Mon père, durant les dernières années de sa vie, m’écrivait ses mémoires, par bribes. Il prenait plaisir à me raconter des anecdotes de son enfance ou de sa jeunesse (jamais de son âge mûr, lorsque je faisais partie de sa vie). Certaines de ces histoires étaient inédites pour moi, d’autres figuraient depuis lurette dans le canon des légendes familiales et trouvant par écrit leur forme définitive. Entre autres, ceci, à propos de son propre père, mon grand-père Albert que j’ai peu connu puisqu’il est mort quand j’avais 7 ans :
Un souvenir : mon père revient du Vercors [comprendre : du Maquis du Vercors, pour lequel Albert assure le ravitaillement, bénéficiant de quelques bons d’essence. Nous sommes sous l’Occupation, vers 1944, mon père a 6 ans], tout mal chaussé, tout mal vêtu. Il a les pieds bleus. Bleuis de coups. Ma mère lui donne un bain de pieds dans une grande bassine de tôle. Ça je l’ai vu. Il va dormir 24 heures, puis se rhabiller et redescendre dans les bois au-dessous d’Oris [Oris-en-Rattier, village matheysin, berceau familial], avec son flingot. Il m’a raconté plus tard qu’il se tenait au bord d’un bois et qu’à un moment il avait vu passer une charrette sur laquelle somnolait un Allemand. Il a visé, l’a longuement tenu dans sa ligne de mire. Il aurait pu le descendre facilement (il était tireur d’élite à l’armée), mais c’était appeler le massacre de tout le village. Car quelques Allemands étaient arrivés jusqu’à Oris, s’éloignant du débarquement en Provence. Ils n’ont pas fait trop de mal, à part confisquer tous les vélos et, une fois, tirer sur des faucheurs dans la montagne, sans les atteindre. Ils couchaient dans la mairie-école. L’officier a voulu coucher à l’étage. Mais ma mère lui a dit, Mes petits ont peur, alors il est resté avec ses hommes. L’un d’eux nous a donné des bonbons, à ma sœur et à moi. Ma mère nous les a fait jeter. Bref ils ont fini par partir. Mon père et quelques autres les ont suivis jusqu’à la Morte et au-delà, je ne sais pas bien les détails. Je sais qu’il a eu une grande activité de Résistance. Il avait eu la médaille militaire de la Croix de guerre pour sa mobilisation en 39–40, puis la médaille de la Résistance pour tout le reste. Il aurait dû avoir la Légion d’honneur, largement méritée, mais il n’était pas du bon bord politique [trop à gauche pour être gaulliste]. Eh bien, mon père, « ce héros au sourire si doux », m’a dit un jour, longtemps après : « Tu vois petit, je n’ai jamais tué personne ». Et il était tireur d’élite. Ça c’est le plus beau de tout.
Ce « Je n’ai jamais tué personne » beau comme l’antique, que j’avais entendu quelquefois avant de le lire noir sur blanc, est une parole mythique, presque sacrée, en tout cas déterminante dans l’éthique que je dois à mon ascendance. Leçon : on peut faire bien des choses, y compris ce qu’il faut faire, y compris en temps de guerre et de Résistance, sans tuer quiconque. Tuer est une ligne rouge. Je m’y suis référé bien des fois – par exemple en écoutant des chansons, puisque les chansons m’ont éduqué. Le Mécréant de Brassens :
Je n’ai jamais tué, jamais violé non plus Y a déjà quelque temps que je ne vole plus Si l’Eternel existe, en fin de compte il voit Qu’je m’conduis guèr’ plus mal que si j’avais la foi
Ou les Beatles, à l’époque où, non content de les écouter, j’étais capable de traduire en français les paroles de leurs chansons. Revolution, écrit par Lennon :
Tu dis que tu veux la révolution ? Okay. Tu sais, on veut tous changer le monde. Mais si tu commences à parler de destruction, laisse tomber, je ne suis plus dans le coup.
Ce livre a pour contexte les guerres d’Italie, soit une succession de 11 conflits armés menés par la France de Milan jusqu’à Naples, entre 1499 et 1559. Guerres sanglantes, répétitives, mais aux motivations alambiquées, aux issues incertaines et aux péripéties confuses. Il semble d’ailleurs que Rabelais s’en soit inspiré pour décrire et, derrière l’humour, dénoncer les très-absurdes et très-horribles guerres picrocholines dans Gargantua. Pierre Bayard note à ce sujet (p. 60) :
Il est impossible de ne pas penser que l’écrivain avait aussi à l’esprit les premières guerres d’Italie, dont il avait pu mesurer les ravages enfant, en voyant revenir du front les soldats blessés ou mutilés, puis en tant que médecin appelé à les soigner.
Je me régale toujours en lisant ce savant fou de la littérature et de la psychanalyse qu’est Pierre Bayard – cf. deux archives du Fond du Tiroir : l’une sur les faits qui ne se sont pas produits, au sein de mon enquête de longue haleine sur l’archéologie des fake news, et l’autre sur Oedipe et Hitchcock. Mais je l’aime encore plus quand il mouille sa chemise et s’implique en tant que personnage de ses propres recherches. C’est le cas ici, ou, comme moi, il interroge l’imitation des héros de sa lignée. Il recueille l’exemple et l’expérience en temps de guerre d’un de ses aïeux (le chevalier dauphinois Bayard, Pierre Teillard, 1474-1524, est-il vraiment son ancêtre ? peu importe !) et s’identifie à lui au risque de l’anachronisme. Il se projette, ou pour mieux dire se téléporte, à l’époque des guerres d’Italie où s’illustra son ancêtre, qui devient aussi, pour l’occasion, son frère.
Comme à son habitude, Bayard fait montre à la fois d’académisme (ou bien parodie-t-il l’académie ?), de loufoquerie (l’extrême logique est toujours loufoque) et d’imagination aux frontières de la science-fiction (puisque l’une des idées force de toute son oeuvre est que chaque littérature, voire chaque écrit, ouvre un univers parallèle – ici, il qualifie ce phénomène d‘interpolation historique : aussitôt qu’on raconte une histoire, y compris l’Histoire, on la modifie). Pourtant, sa méthode, intacte et farfelue, est ici au service d’une énigme morale plus grave et plus intime (ce n’est pas pour rien qu’il cite l’invitation qu’adresse Rabelais à son lecteur de sucer la substantifique moelle de son ouvrage au-delà de la rigolade de façade). En ouvrant le dossier de sa généalogie plus ou moins fantasmée, il cherche à révéler non seulement une geste familiale, un mythe fondateur, mais également une éthique personnelle. La question-clef de ce livre est : ai-je le droit de tuer ?
Oui, cette même question lancinante qui fait l’objet des unes de journaux depuis des siècles (la guerre juste, arnaque bénie par les différents clergés), du cinquième commandement de Dieu, du double zéro de James Bond, de toute la littérature policière depuis Crime et châtiment, d’une ligne dans le Mécréant de Brassens ou d’une autre dans Revolution des Beatles. Don’t you know that you can count me out ? Il écrit p. 72 :
Plus j’avance dans l’écriture et plus je me rends compte que ce livre ne porte pas sur les guerres d’Italie, mais sur le mal.
Car le chevalier Bayard, figure de notre culture générale, héros de l’Histoire de France version légende dorée ou roman national, fameux pour son imparable catchphrase (sans peur et sans reproche) et pour sa statue en bronze au coeur de Grenoble, pourrait bien, regardé à travers d’autres lunettes, n’être qu’un vulgaire criminel de guerre, un soudard massacreur de masse. En proie aux affres, toutefois, parce qu’il est bon chrétien. Affres décrites par Pierre Bayard, qui l’a bien connu puisqu’il a de l’imagination.
Cette nuit, je logeais dans une maison qu’on m’avait prêtée. Je me sentais chanceux. Maison d’altitude en plein soleil et sous le ciel bleu, par conséquent avec très peu de toits au-dessus des pièces, elles-mêmes seulement séparées par des colonnes corinthiennes, les chambres étaient en somme des terrasses, avec vue sur les montagnes. Ma chambre-terrasse comportait en son centre un bassin-fontaine-jacuzzi carré dont l’eau sortait en continu et à gros bouillons. Le bassin était peut-être bouché, l’eau ne s’évacuait pas, elle débordait, je commençais à avoir les plantes des pieds mouillées, ce dysfonctionnement était une fausse note dans un décor très agréable. Je me demandais si je ne devais pas en toucher deux mots à la propriétaire lorsque, justement, elle est apparue, un peu plus loin, sur la crête. Mais, bon sang, elle est enceinte ! Et très enceinte, de neuf mois environ. L’eau me monte jusqu’aux chevilles, mais c’est pour elle que je m’inquiète ! Parce qu’au milieu de toute cette flotte, lorsqu’elle va perdre les eaux, elle ne va se rendre compte de rien, et c’est très dangereux de ne se rendre compte de rien ! Je l’appelle ! Hého ! Hého ! Elle ne m’entend pas ! Et j’ai maintenant de l’eau jusqu’aux genoux ! Je me réveille avec une grosse envie de pisser. Je me lève, je vais faire mon affaire en titubant dans le noir au fond du couloir et je retourne me coucher. Je ferme les yeux. La météo est constante, c’est au moins ça de gagné, plein soleil dans un ciel limpide et immaculé, mais le paysage a sensiblement changé. Il n’y a plus sur 360 degrés que les crêtes et les chaînes des montagnes. Ah, oui, ça me revient, j’ai rendez-vous ici avec Jean-Marc Rochette. Il m’a invité, convoqué plutôt, parce qu’il veut que j’écrive le scénario d’un film qu’il veut tourner (un dessin animé ? cette question n’est pas claire, il l’esquive quand je la pose). Mais au préalable, il m’a emmené dans ses montagnes pour me tester, je vois bien qu’il veut savoir ce que j’ai dans le ventre avant de me faire signer un contrat, il me jauge, comment vais-je supporter la vie en altitude, suis-je, littéralement, à la hauteur ? Je n’ai aucun vertige, j’ai ça pour moi, je trouve le paysage fort plaisant, en revanche j’ai un peu de mal à le suivre. C’est qu’il file à vive allure sur ses skis, de temps en temps je ne vois plus que son bonnet au loin et je cours derrière avec mes grosses godasses d’urbain, je ripe parfois, je trébuche, je me retrouve à quatre pattes, je l’appelle pour qu’il m’attende. Alors il s’arrête, se retourne, accablé, la tête et les épaules lui en tombent, il pousse de gros soupirs, fait finalement demi-tour, ça sent le roussi pour mon scénario. Il parvient tout ronchon à mon niveau, et grommelle qu’il va faire quelque chose pour moi, il ouvre son sac à dos, il va bricoler des raquettes de fortune sous mes semelles, à partir de deux grosses cuillères en inox et deux ballons de baudruche rouge qu’il gonfle en soufflant fort. Il fixe les cuillères sous les ballons, et ainsi le choc de chaque pas dans la glace devrait être convenablement amorti, je devrais cesser de prendre du retard. J’ai des gros doutes sur l’efficacité de ce ravaudage approximatif, d’ailleurs l’un des deux ballons explose soudain, je couvre le bruit en toussotant dans mon poing. Puis je dis à Jean-Marc : « Avant de m’engager, j’aimerais tout de même rencontrer la romancière qui a écrit l’histoire originale, ne serait-ce que par politesse. » Il répond du tac-au-tac, de plus en plus agacé : « Alors ça ce n’est pas très compliqué, elle est toujours dans le coin. Tiens, la voilà. » Apparaît alors entre deux glaciers une jeune femme très pâle, au visage de type asiatique, qui me dit en me fixant de ses yeux inexpressifs : « Alors c’est vous ». J’ai le temps de dire « Euh ben oui c’est moi, il fallait bien qu’on se rencontre, je vais travailler sur vous pendant plusieurs mois » quand je me rends compte qu’elle est enceinte. Et même très enceinte ! Neuf mois environ ! Ah mais okay, je fais le lien à présent, c’était joué d’avance, je comprends tout ! Je me réveille, cette fois définitivement, et je ne comprends à peu près rien.
Vu Sirāt d’Óliver Laxe. Il y a plusieurs jours et plusieurs nuits. Je suis encore sous le choc. Ce film m’a pris de court. Je n’étais pas prêt. On n’est jamais prêt quand l’heure est venue. Il était là pour ça, fait pour ça, il vient prendre ses spectateurs de court. Aussi je n’en dirai pas davantage. Si ce n’est l’idée suivante. Car quelques nuits après l’avoir vu, lorsque j’ai été de nouveau en état que les idées me viennent, m’est venue une idée. Sirāt constitue un sommet dans un genre souterrain et non-officiel de films : le genre « traversée du désert » . Attention, je ne parle pas de films où le désert n’est qu’un décor, un fond de scène, une anecdote, Dune ou Lawrence d’Arabie, où le désert est superbement filmé mais où les héros vivront autre chose que le désert. Je parle de ces films qui sont le désert. Qui sont cet espace mental et spirituel, cette abstraction devenue existentielle étirée jusqu’à l’horizon, ce lieu vide et mort, sans début ni fin, sans repère. On le traverse en se dénudant et en se dénouant petit à petit, sans perspective crédible d’en sortir jamais, car sortir serait trop facile, c’est la traversée qui est une fin en soi, le découpage à cru des infimes silhouettes humaines au beau milieu du vide est la métaphore visuelle de l’existence ou de ce qu’on voudra, et même pas une métaphore d’ailleurs, le désert est le seul vrai monde réel tandis que la « sortie du désert » est un mythe, une vue de l’esprit, au point qu’arrive un moment où il ne faut même plus espérer en sortir car ce serait les pieds devant. De tels « films de désert » existent sans doute depuis aussi longtemps que le cinéma, tant la déambulation dans le désert est cinégénique, mouvement absurde et pur, panoramique. Or il est remarquable que ce genre cinématographique non-nommé ait pu couvrir et transcender l’entièreté du spectre des sous-genres à l’écran : de la dérive poétique (La cicatrice intérieure de Philippe Garrel) au blockbuster carburant à l’adrénaline (tous les Mad Max de George Miller), du thriller (Le salaire de la peur de Clouzot) au musical (Electroma des Daft Punk), du film politique en colère (Punishment Park de Peter Watkins) à la romance tragique (Paris Texas de Wenders), du film de guerre presque classique (Un taxi pour Tobrouk de Denys de La Patellière) à la mystiquerie expérimentale (les films de Jodorowsky), de la série télé (Better Call Saul, saison 5, épisode 8, « Bagman ») jusqu’au cartoon (Bip-Bip et le coyote, ou bien une séquence de la Ballade des Dalton qui m’avait traumatisé, enfant, la seule au coeur de ce film divertissant à vraiment parler de la mort). Et puis des films qui dissolvent au soleil la frontière entre fiction et documentaire (ainsi, plusieurs de Raymond Depardon dont La Captive du désert). Et combien de westerns, évidemment (La Prisonnière du désert de John Ford, ne pas confondre avec le précédent). Et combien de films bibliques (La Dernière tentation du Christ de Scorsese), mais là c’est presque trop évident, trop littéral, trop proverbial, cliché. Peu importe que ce soit le lieu d’invention du cliché, c’en est resté un. Malgré leur disparité de surface, surface plane comme une étendue de sable ou un écran de cinéma, tous ces films ont un point commun : un désert doit être traversé qui est, ni plus ni moins, une question de vie ou de mort. Sachant qu’une question de vie ou de mort, quand elle est posée sérieusement, est toujours une question de mort. Jusqu’à présent, c’est-à-dire avant que je ne prenne conscience de l’existence, structurée depuis toujours, de ce genre à part entière, j’avais déjà en tête la vague idée d’un modèle, qui semblait contenir virtuellement tous les autres. C’était Gerry (Gus Van Sant, 2002). Gerry était le film de désert parfait, un idéal-type, une démonstration doublée d’une splendeur, une théorie en pratique. Mais désormais ce sera Sirāt. Avec, en plus, la musique : tant qu’à faire d’être là, autant faire péter le volume. Je ne peux pas dire davantage de ce film. Je ne pouvais pas en dire moins.
Resterait, mais je laisse cela à quelqu’un d’autre, à établir des statistiques sur le corpus de tous les films cités, et d’autres : quand un personnage arpente le désert, le fait-il le plus souvent de la droite vers la gauche comme j’incline à le penser, ou le contraire ? Cf. https://www.fonddutiroir.com/blog/?p=20427
Pour la génération post-romantique à laquelle appartient Gustave Courbet, Victor Hugo reste un modèle d’engagement politique couplé à l’intégrité artistique. Courbet marche sur les traces d’Hugo puisqu’ils sont presque nés voisins : Hugo en 1802 à Besançon, Courbet en 1819 à Ornans, 25 kilomètres de distance, et lorsqu’il sera collégien à Besançon, Courbet logera fortuitement dans la maison natale du poëte. Pourtant ils ne feront, toutes leurs vies, que se croiser. Dans une lettre tardive mais révélatrice de son exaltation, datée du 28 novembre 1864, Courbet écrira à Victor Hugo pour lui proposer de peindre son portrait. Il se déclare prêt à aller visiter le « Cher et grand poète » à Guernesey où Hugo a choisi de s’exiler par opposition à Napoléon III. Courbet énumère ses propres déboires politiques pour souligner qu’ils sont faits du même bois. Courbet mise sur la connivence de leur supposée rudesse franc-comtoise commune :
« Vous l’avez dit, j’ai l’indépendance féroce du montagnard ; on pourra je crois mettre hardiment sur ma tombe […] : Courbet sans courbettes. […] Malgré l’oppression qui pèse sur notre génération, malgré mes amis exilés, […] nous restons encore 4 ou 5 assez forts, malgré les renégats, malgré la France d’aujourd’hui et les troupeaux en démence nous sauverons l’art, l’esprit et l’honnêteté dans notre pays. »
Hélas nous ignorons si Hugo a répondu, et Courbet ne peindra jamais son portrait. Ce n’est que bien plus tard, aux premiers jours de la Commune, que Courbet et Hugo auront l’occasion de se serrer la main…
Mais retenons l’expression Courbet sans courbettes, jeu de mots signature, qui frise la prétérition lorsqu’il s’adresse avec force flagorneries envers Hugo, mais qui révèle tout de même une attitude d’indépendance et d’irrévérence qui caractérisa toute la vie du peintre. Et qui nous tient, du moins me tient, lieu de modèle. Je suis ces temps-ci tellement imprégné de Courbet que je le vois partout – je m’efforce de repérer et saluer sa présence et son actualité, tout en évitant la vénération du fanboy.
I
Le désespéré, vers 1844-1845
Pour le coup, voici une histoire pleine de courbettes.
Le Désespéré, connu aussi sous les titres Désespoir (ce qui du reste est curieux, puisqu’on y ressent davantage d’angoisse que de désespoir) ou Autoportrait de l’artiste, est l’une des oeuvres les plus célèbres de Gustave Courbet. Elle décroche sans doute le deuxième rang de la notoriété juste derrière l’Origine du monde. Or elle est le plus souvent invisible et n’est montrée en France que sporadiquement, la dernière fois remontant à 2007. Elle est la propriété de Qatar Museums, organisme de développement des musées de l’émirat, dirigé par son excellence Cheikha Al Mayassa bint Hamad al-Thani, sœur de l’émir du Qatar, organisme qui en a fait l’acquisition auprès d’un propriétaire privé à une date et pour un montant inconnus… Le Qatar en effet n’achète pas en France que de l’immobilier ou des équipes de foot. Il développe tous azimuts sa stratégie de soft power y compris par l’acquisition de chefs d’oeuvres de l’Histoire de l’art (certes, pas l’Origine du monde, on se demande pourquoi… de toute manière celle-ci n’est pas à vendre) afin de devenir une destination touristique majeure, se faisant désirable jusqu’aux yeux de l’élite culturelle internationale : Le Désespéré sera l’une des pièces maîtresses du futur Art Mill Museum de Doha dont l’ouverture est prévue en 2030. Le Louvre n’a qu’à bien se tenir (ah, non, je confonds, au temps pour moi, le Louvre est déjà répliqué dans un autre émirat). En attendant ce jour, le Qatar, grand ami de la France puisqu’il est riche, a accepté de prêter Le Désespéré au Musée d’Orsay où l’on peut l’admirer depuis le 14 octobre dernier. Transaction qui nous vaut une magnifique photo de son excellence Cheikha Al Mayassa bint Hamad al-Thani aux côtés de Brigitte Macron et de Rachida Dati, toutes trois arborant de gigantesques sourires satisfaits, mains croisées sur l’entrejambe. Au centre de cette mise en scène, pour le coup pleine de courbettes, immortalisée par l’agence de presse Qatar News Agency, Courbet jurerait presque, chien dans un jeu de quilles. Il est le seul à ne point sourire et ses mains volubiles écarquillent son visage pour l’éternité. Son angoisse, son incrédulité, son regard tourmenté qui nous perce et nous brûle, irréductibles au bizness et à la diplomatie, sont intactes.
II
Hector Berlioz, Gustave Courbet, 1850.
Berlioz est une figure aussi fondamentale que Courbet dans l’idée, ou disons dans l’imaginaire, que depuis le XIXe siècle l’on se forge de ce qu’est un artiste : intransigeant, indépendant, anti-académique, travaillant obstinément puis imposant sa vision singulière face à un monde contraire (sans doute faudrait-il, pour compléter la triade fondatrice de cet archétype, adjoindre Flaubert).
Toutefois existait une différence majeure entre le peintre et le compositeur : Courbet écrivait à la va-comme-je-te-pousse, sans se relire, sans souci du style ni de l’orthographe, cultivant les particularismes pour surjouer son côté paysan franc-comtois… Tandis que Berlioz écrivait magnifiquement. Berlioz est pratiquement autant écrivain que musicien. Il écrit vif, imagé, drôle, parfois cinglant, toujours subtil. Même ses écrits théoriques sont agréables à lire.
Je cite pour exemple un extrait de son Grand traité d’instrumentation et d’orchestration. Je choisis (absolument par hasard, bien sûr) ce qu’il écrit à propos du trombone :
Le trombone est, à mon sens, le véritable chef de cette race d’instruments à vent que j’ai qualifiés d’épiques. Il possède en effet au suprême degré la noblesse et la grandeur; il a tous les accents graves ou forts de la haute poésie musicale, depuis l’accent religieux, imposant et calme, jusqu’aux clameurs forcenées de l’orgie. Il dépend du compositeur de le faire tour à tour chanter un chœur de prêtres, menacer, gémir sourdement, murmurer un glas funèbre, entonner un hymne de gloire, éclater en horribles cris, ou sonner sa redoutable fanfare pour le réveil des morts ou la mort des vivants. On a pourtant trouvé moyen de l’avilir, il y a quelque trente années, en le réduisant au redoublement servile, inutile et grotesque de la partie de contrebasse. Ce système est aujourd’hui à peu près abandonné, fort heureusement. Mais on peut voir dans une foule de partitions, fort belles d’ailleurs, les basses doublées presque constamment à l’unisson par un seul trombone. Je ne connais rien de moins harmonieux et de plus vulgaire que ce mode d’instrumentation. Le son du trombone est tellement caractérisé, qu’il ne doit jamais être entendu que pour produire un effet spécial; sa tâche n’est donc pas de renforcer les contrebasses, avec le son desquelles, d’ailleurs, son timbre ne sympathise en aucune façon. De plus il faut reconnaître qu’un seul trombone dans un orchestre semble toujours plus ou moins déplacé. Cet instrument a besoin de l’harmonie, ou, tout au moins, de l’unisson des autres membres de sa famille, pour que ses aptitudes diverses puissent se manifester complètement. Beethoven l’a employé quelquefois par paires, comme les trompettes; mais l’usage consacré de les écrire à trois parties me parait préférable. […] Outre cette vaste gamme ils possèdent, à l’extrême grave, et à partir du premier son de la résonance naturelle du tube, quatre notes énormes et magnifiques sur le trombone ténor, d’une médiocre sonorité sur le trombone alto, et terribles sur le trombone basse quand on peut les faire sortir. On les nomme pédales, sans doute à cause de leur ressemblance avec celui des sons très bas de l’orgue, qui portent le même nom. Il est assez difficile de les bien écrire et elles sont inconnues même de beaucoup de trombonistes. […] »
III
En visite à Lyon. Illustrations ci-dessus : le Musée des Beaux-Arts de Lyon peut s’enorgueillir de posséder quatre tableaux de Gustave Courbet, dont deux qui frôlent le sublime et que plus de vingt ans séparent : La Remise des chevreuils en hiver (1866) et Les Amants heureux, aussi connu sous le titre Les Amants dans la campagne (1844).
IV
Encore une date qui tombe pour la tournée du spectacle Courbet : je fais comme la lumière… Une date, mais pas n’importe quelle date. Celle-ci, ce serait plutôt LA date. Nous avons été sollicités pour aller jouer au Musée Courbet, installé dans sa maison natale à Ornans (Doubs) ! Gloups. Moi qui suis assez sûr de mon fait, « assuré dans mon principe » ainsi que Courbet disait à propos d’un autoportrait bravache, et qui n’ai guère le trac pour ce spectacle que j’adore… Le voilà qui pointe, l’insidieux trac, je le sens là qui s’immisce doucement, prêt à tout contaminer. Dame ! Aller raconter Courbet à Ornans est à peu près aussi outrecuidant que de prétendre donner à des Inuits une conférence sur la neige. Je crains de pérorer en transpirant devant une assemblée d’augustes courbetistes à lunettes et bloc-note qui vont fissa me remettre à ma place : Je ne peux pas vous laisser raconter n’importe quoi, Monsieur Vigne ! Ce tableau n’est pas de 1852 mais de 1854 ! Mais tu sais quoi ? Le trac, j’aime ça. Sinon à quoi bon. Ça m’avait manqué. Date (sous réserve) : samedi 30 mai 2026.
V
Anecdote puisée dans L’exemple de Courbet de Louis Aragon, qui reproduit intégralement le mémoire écrit par Courbet en prison.
Après la chute de la Commune, Courbet est emprisonné. Les motifs à charge sont très nombreux, en particulier on lui fait porter le chapeau de la mise à bas de la colonne Vendôme. On le condamnera, lors de son second procès, à une amende exorbitante pour la reconstruction de ce symbole de l’Empire, et cette dette impossible à rembourser abrègera sa vie. A sa mort Jules Vallès dira « La colonne Vendôme a perdu son otage ». En attendant il se défend comme il peut, explique qu’il n’a jamais voulu détruire cette foutue colonne mais seulement la « déboulonner » (il semble qu’il ait inventé ce mot) pour la déplacer aux invalides… Sur la demande de son avocat il rédige un mémoire en défense où il donne sa version des faits, et de son implication dans la gestion des monuments de Paris. Il raconte notamment cette anecdote à propos d’un projet de monument à la gloire des « quatre Césars », projet qui est parfaitement identifiable en tant qu’hommage à un Empire qui ne prend jamais fin. Dans ce mémoire, Courbet parle de lui à la troisième personne :
« Un jour, le sculpteur [Auguste] Clésinger, qui est son compatriote, envoya chercher [Courbet] par un camarade et le conduisit à Enghien un dimanche matin, résidence du sculpteur. Il ignorait le but de cette visite, mais bientôt après Clesinger le conduisit devant une espèce de monument qui était dans son jardin, projet qui était dans une réduction de 35 pieds de hauteur, ainsi conçu : Deux colonnes corinthiennes couplées reliées entre elles par un panneau, surmontées d’un chapiteau sur lequel était un guerrier à cheval, génie de la guerre. Ces deux colonnes reposaient sur un soubassement, piédestal carré, aux quatre coins duquel se trouvaient sur la partie supérieure quatre guerriers, assis ou debout, adossés aux colonnes jumelles. « Ce projet, lui dit-il, doit être exécuté sur une échelle de 160 pieds de hauteur, et sera le plus haut monument connu, destiné à occuper la place de l’Obélisque place de la Concorde. C’est un monument que je fais de participation de l’Empereur qui me préfère à tout sculpteur. Il vient ici m’aider de ses conseils presque tous les jours. » À son insu, le peintre avait été appelé comme critique, car ces deux compositeurs [Clésinger et Napoléon III] n’étaient pas très assurés de l’effet que pourrait produire leur composition. Tout en regardant ce projet, le peintre réfléchissait, puis enfin il dit : « Je ne comprends pas bien cette idée, à deux points de vue, d’abord pourquoi ces ruines grecques sur la place de la Concorde, on se croirait non pas en France, mais dans la campagne de l’Illyrie, ensuite pourquoi ce panneau qui les relie, menacent-elles ruine ? Puis après… Quels sont ces bonhommes qui semblent jouer au pot de chambre sur les quatre coins du piédestal ? Quant au génie casqué, lance au point, écumant, pour moi il ressemble aussi bien à Don Quichotte qu’à un génie. » Le camarade et le sculpteur se regardaient entre eux, pas très satisfaits, puis Clesinger dit : « Si l’Empereur t’entendait! – Ça m’est égal, dit le peintre, l’Empereur m’importe peu… Voudrais-tu m’expliquer votre idée ? Car je ne suis pas fort sur les allégories. – Hélas, ces quatre bonhommes, ces quatre grotesques comme tu les appelle, ce sont les quatre Césars, qui ont sauvé le monde. C’est Jules César, Charlemagne, son oncle [Napoléon Ier], et puis lui. – Votre idée me paraît mal digérée, dit le peintre, et si tu crois que ces quatre gaillard-là ont sauvé le monde, tu es aussi fort que l’Empereur sur l’histoire et la philosophie. Et moi, je crois qu’ils l’ont détruit. Vous voulez donc tourner la France en bourrique ? J’espère bien que vous n’allez pas mettre cette saloperie-là sur la place de la Concorde ? – je te demande pardon, il y tient. – On va rire, répond le peintre. Et l’Obélisque, qu’en ferez-vous ? – Nous la mettrons dans la cour du Louvre. – C’est cela ! Vous allez encore étouffer cette cour avec un morceau de pierre, comme on a étouffé la place Vendôme avec cet autre monument de sauvage. J’en ai assez, allons déjeuner. »
VI
L’actualité de Courbet, c’est aussi cela : Marine Carteron fait paraître le roman pour ados Les effacées (Rouergue, 2025). Courbet, qui fut l’inventeur du verbe déboulonner, se fait ici à son tour, sinon canceller, du moins remettre à sa place dans un contexte post#metoo.
Une fois passé outre les conventions et ficelles ordinaires du roman jeunesse (la jeune héroïne, lycéenne noire stigmatisée, en galère et en voyage scolaire, se bat les steaks de l’histoire de l’art lorsque débute le roman mais s’y intéresse par accident surnaturel, et elle offrira en miroir sa propre empathie à celle de la lectrice), l’écriture est enlevée, le point de vue inédit. Le personnage clef est Virginie Binet, qui fut la compagne de Gustave Courbet durant les années d’apprentissage du peintre à Paris, et la mère d’Émile, le fils qu’il ne reconnaîtra pas mais qui figure, petit bonhomme curieux, au centre de l’Atelier du peintre et a droite des Cribleuses de blé.
Virginie est morte vers 1865, Émile en 1872 à 24 ans, ses propres enfants meurent en bas âge, enfin Courbet en 1877, sans descendance…
Virginie a déjà fait l’objet d’un roman, pour adultes celui-là : Le modèle oublié (Pierre Perrin, Robert-Laffont, 2019). Ici, elle prend la parole depuis un tableau du Musée d’Orsay, L’homme blessé, puisqu’elle avait figuré sur la première version de celui-ci, intitulée La sieste champêtre, avant d’être effacée par le peintre vexé lorsque Virginie l’a quitté. Le peintre, par chagrin d’amour, orgueil ou égocentrisme, s’est concentré sur un autoportrait à l’agonie.
L’effacement de la femme sur le tableau retouché permet au roman d’aborder le thème de très contemporain de l’invisibilisation (des femmes, notamment celles ayant vécu à l’ombre des Granzommes, mais aussi des Noirs, des pauvres… des femmes noires pauvres), et c’est de bonne guerre.
Pourtant, Courbet qui passe ici pour le méchant misogyne abuseur lâche, assimilé pour les besoins de l’intrigue à un harceleur de lycée, avait peint Virginie maintes fois sans la cacher (c’est elle que l’on voit dans Les Amants dans la campagne, cf. ci-dessus), et s’était battu dans son oeuvre « réaliste » pour montrer les femmes telles qu’elles étaient – les ouvrières, les paysannes, les demoiselles de village, etc… Les nuances seront pour une autre fois, si jamais ce roman permet d’ouvrir le débat. En revanche si le débat n’est pas ouvert, il est dommage que de jeunes lecteurs n’ayant jamais entendu parler de Courbet retiennent seulement que c’était un salaud, son cas réglé, patriarcat à lui tout seul.
Je regarde Sandman, la série (très bien) adaptée du magnum opus de Neil Gaiman – série hélas annulée après deux saisons seulement, pour la raison que Gaiman est un prédateur sexuel en plus d’être un génie des littératures de l’imaginaire. Alors qu’elle eût pu durer aussi longtemps que les êtres humains rêvent, ou aussi longtemps que les scénaristes pouvaient exploiter le matériau d’origine, c’est-à-dire quasiment autant. Bah.
Même en se contentant de ce qui existe, on trouve des merveilles dans cette série fort belle quoiqu’encore plus mentale que rétinienne.Je reste époustouflé par l’épisode 5, intitulé 24/7, je vais avoir du mal à m’en remettre, j’attends un peu avant de regarder la suite.
Cet épisode donnerait du grain à moudre à bien des cours de philo, et me passionne en abordant frontalement l’un de mes thèmes fétiches de rumination : qu’est-ce que la vérité et comment s’en accommode-t-on
Personnage principal de la série quoique souvent absent à l’image, le Sandman, dit aussi Morphée, ou Oneiros, ou Marchand de sable, ou Dream, etc., est une entité surnaturelle plus vieille que les dieux puisqu’aussi vieille que les hommes : il incarne la part du rêve en nous, l’imagination, les contes, la spéculation, l’espoir, toutes les manières que notre espèce invente pour se raconter à elle-même des histoires.
Quel pourrait être son ennemi juré ? Qui le faire affronter, afin de pimenter son épopée ? Eh bien, un haïsseur des mensonges, un contempteur des histoires et de tous les faux semblants, un tenant psychopathe de la vérité à tout crin, un kantien radicalisé terroriste. Ici : John Dee, interprété par le terrifiant David Thewlis.
Ledit Dee tente une monstrueuse expérience psycho-sociologique : il emprisonne quelques spécimens humains et les force à se dire mutuellement la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est un cauchemar. Les pulsions sont lâchées, Eros et Thanatos à qui mieux-mieux, le sexe, les haines, les violences, les colères, les agressions, le sang, le meurtre à l’arrivée. Et cette mise en scène des ravages de la « vérité » de nos instincts est d’autant plus cruelle et ironique si l’on se souvient que la série qui les dénonce sous nos yeux est « cancélée » parce que Gaiman, lui-même champion de l’imagination, s’est laissé aller dans la vie réelle à ses propres penchants prédateurs…
La vérité contre « les histoires » : se rejoue ainsi le match éternel Kant (« Le contraire de la vérité est la fausseté ») vs. Jankélévitch (« Malheur à ceux qui mettent au-dessus de l’amour la vérité criminelle de la délation ! Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité ! ») et malheur à qui ne raconte jamais, ni ne se raconte, ni n’écoute, d’histoires.
Tant pis si je spoïle quelqu’un : une humanité livrée à sa vérité serait livrée à la mort.
« La vérité de ce monde, c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir » (Céline, Voyage au bout de la nuit). Le contraire de l’imagination, la fin des histoires, ce n’est pas la vérité rayonnante et le progrès en marche mais la barbarie de nos viscères, de nos pulsions sans frein ni écran, sans sublimation. Le rêve nocturne ainsi que l’art du récit (l’art de rêver en restant réveillé) sont bien plus qu’une activité négligeable ou une « folle du logis » (l’expression est de ce pauvre Malebranche qui n’avait rien pigé) : ils sont le moyen de (nous) mettre à distance pour envisager civilisation elle-même, la civilisation qui nous autorise à vivre ensemble sans nous sauter en permanence à la gorge ou à l’entre-jambe, et apprendre les uns des autres. Il faut une sacrée imagination pour rêver un mythe qui nous fait tenir ensemble, disons par exemple : Liberté, Égalité, Fraternité.
L’un des seuls points de l’adaptation télévisuelle que je juge édulcoré et mou du genou en regard du comics d’origine est la représentation graphique de Despair, l’immonde soeur de Dream. L’actrice qui l’incarne, Donna Preston, serait presque mignonne, comme une copine un peu dépressive mais sympa quand même, en comparaison de l’atroce physionomie du personnage original, bloc d’horreur dissolvante à la limite du soutenable devant lequel, j’imagine, les producteurs de la série ont pudiquement atermoyé. En 2004, dans la nouvelle « Le produit de ses fouilles » (publiée en conclusion du recueil Voulez-vous effacer/archiver ces messages), je rendais hommage (en quelque sorte) à ce personnage, estimant que n’importe qui, et je suis bien placé pour être n’importe qui, avait licence de s’approprier la mythologie que Gaiman a créée pour l’usage de chacun.
Contexte : je suis seul dans une chambre d’hôtel, il est deux heures du matin, je ne dors pas, je zappe sur 17 chaînes.
« J’en suis à dix-sept facettes du désespoir, la plupart blondes. Le désespoir est une vieille naine obèse et nue, aux yeux gris et aux cheveux crasseux, aux dents mal plantées, au menton triple, aux seins flasques, aux mains boudinées, aux ongles cassés, qui porte un rat sur l’épaule, et sur plusieurs doigts des bagues recourbées en forme d’hameçons avec lesquels elle lacère lentement sa peau blette. Elle est là, sous le bras articulé de la télévision, vers la fenêtre, elle me voit, elle a tout son temps. »
Sandman, suite (2).
Neil Gaiman, auteur majeur des « littératures de l’imaginaire », est récemment tombé en disgrâce pour cause de prédation sexuelle. On ne saurait, jamais, regretter qu’un homme tombe en disgrâce pour prédation sexuelle. Pour autant, dans l’idéal et si nous en étions capables, nous ne devrions pas cesser de lire ce que Gaiman a autrefois écrit de plus juste et de plus fort (en ce qui me concerne, j’ose à peine l’avouer, mais je continue d’admirer Le Roman d’un acteur de Philippe Caubère alors que j’admire beaucoup moins Philippe Caubère). Parmi les textes pertinents de Gaiman, son Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination, intervention écrite en 2013 lorsqu’il s’inquiétait de la fermeture de certaines bibliothèques de son pays, la Grande Bretagne, au prétexte d’une crise économique.
« Nous avons une obligation de dire à nos politiciens ce que nous voulons, de voter contre les politiciens, quel que soit leur parti, qui ne comprennent pas l’intérêt de la lecture pour créer des citoyens de qualité, qui ne veulent pas agir pour préserver et protéger le savoir et encourager l’instruction. Ce n’est pas une affaire de politique politicienne. C’est une question de simple humanité. On a un jour demandé à Albert Einstein comment nous pouvions rendre nos enfants plus intelligents. Sa réponse a été à la fois simple et sage. « Si vous voulez que vos enfants soient intelligents, a-t-il dit, lisez-leur des contes de fées. Si vous voulez qu’ils soient plus intelligents, lisez-leur plus de contes de fées. » Il comprenait la valeur de la lecture, et de l’imagination. J’espère que nous pourrons donner à nos enfants un monde dans lequel on leur fera la lecture, où ils liront, imagineront et comprendront. »
On trouve aussi dans ce texte un éloge de l’éthique des bibliothécaires, que les professionnels du secteur pourraient afficher sur leurs murs :
« Une autre façon de détruire l’amour d’un enfant pour la lecture, bien entendu, est de vous assurer qu’aucun livre ne traîne autour de lui. Et de ne lui proposer aucun endroit où en lire. J’ai eu de la chance. J’ai disposé, en grandissant, d’une excellente bibliothèque locale. J’avais le genre de parents que je pouvais persuader de me déposer à la bibliothèque quand ils partaient au travail, pendant les vacances d’été, et le genre de bibliothécaires qui n’avaient aucune objection à ce qu’un petit garçon non accompagné revienne chaque matin dans la section enfants exploiter systématiquement le catalogue sur fiches, en quête de livres qui contenaient des fantômes, de la magie ou des fusées, en quête de vampires, de détectives, de sorcières ou de merveilles. Et quand j’ai eu fini de lire la section enfants, j’ai attaqué les livres pour adultes.
C’étaient de bons bibliothécaires. Ils aimaient les livres et aimaient qu’on en lise. Ils m’ont appris à commander des livres à d’autres bibliothèques par prêt entre bibliothèques. Ils n’avaient aucun snobisme, quoi que je puisse lire. Ils semblaient simplement contents de voir un petit garçon aux yeux écarquillés qui adorait lire, et ils me parlaient des livres que je lisais, me trouvaient d’autres livres d’une même série, m’aidaient. Ils me traitaient comme n’importe quel lecteur – ni plus ni moins –, ce qui signifie qu’ils me traitaient avec respect. Je n’avais pas l’habitude d’être traité avec respect, quand j’avais huit ans. »
Romain Gary est grand. Il était grand en 1956, à la parution des Racines du ciel, premier des deux romans qui lui ont valu le prix Goncourt, il était grand en 1975 à la parution du second (ce doublet est un exploit à part entière mais il est la face immergée de l’iceberg qui cache la forêt), il était grand entre temps ainsi qu’avant et après, il était grand lors de son suicide en 1980, il n’a pas cessé une seconde d’être grand depuis lors. En 2025 son œuvre est d’une actualité foudroyante et même menaçante – confère la nouvelle adaptation cinématographique (après Samuel Fuller en 1982) de sonChien Blanc, par Anaïs Barbeau-Lavalette qui pointe à quel point Gary a su parler du mouvement Black Lives Matter 45 ans avant que celui-ci n’explose.
Les PUF viennent d’éditer dans leur collection « Classiques de l’écologie » un petit livre signé Gary, intitulé Antifascisme, humanisme et écologie. S’agit-il d’un inédit ? Pas du tout. Je ne crois pas qu’il reste grand chose d’inédit dans ce qu’a écrit Gary et peu importe, rééditons, relisons ce qui a déjà été publié et, promis, cela créera le même effet de nouveauté.
Il s’agit du chapitre XXVIII des Racines du ciel, un seul chapitre encadré par les contextualisations et commentaires pénétrants d’Igor Krtolica – il faut sans doute prévenir le lecteur que dans ce mince volume, les mots de Krtolica sont plus nombreux que ceux de Gary. Une sorte de tiré-à-part, en somme, qui peut se lire comme une nouvelle, ou un échantillon, ou simplement comme une métonymie de l’épopée de Morel, héros du roman, fou qui prit fait et cause pour la survie des éléphants d’Afrique, et dont les combats donquichottesques, franchissant le seuil de la légalité, préfigurent ceux d’une Greta Thunberg, par exemple. On peut bien avoir lu Les Racines du ciel il y a dix, trente (c’est mon cas) ou soixante ans, ce morceau choisi est une fin en soi et l’on suppose que ce serait le cas de tous les autres chapitres.
Car dès la première page, dès la première ligne, la force du style opère et on se souvient à quel point Gary est grand, dans ce qu’il écrit comme dans la manière de l’écrire :
« Lorsqu’on dit que « tous les Allemands ne sont pas comme ça, tous les Russes ne sont pas comme ça, tous les Arabes ne sont pas comme ça, tous les Chinois ne sont pas comme ça, tous les hommes ne sont pas comme ça, on a en somme tout dit sur l’homme, et on a beau gueuler ensuite : “Jean-Sébastien Bach ! Einstein ! ou Schweitzer !” au clair de lune, le clair de lune est renseigné ».
Et attention, Gary étant toujours subtil en plus d’être grand, cette tirade superbe est au second degré, un pas de côté, puisqu’elle est une citation, un écho de conversation entendue au bistro. Comme le dit (à propos d’autre chose) Krtolica l’exégète, Gary n’assène pas de thèses mais présente ces points de vues comme des problèmes et les soumet en permanence à la critique.
S’en suivent des développements palpitants et quelques sous-intrigues, narrateurs emboîtés façon Mille et une nuits, histoires dans l’histoire toutes parfaitement géniales, dont une anecdote (un conte, plutôt ?) de stalag, mettant en scène des détenus résistants français dans les geôles nazies, conte dont je ne dirai rien ici si ce n’est que je brûlerais de le dire ailleurs, devant public.
Puis vient l’écologie, tout de même, puisque la présente réédition se fait dans l’idée que ce roman serait le premier roman écologique, chacun des termes de l’expression étant savamment explicité. Romain Gary, pionnier de l’écologie ? L’anachronisme pourrait sembler discutable et tiré par les cheveux (le mot lui-même n’est pas cité une fois dans l’édition initiale de 1956, et Gary raconte dans une préface, pour une réédition en 1980, que cette année-là il avait assisté à une réunion présidée par un grand journaliste, Pierre Lazareff, et qu’à la mention du mot écologie, seulement quatre personnes sur la vingtaine présentes avaient une vague idée de sa signification – a priori, lui même n’en faisait pas partie)… si du moins l’on oubliait que Gary n’est d’avant-garde que parce qu’il est d’arrière-garde, pionnier seulement parce qu’il s’inscrit dans une immémoriale tradition (ses racines dans le ciel à lui), une tradition de conscience, d’intelligence (au sens de compréhension), une tradition d’humanisme non humano-centré, qui sait depuis toujours que défendre la nature, c’est nous défendre nous-mêmes. Comme le dit Morel au chapitre XXVIII :
— Enfin, c’est comme ça. Et ça ne prouve rien. Il y a des malentendus, mais les gens, dans leur ensemble, commencent à comprendre. N’importe quel gars qui a connu la faim, la peur, ou le travail forcé, commence à comprendre que la protection de la nature, ça le vise directement…
Et à peine plus loin, dans un flashback où Morel raconte comment il a foutu le feu à un chenil pour libérer des chiens promis à la chambre à gaz :
C’est comme ça que je me suis lancé. J’étais sûr de tenir le bon bout. Il n’y avait plus qu’à continuer. Ce n’était pas la peine de défendre ceci ou cela séparément, les hommes ou les chiens, il fallait s’attaquer au fond du problème, la protection de la nature. On commence par dire, mettons, que les éléphants c’est trop gros, trop encombrant, qu’ils renversent les poteaux télégraphiques, piétinent les récoltes, qu’ils sont un anachronisme, et puis on finit par dire la même chose de la liberté – la liberté et l’homme deviennent encombrants à la longue… Voilà comment je m’y suis mis.
D’ailleurs, cette même collection « Classiques de l’écologie » des PUF héberge également, parmi d’autres ringards, le Cantique de frère Soleil de Saint François d’Assise. Convergence sinon des luttes, du moins des pensées humanistes vintage.
Je viens de lire une interview de Marie-Aude Murail, fort intéressante matière à gamberge, qui notamment donne une définition de ce qu’est un écrivain selon elle : « Quelqu’un qui veut être lu« . Définition qui en vaut une autre, pourquoi pas, je comprends ce qu’elle veut dire. Mais qui exclut de la communauté des écrivains nombre d’écriveurs, animés davantage par l’écriture que par la perspective d’une lecture ultérieure. Kafkka, JD Salinger, Pierre Louÿs ou Pessoa (et sa mythique malle posthume aux 27 543 textes) sont les quatre premiers noms qui me viennent. Ces quatre-là, cherchant de façon forcenée la création mais pas la communication ne seraient pas « écrivains » ? Allons donc.
Pour ma part, je continue, comme je fais depuis 30 ou 40 ans, d’écrire à peu près tous les jours, parce que l’écriture reste ma façon préférée de réfléchir, de me souvenir, de comprendre, d’explorer, de construire. En revanche, ce qui s’est éloigné de moi, c’est l’envie de faire des livres. Certes, cette perte de désir provient des deux quasi-décennies de bides rencontrés par mes livres (en particulier, le fiasco d’Ainsi parlait Nanabozo en 2021 a mis un terme à quelque chose : à sa sortie j’étais excité comme une puce, sur les starting-blocks, j’avais une énorme envie de défendre ce livre et de discuter avec les lecteurs, de créer des débats notamment dans les lycées… et il ne s’est absolument rien passé, ce livre paru chez Magnier existe aussi peu que s’il était paru au Fond du Tiroir). Parfois il m’arrive de croiser quelqu’un qui me demande « Tu écris toujours ? Tu as publié autre chose depuis TS ?« TS est un roman paru en 2003 et j’ai publié une vingtaine de livres entre temps, ces livres existent, mais sans lecteurs. Que répondre à « Tu écris toujours » ? Sinon, peut-être, « Tu lis toujours ?« Bien sûr que je suis déçu de ne plus avoir de lecteurs, puisque j’aimais beaucoup les rencontres, dans les lycées, les salons du livre, ou ailleurs, j’aimais faire mon show et échanger sur la littérature. La méthode pour empêcher cette déception de se transformer en aigreur était somme toute assez simple : je me suis souvenu que j’aimais écrire et que l’écriture était une fin en soi, mais qu’en revanche la publication n’était pas une obligation, seulement un bonus. C’est la publication qui crée des espérances, et donc des déceptions. Tandis que l’écriture, elle, ne déçoit jamais. Je n’ai plus de « carrière littéraire » et ne suis même pas sûr d’avoir le désir d’en avoir une, mais j’ai toujours l’écriture, oui. Voilà pourquoi j’écris toujours, merci, je ne vois pas ce qui pourrait m’empêcher d’écrire, à part peut-être un AVC… Mais j’ignore si ou quand je publierai un nouveau livre. La question de savoir si cela fait de moi un « écrivain » ou non ne m’empêche pas de dormir.
Depuis vingt-cinq ans, la sensationnelle Rebeka Warrior (Julia Lanoë à l’état civil) met le feu sur scène avec ses divers groupes, plus précisément trois duos : Sexy Sushy, Mansfield.Tya, et Kompromat. Elle publie aujourd’hui son premier livre, Toutes les vies (Stock). Serait-elle une banale « chanteuse qui écrit » ? Pas du tout ! Dans une interview on lit même exactement le contraire !
Je suis devenue chanteuse d’abord pour chanter ce que j’écrivais. De nos jours, c’est compliqué de vendre de la poésie, donc la musique était une voie plus évidente, mais écrire est depuis toujours mon plaisir number one.
Mais oui : la chanson, c’est d’abord de l’écriture, de la poésie, sinon à quoi bon. D’ailleurs… À ce propos… Vous a-t-on dit ? Vous a-t-on redit ? Vous a-t-on assez répété ? Vous a-t-on suffisamment asséné que le prochain stage d’écriture de chansons co-animé par Marie Mazille et Fabrice Vigne, aura lieu dans le cadre somptueux des Épicéas, à Méaudre (Vercors) le week-end des 27-28 septembre 2025 ? Les détails surgissent lorsque l’on clique ici…
Mais pour revenir deux secondes à Rebeka Warrior, parce que ce qu’elle raconte est très-très intéressant… Durant la même interview, la journaliste taquine la chanteuse : elle qui a longtemps autodistribué ses disques en sortie de scène pour conchier le grand capital, quel effet lui fait donc de sortir son livre dans une maison appartenant au milliardaire droitard et bigot Vincent Bolloré ? Elle répond :
De toute façon, qu’il s’agisse des salles de concerts ou des éditeurs, on finit toujours par arriver, en haut de la pyramide, à un enculé quel qu’il soit, tranche-t-elle. La lutte prend corps quand on affronte les gens qu’on déteste, qu’on devient des intrus chez eux.
II – 3 octobre 2025
J’ai évoqué, au moment de sa sortie, le livre Toutes les vies de Rebeka Warrior, juste pour mentionner que j’avais envie de le lire… J’en parle à nouveau, cette fois en connaissance de cause, après l’avoir lu. Donc oui : c’est bien. C’est sale, vital, brutal et viscéral comme un concert punk. Ce qu’elle raconte est une descente aux enfers, la maladie et la mort de sa compagne. Par recoupement, j’ai compris qu’elle vivait cet enfer-là le soir, voici quelques années, où je l’avais vue en concert. Elle n’avait pas adressé la parole au public mais lui avait donné tout le reste. Brutal, viscéral, etc. Lorsque j’ai présenté le livre il y a quelques semaines, j’ai constaté que certains de mes amis FB avaient tiqué devant son langage, sa grossièreté… Mais voyons donc, elle a tous les droits à la grossièreté, bordel de merde ! Quand elle écrit que la mort est une salope, comment écrire cette idée-là plus exactement ou plus précisément ? Vieux débat. Qui fait penser à Céline, évidemment. Il m’arrive, en atelier d’écriture avec des enfants, d’expliquer que, parfois, le mot juste est un gros mot, voilà, c’est comme ça. Il ne faut ni s’y complaire ni l’esquiver. Ni, bien sûr, en abuser sinon on prend le risque de délayer l’effet, mais il ne faut pas s’en priver lorsqu’il vient et tombe à sa place. Ou alors, si l’on s’en prive, on écrit comme un petit marquis, ainsi que Dostoïevski disait des Français. Rebeka Warrior n’est pas une marquise. Extrait :
Souvent le Yi King me disait que le ravin n’était pas encore traversé. Qu’il fallait être patiente et accepter les épreuves. Pourtant, je tombais tous les jours un peu plus bas dans un trou. Ça allait faire un an. Je voulais qu’on me dise à combien de mètres était le sol. Quand est-ce que j’allais m’éclater la tête sur le bitume ? Quand est-ce que Pauline irait mieux ? Ou est-ce que Pauline allait mourir ? Je commençais à avoir des craintes. Mais ç’aurait été trop simple de savoir. La vraie torture c’est d’aller chaque jour plus mal. Et d’être surprise de voir qu’on peut aller encore un poil plus mal le lendemain. L’âme humaine peut dérailler à l’infini et même au-delà.
Son livre n’est pas qu’un chemin de larmes. C’est d’abord un chemin d’apprentissage, spirituel et culturel. Chaque chapitre est placé sous les auspices d’un livre qui, à un moment donné, l’a nourrie. Ainsi des Pensées pour moi-même de Marc Aurèle, qu’elle présente ainsi :
Marc Aurèle est un empereur romain et un philosophe né en 121 et mort en 180 après J.C. Un stoïcien, dont la philosophie est proche du bouddhisme. Son règne s’est plutôt bien passé, il a été aimé du peuple de Rome, a rendu la cité prospère, il a favorisé le commerce, consolidé les frontières, et gouverné selon l’éthique et la vertu. Malheureusement, ça s’est très mal fini. Il a eu un fils, Commode, qui l’a empoisonné pour prendre le pouvoir et devenir un tyran sanguinaire. Conclusion, donner à son fils un nom de meuble n’est pas recommandé.
Le récit, quoique linéaire, est truffé de ce qui fait une conscience : des listes, des citations, des tentatives et brouillons, et des recension de rêves. Ainsi d’un rêve noté en 2022 : comme souvent, elle revoit sa femme morte, qui cette fois-ci lui déroule « un ticket de caisse de dix mètres de long avec des titres de livres à écrire, de films à réaliser, de chansons à chanter ». Entre autres, un titre pour le prochain album de son groupe Kompromat, PlДying/PrДying, et celui d’un spectacle que devait monter son amie Vimala Pons, Honda Romance. L’album de Kompromat PlДying/PrДying est paru en janvier 2025 ; le spectacle de Vimala Pons, Honda Romance, sur une musique de Rebeka Warrior, a été créé le 23 septembre 2025, et joué à Grenoble les 2 et 3 octobre.
Quant au titre du livre lui-même, il finira bien, à un moment ou un autre, par être explicité :
Sur mon poignet droit, je venais de me faire tatouer « Toutes les vies » en référence à Tchekhov. J’ai alors vu mon pouls battre avec beaucoup de délicatesse sur le mot « vies ».
Comment ne pas avoir de la sympathie, voire de l’empathie, pour ce bibliomane dont la maison est décorée de livres et qui désire toujours des livres nouveaux y compris ceux auxquels il ne peut rien comprendre ?
Cette image est extraite de La Nef des fous, best-seller de la Renaissance, publié initialement en 1494, écrit par Sébastien Brant et illustré par divers artistes, dont Dürer. Il est remarquable que dès les débuts de l’imprimerie, inventée rappelons-le vers 1454 d’abord pour diffuser la Bible et autres écrits saints, les ouvrages les plus célèbres et les plus diffusés étaient non pas les pieux et les austères, mais ceux qui faisaient marrer leurs lecteurs.
Celui-ci, puis l’Éloge de la folie d’Erasme, Rabelais un peu plus tard…Dans le cas du Bibliomane, nous avons de surcroît sous les yeux une délicieuse mise en abyme : les livres existent à peine que déjà nous pouvons nous foutre gentiment de la fiole de ceux qui compulsivement les accumulent.
Le saviez-vous ? L’étymologie du mot incunable, qui désigne les livres imprimés au XVe siècle, entre 1454 et 1500, a partie liée avec le grand éclat de rire scatologique, puisqu’il signifie littéralement dans le berceau, voire dans les langes, dans les couches… Me revient cet aphorisme de Borges : La vie se termine comme elle commence, dans les cris et le caca.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
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