Mais c’est que je n’ai rien à dire, moi…
(Parfait, comme titre, pour une reprise de parole après un mois d’abstinence. Bien ! Où en étions-nous ?)
Série « Maintenant que j’ai dit oui il va bien falloir que j’y aille » , épisode 43.
Deux étudiants m’ont contacté au printemps dernier, me conviant à un débat sur l’adolescence qu’ils ont la charge d’organiser dans le cadre de leur projet tutoré. Je ne me sens pas spécialement spécialiste de la question, mais allez, bon, pourquoi pas, on verra bien ce qu’il se passe, et puis si ça peut vous rendre service, vos études, votre diplôme, tout ça, bonne chance les gars… Je vous le donne en mille : Maintenant que j’ai dit oui il va bien falloir que j’y aille.
Ils font de leur mieux, ces jeunes gens, ce qu’ils peuvent, mais il faut bien constater que la préparation de ce petit événement est un peu hasardeuse. C’est quoi, au juste, un débat sur l’adolescence ? C’est quoi, d’abord, l’adolescence ? Eh bien, on ne sait pas trop. Au moins connaît-on le lieu, la date (jeudi 12 novembre à 19h à la bibliothèque du centre ville de Grenoble) et les noms des intervenants : Christine Cannard, Thierry Ménissier, et mézigue.
Nous avons tous les trois prodigué des efforts pour soutenir le projet tutoré (ou pour tutorer le soutien projectile), et formulé des orientations précises à ces médiateurs débutants.
À ma gauche, Mme Cannard, du laboratoire de psychologie et de neurocognition de l’université Pierre-Mendès-France :
Au vu des derniers évènements autour de l'agression portée par des adolescents
sur d'autres adolescents ou sur les enseignants, je propose de débattre
sur cette problématique hautement médiatisée : adolescence et insécurité.
L'adolescence est menaçante, parce qu'elle correspond à l'émergence
des pulsions sexuelles et agressives sous une forme nouvelle.
Mais l'adolescence est menaçante à la fois pour l'adolescent lui-même
(ce qu'on oublie souvent) et son entourage (ce que l'on se contente trop
souvent de médiatiser).
Les « jeunes » sont-ils de plus en plus violents ?
Relation entre mesures de sureté et sentiment de sécurité.
Relation entre adolescence et violence
Relation entre processus d'individuation et société individualiste.
Relation entre estime de soi, rituels et initiatiques et prise de risque
etc.
Autant de questions qui peuvent confronter nos différentes approches
qui répondent à la demande des étudiants de débattre autour de problématiques
adolescentes et enfin qui peuvent permettre à la bibliothèque qui nous accueille
de "déballer" quelques livres...
À ma droite, M. Ménissier, maître de conférence en philosophie politique et chargé d’enseignement à l’Institut de sciences politiques de Grenoble :
En ce qui me concerne (philosophe politique et historien des idées), je voulais
privilégier un aspect des choses qui m'a toujours étonné : c'est en gros au
moment de la mise en oeuvre du Code civil - donc au moment où on demande aux
individus d'intégrer dans leurs conduites la notion de responsabilité devant
la loi, un système civique en somme fort contraignant se substituant au vieux
système religieux - que l'adolescence apparaît dans l'histoire de la psychologie,
et qu'elle se définit immédiatement comme une période de vacance, de flou dans
le rapport à la loi et quasiment comme une phase flottement du sujet. C'est de
plus le même auteur qui va porter les deux thèmes sur les fonds baptismaux, à
savoir Rousseau : auteur du Contrat social ET de l'Emile. Je voudrais donc,
ainsi que je l'avais dit, présenter rapidement ces idées en bénéficiant du recul
fourni par ma discipline, et en m'interrogeant sur la fonction sociale de ce
qu'on appelle "adolescence" - qui m'interroge aussi en tant que..."éleveur
d'enfants" (dans les deux sens du terme "élever", bien entendu).
Et moi, au milieu, heu… Fabrice Vigne, du Fond de son tiroir, enchanté. Eh bien quoi, moi ? Cessez de me regarder comme ça, vous m’intimidez… C’est que je n’ai rien à dire, moi… Surtout posé sur la même estrade que deux universitaires à la tête aussi bien faite, et pleine… J’ai creusé la mienne, de caboche, et j’ai proposé la contribution suivante :
Tout ceci me paraît fort intéressant, mais je ne me sens pas la moindre compétence ni connaissance ni légitimité pour participer à ce débat, et je serais peut-être plus à ma place dans le public qu'à la tribune. Ce n'est pas de littérature, que nous allons débattre. Or la seule raison pour laquelle j'ai été convié à ce débat, mon seul fait d'armes, est d'avoir autrefois publié un roman (pour mémoire : TS, ed. l'Ampoule, 2003) qui mettait en forme ce que j'ai senti, et non ce que j'ai compris, de l'adolescence. Sans vouloir péter plus haut que mon derrière, je me permets de faire mienne cette phrase d'Ingmar Bergman : "Selon moi, la seule contribution que l'artiste puisse apporter à un débat, c'est son oeuvre. Il me parait indécent de me mêler à la conversation" (in "Chaque film est mon dernier film", 1959). Donc, après avoir beaucoup réfléchi, voici ce que je vous propose : ma contribution pourrait se borner à lire un extrait du livre en question. Qu'en pensez-vous ?
Je n’ai pas eu de réponse. Nous en sommes là. Que va-t-il se passer jeudi prochain ? Peut-être quelque chose, peut-être rien.
« À quelque chose, malheur ! » Cette histoire m’aura permis de me replonger dans l’admirable texte de Bergman, dont je vous ressers une tranche, parce que je ne saurais mieux dire. Pas de copier-coller, je recopie à la main, le plaisir est pour moi. C’est le passage où Bergman expose ses fameux « Trois commandements ». Remplacez ci-dessous le terme film par livre ou par n’importe quel autre qui mérite que l’on se tienne debout, vous obtiendrez un dense noyau de morale esthétique, à la fois ambigüe et parfaite, minimale et universelle.
« Le premier commandement n’a pas l’air bien pénible, mais il n’en contient pas moins une morale très élevée. Le voici : Sois toujours intéressant. Cela veut dire que le public qui vient voir mon film et qui, par là même, me fait vivre, a le droit d’exiger de moi une sensation, une émotion, une joie, un renouveau de vitalité. J’ai le devoir de lui donner ce qu’il demande : c’est mon seul droit à l’existence.
Mais cela ne signifie pas que j’aie le droit de me prostituer, de n’importe quelle façon, car interviendrait alors mon second précepte : Agis toujours selon ta conscience d’artiste. Ce deuxième précepte est ambigu, puisque d’une part il m’impose de rejeter tout ce qui s’appelle vol, mensonge, luxure, meurtre et falsification, mais que d’autre part il me permet de falsifier, si ma falsification est artistiquement défendable, de mentir si le mensonge est plaisant, de tuer mon ami le plus intime ou moi-même ou qui que ce soit, si ce meurtre sert mon film, de me prostituer si cela me rapproche du but, et enfin de voler si je n’ai rien trouvé d’original (…).
Pour me fortifier et ne pas tomber dans tous les fossés, j’ai inscrit dans mon catéchisme un troisième précepte, consolant et savoureux : Chaque film est mon dernier film. On pourra l’interpréter comme un paradoxe amusant ou comme un aphorisme banal ou bien comme la constatation de la vanité universelle. Mais ce n’est pas ainsi que je l’entends. Ce précepte traduit pour moi une réalité vécue. »
Voilà. À bientôt, ami lecteur qui je l’espère viens ici parce que tu me trouves intéressant, et qui en lisant mon dernier article parce que chaque article est mon dernier article, es en droit d’exiger de moi une sensation, une émotion, une joie, un renouveau de vitalité. Peut-être, mais peut-être pas, que la prochaine fois tu liras ici « Maintenant que j’ai dit oui il va bien falloir que j’y aille » , épisode 44 : le jeudi 26 novembre, à 16h45, je participerai au colloque « L’avenir du livre de jeunesse » à la BNF. J’y suis convié pour causer nouvelles technologies, pour évoquer ce que l’écriture numérique induit, permet, provoque (blog, auto-édition). C’est la première fois que je suis invité à m’exprimer publiquement en tant qu’ « éditeur » , et cela se passe à une journée d’étude consacrée à la littérature jeunesse… Je suppose qu’il me faudra commencer par préciser que le Fond du Tiroir ne publie pas (pas encore) de livres jeunesse… Que se passera-t-il ce jeudi-là ? Peut-être quelque chose, peut-être rien ? Ah, la vie est pleine de suspense, c’est sans doute pour cela que je ne sais pas dire non.
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