Perec Prophète et Plaisantin

Actualité perecquienne
Ce que la poésie fait à la machine / ce que la machine fait à la poésie.
Double question fascinante… lancinante… un tantinet angoissante si par malheur on oublie qu’elle n’est pas si nouvelle, le nez fourré tels que nous sommes dans l’intelligence artificielle, à la fois grisés, terrifiés et démunis face aux changements en cours, à l’instar des profs de lycée dont les élèves s’en remettent davantage à ChatGPT qu’à leur propre discernement.
Avons-nous tragiquement délégué et perdu notre capacité d’élaboration intellectuelle, conceptuelle, poétique ? Fatal error 404 !
Cette « panique morale », qui a pour elle autant que contre elle d’excellents arguments, peut pourtant se nuancer lorsque l’on se souvient que poésie et machine ont toujours, l’une comme l’autre, fait feu de tout bois. L’une est ainsi le bois de l’autre, et parfois les flammes ont de jolies couleurs. Machine et poésie ne sont pas la fin l’une de l’autre.
J’écoutais il y a quelques jours à la radio l’interview d’Allan Deneuville qui publie une thèse de doctorat en littérature comparée, consacrée au copier-coller. Autrement dit à la machine. Oui, le copier-coller, ce principe d’écriture par la citation, vieux comme les moines copistes mais dont l’exécution n’a jamais été aussi rapide, souple et systématique. Les sources sont à notre disposition, en les citant nous créons une chose nouvelle et c’est en mélangeant qu’on invente.
Pendant ce temps, Georges Perec, mort en 1982, entre avec fracas dans la conversation en publiant un nouveau livre. Chic, il reste des inédits perecquiens. Les guetter n’est pas fétichisme mais authentique espoir de nouveauté : Perec n’a jamais rien écrit, publié ou non, qui ne soit palpitant pour les lecteurs et stimulant pour les écrivains.
Il s’agit cette fois de La Machine (ed. Le Nouvel Attila), texte écrit en allemand avec la collaboration du traducteur germanique de Perec, Eugen Helmlé, et qui à ce jour n’avait jamais été traduit en français.
La Machine est une pièce radiophonique, plus précisément un Hörspiel, format typiquement allemand qui serait, disons, une variante moins narrative et plus ludique des dramatiques produites autrefois par France Inter (vous souvenez-vous des Tréteaux de la nuit ?).
La Machine connut un grand succès, rediffusé maintes fois, en brisant paradoxalement toutes les coutumes de la fiction radio, des deux côtés du Rhin : à défaut d’intrigue, une sorte de code informatique ; à défaut de personnages, trois algorithmes, chacun chargé d’un protocole ; à défaut de dialogues, des réponses automatisées à des requêtes, des prompts dirait-on aujourd’hui.
La Machine, pièce sur l’intelligence artificielle Imaginée dès 1967, fut mise en onde en 1968. Tiens ? Il faut croire que 1968 était à cet égard une année-clef, celle du 2OOI: a Space Odyssey de Stanley Kubrick qui, rabâchons-le sans nous lasser, est bien des choses. À la fois blockbuster et film expérimental, summum rétinien et abstraction poétique, fable morale et métaphysique… mais encore œuvre visionnaire sur le destin de notre espèce qui crée l’Intelligence Artificielle, fleuron de son génie démiurgique, s’en remet entièrement à elle, et finit par se faire assassiner par elle (résumé possible, parmi d’autres, d’un film inépuisable).
2OOI et La Machine sont deux histoires d’ordinateurs qui déraillent sous nos yeux, peut-être au moment précis où ils deviennent trop humains, assassin ou poète. Vallée de l’étrange ! Perec explique à son traducteur :
La liberté d’un système réside dans les subversions qu’il permet : la Machine va conquérir le droit de se tromper, de tricher, de mélanger, d’hésiter, d’ironiser, de poétiser.
Le volume publié par le Nouvel Attila joint en annexe quelques extraits de la correspondance préparatoire entre Perec et Helmlé, révélant à quel point Perec pressentait ce que les outils numériques, lorsqu’ils seraient au point en tant que super-couteaux-suisses, feraient à nos cerveaux, et particulièrement au cerveau d’un écrivain ayant le goût de l’encyclopédisme, des listes (encore) plus burlesques qu’anxieuses, et des tentatives d’épuisement textuel. Sa note d’intention constitue ni plus ni moins une préfiguration de l’IA, de son fonctionnement et de ses usages :
Ce qui parle (et non pas celui ou ceux qui parlent), ce sont les « sorties » et les « relais » d’une gigantesque machine électronique [qui] résout tous les problèmes : on lui fournit des éléments, qu’elle lit, qu’elle analyse, elle donne une réponse : elle dispose de mémoires, d’un langage, d’une syntaxe : elle parle plusieurs langues, elle traduit, elle récite du Kafka quand on lui donne à lire du Kafka et du Ponge quand on lui donne à lire du Ponge (récentes expériences de Benze) elle décide, elle contrôle, organise, compose, ordonne, calcule, répond, prévient. De nombreux instituts de recherche, des firmes, etc., l’utilisent jour et nuit, à longueur d’année. Comme la Machine (Die Machine) est très perfectionnée, elle peut résoudre plusieurs problèmes en même temps : exemples : caractéristiques d’un avion en projet, dispatching des trains dans une gare de triage, exploitation d’un recensement de la population, traits communs caractéristiques des contes populaires slaves, enseignement programmé de la biochimie, prévision à long terme sur la rentabilité des gisements pétrolifères sahariens, organisation d’une campagne électorale, mise en page automatique d’un grand hebdomadaire, diagnostic médical, prévisions météorologiques, identification d’une œuvre, etc. etc….
Cette liste à la Prévert selon l’expression consacrée (on ferait mieux de dire liste à la Perec, si je peux donner mon avis) s’achève sur identification d’une oeuvre et finalement c’est sur ce dernier prompt que le texte définitif du Hörspiel se concentrera. La Machine décortique en long, large et travers, une œuvre de taille modeste, un poème de huit vers écrit par Goethe le 6 septembre 1780, intitulé Chant du promeneur nocturne :
Sur toutes les crêtes
la paix,
sur tous les faîtes
tu sentirais
un souffle à peine ;
en forêt se taisent les oiseaux,
attends donc, bientôt
tu te tairas de même.
Au terme de tous les protocoles logiques et absurdes, nous aurons enfin la réponse à notre double question initiale : ce que la poésie fait à la machine / ce que la machine fait à la poésie. Qu’était au juste cet inédit de Perec ? De l’humour, oui, et un avertissement.
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