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Humour de bibliothécaire (Troyes épisode 79)

Étrange expérience de lecture : La cote 400 de Sophie Divry (Les Allusifs, 2010).

Roman bref et monocorde, un peu cynique mais pas trop, à la fois savant et burlesque, ce livre me touche beaucoup, et il m’a fallu parvenir à son terme pour comprendre comment et pourquoi. D’abord par son sujet, mais j’y étais acquis d’avance : la narratrice est une bibliothécaire d’âge mûr, juste assez aigrie et maniaque pour raconter sans trop forcer le trait l’écosystème bibliothéconomique, sa faune et sa flore, ses livres, ses lecteurs, les rencontres entre les deux qui comme toute rencontre peuvent prendre le chemin du malentendu. Les allusions à la lutte des classes Dewey (les classes nobles, 200, 800, contre les bâtons merdeux dont personne ne veut, 400, 500) frisent la private joke corporatiste pour fonctionnaires de la culture, et comme je suis de la maison, je souris volontiers. En revanche, puisque je suis lecteur avant d’être bibliothécaire (et je serai encore ceci lorsque je ne serai plus cela), et comme en cette seconde je suis en train de lire et d’écrire dans une bibliothèque publique, je suis prêt à récuser ce qu’elle écrit p. 30 :

Tenez, il vous arrive de croiser des gens heureux d’aller au cinéma, au restaurant, à la piscine, au café, c’est courant. Mais avez-vous jamais entendu dans la rue une conversation du type : « Super, je vais passer la journée à la bib’ ! – Génial, quelle chance tu as ! »

Mais c’est, davantage que le sujet, la forme même du récit qui m’a troublé. Je l’ai lu avec un perturbant sentiment de familiarité, de reconnaissance. Pour tout dire, et tant pis si je passe pour un fat, j’ai eu l’impression de lire ce que j’écrivais il y a quinze ans. Un faux dialogue dont l’interlocuteur est absent (place vide, place du mort dans laquelle se glisse le lecteur, je ne sais pas pour Sophie Divry, mais quant à moi j’avais piqué ce truc à La Chute de Camus), une progression verbale dans les conditions du direct et sans alinéa, un narrateur a priori antipathique mais dont malgré soi on est conduit à partager l’exaltation et le début de folie, un conte zigzaguant et verbeux sur la solitude, sur le déraillement intime du système, sur l’angoisse qu’on tente de canaliser par telle ou telle culture… Fabriquant malicieusement de la fiction avec l’idée même du savoir, ce roman est un rejeton de Bouvard et Pécuchet, et je l’identifie comme mon cousin.

Je ne renie rien de ce que j’écrivais il y a quinze ans, oh là pensez-vous, rien du tout. Toutefois cette découverte, comme un miroir enchanté qui se serait figé sur une image révolue, fait naître en moi de drôles de questions. Puisqu’il est préférable de regarder devant que derrière, n’aurait-il pas mieux valu que je lise un roman représentatif de ma façon d’écrire dans quinze ans ? Mais peut-être l’ai-je fait, parmi les livres qui me sont passés sous les yeux, et n’y ai-je vu que du feu ?

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