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Deux rêves de Mahler

La métamorphose

Je suis en voiture sur une autoroute. A contresens, malheureusement.
Quelques véhicules accidentés plus tard, je sors de l’autoroute.
Je gare ma voiture près d’un troupeau de vaches au pâturage.
A peine suis-je descendu que la voiture se transforme en vache.
Cette transformation me ravit. D’autant que la police doit déjà être à la recherche du véhicule fauteur d’accidents. Grâce à cette métamorphose, plus de traces.
Même la plaque minéralogique a complètement disparu.
Satisfait, je prends le chemin du retour. Cette infraction n’aura probablement pas de conséquences.
Arrivé chez moi, je constate, anéanti, que j’ai laissé mon carton à dessin sur le siège arrière
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I dreamed of GIGER

A l’âge de 11 ans, j’ai vu à la télévision autrichienne un passage marquant du film « Alien ».
Comme chacun sait, l’Alien du film a été inventé par le créateur d’horreurs suisse H.R. Giger.
Ma relation personnelle à Giger devait en rester là.
Trente-cinq ans plus tard, je rêve que je suis à la recherche d’une chambre d’hôtel pour la nuit.
Le réceptionniste commence par me dire que l’hôtel est complet, mais…
« Un instant ! Il reste un lit inoccupé dans une chambre à deux lits. Mais n’ayez pas peur, dans l’autre lit dort le créateur d’horreurs H.R. Giger !
– OK, je prends. »
La chambre a l’air bien confortable.
« Regardez, il est couché là. Il est déjà mort et ne vous dérangera d’aucune manière… Je vous souhaite une agréable nuit. »
Giger, couché en position foetale, semble étrangement incrusté dans le lit.
Au milieu de la nuit, je vois Giger debout à la fenêtre en train de regarder la lune.
Puis Giger retourne se coucher.
Et il est de nouveau mort.

in L’Art sans madame Goldgruber, Nicolas Mahler, ed. L’association, coll. Eprouvette, 2008, pp. 57-60 (cf. aussi pp. 89-90 et 109.

En octobre 2002, je prends le TGV pour Paris, tout fébrile : ça y est, ça a marché, un éditeur a accepté mon premier roman, je monte signer un contrat dans la capitale, je fais mes débuts dans le monde. Je pénètre dans la carrière littéraire en même temps que dans le bureau du directeur de l’Ampoule, Christian Dubuis-Santini. Celui-ci me montre le livre sur lequel il travaille : « Voici la maquette de notre prochain, Les souffrances du jeune Frankenstein, de Mahler. Vous serez le suivant ».

Je signe mon contrat, je reprends le TGV, je rentre chez moi. Est-ce là tout ? Oui, c’est tout là. Je n’ai jamais revu ni Christian Dubuis-Santini ni les locaux de l’Ampoule ni la « carrière littéraire ». Dans l’année qui suit, j’achète l’intégralité du catalogue de l’Ampoule (où va se nicher l’esprit d’entreprise, n’est-ce pas), dont Le jeune Frankenstein, et ces achats seront désormais mes seuls contacts avec mon premier éditeur. Cette anecdote dérisoire, où la trivialité de l’existence emporte, sans méchanceté mais sans pitié, les rêveries juvéniles et les ambitions esthétiques, « makes me feel like in some stupid Mahler-comic » (op. cit., p. 86).

Je suis resté attentif à ce que publient (ailleurs, forcément) les auteurs de l’Ampoule virtuellement croisés à cette période. L’esprit d’entreprise a vécu, mais j’adore toujours Mahler. Son humour à froid, absurde, désabusé, « kaurismakien », son absence d’effet sinon l’obstination spartiate de son gaufrier minimaliste et de son long nez, me ravissent. Son dernier livre, sous-titré « Saillies » et composé d’humilations burlesques, de souvenirs tristement drôles puisés dans la vie artistique et sociale d’un auteur de bandes dessinées autrichien, contient notamment ces deux récits de rêves qui recoupent mes préoccupations du moment (dans mon Echoppe, bail à céder). Et j’ai mesuré, en les retranscrivant ici devant vos yeux mesdames et messieurs, combien je les amputais : la bande dessinée est un langage autonome et complexe (et, peut-être, plus approprié au rendu onirique que le seul texte nu), qui ne saurait se passer de son hémisphère gauche, les dessins. Vous savez ce qu’il vous reste à faire.

(Quoi, « vous savez ce qu’il vous reste à faire » ? On est censé se mettre à dessiner, c’est ça ?)

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