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Je m’arrête ou je continue

Le lundi 16 mars 2020 a débuté un événement historique qui demeurera le grand fait collectif de cet an de grâce : le confinement. Je prends le pari que dans quelques décennies, ceux d’entre nous qui seront encore en état de produire du langage articulé évoqueront 2020 comme l’année du confinement davantage que comme l’année du coronavirus, puisque la maladie a touché quelques uns tandis que le grand lockdown a saisi tout le monde. « Tu te souviens du confinement ? Tu te souviens comme on autosignait son attestation avant de sortir pour tenter de trouver, un peu anxieux, dans les quelques magasins ouverts le PQ, le gel, la farine ? Ah, Raoult, la chloroquine, le télétravail, Zoom, les applaudissements de 20h aux soignants, la Peste de Camus en livre numérique, et les élections municipales masquées, c’est toute ma jeunesse !« 

Oui, souvenons-nous de ce printemps 2020 anormalement doux. À l’heure où la société française se délitait, se balkanisait en milliers de revendications identitaires et de chacun-pour-soi propice au triomphe du libéralisme, les conditions de vie ont brutalement basculé, pour tous, sans faire le tri entre exploitants et exploités, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, joyeux ou moroses, malades ou bien portants, dévots ou blasphémateurs, une même enseigne créant un sentiment paradoxal et sans doute fugitif d’unité dans le peuple français – nous avions au moins ceci en commun, plus petit dénominateur. Second paradoxe : cette unité a pris la forme non d’une quelconque solidarité ou d’une fraternité comme le veut le 3e terme de notre devise, mais d’une atomisation absolue. Reste chez toi. Reste seul comme tout le monde.

Ce lundi 16 mars au soir, pogné par le besoin de rester en vie et d’échanger des nouvelles avec d’autres atomisés, mes frères et soeurs vivants eux aussi, j’ai entrepris d’écrire un journal quotidien, m’engageant à publier quelques lignes chaque jour à heure fixe sur un réseau dit social nommé Fakeboutre ou quelque chose comme ça. Cette pratique du journal de confinement, comme tout ce qui est susceptible de produire du lieu commun a été très critiquée et moquée – car tout de même la société française n’était pas révolutionnée au point de délaisser la critique et la moquerie. J’ai tenu 83 jours (84 si l’on compte le jour zéro). Puis, le 23 mai, j’ai renoncé, retournant en ce qui me concernait à la normale, c’est-à-dire à l’attente patiente, pour écrire, d’avoir quelque chose à écrire.

Six mois plus tard. C’est la « rentrée » paraît-il. Nous baignons encore, peu rassurés, dans l’expectative de la deuxième vague et dans le jus amer de cette maladie, mais nous pouvons déjà dresser un bilan de ce que nous avons vu de nouveau – lire le terrible texte Choses vues sur terrestres.org.

Pour ma part je viens de rouvrir et relire mon journal de confinement et je suis étonné de le trouver si lointain, témoin d’une période historique ouverte puis refermée. Je l’ai écrit pour l’Histoire, estimerais-je, si j’étais fat ; comme je ne le suis pas je sais que je ne l’ai écrit que pour mon histoire. Par souci d’archivage systématique de celle-ci, ce journal a été compilé ici même en cinq tranches :

Tranche 1 : du 16 au 31 mars.

Tranche 2 : du 1er au 15 avril.

Tranche 3 : du 16 au 30 avril.

Tranche 4 : du 1er au 15 mai.

Demi-tranche 5 (Coda) : du 16 au 23 mai.

De cette relecture exhaustive je retiens quelques idées qui mériteraient d’être creusées, mais que sans doute j’oublierai à nouveau. L’une d’elles pourtant me travaille, à la date du 1er mai 2020 :

Jour 46
1er mai sans défilé. Faute de collectif, cette date n’est plus que la fête du travail sur soi.
Je suis un dépressif chronique. Depuis l’âge de 12 ans environ je connais les mauvaises passes. Je n’en tire ni orgueil ni honte ni lamentation (excessive), en général j’attends juste que ça passe. Ces épisodes pénibles me délivrent-ils une expérience ? Ont-il, en cela, une fonction quelconque, une utilité ? « Traverser l’enfer pour n’y gagner qu’un peu plus soif » comme dit Céline dans Guignol’s Band.
Ils me ralentissent, me handicapent, m’empêchent, me diminuent. Ils m’apportent tout au moins une certaine connaissance de moi-même, et sans doute la connaissance, fût-elle de soi-même, est le bien suprême. La principale information qu’ils me délivrent mon sujet est une conscience aigüe de ma fragilité. Je suis fragile, j’en prends bonne note. Est-ce une sagesse ? Pas tout à fait, même si la sagesse part de là.
Eh, les bizuths, écoutez le briscard : la pandémie et le confinement, qui sont comme une dépression planétaire, nous donnent une conscience douloureuse de notre fragilité. On peut vivre avec, empêchés, diminués, fragiles et vivants. Reste à trouver la sagesse.

Je pousse la réflexion (le dialogue avec mon moi d’il y a quatre mois). Je la pousse comme une montagne et accouche d’une souris. Après des années d’expérience je parviens à un pauvre truisme, tout au moins à deux définitions extrêmement simples. La dépression n’était peut-être pas finalement une affaire de solidité ou de fragilité mais de sensibilité à la forme du temps – soit on ressent le temps continu, soit on ressent le temps brisé.

1) Temps brisé. La dépression consiste à être submergé par l’évidence (plus ou moins illusoire, on s’en fout) que quelque chose est irrémédiablement terminé (une étape, une époque, un amour, une amitié, un travail, voire un travail artistique, un espoir, une enfance, un lien, une habitude, un acharnement thérapeutique, un système, un statut, un coin de rue en travaux, un journal quotidien sur Fastbrücke, une dent qui tombe, un cheveu qui reste sur le peigne, un glacier qui fond, un millier d’espèces animales qui disparaît, le concept d’album en musique…) ; si quelque chose s’arrête tout s’arrête et par contagion la vie elle-même. La phrase la plus triste du monde ? C’est terminé.

2) Temps constant. L’absence de dépression se caractérise, de même que la santé se caractérise par l’absence de maladies, par la conviction (plus ou moins illusoire, on s’en fout) que quelque chose continue ; si quelque chose continue tout continue et par contagion la vie elle-même.

Cette dichotomie a beau être simplette, elle serait applicable à d’innombrables pans de notre vie, et pas seulement métaphysiques (oui, globalement tout ça va mal finir parce qu’à la fin on meurt). Un exemple suffira et je prends le premier qui passe. L’engouement pour les séries télé découle (pas seulement, bien sûr) du fait qu’elles ne s’arrêtent jamais (ou du moins qu’elles en donnent l’illusion, je vous dis qu’on s’en fout), encore un épisode, encore une saison, encore-encore. Tandis qu’un film, ou une oeuvre quelle qu’elle soit, est borné par un début et une fin, il est par conséquent potentiellement tragique, son début contient en germe sa fin et sa dépression. Mais pour conjurer la dépression, le cinéma n’a pas attendu 100 ans les séries télé pour comprendre tout seul qu’il devait proposer en permanence un nouveau tour de manège à coups de remakes, sequels, reboots ou spinoff, ou au moins de plagiats. À Hollywood où les histoires originales sont rarissimes tout est organisé pour ne pas désespérer le spectateur et lui suggérer Tu vois bien que ce n’est pas fini comme on donne une tape amicale sur l’épaule.

En gros, Stop ou encore.

Tiens, au fait.

J’ai entendu souvent que le tout premier morceau de rap français était Chacun fait c’qui lui plait de Chagrin d’amour en 1981, et je me le tenais pour dit.
Sauf que l’autre jour, par hasard à la radio j’entends Stop ou encore de Plastic Bertrand.
Mais ?… Plastic Bertrand en plus d’être un faux punk belge serait donc un proto-rappeur ? Car ce morceau est manifestement du rap, et il date de 1979, deux ans avant l’autre ! Il faut réécrire l’histoire ! (Avec une pensée et des gratitudes pour mon grand frère qui possédait les albums vinyles, dont un rose, de Plastic Bertrand, que j’ai écoutés sinon plus souvent, au moins plus longtemps que lui…)

Dans la foulée j’ai gouglé Plastic Bertrand, parce que je le croyais fini. Or il n’est pas fini du tout, il continue, il joue à guichet fermé dans les tournées Stars 80 devant des foules immenses et avides d’avoir sur scène la preuve (ou l’illusion, je vous répète que cela n’a pas d’importance) que quelque chose se poursuit.

(Bonus : comme Plastic Bertrand n’épuise pas tout à fait le langage poétique universel, voici un peu de Pessoa.)

  1. 26/08/2020 à 22:43 | #1

    Eh dis donc, tu te souviens quand on jouait « La Confine » en ciné-concert ?? N’importe quoi, hein ?!?
    Bon bah, tout est fini, sauf l’album, heureusement, quoi…

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