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À Bordeaux, de passage

20/02/2021 un commentaire
Photo 1 (crédit Laurence Menu) : inspection de l’étagère du haut.
Photo 2 (crédit Edith Masson) : inspection de l’étagère du bas.

1)

La région bordelaise compte, comme d’autres, un certain nombre de boîtes-à-livres, soigneusement inspectées par quelques drogués, discrets « boîte-à-livres-addicts » qu’on reconnaît à leur déformation de la colonne vertébrale.
Après une heure d’affût, notre patience a été récompensée puisque nous avons eu la chance de surprendre deux individus d’un seul coup (celui de gauche est un certain Hervé Bougel ; celui de droite, ne s’exprimant que par borborygmes, n’a malheureusement pas pu être identifié).
Admirez le mouvement d’ensemble et la parfaite symétrie, qui pourrait sembler au profane comme chorégraphié, alors que la figure géométrique est en réalité créée par un immémorial instinct grégaire, comme lorsqu’on observe dans le ciel le vol saisonnier des grues dessiner des figures géométriques, cet autre miracle offert par la nature.
Particularité locale : le Bordelais étant une ancienne colonie anglaise (quoique, bizarrement, non membre de l’actuel Commonwealth), on trouve dans les boîtes-à-livres des autochtones de nombreux livres en langue anglaise.

2)

Au 57 cours de l’Intendance à Bordeaux, qui abrite aujourd’hui l’institut Cervantes, rendit l’âme Francisco de Goya, le 16 avril de l’an 1828. Il aura passé là les quatre dernières années de sa longue vie. La messe de ses funérailles se tint en l’église Notre-Dame, toute proche. Devant l’édifice, place du Chapelet, se dresse désormais une effigie en bronze du peintre, grave et hautain, mal embouché, plus grand que nature, don de la ville de Madrid en échange de sa dépouille (l’original retournant en poussière contre le simulacre immarcescible, qui a fait la meilleure affaire ?).
Un petit selfie avec le vieux Francisco s’imposait. Et j’en profite pour teaser un spectacle.
En compagnie de Christine Antoine au violon et de Bernard Commandeur au piano, je me produirai prochainement sur scène pour une évocation de « Goya, Monstres et Merveilles » . La création de ce spectacle était programmée en 2020… Nous avons l’audace de la prévoir en 2021… À suivre…

3)

Entendu une dispute dans le tramway, ligne C : « Allez casse-toi, tu sers à rien ! », injure prononcée masque descendu sous le menton pour davantage d’impact.
Au lieu d’admirer l’architecture bourgeoise des rues de Bordeaux, j’ai passé le restant du trajet à méditer sur le sens de cette invective et à me demander s’il était possible d’y entendre un symptôme de l’époque.
J’ai ruminé la valorisation sociale de ce que l’on entend par « utilité », puisque l’inutilité est vouée à la honte publique… J’ai pensé à « Comme la lune fidèle/A n’importe quel quartier/Je veux être utile/À ceux qui m’ont aimé » de Julien Clerc… J’ai pensé à l’utilitarisme tel que défini vers 1860 par John Stuart Mill… en me disant qu’il était sans doute bien périmé : l’idée de se rendre utile au bien public et au « bonheur universel de l’humanité » me semble assez éloignée de l’individu ordinaire de 2021, qui cherche à survivre pour sa propre gueule, à simplement s’en sortir en s’ubérisant et, au mieux, à rejoindre l’armée des robots « en marche » de la start-up néchone qui tête baissée foncent se rendre utile au projet ultralibéral délirant, utilitarisme corporate au sens d’efficacité managériale, « The Art of the Deal » et « stratégie gagnant-gagnant », atomisation de la société en myriades d’auto-entrepreneurs, chacun « utile » à sa propre culture d’entreprise.
J’ai songé à la noblesse des inutiles, de ceux qui refusent de servir : les objecteurs de conscience, les désobéissants civils à la Thoreau, les ronins japonais qui errent sans seigneurs, les sans-travail qui savent très bien pourquoi ils ne travaillent pas (cf. Volem rien foutre al païs de Pierre Carles), les Bartlebies, les anarchistes qui comme à eux-mêmes vous souhaitent ni dieu ni maître.
Mais aussitôt j’ai songé à la noblesse largement équivalente des utiles, ceux qui se vouent au bien des autres, les bénévoles qui littéralement veulent du bien, les « soignants » qu’il n’y a pas si longtemps on applaudissait aux fenêtres.
Forcément j’ai fini par me demander à quoi je servais, là.
Mais j’étais arrivé place des Quinconces, c’était mon arrêt, je suis descendu et j’ai pensé à autre chose.

4)

« Utopia ».
Tiens ? Sur une place de Bordeaux je tombe sur le cousin d’une vieille connaissance. Le formidable cinéma Utopia d’Avignon, maître-étalon de l’art-et-essai, aura donc essaimé ici ! Une vraie franchise, dites-moi.
Le premier Utopia d’Avignon fut inauguré dans une église désaffectée, dédiée à Saint-Antoine (et porte, depuis, sur son fronton une citation de Malraux, « Je ne peux pas infliger la joie d’aimer l’art à tout le monde. Je peux seulement essayer de l’offrir, la mettre à disposition... »). Or je découvre que la succursale bordelaise sous mes yeux a elle aussi été aménagée, en 1999, dans une église en déshérence, celle-ci dédiée à Saint-Siméon.
Décidément c’est une manie, mais très sensée, tout-à-fait raisonnable. Que peut-il arriver de mieux à un lieu de culte délaissé que d’être transmuté en salle de ciné ? Le mystère, le sacré, le rite, la croyance et l’émotion collectives, la communion devant un film, sécularisation heureuse ! Ne parle-t-on pas des « films culte » ?
L’endroit est ouvert, je pousse la porte, j’entre, l’acoustique parfaite renvoie l’écho de mes pas solitaires. Aucune séance n’est programmée, pourtant le hall est accueillant, libre d’accès au passant fatigué, le cinéma est un refuge, oui, c’est ça, comme une église. Et je remâche ce paradoxe impossible à digérer : les restrictions sanitaires actuelles ferment les lieux de culture mais laissent ouverts les lieux de culte.
Hommage à Jean-Claude Carrière qui vient de disparaître : cet homme de cinéma qui a beaucoup réfléchi sur la religion (Le Mahabharata, la Controverse de Valladolid, Les Fantômes de Goya…) était spécialement bien placé pour distinguer l’un de l’autre. Dans une interview passionnante, il admettait que tous les deux étaient des phénomènes imaginaires mais qu’au cinéma les lumières finissent par se rallumer, et les spectateurs sortent de la salle sans jamais avoir envie de tuer ceux qui n’ont pas eu la même vision qu’eux.

5)

Le duc de Bordeaux, alias Henri d’Artois, alias Henri V putatif quasi-roi de France, malheureux candidat légitimiste à la succession de Louis-Philippe, fit l’objet d’une fameuse chanson paillarde, moquerie cruelle envers ce perdant de l’histoire : « Le duc de bordeaux ressemble a son père/Son père à son frère et son frère à mon cul/De là je conclus que l’ duc de bordeaux/Ressemble à mon cul comme deux gouttes d’eau.« 
Cette chanson fut ensuite détournée par Brassens qui, trop élégant pour employer le mot cul, s’en servi pour formuler le compliment le plus sophistiqué qu’on puisse adresser à l’arrière-train d’une dame : « C’est le duc de Bordeaux qui s’en va tête basse/Car il ressemble au mien comme deux gouttes d’eau/S’il ressemblait au vôtre on dirait, quand il passe/  » C’est un joli garçon que le duc de Bordeaux ! « 
Pendant les quelques jours où j’ai arpenté la bonne ville de Bordeaux, alors qu’il me semblait justement que, en raison des mœurs prophylactiques, les culs avaient davantage de personnalité que les visages, la chanson de Brassens n’a cessé de me tourner sous le masque. Il me fallait à toute force la retenir et prendre garde à ne pas la laisser échapper à tue-tête en pleine rue.

6)

Excursion sur la dune du Pilat. Vaut le voyage. Immensité extraordinaire, Sahara inoffensif à la portée du vacancier, deux kilomètres de désert entre forêt et océan : trois écosystèmes déroulés côte à côte qui semblent trois planètes lointaines partageant le même ciel. Je reste longuement pensif, assis, debout, et finalement couché, feignant de m’être égaré dans le sable, attendant un jeune visiteur blond qui me réclamera le dessin d’un mouton. Pourtant, la vision qui m’aura le plus marqué surgit quelques instants plus tard, tandis que je redescends vers la mer, et m’oblige à baisser les yeux vers ma mélancolie plutôt qu’à les lever vers l’horizon. Pas un mouton, non. Un renard. Voilà où mène l’invocation du Petit Prince, on trébuche sur son mentor, celui qui lui faisait la morale à propos de la responsabilité. Le voilà bien arrangé. Le cadavre d’un renard est là, partiellement enseveli sur la plage, parmi un monceau de détritus recrachés par la dernière tempête. Pauvre bête piégée dans un filet ou noyée par la marée, memento mori en décomposition survolé par des mouches noires.
Toutes les occasions sont bonnes pour déclamer du Baudelaire.

UNE CHAROGNE

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons,

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint.

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir ;
— La puanteur était si forte que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir ; —

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Où s’élançait en pétillant ;
On eut dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui, telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez sous l’herbe et les floraisons grasses
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

7) De retour chez moi

Cette nuit j’avais trouvé un petit boulot temporaire, j’accompagnais une délégation de ministres en visite dans une école actuellement fermée et en travaux. Je leur ouvrais et leur fermais les salles de classe, je me sentais partagé entre d’une part la consternation face à ces personnes désinvoltes qui échangeaient des blagues à deux balles (« Oh ben dis donc encore une classe, mais c’est la même que l’autre, non ? », « Ah mais alors ça vit comme ça une maîtresse ah ah ah ! ») et surtout consultaient leurs téléphones en attendant la conférence de presse, et d’autre part la honte de moi-même parce que j’étais incapable d’identifier celui-ci ou celle-là. OK, ils avaient toutes et tous de vraies têtes de ministres, mais je ne me risquais pas à les appeler par leurs noms, je réalisais que je ne me souvenais d’aucun, je pestais contre moi-même et me promettais d’être plus attentif à l’actualité, la prochaine fois. J’en venais même à me dire, peut-être que je me rends coupable de délit de faciès ? Je pars du principe qu’ils ont « des têtes de ministres », mais qui me dit que ce ne sont pas des usurpateurs ? Et ensuite je tentais de raisonner ma paranoïa.Soudain le confinement dur nous est tombé dessus et nous étions condamnés à vivre tous ensemble dans cette école inachevée pour une durée indéterminée. J’assistais au changement de comportement des ministres, ils se lâchaient, tombaient la cravate, ne se rasaient plus, accusaient des coups de déprime sévères (« Vous êtes sûr qu’elle est annulée la conférence de presse ? », « Mais en fin de compte on sert à rien, alors ? »), craquaient parce que la 4G est coupée, certains faisaient des crises de nerfs ou des malaises vasovagals, d’autres s’avachissaient dans un coin en se grattant et en pleurant. Un couple s’était formé, un et une ministres se roulaient des pelles puis s’enfermaient dans une classe vide, ceux-là on ne les revoyait plus. Les autres ont fini par remarquer que j’étais là et par engager la conversation avec moi. « Vous savez ce qu’on raconte ? » Certains étaient sympas, finalement, quoique très débraillés. Comme nous n’avions plus de moyens de nous informer sur le monde extérieur, nous échangions les dernières rumeurs. « Vous saviez que des météorites sont attendues ? Elles devraient nous tomber dessus en fin de journée ! Ah et puis il y a aussi cette découverte d’œufs de dinosaures rouges, pas très loin d’ici… C’est comme ça, qu’est-ce qu’on y peut, les dinosaures rouges vont reconquérir leur territoire… »

Je me réveille, émerveillé par tant de fatras. J’essaye de renouer quelques fils. Le dinosaure rouge, ok, je sais d’où il vient, je lis plein de vieux Jack Kirby en ce moment ; j’ai vu il y a peu le film Gaz de France de Benoît Forgeard ; et puis la semaine dernière, alors que je traversais Bordeaux à vélo, le long de la Garonne, des dizaines, peut-être des centaines de flics ont bouclé un gros quartier de la ville m’obligeant plusieurs fois à des larges détours. Le troisième à qui j’ai demandé des explications m’a répondu deux mots : « Visite ministérielle ».

8 et fin)

Au fait, ce n’est pas le premier mais le second voyage que j’effectue à Bordeaux. Je suis déjà venu ici il y a huit ans. Huit ans, vraiment ? Oh mondjeu qu’ai-je fait en huit ans ? Pratiquement rien. Les aiguilles tournent et je vois bien que Bordeaux a davantage fait que moi (exit Juppé, le maire est désormais un écolo dont le nom m’échappe mais qui a bien du mérite). Baudelaire toujours : la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel. Ici, mes souvenirs précédents.