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« Nous allons terroriser les terroristes » (Charles Pasqua, 1986) (Troyes épisode 67)


Est-ce un autre effet de la néoténie ? Je lis toujours les auteurs qui me fascinaient quand j’étais adolescent, parce qu’en somme je suis fasciné sur le long terme, et relativement constant dans mes goûts. Frank Miller, par exemple. Frank Miller est l’un des dessinateurs qui ont révolutionné les comic books à l’époque où je lisais des comic books, par conséquent j’ai lu depuis lors tout ce qu’il a publié. Je n’ai même, hélas, rien manqué de ce qu’il a tourné pour le cinéma, y compris sa honteuse dénaturation du Spirit d’EisnerIl se trouve qu’entre temps Miller a mal tourné, idéologiquement. Il grossit désormais les rangs des vieux réacs grincheux et va-t-en-guerre, républicains bien sûr, qui vilipendent grossièrement les manifestants d’Occupy Wall Street ou le manque de virilité d’Obama.

Après ses nanars sur pellicule, Miller avait annoncé la publication d’une nouvelle bande dessinée, sa première de longue haleine en près de dix ans, et je l’avais pré-commandée de longue date, très excité par ce retour à une forme d’expression qui lui avait réussi autrefois. L’objet s’appelle Holy Terror.

Eh, ben. Rarement lu un livre aussi con.

Miller avait averti que ce livre serait sa réaction viscérale au 11 septembre 2001. Bille en tête il s’est lancé dans une histoire de Batman, révélant précocement un titre, Holy Terror, Batman ! qui s’interprétait comme une allusion au terrorisme aussi bien qu’à l’ancien tic de langage du grotesque faire-valoir Robin, « Holy Machinchose, Batman ! » Le synopsis fut également claironné très en avance, je cite : Batman va botter le cul d’Al-Qaida. C’était parti pour être fin, on savait à quoi s’en tenir. Après des années de travail sur un projet qui a sans doute beaucoup changé sur la route (diverses incohérences demeurent, en cicatrices), le personnage principal n’est plus l’homme-chauve-souris-sous-copyright, mais un succédané basique, baptisé The Fixer. Qui botte le cul d’Al-Qaida, la finesse, par contre, étant préservée du début à la fin du processus.

Des islamistes font péter des bombes à clous dans Empire City. Des bons citoyens, des mauvais aussi, meurent en masse. Le super-héros mystérieux d’Empire City, The Fixer, relève le front et les poings, métaphore à lui tout seul de la Grande Nation, prend contact avec un certain nombre de partenaires tout aussi mystérieux (une fausse Catwoman avec qui il entretient des rapports qu’on pourrait qualifier de catch érotique, un faux Gordon commissaire de police moustachu, un fantomatique lobby militaro-financier capable d’envoyer depuis un satellite en orbite un puissant rayon laser pour faire le ménage, et enfin le plus croquignolet, une sorte de superjuif nommé David, dur à cuire arborant sur le visage, peinte ou tatouée, l’étoile du même nom), puis tue tous les méchants et détruit leurs armes de destruction massive. The end.

Une fois évacué Batman, le titre n’a plus que deux mots. Et puisqu’il s’agit de « Terreur sainte », de « djihad », bref d’émoi religieux, je n’ai pu que m’écrier plusieurs fois à la lecture : « Mon Dieu que c’est con ! » Ce qui ne m’empêchait pas de tourner les pages, avec avidité. Lire ce livre est salissant tellement il est régressif, mais il faut bien avouer, toute honte bue, que régresser peut être jouissif. J’ai pris grand plaisir à lire les dialogues débilo-hardboiled dont Miller a le secret depuis Sin City (Elles mourraient pour lui. Mais elles sont trop occupées à tuer pour lui.), et surtout à contempler son noir-et-blanc expressionniste, sans relâche magnifique. Graphiquement stimulant, intellectuellement écoeurant, sophistiqué et rance à la fois. Tiens, ça me rappelle le refrain d’une chanson.

Les images, surtout déployées pleine page voire en double page, tendent parfois à l’abstraction, voire à la confusion (attends, ils sont dans quelle position, là, à qui est ce pied ?) mais sont toujours d’une beauté à couper le souffle. Pour les architectures, les intempéries, les grosses godasses (ah, ce fétichisme des semelles crénelées) et les acrobaties contorsionnistes, on connaissait son savoir-faire, mais Miller épate aussi par son art du portrait et de la caricature, composant des dizaines de vignettes qui dépeignent un à un, comme ces montages funèbres déposés au pied des memorials, les victimes qui viennent de rendre leur âme à leur Dieu d’amour, quel qu’il soit. Cette litanie de trognes, où se succèdent des anonymes et des leaders politiques (on reconnaît Obama, Bush, Condoleeza Rice, Kadhafi, Ahmadinejad…) est impressionnante, et remplit son office dramatique : elle ponctue et incarne les violences. Une réserve, toutefois, sur l’objet lui-même : le papier, trop fin, pèche par sa transparence, ce qui gâte la force de certains effets graphiques (voyez comme je suis délicat et esthète).

Toujours est-il que. Mon ! Dieu ! Que ! C’est ! Con ! Miller revendique, aussi bêtement que ses personnages, ce premier degré décomplexé, qualifiant lucidement son « oeuvre » de propagande et précisant subtilement qu’il a créé ce livre parce que (…) I’m too old to serve my country in any other way. Otherwise, I’d gladly be pulling the trigger myself. The Fixer est infiniment plus raciste, simpliste, caricatural, et bas du front que Jack Bauer (cf. la scène où il torture le terroriste en lui disant « Mohammed, tu m’excuseras de t’appeler Mohammed alors que je ne connais pas ton prénom, mais les probabilités sont de mon côté »), et la joie qu’il prend à défourailler est un sommet de morbidité, pas de profondeur psychologique. Ce n’est certes pas cette histoire qui pourrait inciter à prendre au sérieux les comics de super-héros (pauvre Alan Moore…)

Mais je crois Holy Terror, quoique globalement indéfendable, pertinent en tant qu’histoire de super-héros. Je pense même qu’il aurait été très intéressant que Miller s’obstine (c’est sans doute DC, éditeur de Batman depuis 70 ans, qui a refusé ?) à en faire une aventure de Batman et Catwoman plutôt que de changer légèrement les costumes pour « inventer » de transparents ersatz. Il me semble que le genre super-héros permet bien des variations, et qu’un super-héros c’est aussi cela. Autant que la noblesse des sentiments et le sacrifice christique à la Daredevil (Miller écrivit de très belles histoires de Daredevil il y a, oh, il y a 30 ans), c’est cette connerie assumée de « faire le bien » à coups de talons et de Talion, c’est ce sado-masochisme en cuir, c’est cette narration épique, chaotique et spectaculaire. Bête. Ce faux Batman et cette fausse Catwoman sont des Batman et Catwoman possibles.

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