tout à refaire.

Depuis une semaine que je suis à Prague j’essaye de pratiquer un peu mon tchèque tous les jours, c’est en ligne que je m’entraine (oui je ferais mieux de m’entraîner dans la rue, je voudrais t’y voir). Or j’ai découvert un exercice de diction tchèque, un virelangue absolument merveilleux : « Strč prst skrz krk ». Soit « Enfonce ton doigt dans ta gorge ». Pas une seule voyelle ! Cela me rappelle une absurdité qui m’amusait beaucoup autrefois. Un ami par dérision estimait qu’il nous fallait apprendre à parler sans voyelles afin d’économiser l’oxygène, un geste pour la planète, et nous tentions de traduire quelques phrases usuelles en pures consonnes, nous riions trop pour aller au bout d’un seul mot et en conséquence notre consommation d’oxygène hélas s’en trouvait dangereusement accrue, mais voilà qu’il existe une langue réelle où cette parcimonie existe, félicitations aux Tchèques pour leur sobriété en oxygène.

Wikipedia m’apprend que d’autres phrases tchèques célèbres sont sans voyelles, comme : « Smrž pln skvrn zvlhl z mlh. » (« Une morille pleine de taches se mouilla dans la brume. ») ou « Prd krt skrz drn, zprv zhlt hrst zrn. » (« Une taupe a pété à travers une motte de gazon, ayant préalablement avalé une poignée de grains »), on dirait des haïkus.

On ne le dit pas assez, mais le monde est formidable.
En quelque sorte.


Autre-chose-presque-rien-à-voir (1).

Fresque murale vue à Prague : « Nevěřte všemu, co si přečtete na internetu. »
Soit : « Ne croyez pas tout ce que vous lisez sur Internet. »
Aux quatre coins : « Les oiseaux n’existent pas – si ça vole, ça vous vole ; La Nasa ment, la terre est plate ; Chemtrails : ouvrez les yeux ! ; Attention ! Les Reptiliens sont là !« 

Pour ne plus se laisser abuser : La théorie de la Compote, Fabrice Vigne, ed. L’Atelier du Poisson Soluble, malheureusement toujours non traduit en tchèque, on se demande bien à qui cette lacune profite.
En vente en France dans toutes les bonnes librairies.
Enfin, dans la plupart.
Non, en fait, en vente seulement dans une infime poignée de librairies plus-que-bonnes triées sur le volet qui lorsqu’elles se croisent se reconnaissent entre elles au moyen de gestes cryptés.


Autre-chose-presque-rien-à-voir (2).

Comme je regarde assidûment les vidéos de Pacôme Thiellement, je n’ai pas loupé le troisième, dernier en date, épisode de Deep Web Fantasia – de très loin, sa série la moins intéressante formellement, la moins écrite et la moins mise en scène (il s’agit juste de deux mecs à lunettes qui discutent sur un canapé), co-signée par Bolchegeek. En dépit de la pauvreté formelle, on apprend des choses. Ainsi un épisode antérieur m’avait valu la découverte de Too Many Cooks et j’en suis à peine remis.

Cet épisode-ci présente non pas deux mecs à lunettes sur un canapé, mais quatre (ouh là là quel bond en avant), les deux titulaires étant rejoints par Feldup et Alt236, devisant aimablement des liminal spaces, littéralement ces espaces intermédiaires où l’on se perd dans les recoins les plus sombres du net, qui diffusent oppression et anxiété par leur vide, leur abstraction, leur répétition à l’infini de décors désaffectés et labyrinthiques : couloirs, bureaux, façades reproduites à l’identique, parking souterrains, entrepôts, escaliers, paliers, hôtels… Purgatoire plutôt qu’enfer. Notre purgatoire familier.

Les échanges sur le canapé sont riches grâce aux cultures complémentaires des quatre gars à lunettes (notamment Alt236 qui a écrit un livre sur le sujet, Liminal les nouveaux espaces de l’angoisse), toutefois je trouve dommage que les sources littéraires des liminal spaces, à l’exception de La maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, soient si peu évoquées. Car les liminal spaces sont à la fois une forme imaginaire cauchemardesque archi-contemporaine et une très ancienne intuition littéraire, sans aucun doute liée à la naissance de notre mode de vie urbain et standardisé il y a un siècle et des poussières. Puisque je me trouve actuellement dans Franz Kafka jusqu’au cou, me saute aux yeux un transparent ancêtre des liminal spaces dans le premier chapitre, dès la deuxième page, d’Amerika (Le Disparu) de Kafka, roman rédigé vers 1912 :

 Il jeta un coup d’oeil circulaire pour se repérer à son retour, et fila. Une fois en bas, il eut la déception de trouver pour la première fois fermé un passage qui eût été un raccourci notable, sans doute était-ce dû au débarquement de tous les passagers ; il lui fallut rechercher à grand peine des escaliers qui se succédaient à l’infini, débouchaient dans des coursives sinueuses, dans une pièce déserte avec une table de travail abandonnée, jusqu’au moment où, effectivement, comme il n’avait pris ce chemin qu’une ou deux fois et toujours en groupe, il se trouva complètement perdu. Désemparé, ne rencontrant personne et entendant sans cesse au-dessus de lui le raclement de milliers de pieds et, au loin, comme un halètement, les ultimes soubresauts des machines déjà stoppées, il se mit à frapper sans réfléchir à la première petite porte contre laquelle il se cassa le nez.

Sans parler des sources cinématographiques des liminal spaces ! Certes les quatre gentlemen assis ont raison d’invoquer des films récents tels le formidable Vivarium de Lorcan Finnegan (2019)… mais souvenez-nous, souvenons-vous des prototypes que furent Le Procès de Welles (ben voyons, encore et déjà Kafka, naturellement), de Playtime de Tati, d’Alphaville de Godard

Actualité 2025 du motif liminal space au cinéma : Exit 8, de Genki Kawamura.