Je suis bien plus que ma vie

14/11/2023 Aucun commentaire

Neige Sinno remporte en ce moment un grand succès public et critique, et maints prix (le Femina, le Goncourt des lycéens, le prix littéraire du Monde, le prix Les Inrockuptibles, le Prix Blù Jean-Marc Roberts…) pour son livre Triste Tigre (P.O.L., 2023) où elle révèle et affronte le viol qu’elle a subi de la part de son beau-père entre l’âge de 7 et de 14 ans.
Lucide et orgueilleuse, elle se méfie de ce succès comme s’il n’était pas le sien, succès trop distinct de son ambition, succès imputable autant ou davantage à l’air du temps post#metoo, aux bienfaits sociétaux de la parole libérée, qu’à son propre talent littéraire. Lisant ces réserves, j’ai reconnu sa défiance, son attitude. Et j’ai réalisé que j’avais déjà lu Neige Sinno et son histoire il y a près de quinze ans !
J’ai ressorti de ma bibliothèque Amatlan d’Edmond Baudoin.
Je suis admirateur inconditionnel de Baudoin. Chacun de ses livres m’aide à mieux percevoir la beauté et la poésie du monde. Voire, simplement, à ne pas oublier que la beauté et la poésie du monde peuvent être perçues, et donc à ne pas devenir fou (pour mémoire, une archive au Fond du Tiroir où je reproduisais une page des Fleurs de cimetière, 2020, qui demandait « Combien d’enfants sont abusés, violés, et se « débrouillent » ensuite dans la vie avec cette blessure qui ne peut pas cicatriser ? Beaucoup, trop, de mes amies m’ont confié avoir vécu cette horreur. Toujours, alors, la honte d’être du même sexe que le violeur m’a submergé. »).

Or dans cet Amatlan (L’association, 2009), Baudoin racontait son histoire d’amour avec Neige Sinno, sa cadette de 35 ans. Il la rencontre alors qu’elle sort, encore à vif, de l’adolescence. Elle fait des études de lettres, prépare une thèse sur Le Clézio, ami niçois de Baudoin, et veut devenir écrivain.
Il l’aime : j’imagine qu’il veut faire avec elle ce que ses livres me font, lui rappeler que la beauté et la poésie du monde sont accessibles. Il l’incite à porter l’affaire de son viol au tribunal afin de la purger, ce qu’elle fera, et surtout, lui qui ne fait (quasi) jamais autre chose que de l’autobiographie, il l’incite à écrire son histoire. Elle est réticente, pour les mêmes raisons qu’en 2023.
Dans ce livre, il dessine, elle écrit, ils échangent.
Lui : « Encore une fois un livre… Pour dire quoi ? (…) La création ne commence pas quand on arrive devant notre précipice mais quand on y descend.« 
Elle : « Edmond veut me laver du viol. (…) Ah, tu veux de l’autobiographie. Tu trouves que je n’écris pas assez sur moi-même, que je transforme, que je déguise, alors (…) faisons de l’autobiographie, et qu’on en finisse. [Mais] Je n’écrirai pas sur ces choses dans mes livres. J’ai plus d’ambition que ça. J’ai des choses plus intéressantes à dire. (…) Je suis bien plus que ma vie, bien plus que toute cette merde pourrie. »

« Je suis bien plus que ma vie. » Nous sommes à la fois notre vie, et nous sommes autre chose. Quelle phrase formidable ! Qui ne protègera pourtant pas des malentendus.

Les noms changent, les masquent demeurent

13/11/2023 un commentaire

Un brillant mythomane, beau parleur, polyglotte et mystérieux, fasciné dès l’adolescence par les cultures amérindiennes, se fait passer pour chaman, authentique héritier de traditions autochtones ; il captive et enrôle une Tribu, assemblée de disciples qu’il affuble un par un d’un nom indien ; il fait miroiter une utopie pleine de promesses d’avenir et reconnectée avec le passé, une nouvelle façon de vivre, engagée, sensible, connectée à la nature, réparant les injustices faites aux minorités, mettant en pratique l’écologie et la paix ; il éblouit chacun par son érudition, son intelligence, sa spiritualité, ses talents de conteur… Puis il disparait, dès que l’affaire, dénoncée par la presse et la justice comme relevant d’un phénomène sectaire, tourne vinaigre et engendre des morts.

J’ai l’air de résumer le pitch d’un roman intitulé Ainsi parlait Nanabozo ?
Eh bien, pas du tout ! Je résume ici un fait divers extraordinaire que je n’aurais pas été capable d’inventer, celui de la secte Ecoovie, dite aussi Iriadamant, dans les années 80-90, dont le gourou charismatique était un manipulateur hors-pair, qu’on pourrait écouter des heures. Écoutons-le parler une minute :

« On considère dans les traditions primordiales que la plénitude de l’identité correspond à la prise en charge de son propre destin, et que c’est marqué par un événement biologique qui s’appelle la puberté. Qu’antérieurement à ça on est plus ou moins une sorte d’appendice des géniteurs, quels que soient leurs noms, et de ceux qui autour d’eux constituent non seulement un giron mais une sorte d’utérus social qui tente de nous façonner et auquel on tente d’échapper, il y a une sorte de tension entre les deux, qui est amoureuse comme le sont bien d’autres tensions, qui est faite de désirs mais qui est faite aussi de mesure entre la proximité et la distance à prendre. Je pense qu’on est tous des Jonathan qui essaient de mesurer le ciel du bout de leur aile, mais qu’en même temps cette mesure n’a de sens que parce qu’il y a un nid, dont on descend de temps en temps.
A la puberté, on s’envole. Et quand on s’envole, on acquiert, je dirais, le droit de répondre à d’autres appels. Et ces appels-là se font à travers d’autres noms. Ces noms-là, ben on les adopte ou on ne les adopte pas. Si on répond, on dit qu’on adopte. Et on est adopté. »

Qui est le maître de sagesse qui parle ainsi face caméra ? Comment se fait appeler celui qui donne une si puissante définition de la puberté par le besoin de changer de peau et de repères, de nom et d’identité ?
Une fois entré en puberté, cet homme y est sans doute resté pour l’éternité puisqu’il n’aura plus cessé de changer de nom et d’identité, passant d’un masque et d’un patronyme à un autre.
Né en 1937 à East Angus (Québec) semble-t-il sous le nom de Pierre (ou Joseph) Doris Maltais, il est devenu au fil des besoins et de ses pérégrinations sur la terre : Piel Petjo Maltest, Norman Bogaerts, Sag Maohinn Tiam Apjoilnomaniteogslg, Robert Pont, Saumon Ressourçant, Prince de Faucigny-Lucinge Malatesta, Docteur Man (ou El Medico), Emmanuel-Ahmed-el Hassar Rahman, Michel-Robert-Henry-Pont-Spoerry… et surtout, le temps qu’aura duré l’affaire qui nous intéresse, Norman William. Son enveloppe matérielle terrestre a, dit-on, mais faut-il le croire, finalement disparu en juillet 2015 au Nicaragua.

J’ai toujours nourri une immense fascination pour les gourous, les vrais ou faux mystiques, les meneurs de troupes vers la vie ou vers la mort, les inspirants, les indiscutés, sans que l’on sache s’ils mentent ou s’ils sont fous ou si c’est plus compliqué que ça. J’ai fait de cette fascination pour l’emprise un roman, Ainsi parlait Nanabozo, où je prenais soin de montrer que mener une tribu par les contes est un talent, et même un talent littéraire, un génie dangereux, qui consiste à faire entrer l’interlocuteur dans ses propres histoires, sa propre folie, comme font les leaders et toutes leurs variantes, Führer ou Duce. L’une de mes sources d’inspiration était donc la triste épopée d’Ecoovie, cette armée d’éclopés idéalistes qui fuyait la société de consommation, destructrice de la terre et les âmes, prônait une vie plus naturelle, écologique, spirituelle et sauvage inspirée des Amérindiens, et dont le rêve est devenu cauchemar. Leur chef spirituel, insaisissable margoulin international et prédateur sexuel, se disait chaman et héritier direct des Indiens Micmacs, Hopis et Algonquins (rien que ça).

Je connaissais le film L’affaire Norman William de Jacques Godbout (1994), disponible sur le site de l’Office National du film canadien… mais ces jours-ci, cette histoire ancienne défraye à nouveau la chronique. Arte.fr vient de mettre en ligne une série documentaire en quatre épisodes, Gaïaland par Yvonne Debeaumarché et Hannu Kontturi. Cette palpitante et tragique histoire me fascine de nouveau, je la regarde bouche bée en me disant Oh mais il faudrait écrire un roman là-dessus, puis je me souviens que je l’ai déjà fait.

Notons qu’Yvonne Debeaumarché était la réalisatrice d’une précédente série documentaire, Grégory dont j’ai fait l’éloge dans une autre strate du Fond du Tiroir.

Les histoires de faux indiens sont pléthoriques depuis deux siècles, et ma fiction Ainsi parlait Nanabozo s’inscrit aussi dans cette tradition-là : un blanc décide d’être indien, pour des motivations variées allant de l’empathie pour les opprimés à la recherche spirituelle en passant par la pure et simple escroquerie, ou à tout le moins l’appropriation culturelle comme dit notre époque. Citons notamment le cas très curieux de Grey Owl, faux Apache et véritable Anglais du nom d’Archibald Belaney, précurseur de la pensée écologique, qui a fait l’objet d’un biopic réalisé en 1999 par Richard Attenborough : Grey Owl, celui qui rêvait d’être indien ; on peut citer aussi Chief Buffalo Child Long Lance, Asa Earl Carter, Nasdijj ou Ward Churchill…

Toutefois mon faux Indien préféré, qui d’ailleurs à un peu le même air de sage vieilli sous la tresse que Norman William mais sans le bandeau sur le front (bandeau dont on sait qu’il n’est pas du tout indien, c’est un cliché folklorique inventé par Hollywood pour des raisons purement techniques : retenir les perruques des faux Indiens durant les cascades), reste le formidable Iron Eyes Cody, dit L’Indien qui pleure, à qui j’ai consacré un article à lire ici.

11 novembre au plumard

11/11/2023 Aucun commentaire

Oh mais quel beau livre tout rose que celui-ci !

L’ « Anthologie de la poésie érotique [française] », conçue par Marcel Béalu en 1971, est aujourd’hui rééditée par Seghers, augmentée de nombreux poètes (surtout des poétesses) du XXe siècle et ornée de délicats et élégants dessins par Louise Bourgoin (l’actrice qui rayonne aussi crayonne).

En extrait, je choisis le sonnet Épithalame de Guillaume Apollinaire (car nous sommes le 11 novembre, et commémorer la guerre de 14-18 c’est toujours commémorer Apollinaire), s’achevant par l’oxymore célébrissime pompé (en tout bien tout honneur) dans le Cid de Corneille (Acte IV, scène 3) :

Tes mains introduiront mon beau membre asinin
Dans le sacré bordel ouvert entre tes cuisses
Et je veux l’avouer, en dépit d’Avinain,
Que me fait ton amour pourvu que tu jouisses !

Ma bouche à tes seins blancs comme des petits suisses
Fera l’honneur abject des suçons sans venin.
De ma mentule mâle en ton corps féminin
Le sperme tombera comme l’or dans les sluices.

Ô ma tendre putain ! Tes fesses ont vaincu
De tous les fruits pulpeux le savoureux mystère,
L’humble rotondité sans sexe de la terre,

La lune, chaque mois, si vaine de son cul
Et de tes yeux jaillit même quand tu les voilesCette obscure clarté qui tombe des étoiles.

Jeunes filles, jeunes gens ! Regardez Sex Education sur Netflix si vous voulez… matez du porno si vous y tenez… mais lisez donc de la poésie, vous en serez respectivement moins cons et moins glands !

À titre personnel je regrette que cette précieuse somme ne consacre à Pierre Louÿs qu’une seule malheureuse page (même si le poème choisi, Les nymphes, est bien sûr splendide), mais ma foi les goûts et les couleurs de l’amour…

En revanche je me félicite que cette anthologie, rangée dans l’ordre chronologique, s’ouvre par un poème de Clotilde de Surville, chimère littéraire du XVI siècle dont je suis amoureux depuis tantôt 20 ans. Rediffusion au Fond du Tiroir : ma rencontre acvec Clotilde.

Les ailes sous le bras

02/11/2023 Aucun commentaire

De passage à Lausanne.

Depuis son ouverture au public en 2016, j’avais très envie de visiter le manoir où Charlie Chaplin a passé les 25 dernières années de sa vie, entouré de sa femme et leurs huit enfants. Mais mon envie était troublée, parasitée par quelques scrupules, de vagues appréhensions. Certaines d’entre elles fondées sur de solides raisons : je craignais le côté parc-à-thème pour fétichistes infantiles, qu’augure hélas le navrant nom choisi pour le lieu, « Chaplin’s World » ; d’autres, sur de purs préjugés : je soupçonnais perfidement que Chaplin avait posé ses valises au bord du lac Léman à la faveur se son climat fiscal optimal. La Ruée vers l’or plutôt que les Lumières de la ville.

Je fais amende honorable ! Ma première série de réserves, l’aversion pour le parkathème, n’aura été vérifiée in situ que par l’inepte exposition temporaire (des monstres hollywoodiens en plastoc pour fêter Halloween) ; et ma seconde a été balayée par un rappel historique fondamental : Chaplin, quittant les USA en 1952 pour la promo de Limelight, voit son visa de retour tout simplement résilié par l’administration américaine. Il est chassé comme un malpropre (plus exactement, comme une sorcière) des États-Unis, il est donc un exilé politique et non pas fiscal. L’homme qui avait prononcé à la fin du Dictateur un si vibrant appel à la paix, cherchait ici la sienne. Or la Suisse, on en pensera ce qu’on voudra, que c’est le paradis des banquiers, des chocolatiers ou des cuckoo clocks comme disait le Troisième Homme, c’est aussi un grand et minuscule pays de paix, voilà tout.

Quant au rapport de Chaplin à l’argent : en 1954 il reçoit une petite fortune sous la forme d’un « Prix international de la paix » (la paix, encore elle), apparemment versée par des organismes du Bloc de l’Est. Ayant eu suffisamment d’ennuis à cause de ses supposées accointances communistes, il coupe court à toute polémique en reversant immédiatement deux millions de francs à l’abbé Pierre (le reliquat sera pour les œuvres sociales de son quartier d’enfance à Londres) afin de soutenir l’accueil d’urgence aux sans-abris. Il déclare à l’abbé : « Ce n’est pas un don que je fais mais une dette que je rembourse, en hommage à ceux qui vivent dans la rue, comme le vagabond que j’incarnais. » Est-il concevable de faire plus classe ?

Pour le reste, cet endroit est tout simplement admirable parce qu’il donne un accès pédagogique et charnel (malgré les statues de cire Grévin) à un artiste lui-même admirable et dès lors je cesse de chercher midi à quatorze heures sur une Rolex. Charlie Chaplin était un grand génie universel, qui a fait rire et pleurer le monde entier, qui m’a encore fait rire et pleurer aujourd’hui (quelques extraits du Kid auront fait l’affaire en une poignée de secondes), et qui, en procurant les mêmes émotions à tant de peuples éloignés, aura véritablement œuvré pour la paix, j’en suis convaincu, la paix, toujours elle.

En illustrations ci-dessus, deux pièces vues sur place qui m’ont particulièrement touché :
D’abord, un portrait de Charlot par Marc Chagall (1929), qui bien sûr fait du vagabond un ange, trimbalant ses ailes sous son bras…
Et puis le violon de Chaplin (photo Laurence Menu), « en chair et en os » , qu’il s’était acheté avec ses premiers cachets à 16 ans, qu’il a toujours emporté avec lui, et dont il a joué en amateur toute sa vie. Comme il était gaucher, il avait inversé les cordes, l’âme et le chevalet.

Feu le PB

01/11/2023 Aucun commentaire

31 octobre 2023 : Le Petit Bulletin, hebdo culturel gratuit, institution grenobloise, disparaît juste après avoir célébré ses 30 ans.
En hommage égocentrique et par pur exhibitionnisme je reproduis ici la une et la page 3 du n°436 daté du 7 mai 2003 de cette valeureuse feuille de chou.
Un premier roman intitulé TS défrayait la chronique. C’était le bon temps ou quoi ?

Combien d’images par seconde

29/10/2023 Aucun commentaire

Hier, j’ai enchaîné cinq films en salle.
Un marathon d’images, de couleurs, de visages, d’yeux et de bouches, de corps aussi bien sûr mais surtout de visages, de visages plus grands que soi, de sons, de musiques, de paysages, de mouvements, de mots, d’idées, de sensations, d’émotions, de plans, de temps, de vie.
Cinq films dans la même journée, voilà qui ne m’était pas arrivé depuis environ 40 ans, lorsque « la fête du cinéma » inventée par Lang (Jack, pas Fritz) donnait accès à la boulimie et surtout au fantasme, à ce fantasme de « tout voir ». Je me souviens que Godard disait, avec autant de gratitude qu’il était capable, qu’il était de la dernière génération qui pouvait encore « voir tout le cinéma ».

C’est qu’hier je m’étais porté volontaire pour être, un peu, bénévole sur le festival « Ciné-Regains et vendanges tardives » de l’écran vagabond du Trièves.
Un peu, parce que pour dire le vrai j’étais nettement plus souvent assis dans le noir que debout à la billetterie ou à la buvette.

Or par chance, ce sont cinq films extraordinaires que j’ai vus :

Les herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan (Arf ! commencer sa journée par 3h15 en turc, ça vous fouette les biorythmes) ;
Sibyl de Justine Trier ;
Les ombres persanes de Mani Haghighi ;
Le bleu du caftan de Maryam Touzani ;
Yannick de Quentin Dupieux (Arf ! terminer sa journée par 1h05, soit le tiers des Herbes sèches, de délicieuse absurdité, ça vous requinque les biorythmes pour un tour et pour la nuit).

Cinq films formidables qui peut-être en d’autres circonstances eussent mérité un jour chacun, histoire de laisser le temps de la digestion… Sauf que là, pas le temps de métaboliser : un film chasse l’autre qui reste pourtant présent, en filigrane, en strate, selon le principe de la persistance rétinienne qui est le cinéma lui-même.
Les conditions de visionnage intensif entraînent des effets curieux qui sont loin d’être inintéressants. Une exposition plus large de notre psyché photosensible, une attention parfois flottante où le cerveau du regardeur finit par lâcher prise, ouvrir les vannes, surmonter les inhibitions, il se laisse aller et accueille en vrac et bouche des trous et ouvre des portes, superpose des couleurs, des sens et des histoires, en somme il collectionne ces apophénies dont le Fond du Tiroir ou le complotisme sont toujours friands (cf. archive au Fond du Tiroir).

Ne pas confondre deux faux-amis : cet effet stupéfiant (au sens de drogue douce) propre aux festivals de cinéma est tout-à-fait distinct de celui engendré par le binge-watching de séries sur petit écran, où l’on passe des heures dans un état plus constant, un état d’excitation continue mais molle, d’écarquillement méthode Ludovico, d’hystérie impuissante où l’on est assez peu créateur de ce qui est en nous.

En fin de compte, enchaîner des films si différents, des oeuvres si différentes qui sont autant de propositions mentales, me rappelle surtout ce que je n’oublie pourtant jamais : j’aurai beau aimer tel ou tel film, et même parfois l’aimer passionnément… Que je l’aime ou non a finalement peu d’importance car ce que j’aime avant tout, c’est le cinéma. Être assis dans le noir et me laisser impressionner la psyché photosensible.

C’est comme lorsqu’on s’accorde le luxe exorbitant, de plus en plus rare en nos temps de fil à la patte numérique, de se plonger dans un livre, voire dans plusieurs, quelques heures d’affilée, et ne faire que cela. Manger de la phrase et tourner les pages sans s’interrompre, sans se laisser divertir par un quelconque détour sur internet : au bout d’un moment, l’effet opère, l’effet second, la quasi-transe, les mots ne font plus seulement des phrases, ils font un monde, on est parti, on accepte de se laisser faire et on avance, peu importe alors que l’on aime ce livre ou pas, ce qu’on vérifie c’est qu’on aime lire.

À la faveur d’une nuit augmentée d’une heure de sommeil d’automne, me voici remonté comme un coucou, et j’y retourne de ce pas, car ce dimanche est le dernier jour du festival.

L’amour existe (if you want it)

21/10/2023 Aucun commentaire

Je publie le texte ci-dessous sur le réseau social que je fréquente, celui pour vieux :

Je ne sais pas trop ce que j’ai, ou alors je ne le sais que trop bien.
Je viens d’écouter quatre fois de suite cette chanson.
J’ai pleuré quatre fois.
Je me souviens d’une interview de Paul McCartney à qui un quelconque journaliste demandait un peu sottement : « Ça vous fait quoi d’avoir été un Beatles ? » Il répondait, sans détour, sans cynisme, sans esbroufe, sans fausse modestie : « Je suis fier d’avoir chanté la paix et l’amour et que ces chansons de paix et d’amour aient circulé sur toute la planète » .
En 1965, McCartney écrivait pour les Beatles We can work it out : On peut s’en sortir.
En 2008, sur le plateau de Taratata, deux chanteuses israéliennes, la Palestinienne Mira Awad et l’Israélienne Noa (Achinoam Nini) reprenaient ensemble cette chanson de paix et d’amour.
Les larmes coulent.

La communication sur les réseaux sociaux, même pour vieux, étant une parodie de communication, les malentendus et les dialogues de sourds ne tardent jamais. Sous mon post, un ami commente ma déclaration :

Il y a le monde que chantent les artistes, celui où nous serions tous frères, celui dans lequel nous aimerions vivre, et puis il y a le monde dans lequel nous vivons, celui où l’on interdit, lapide, égorge.

Comme ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, j’argumente à nouveau. Je cause esthétique, ce qui est pratique pour éviter de causer de la guerre, mais chacun son champ de compétence.
J’enfonce mon propre clou, ce faisant je poursuis le dialogue de sourds et je ne sais pas si j’ai raison. Voilà bien la preuve que je ne suis pas fait pour les réseaux sociaux : je ne sais pas si j’ai raison.

Je suis en désaccord sur la fonction que tu sembles attribuer à l’art et aux artistes, que tu relègues dans la naïveté, leur idéalisme confinant au déni. Or l’art et les artistes ne sont pas là pour chanter l’optimisme mais pour montrer ce qui est possible (y compris l’optimisme).
McCartney écrit We can work it out et non We are workin’ it out, le mot-clef est can. Il ne se vautre pas dans un aveuglement béat, mais propose une vision, une perspective à l’horizon. Une oeuvre d’art est toujours, comme un rêve que le rêveur fait pour lui-même, une recombinaison de la réalité pour envisager une potentialité.
Un cauchemar est certes un rêve.
« La paix et l’amour » chantés par les Beatles ne sont pas des données de fait, ce sont des possibilités entrevues (voir l’affiche célèbre et un peu plus tardive de Lennon : « War is over! (If you want it)« ).
L’art montre ce qui est et ce qui peut être, sans émollient. S’il donne à entendre un espoir (ou la raison, ou le progrès, etc.), ce n’est pas gratuit. Il peut aussi donner à entendre le contraire (le désespoir, la déraison, la régression), se faire dur et violent, se dire le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, et ce ne sera pas gratuit non plus (cf. Goya, bien sûr). Sauf en cas de cynisme mais le cynisme outrepasse le champ de l’art.
Une autre chanson bouleversante, en français celle-ci :

« Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Les soldats seront troubadours
Mais nous, nous serons morts, mon frère.
« 

Je publie ce développement sur le réseau social pour darons.
Et seulement après coup je pense à Maurice Pialat, je pense à un titre de Pialat. Mais c’est trop tard, je garde Pialat pour moi, je ne le mentionne pas sur le fuckin’ réseau.
Pialat, artiste insoupçonnable de la moindre concession à une quelconque béatitude solaire ou à un joyeux déni de la réalité, insoupçonnable de divertissement, tourne son premier film professionnel en 1960.
Il s’agit d’un documentaire radical, d’abord autobiographique puis sociologique, sur la banlieue triste qui s’ennuie. Il s’agit d’un bloc d’âpreté et de désespoir, d’une dénonciation de conditions de vie inhumaines. Ce film s’intitule pourtant L’amour existe.
Oui.
Ce n’est pas une antiphrase.
Pialat a raison.
L’amour existe et il faut le dire.
Les artistes doivent le dire.
Parce que si en plus, l’amour n’existait pas…

Auto da fe

14/10/2023 un commentaire
« Autodafé de l’Inquisition » (en espagnol : Auto de fe de la Inquisición), huile sur bois réalisée par Francisco de Goya entre 1812 et 1819.

Faut-il tuer les professeurs de lettres en lycée à coups de couteau ?
Ben non.
Faut-il brûler le Coran ?
Non plus.
Puisqu’il ne faut pas brûler les livres, en général. De même qu’il ne faut pas tuer les gens à coups de couteau, en général.
Encore faut-il savoir pourquoi il convient de ni brûler les livres ni égorger les professeurs.
Il ne faut ni brûler les livres ni égorger les professeurs, parce qu’ils sont détenteurs d’une parole humaine.
Oui, la vraie raison de l’interdit est là, dans l’humanité, pas dans une quelconque divinité : égorger un professeur est un assassinat, mais pas une mission sacrée ; brûler un livre est une imbécilité, mais pas un blasphème.

Préservons les livres parce que les livres sont des paroles d’humains et non parce qu’ils sont la parole de Dieu (alors ça, le coup de la « parole de Dieu », c’est autre chose, ce sont des histoires que les humains se racontent, peu importe qu’elles soient vraies ou fausses, les histoires sont toujours des paroles d’humains, respectables en tant que telles, il ne faut ni les brûler, ni les revendiquer pour brûler autre chose).
Les humains qui parlent sont infiniment précieux, irremplaçables, chacun est unique.
Les livres sont sensiblement moins précieux, puisqu’ils sont imprimés en nombre et donc aisément remplaçables (le nombre de Coran circulant à la surface de la terre est estimé à trois milliards d’exemplaires, la belle affaire si l’un d’eux brûle, c’est juste une imbécilité, rien de bien grave).
Parmi les livres précieux : les dictionnaires d’étymologie.
« Autodafé » , mot qui désigne la destruction par le feu, et par extension l’élimination sacrificielle et en public, que ce soit des humains eux-mêmes ou de leur parole imprimée dans les livres, a été introduit dans la langue française au XVIIe siècle, via le portugais et l’espagnol, et a vécu son âge d’or lors de l’Inquisition espagnole. Sa source est bien sûr latine : actus fidei. Un acte de foi. Car c’est la foi qui pousse à agir. À brûler les livres et à couper les gorges. Dieu nous garde des actes de foi.

« Suis-je le même en des temps différents ? » (sujet du bac philo, 1987)

12/10/2023 Aucun commentaire

Parfois on voit une image
Par surprise
On voit un visage
On voit le passage
On voit le sillage
On voit le ravage
On sent l’âge
On résiste
On hésite à faire le lien
On doute pour la forme
On se demande ce qu’il a fallu oublier
Entre temps
Pour s’offrir ce luxe
Se voir dans l’image
Comme un autre
Un éloigné de la famille
Se reconnaître sans en revenir
A-t-on vraiment été cette personne ?
Cette personne froissée
Cette boule de papier
Cette peine
On a envie de la consoler
Lui dire que ça ira
Une main sur son épaule
Ou même l’embrasser
Si elle permet
T’inquiète
Ça ira
Crois-moi
Je le sais
Je peux pas tout t’expliquer
Je peux pas tout te dire mais
Crois-moi
Je suis bien placé
Ça finira par aller.

Chacun connaît la fin de l’histoire

10/10/2023 Aucun commentaire

J’utilise quotidiennement les transports en commun de ma ville. J’aime les transports en commun, parce que j’aime le transport et j’aime le commun, en général.
Mais j’ai l’impression (j’admets qu’il s’agit peut-être plus d’un ressenti que d’un constat) que les contrôles sur les lignes sont de plus en plus nombreux. Je croise presque tous les jours, et parfois matin et soir, les cohortes de contrôleurs qui traquent les sans-tickets. Il sont, dans les cas extrêmes, accompagnés de flics qui traquent les sans papiers (est-ce cela qu’on appelle la convergence des luttes ?).
Il est déjà assez pénible d’imaginer que la compagnie mixte de transports en commun embauche davantage de contrôleurs que de chauffeurs (quel est au juste le message exprimé par ce choix politique répressif, dans une ville dite « écolo » ?), mais il y a bien pire.
Car il faut subir, en plus des contrôles intensifs, la pollution visuelle : une campagne de pub particulièrement abjecte placardée sur tous les arrêts de bus et de tram.
Sous couvert d’ironie, peut-être même d’esprit, des slogans immondes imprimés aussi gros que les voyageurs sont censés confondre les fraudeurs, les plonger dans l’indignité et la culpabilité.
« À vous qui jurez que votre ticket s’est mystérieusement volatilisé », « À vous qui dites n’être contrôlé que le seul jour de l’année où vous avez oublié d’acheter un ticket », « À vous qui soutenez qu’une urgence absolue vous a contraint à frauder », « À vous qui expliquez que vous n’êtes pas du genre à frauder, mais simplement à faire des économies », etc., « … On ne se lassera jamais de vos petites histoires mais chacun en connaît la chute : 110 euros d’amende. »
Le comble du cynisme ou de l’absurdité est pulvérisé par la superposition sous nos yeux, comme des strates archéologiques juxtaposées, de ces phrases accablantes et d’un slogan générique datant de la campagne de communication précédente, et d’une époque où c’était la bienveillance qui était à la mode : « On a tant à partager. » Ce qui donne, compressé comme dans une œuvre de César : « On a tant à partager mais chacun connaît la chute de l’histoire : 110 euros d’amende. »
Pour rappel : toute publicité, qu’elle soit bienveillante ou moralisatrice, est de la merde.
Cette campagne de merde-ci, défendue comme « pédagogique » par ses promoteurs (et sans doute comme « humoristique » par ses ignobles concepteurs aux salaires sans commune mesure avec ceux d’un chauffeur ou un contrôleur), en réalité intimidante, surplombante, autoritaire, humiliante, déplaisante même pour celui qui voyage en règle, révèle un mépris de classe et doit être dénoncée pour ce qu’elle est : une chasse aux pauvres.
Comme partout, comme toujours en Macronie, il est extrêmement coûteux d’être pauvre, on connaît la chute : 110 euros d’amende. On criminalise la pauvreté (« Salauds de pauvres ! » disait Grangil) et on fait des cadeaux fiscaux aux riches qu’on ne va tout de même pas ponctionner pour les obliger à participer à des services publics tels que les transports en commun alors qu’ils n’en profitent pas, ils ont des jets privés.
D’autres choix politiques existent. Cette année, Montpellier devient la plus grande métropole européenne à instaurer la gratuité des transports en commun pour tous ses habitants.

Addendum deux mois plus tard, 20 décembre 2023 :
Ce matin, j’attends le bus, sous l’abri et un peu sous la pluie.
Un ado se lève du banc : « Vous voulez vous asseoir, m’sieur ? » J’hésite très brièvement, juste le temps de me souvenir que si je passe pour vieux c’est de bonne guerre puisque je le suis. Je remercie le garçon et je m’assois. Nous attendons ensemble, lui debout, moi assis.
Le bus arrive, nous montons.
À la station suivante, une brigade de contrôleurs envahit le bus par toutes ses portes. Je me fais une nouvelle fois la réflexion que les jours se font rares sans croiser ces uniformes-là, et j’étrangle en moi un petit inconfort, irrationnel, qui ne serait pas pire si je n’avais pas dans la poche ma carte d’abonnement en bonne et due forme.
Le garçon qui m’avait cédé sa place sur le banc n’est pas en règle. Les contrôleurs lui consacrent tellement de temps qu’ils ne poursuivent pas plus avant l’investigation du bus et ne parviennent même pas jusqu’à moi. Ils ont trouvé ce qui leur faut. Ils font épeler au garçon son nom, son prénom, son adresse. Il s’appelle Zaccaria. Z, A, deux C, A… L’interpellation dure.
Nous descendons tous au même arrêt, lui et eux, qui n’ont pas fini leur affaire, et moi. En passant à son niveau, sans un regard pour les autres qui verbalisent sur leur petit carnet, je lui dis : « Merci Zaccaria de m’avoir cédé ta place ! Tu n’as pas de billet mais tu as du savoir-vivre. »
Il hoche la tête et me sourit, c’est toujours ça de pris.
Voilà pour mon observation quotidienne des incivilités et du vivre-ensemble.