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Rien à foot

Henry Monnier travesti en Monsieur Prudhomme (vers 1875). Photographie d’Étienne Carjat, musée d’Orsay, Paris

1) 1er décembre 2022

Il arrive parfois, notamment quand le chauffeur du bus augmente le volume de sa radio, que je sois forcé de me souvenir : ah, oui, c’est vrai, la goddamn coupe du goddamn monde de goddamn foot du goddamn Qatar.

On trouve dans l’insurpassable Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, à l’article « ÉPINARDS », cette citation empruntée à Joseph Prudhomme, le personnage de bourgeois pontifiant créé par Henry Monnier :

ÉPINARDS – Ne jamais rater la phrase célèbre de Prudhomme : « Je ne les aime pas, j’en suis bien aise, car si je les aimais, j’en mangerais, et je ne puis pas les souffrir. »

Or ces jours-ci je pense souvent à cette sentence idiote et géniale sous la forme d’une paraphrase : « Je n’aime pas le foot, et j’en suis bien aise, parce que si je l’aimais je regarderais sans doute cette coupe du monde particulièrement ignoble et obscène, ce précipité d’apocalypse, or justement je ne peux pas encaisser le foot et c’est autant de temps de gagné pour m’adonner à des occupations enrichissantes, par exemple lire Flaubert ».

On notera avec intérêt que l’article ÉPINARDS du précieux manuel est précédé par :

« ÉPICURE – Le mépriser. »

… et suivi par :

ÉPOQUE (la nôtre) – Tonner contre elle. Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique. L’appeler époque de transition, de décadence.

2) 11 décembre 2022

Elle n’est toujours pas terminée cette foutue coupe du monde, métonymie du joyeux suicide de l’humanité ? Ah mais finissons-en au plus vite ! Nous sommes au bord du gouffre ? Il est temps de faire un pas en avant !
Afin de vous libérer l’esprit dès aujourd’hui pour passer à autre chose, attention spoïleur, Le Fond du Tiroir vous révèle en avant-première mondiale le score final ! Ce sera… 6500 contre 1. Sauf que 1 a gagné contre 6500.

– 6500 prolétaires, essentiellement africains ou asiatiques, esclaves légaux, ont trouvé la mort au Qatar durant la construction de ces temples climatisés où une poignée de millionnaires sponsorisés par des milliardaires courent après un ballon mais « ne font pas de politique » .
– 1 monarchie moyenâgeuse, bigote, sexiste, théocratique et patriarcale, dictature obscurantiste… mais « précieux partenaire » , riche à milliards grâce à l’économie carbonée, à l’essence de nos bagnoles et tout au bout de chaîne alimentaire, grâce aux valises de cash pour lubrifier la FIFA, se fait passer pour sérieuse, respectable et même désirable, pour tout dire « moderne ».

Car oui, le football est un maillon capital de la « modernité », c’est-à-dire, très exactement, de la diversion.
Nous le savons depuis 1984 de George Orwell, paru en 1948. Extrait du chapitre VII de la 1ère partie :

Le Parti enseignait que les prolétaires étaient des inférieurs naturels, qui devaient être tenus en état de dépendance, comme les animaux, par l’application de quelques règles simples. En réalité, on savait peu de chose des prolétaires. Il n’était pas nécessaire d’en savoir beaucoup. Aussi longtemps qu’ils continueraient à travailler et à engendrer, leurs autres activités seraient sans importance. (…) ils se mariaient à vingt ans, étaient en pleine maturité à trente et mouraient, pour la plupart, à soixante ans. Le travail physique épuisant, le souci de la maison et des enfants, les querelles mesquines entre voisins, les films, le football [c’est moi qui souligne. Je vais pas me gêner.], la bière et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sous contrôle n’était pas difficile. Quelques agents de la Police de la Pensée circulaient constamment parmi eux, répandaient de fausses rumeurs, notaient et éliminaient les quelques individus qui étaient susceptibles de devenir dangereux.

Il y aurait peu de choses à réactualiser dans cette longue citation. J’en vois seulement deux : « le Parti » n’existe plus tel qu’Orwell l’entendait et le dénonçait en 1948, puissance hégémonique bureaucratique communiste… désormais les forces totalitaires en charge de l’air du temps sont plus diffuses et internationalisées ; les prolétaires ne sont plus incités à « travailler » mais « consommer » – le décervelage qui en découle est cependant le même.

J’arrête ici la citation mais c’est dommage, car la phrase suivante parle des réflexes conditionnés que l’on attend des prolétaires : aucun « sentiment politique profond » mais seulement un « patriotisme primitif » – bref il y est encore question, explicitement, de la coupe du monde de foot.

Vive le sport !

3) 15 décembre 2022

Malheureusement le cauchemar continue et enfle. La France (quelle France ?) a gagné (ça veut dire quoi gagner ?) ce soir contre Le Maroc (quel Maroc ?). Hélas pour moi le hasard fait que je me trouve en ville, je reviens d’une session d’écoute du CD de Solexine tout chaud sorti des mix… J’ai beau avoir guetté l’heure, et tenté de me faufiler dans les rues avant la fin du match, trop tard, j’ai perdu ma course contre la montre et je suis pris au piège, le centre ville est un traquenard où une artère sur deux est bouclée par les flics, tandis que l’autre, le long des bistrots, dégueule de créatures avinées et hurlantes. « On est ! On est en finale ! » Les créatures ont manifestement gagné. Ces hordes en liesse sont dangereuses comme des soldats juste après la conquête d’un territoire, le cocktail explosif est le même, griserie, enthousiasme, alcool, défoulement, toute-puissance et patriotisme, chauffés à blanc ils n’auraient qu’à se laisser aller pour violer les femmes et tabasser les hommes, on est chez nous bordel on a gagné. J’ai peur. Je presse le pas, à ce stade je suis certain de me faire lyncher en tant que mauvais Français ou seulement agresser en tant que victime collatérale mauvais endroit mauvais moment, j’entends par vagues des braillements des klaxons des Marseillaises, je longe des vitrines et des terrasses pleines de fumeurs et buveurs mugissant, je m’efforce de ne croiser aucun regard, soudain j’entends des coups de feu et mon sang se glace ! Ou peut-être des pétards, je ne sais pas, je ne risque pas de m’arrêter pour vérifier, je frissonne et accélère encore. Je réussis à m’éloigner des principales concentrations humaines (sic), je fais un détour par les quais, je ne croise plus que des individus isolés, titubants, vomissant ou pissant dans les buissons, et au bout d’une demi-heure d’angoisse je suis enfin chez moi, je verrouille à double tour et je souffle.

Il paraît que l’affiche de la finale est France-Argentine. Comme je ne suis pas argentin, je suis en mesure de m’exclamer, fébrile d’espoir : vive l’Argentine !

En revanche, Jorge Luis Borges, qui était tout aussi argentin que Diego Maradona, vous savez ce qu’il vous dit, Jorge Luis Borges ?

4) Lundi 19 décembre 2022. La France a enfin perdu ! On va pouvoir reprendre une vie !

Heureusement qu’il n’y a pas que le foot dans la presse du jour, y compris argentine. Il se passe d’autres choses dans le monde, et même dans Le Monde(.fr). Je lis ceci ce matin qui m’emplit d’une indicible joie :

« Le « Necronomicon » a-t-il été vu à Buenos Aires ?
Le grimoire maudit a été imaginé par H. P. Lovecraft il y a un siècle, en 1922. Depuis, il parcourt souterrainement la littérature mondiale. En particulier dans la capitale argentine, où certains l’y cherchent encore, en suivant la piste tracée en son temps par le grand J. L. Borges lui-même.

Pendant des mois, chaque jour ou presque, la même question : « Avez-vous trouvé le Necronomicon ? » L’homme qui la pose est grand et maigre, d’allure fantomatique, et il l’adresse aux employés d’une vieille ­librairie de l’avenue de Mai, dans le centre historique de Buenos Aires. Peut-être auront-ils fini par mettre la main sur ce ­livre au hasard de l’acquisition d’une ­bibliothèque privée.
A cause de l’épidémie de Covid, la boutique a baissé le rideau. Mais le mystérieux lecteur de l’avenue de Mai continue sans doute d’arpenter les innom­brables points de vente de la ville. « Se moquait-il de nous ou croyait-il vraiment en l’existence du Necronomicon ?, se demande encore Carlos Santos Saez, un employé de la librairie. Peut-être avions-nous affaire à une réincarnation de Lovecraft. En tout cas, la ressemblance était frappante. »
Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) est cet écrivain américain du début du XXe siècle considéré comme l’un des maîtres de l’horreur. Il y a cent ans exactement, il imaginait le Necronomicon, un grimoire maudit mentionné pour la première fois dans la nouvelle « Le molosse », écrite en 1922 et publiée en 1924.Les pouvoirs maléfiques du Necronomicon sont contenus dans ses formules, qui permettraient d’entrer en relation avec les « Grands Anciens », des créatures qui gouvernaient le monde avant les humains, selon la vingtaine de nouvelles de Lovecraft où apparaît le nom. Le Necronomicon aurait été écrit au VIIIe siècle par un « Arabe fou » du nom d’Abdul Al-Hazred (peut-être un jeu de mots avec l’anglais all has read : « a tout lu »).
Le titre original, Al Azif, devient Necronomicon en grec. Seuls cinq exemplaires sont censés avoir traversé le temps, répartis entre la bibliothèque de l’université d’Arkham (fictive), celle de Harvard, le British Museum, la Bibliothèque nationale de France… et Buenos Aires. La capitale argentine n’apparaît qu’une fois chez Lovecraft, dans la nouvelle « L’abomination de Dunwich » (1928). Mais les fans argentins – plus que tous les autres – ont donné à « leur » exemplaire la consistance d’un mythe.
(…)
En 2017, une grande rétrospective des adaptations de Lovecraft au cinéma était organisée au Musée d’art latino-américain de Buenos Aires, le Malba. L’année suivante, le cinéaste argentin Marcelo Schapces exploitait la légende dans son long-métrage Necronomicon. El libro del infiernoLe livre de l’enfer »). L’ombre de Borges est omniprésente dans le film, dont un des personnages suggère que l’écrivain serait devenu aveugle en ­consultant le Necronomicon.
Le Necronomicon portègne fait parler de lui au-delà des frontières argentines. En 2018, Jean-Pierre Léaud, invité ­d’honneur du festival de cinéma de Mar del Plata, fait un passage express à Buenos Aires. Deux ou trois jours à consacrer aux charmes de la ville, mais l’acteur n’en démord pas. Il souhaite voir le ­Necronomicon. « Il aurait pu aller voir du tango, visiter des musées… Mais non, il a préféré partir à la recherche d’un livre imaginaire », s’étonne encore Enzo Maqueira. Le jeune écrivain, qui a servi de guide à Léaud, se souvient du moment le plus délicat de cette virée, quand l’équipe qui accompagnait l’acteur a dû lui annoncer la triste vérité : « Nous avons tous échangé des regards inquiets, personne ne voulait prononcer la phrase qui allait mettre fin à son rêve de gosse : “le Necronomicon n’existe pas !” »
Fabien Palem(à Buneos Aires) »

Sacré Jean-Pierre Léaud ! À lui, ainsi qu’à quiconque serait désespéré de chercher en vain le Necronomicon dans les enfers des bibliothèques nationales ou les recoins des échoppes enténébrées : mesdames et messieurs, je tiens gracieusement à votre disposition mon exemplaire (photo ci-dessous), défraichi mais déchiffrable, actuellement remisé et conservé avec soin dans mes chiottes.

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