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Combien d’images par seconde

Hier, j’ai enchaîné cinq films en salle.
Un marathon d’images, de couleurs, de visages, d’yeux et de bouches, de corps aussi bien sûr mais surtout de visages, de visages plus grands que soi, de sons, de musiques, de paysages, de mouvements, de mots, d’idées, de sensations, d’émotions, de plans, de temps, de vie.
Cinq films dans la même journée, voilà qui ne m’était pas arrivé depuis environ 40 ans, lorsque « la fête du cinéma » inventée par Lang (Jack, pas Fritz) donnait accès à la boulimie et surtout au fantasme, à ce fantasme de « tout voir ». Je me souviens que Godard disait, avec autant de gratitude qu’il était capable, qu’il était de la dernière génération qui pouvait encore « voir tout le cinéma ».

C’est qu’hier je m’étais porté volontaire pour être, un peu, bénévole sur le festival « Ciné-Regains et vendanges tardives » de l’écran vagabond du Trièves.
Un peu, parce que pour dire le vrai j’étais nettement plus souvent assis dans le noir que debout à la billetterie ou à la buvette.

Or par chance, ce sont cinq films extraordinaires que j’ai vus :

Les herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan (Arf ! commencer sa journée par 3h15 en turc, ça vous fouette les biorythmes) ;
Sibyl de Justine Trier ;
Les ombres persanes de Mani Haghighi ;
Le bleu du caftan de Maryam Touzani ;
Yannick de Quentin Dupieux (Arf ! terminer sa journée par 1h05, soit le tiers des Herbes sèches, de délicieuse absurdité, ça vous requinque les biorythmes pour un tour et pour la nuit).

Cinq films formidables qui peut-être en d’autres circonstances eussent mérité un jour chacun, histoire de laisser le temps de la digestion… Sauf que là, pas le temps de métaboliser : un film chasse l’autre qui reste pourtant présent, en filigrane, en strate, selon le principe de la persistance rétinienne qui est le cinéma lui-même.
Les conditions de visionnage intensif entraînent des effets curieux qui sont loin d’être inintéressants. Une exposition plus large de notre psyché photosensible, une attention parfois flottante où le cerveau du regardeur finit par lâcher prise, ouvrir les vannes, surmonter les inhibitions, il se laisse aller et accueille en vrac et bouche des trous et ouvre des portes, superpose des couleurs, des sens et des histoires, en somme il collectionne ces apophénies dont le Fond du Tiroir ou le complotisme sont toujours friands (cf. archive au Fond du Tiroir).

Ne pas confondre deux faux-amis : cet effet stupéfiant (au sens de drogue douce) propre aux festivals de cinéma est tout-à-fait distinct de celui engendré par le binge-watching de séries sur petit écran, où l’on passe des heures dans un état plus constant, un état d’excitation continue mais molle, d’écarquillement méthode Ludovico, d’hystérie impuissante où l’on est assez peu créateur de ce qui est en nous.

En fin de compte, enchaîner des films si différents, des oeuvres si différentes qui sont autant de propositions mentales, me rappelle surtout ce que je n’oublie pourtant jamais : j’aurai beau aimer tel ou tel film, et même parfois l’aimer passionnément… Que je l’aime ou non a finalement peu d’importance car ce que j’aime avant tout, c’est le cinéma. Être assis dans le noir et me laisser impressionner la psyché photosensible.

C’est comme lorsqu’on s’accorde le luxe exorbitant, de plus en plus rare en nos temps de fil à la patte numérique, de se plonger dans un livre, voire dans plusieurs, quelques heures d’affilée, et ne faire que cela. Manger de la phrase et tourner les pages sans s’interrompre, sans se laisser divertir par un quelconque détour sur internet : au bout d’un moment, l’effet opère, l’effet second, la quasi-transe, les mots ne font plus seulement des phrases, ils font un monde, on est parti, on accepte de se laisser faire et on avance, peu importe alors que l’on aime ce livre ou pas, ce qu’on vérifie c’est qu’on aime lire.

À la faveur d’une nuit augmentée d’une heure de sommeil d’automne, me voici remonté comme un coucou, et j’y retourne de ce pas, car ce dimanche est le dernier jour du festival.

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