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Dessiner des moustaches à Hitler

Je viens de venir à bout de The Crown sur Netflix, l’ambitieux biopic d’Elizabeth II, en une cinquantaine d’heures. Je me suis laissé faire. Moi qui, quoiqu’ayant de la sympathie pour la Reine pour d’anciennes raisons littéraires, n’ai globalement rien à secouer des têtes couronnées. Mais voilà : l’enjeu de cette série est supérieur à celui desdites têtes, selon le principe bien connu des deux corps du roi, expliqué au fil des épisodes avec intelligence et pédagogie. La Couronne du titre, outre l’accessoire bling-bling qui ceint le royal front, désigne maintes autres choses : une famille, un clan, une classe sociale, une histoire, la continuité de cette histoire, un privilège autant qu’un sacerdoce, un savoir-vivre, et par métonymie l’Angleterre tout entière, un empire (dont la continuité, quant à lui, est rompue), le commonwealth… voire, puisqu’aux dernières nouvelles le Royaume Uni serait toujours une démocratie, La Couronne désigne le peuple britannique lui-même. Aux questions, c’est quoi l’Angleterre, c’est qui les Anglais, une réponse commode : regardez The Crown.

J’ai pris, au début de cette fastueuse fresque, plus de plaisir que je croyais ; à la fin un peu moins que je ne l’espérais : c’est que les premières saisons ont un indéniable souffle de légende dorée historique, quand les dernières ressemblent davantage à une compilation de presse people, et, à force de se laisser faire par l’empathie et l’ingurgitation passive devant Netflix, le spectateur réalise qu’il a glissé insensiblement de Shakespeare à Gala. Peu importe, le spectacle reste de très haut niveau, surtout sur une telle durée (quelle série, aujourd’hui, a encore le luxe de se déployer durant six saisons ?) et les Angliches, on en dira ce qu’on voudra, qu’ils sont ceci-cela, mais ils ont par tradition les meilleurs acteurs du monde, et cela grâce à Shakespeare, pas grâce à Gala.

Le soixantième et dernier épisode enlève le morceau, et, en moi, a arraché des larmes, même pas peur de l’avouer : spéciale dédicace à un cornemuseux que je connais, c’est bien la scène avec le bagpipe qui m’a fait chialer. Quel instrument puissant, quand même.

Mais voilà que ce dernier épisode a fait remonter, outre l’eau de mes yeux, un souvenir de collège que je croyais définitivement évaporé. On nous narre notamment une connerie de jeunesse du prince Harry, le cadet rouquin du prince de Galles, le loser qui ne sera jamais roi puisque son aîné est vivant et même père de famille, qui gardera donc toute sa vie un statut de bibelot inutile, et à qui on excuse de facto les errements et rebellions vaguement punks (aussi punk que peut l’être un prince de sang).

En 2005, l’adolescent s’est rendu à une soirée déguisée en uniforme de l’Afrikakorps avec brassard nazi. Naturellement un « ami » a pris une photo qu’il a revendue aux tabloïds. Scandale ! Quel mauvaise blague! Quel exemple pour la jeunesse ! Quelle perte des valeurs morales ! Quelle irresponsabilité, quelle insensibilité, quelle amnésie chez ce fin-de-race ! Le merdeux va prendre cher, de son daddy, de sa granny, de toute sa family, de la Crown et de tout le country. Pour mesurer la dégringolade on se souvient qu’à l’autre extrémité de la série, une autre adolescente, Elizabeth, faisait montre de son dévouement durant la guerre contre Hitler et que c’était comme un mythe fondateur.

Et là…
Flash !
Anamnèse !
Moi qui, grâce au ciel, ne suis pas prince, je me suis soudain souvenu que j’avais fait la même chose, et enduré la même opprobre, en classe de 3e au collège Louise-de-Savoie à Chambéry, en 1984.

Mon grand frère, peu avant, était revenu d’un voyage en Angleterre en m’offrant, en guise de souvenir, un t-shirt extraordinaire de mauvais goût, parodiant le merchandising des groupes en tournées et faisant la promo du Adolf Hitler 1939-1945 European tour, listant les dates des pays où il a cassé la baraque, de la Pologne en septembre 1939 à la France en juin 1940 – ensuite, la tournée a rencontré quelques difficultés puisque deux dates sont rayées et cancelled : September 1940 England et August 1942 Russia. La tournée s’achève (en apothéose) sur une date à domicile : April 1945 Berlin Bunker.

J’ai 15 ans et c’est le plus beau cadeau qu’on pouvait me faire, je me pisse dessus de rire, j’écarquille yeux et bouche, oh putaiiiiiiiin géniaaaaaal, je secoue mes doigts comme si je me les étais brûlés, j’ai le rouge aux oreilles. Ah la la, merci frangin, le culot, la dérision, la provoc, on dira ce qu’on voudra des Angliches ceci-cela etc., mais pour l’humour noir ils ne craignent personne.

Il ne me viendrait pas à l’idée qu’on puisse prendre ce dessin pour de la propagande hitlérienne au premier degré puisqu’il s’agit évidemment d’une charge, on se fout de la gueule d’Hitler et de ses ambitions hégémoniques, on lui dessine des moustaches à ce con, on le guignolise et c’est tout ce qu’il mérite… Toutefois j’ai vaguement conscience que la blague est difficile à avaler, politiquement incorrecte comme on le dirait bientôt. J’ai vu tout récemment, en cours d’histoire, Nuit et brouillard, pas encore Shoah mais je sais déjà : je sais qu’il n’y a pas de quoi rire. Ou alors au contraire, justement, quant à moi je pressens l’intérêt et la fonction du mauvais goût puisque je ris, je ris en me demandant si j’ai le droit de rire, et un problème demeure : vais-je avoir le cran de jamais porter ce t-shirt ? Je ne peux pas le porter n’importe quand, j’attends l’occasion.

L’occasion arrive : le carnaval. Pour mardi-gras, le collège autorise voire encourage les travestissement des élèves. Le carnaval est cette tradition anarchiste, cette fête politique, cette critique du système permise par le système comme une soupape de décompression, qui une fois l’an renverse les valeurs cul par-dessus-tête. On peut se déguiser en n’importe qui, n’importe quoi, pour s’en moquer, y compris et surtout des puissants, ceux qui nous emmerde, les rois, les riches, les papes, les généraux… Les Adolf Hitler. Une idée politique a toujours été chère à mon coeur : les gens de pouvoir sont ridicules par nature puisqu’ils finissent toujours par se prendre pour ce qu’ils incarnent (exemple : les membres de la famille royale et leurs deux corps respectifs). Et même : plus grand est le pouvoir, plus grand est le ridicule. Les dictateurs et leur pouvoir absolu sont absolument ridicules.

Je prépare en secret mon costume : bottes noires, pantalon de même, imperméable beige, bretelles (d’où me vient l’idée des bretelles ? ai-je déjà vu Portier de nuit ?), casquette (je ne sais pas d’où je la sors mais celle-ci ne saurait être nazie que par un effort d’imagination), et bien sûr mon génial t-shirt que je révèle en écartant les pans de mon imper tel un exhibitionniste, je répète le geste devant le miroir. Touche finale, je me fixe la mèche au gel et je me dessine au marqueur à essence (qui pue) une moustache, la même que Chaplin et que l’autre connard, ah ah, je suis très content de moi, on va bien se marrer, qu’est-ce que je vais lui mettre à Hitler, pas sûr que le fascisme international s’en relève jamais.

Les ennuis commence dans le bus. Je suis déçu, je ne fais rire personne, je ne récolte que des sourcils froncés et des moues de désapprobation. Ben quoi, détendez-vous les gens, c’est carnaval. Dans la cour du collège, c’est pire. Les élèves, sagement grimés en pirates, en Indiennes, en gangsters de Chicago pour les plus agressifs, se désolidarisent immédiatement de mon idée trop géniale pour eux. Les pions et les profs désapprouvent. « Vigne ! C’est de très mauvais goût ! Qu’est-ce qui vous a pris ? Ça vous fait rire ? » et même « Vous êtes fou ou quoi ? »
Ben quoi ? Carnaval, merde, vous ne comprenez rien, CARNAVAL, je suis obligé d’expliquer la blague ?

Je rentre en cours de français, j’ai perdu mon assurance. Heureusement la prof de français m’adore (en français, je suis toujours premier de la classe en plus d’être un gentil garçon), ça devrait bien se passer. Ça se passe mal. La prof cesse instantanément de m’adorer. Elle est horrifiée. Elle fait défiler un par un sur l’estrade tous les élèves déguisés, pour qu’on analyse ensemble leurs déguisements. Elle me garde volontairement pour la fin, pour me faire honte. J’y vais. Je suis face à la classe, avec mon t-shirt rigolo, mes bretelles, mon imper, ma moustache, ma mèche. La prof m’humilie en public : « Vous êtes choqués ? Vous avez raison d’être choqués. Ce genre d’humour est très exactement ce qu’il ne faut pas faire, et voici pourquoi. » Je suis au pilori, on peut me cracher dessus, je suis là pour ça, allez-y les pirates les Indiennes et les gangsters à la con. J’ai droit à un sermon qui me paraît interminable. La journée le sera aussi. Il me faut même reprendre le bus pour rentrer chez moi.

Ce souvenir cuisant s’accompagne d’un net sentiment d’injustice. Qu’avais-je fait de mal ? J’ai été bafoué comme si j’avais fait le salut nazi, tagué des croix gammées partout ou suggéré qu’Hitler dont on dit tant de mal avait des bons côtés (il était capable d’une grande concentration, disait Pierre Desproges), alors que je l’ai dénoncé, et même pas très vigoureusement (est-cela au fond qu’on me reproche ?), je me suis juste foutu de sa gueule. Je l’ai transformé en déguisement, comme Chaplin dans le Dictateur, tiens, pas moins. Ou Gainsbourg dans Rock around the bunker, pour prendre une comparaison plus de mon temps. (Bien plus tard, je me sentirai confusément trahi en lisant que Chaplin, dans son autobiographie, fait son mea culpa et se range du côté de ceux qui n’osent plus rire avec ces histoires-là : « Si j’avais su l’horreur réelle des camps de concentration allemands, je n’aurais pu réaliser Le Dictateur ; je n’aurais pu faire un jeu de la folie homicide des nazis. »)

L’humour noir est risqué. Il est subversif, scabreux, malpoli, malcommode à comprendre, il passe mal et lorsqu’on s’y essaye on apprend à la dure qu’il n’est pas pour les âmes tièdes. Mais qu’est-ce qu’il est fort ! Je commence dès le lycée à lire Charlie Hebdo (ou plutôt son équivalent de l’époque, Zéro puisque Charlie avait cessé de paraître), et je ne m’interromprai jamais. C’est alors que surgit en librairie Hitler=SS, la bande dessinée atrocement drôle de Gourio et Vuillemin. Je me précipite ! Qu’est-ce qu’ils leur mettent à Hitler et aux nazis ! Ah ah cette fois, le fascisme international ne s’en relèvera pas ! Je trouve Gourio et Vuillemin aussi géniaux que moi. Rouge aux oreilles et doigts qui brûlent oh la la. Ils subissent plusieurs procès, plusieurs interdictions, plusieurs malentendus : ils sont évidemment antinazis mais se font accuser de nazisme. Ce livre n’a jamais été réédité après 1990. Je l’ai toujours. Il me fait toujours rire, avec sa maquette qui imite celle de la revue de propagande Signal. Ceux qui ne voient pas la différence avec la revue de propagande Signal ne me font pas rire. Ce sont eux les gens dangereux.

Au prince Harry : salut à toi, petit con !

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