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Elmer Ramadan

07/05/2018 Aucun commentaire

« C’est grand dommage que Dieu n’existe pas, car il fait bien tout ce qu’il fait. » (Pierre Louÿs, épilogue de Trois filles de leur mère)

Or Dieu en ce temps-là, le 2 février 2018, jeta en prison dans son infinie sagesse frère Tariq Ramadan rattrapé par diverses affaires de mœurs. Comme toutes les histoires sur la terre se répètent sans fin et que les fictions prophétisent le réel aussi sûrement que n’importe quel livre saint, la chute de l’islamologue rappelle furieusement celle du prédicateur Elmer Gantry, dans le roman éponyme de Sinclair Lewis (1927) ainsi que dans le film de Richard Brooks (1960).

Ici en France chaque esprit un peu libre a depuis 350 ans la chance de disposer du Tartuffe de Molière, inépuisable figure du faux dévot, qui se réincarne dans l’actualité à intervalles réguliers. Mais la contribution majeure de la culture américaine dans ce folklore mondial des hommes d’église équivoque, est l’archétype, sensiblement distinct, du prédicateur itinérant, charismatique et ambigu, self-made-man beau parleur héritier de Barnum et de la libre circulation des armes à feu, pécheur tourmenté cinglé mythomane cupide menteur alcoolique cabotin manipulateur séducteur cynique corrompu (rayez les mentions redondantes).

C’est pourquoi l’on croise autant de prêcheurs chelous à Hollywood, tradition inaugurée dès le muet. Charlie Chaplin, prisonnier évadé, se déguise en pasteur dans The Pilgrim, 1923 :

Depuis La Nuit du Chasseur (Charles Laughton, 1955) jusqu’au Prédicateur (Robert Duvall, 1997) en passant par Le Malin (John Huston, 1979), Pale Rider (Clint Eastwood, 1985) ou bien sûr le tueur interprété par Samuel Jackson déclamant un inoubliable Ézéchiel 25.10 avant de défourailler dans Pulp Fiction (Quentin Tarantino, 1994), la figure ambivalente de l’homme qui prêche le bien et fait le mal est trop parfaite pour cesser jamais d’inspirer le cinéma, et son actualité de 2020 réincarne cette figure en Robert Pattinson dans le thriller The Devil all the time.

Au XXIe siècle les séries s’y sont mises, avec par exemple l’explicitement nommée Preacher adaptée d’un comic book, ou la famille de télévangélistes de The Righeous Gemstones, ou bien Brother Justin le prêtre possédé par le démon de Carnivale, ou encore l’extraordinaire western Godless où Jeff Daniels campe l’un des prêcheurs les plus terrifiants de tous les temps.

Entre temps les chansons pop ont à leur tour alimenté cette mythologie de l’homme de Dieu qui éblouit et inquiète vaguement : Son of the Preacher man de Dusty Springfield, Preacherman de Melody Gardot (rien à voir avec le précédent si ce n’est le titre et la splendeur), Papa was a rollin’ stone des Temptations (Papa had three outside children/And another wife, and that ain’t right/Heard some talk Papa doing some storefront preachin’/Talking about saving souls and all the time leechin’/ Dealing in dirt, and stealing in the name of the Lord), Missionary man de Eurythmics… Sans parler de la merveilleuse prestation de James Brown en prêtre dans les Blues Brothers qui à point nommé rappelle que toute la musique que j’aime elle vient de là elle vient du gospel/du diable.

Et, donc, ce captivant Elmer Gantry.

Dans le film, Gantry est interprété par Burt Lancaster, athlète débordant d’énergie et de sourire, plus américain que la tarte aux pommes, ou que la tradition de la Bible dans les tables de nuit d’hôtel. Elmer est un roublard hâbleur qui roule sa bosse en vendant des aspirateurs au porte-à-porte. Il picole, trousse les filles, mais déclame des extraits du Nouveau Testament, reliquats d’une formation avortée de séminariste. À l’aise dans tous les milieux, il donne de la voix aussi bien pour raconter des blagues de cul dans un bar de Blancs, que pour chanter (très bien) le gospel dans une église de Noirs, et voyage dans des trains de marchandise en compagnie de clochards. Il croise un jour la route de Sister Sharon Falconer, c’est le coup de foudre (comme je le comprends : elle est interprétée par Jean Simmons dont je suis amoureux depuis que j’ai vu Spartacus à l’âge de 9 ans et pour toujours) et Elmer décide de changer de voie. Il sera prédicateur, comme Sharon, car ce métier lui permettra de conquérir l’objet de ses désirs. Il devient sur la route un prédicateur génial, le meilleur d’entre tous, le plus convaincant, le plus scandaleux, le plus célèbre, le plus enflammé, le plus habité, le plus concurrentiel sur le marché. Hélas une affaire ancienne de sexe (une liaison avec une prostituée) ressurgit. Les photos se dévoilent. Les preuves. Il perd tout.

Le journaliste athée (double de l’auteur, Sinclair Lewis) qui suit les tournées de Sharon et Elmer, et qui n’est pas exempt de fascination et d’admiration pour leur faconde, développe une relation suffisamment intime avec le prédicateur pour oser lui poser la question, le vrai grand mystère : « Crois-tu réellement en Dieu ? ». Or la réponse est oui, et c’est l’un des rares moments où ce menteur professionnel semble sincère (d’où la terrible faiblesse, le manque de nuance, presque le contresens, du titre français du film, Elmer Gantry le charlatan).

Le même journaliste refusera, au moment de la disgrâce de Gantry, de publier les photos le montrant enlaçant une femme dans un bordel. Il dira pour justifier son refus : « Qu’est-ce que ces photos prouvent ? Uniquement qu’Elmer Gantry est un être humain. » Sous-entendu : ces photos ne prouvent pas que Dieu n’existe pas. Pas plus que les shows tonitruants qu’Elmer Gantry donnaient la veille encore ne prouvaient que Dieu existe.

Voilà une idée suprêmement importante, fondamentale, qui sans doute échappe totalement aux défenseurs de Tariq Ramadan déchu : jamais ceux-ci ne plaideront Frère Tariq a chuté parce que c’est un être humain, et donc, potentiellement, un enfoiré. Ses ouailles, qui en réalité sont ses fans, ne sauraient admettre que Ramadan le violeur s’est rendu coupable d’un simple abus de pouvoir (car le prestige spirituel est un pouvoir, comparable en cela au pouvoir économique de Weinstein ou au pouvoir politique de DSK) et ils préfèreront professer en pure mauvaise foi : ce pauvre Tariq est innocent, pur agneau tombé dans un complot médiatico-judéo-judiciaire-sioniste, mais vous verrez, Dieu prouvera son innocence, envoyez vos dons.

Alors même que “Tu n’invoqueras pas le Nom du Seigneur ton Dieu en vain » est le 3e des dix commandements en usage chez nombre de sectes judéo-chrétiennes (catholiques, protestants, et autres succursales) et qu’on trouve l’équivalent dans le Coran (sourate la Vache, verset 224 : « Ne jurez point par le nom de Dieu que vous serez justes, pieux, et que vous maintiendrez la paix(…) »), le nom de « Dieu » , ami imaginaire pour adultes, est invoqué sans cesse pour à peu près tout.

L’existence de Dieu n’ayant, jusqu’à plus ample informé, toujours pas été prouvée, la case qui porte ce nom dans la psyché humaine est une case vide, que l’on remplira à sa guise. Voilà, très précisément, comment les choses fonctionnent lorsque tu remplis cette case : si tu es un pur salaud obscurantiste violent et meurtrier, tu accompliras de pures saloperies obscurantistes violentes et meurtrières au nom de Dieu ; si tu es un être généreux et bon et magnanime et héroïque, tu accompliras des actes héroïques magnanimes bons et généreux (par exemple, te retenir de lapider la femme adultère, Évangile de Jean 7:8, ou bien considérer que sauver un être humain c’est sauver l’humanité, Coran 5.32), tout cela au même nom de Dieu invoqué par le salaud pré-cité. Ton acte de barbarie ou ton acte d’amour accompli en invoquant cet unique nom passe-partout n’aura pas réussi à prouver l’existence de Dieu, seulement l’existence en l’homme de la barbarie d’une part, de l’amour d’autre part. Bonjour le truisme, nous voilà bien avancés.

Pour se faire une idée plus subtile, restent les romans. Les films. Les poèmes. Les histoires qu’on raconte, qu’on lit et qu’on regarde. Les mystiques, également, qui témoignent de quelque chose de bien réel : la foi. Dieu, on ne sait pas, mais la foi existe.

Plus je vieillis, mieux je comprends que la mystique n’est pas une branche de la religion, mais le contraire de la religion. Une rivalité éternelle se joue, un combat sans fin entre la religion, qui est une parole totalitaire figée, une force d’organisation et de contrôle de la société, un enjeu de pouvoir, un conflit d’intérêt… et la mystique, qui est un acte de création, une recherche, une quête, une souffrance, une parole libre, sans cesse réinventée. Voilà pourquoi de grands poètes étaient aussi de grands mystiques, Victor Hugo ou Hafez (deux exemples d’écrivains mystiques qui se méfiaient beaucoup des religieux), qui dialoguaient avec Dieu justement parce qu’ils le mettaient en question : bien sûr Voltaire, « Entends, Dieu que j’implore, entends du fond des cieux/Mon incrédulité ne doit pas te déplaire/L’insensé te blasphème et moi je te révère/Je ne suis pas chrétien mais c’est pour t’aimer mieux » (Lettre à Uranie), ou encore Brassens : « Si l’Eternel existe/En fin de compte il voit/J’me conduis pas plus mal que si j’avais la foi » (Le mécréant) .

La seule circonstance atténuante d’Elmer Gantry est qu’il était, peut-être, en plus d’un religieux, un authentique mystique. Tariq Ramadan ? Pas sûr.

L’Indien qui pleure

28/04/2018 Aucun commentaire

Comment, lorsque l’on n’est pas amérindien, représenter un Amérindien sans craindre de sombrer dans le stéréotype, voire dans l’injure ?

Pour des raisons politiques aussi bien que littéraires, je rumine (au risque de lasser les lecteurs de ce blog) cette délicate question depuis le jour où je l’ai entendue formulée dans l’outrance par des individus fort bien intentionnés qui postulaient que tout stéréotype est une offense, et que par conséquent dessiner un indien portant une coiffe de plumes nous rend ipso-facto coupable de racisme anti-indien et de je ne sais quel mépris colonialialiste, complice de la stigmatisation d’une minorité qui a déjà bien souffert…

Or je ne suis pas de cet avis. Un stéréotype (l’Allemand est blond et porte des chaussettes dans ses sandales / l’Écossais porte un kilt et joue de la cornemuse / le Grenoblois porte un bonnet et des dents pointues…) n’est jamais une vérité. Qu’il soit bienveillant (l’Indien est un fier et noble cavalier qui vit en harmonie avec la Nature et les autres hommes) ou malveillant (l’Indien est un cruel et féroce guerrier qui arrache les scalps), le stéréotype est par nature un petit arrangement avec la vérité : une généralisation statistique ou folklorique, un simplisme ou un truisme, une approximation, un symbole, une convention, un poncif, une culture générale, un prêt-à-penser, une caricature, etc… En somme, un code, aussi peu nuancé mais aussi commode qu’un pictogramme figurant sommairement un être humain sans jupe (attention ! ici toilettes pour hommes) en vis-à-vis du même pictogramme avec jupe (attention ! là toilettes pour femmes)… Et le kilt alors ?

Pour autant, sans être une vérité un stéréotype n’est ni un mensonge puisque les femmes ont quelquefois porté des jupes et les Indiens ont quelquefois porté une coiffe de plumes, ni une injure raciste – sauf si l’on sous-entend que porter une coiffe de plumes rend intrinsèquement un homme inférieur à celui qui porte une cravate rouge, ou que les humains porteurs de jupes sont ontologiquement une sous-catégorie des humains porteurs de pantalons mais dans ce cas c’est notre manière de penser qui est injurieuse, raciste, sexiste et débilitante, pas le symbole en lui-même. Le symbole en lui-même est un outil, a priori innocent de l’usage que l’on en fait.

On peut certes tomber sur un Indien susceptible, qui nous refusera le droit de le représenter tel qu’on croit qu’il est (1), de même qu’on peut rencontrer un Français soupe-au-lait qui se sentira injurié par telle figure de Français dessiné ou filmé avec béret, baguette, petite moustache et arrogance. Alors on peut céder à la prudence, à la censure ou à l’auto-censure, et hésiter à représenter. Mais qui fixera les limites de ce principe de précaution, qui dira où s’arrête le « respect » et où commence la sclérose mentale ? Où placer le curseur ? Qui nous garantit que le pictogramme « femme » sur la porte des cabinets ne va pas ulcérer une femme qui n’a jamais porté une jupe de toute sa vie ? Ou que le pictogramme « homme » ne va pas discriminer un Écossais, qui, justement, quant à lui, etc. D’un autre côté le même Écossais pourrait aussi bien s’offusquer de se voir représenter avec un kilt et pourrait se sentir autorisé à dénoncer l’écossophobie latente d’une telle caricature – c’est sans fin.

On voit que la situation est très complexe. Notre jeune XXIe siècle ayant remarquablement accru les susceptibilités identitaires, et réduit d’autant les tolérances, il convient d’avancer avec circonspection.  Mais l’extrapolation absolue serait l’impossibilité pure et simple de la représentation… Voilà qui ressemble très fort à un tabou religieux, celui de l’aniconisme, qu’ont en partage les trois monothéismes avec diverses variations locales. Une époque qui encourage les susceptibilités identitaires et décourage la tolérance ressemblerait donc à une époque d’obscurantisme religieux ? Oh, quelle surprise !

Sur ces entrefaites je retourne mentalement à mes Indiens et je tombe sur un vieux spot de pub qui offre un cas d’école fort intéressant.

En 1971 l’organisation non-gouvernementale écologiste Keep America Beautiful diffusait une série de publicités dénonçant la pollution. On y voyait un amérindien à cheval (notez la plume qui orne son oreille droite), à pied ou en canoë, triste et perplexe face à l’immense gâchis environnemental qu’entraîne voire encourage le mode de vie productiviste et consumériste américain. Aux abords des métropoles il trempait sa pagaie dans des emballages plastiques, ou bien, le long des échangeurs autoroutiers, des automobilistes lui jetaient sur les pieds sans même prendre la peine de freiner les reliquats non bio-dégradables de leur junk food. Le spot de pub s’achevait, pendant que retentissait le slogan « People Start Pollution. People can stop it« , par un gros plan sur le visage de l’Indien, où coulait une larme, ce qui valut à cette campagne fameuse le surnom de « crying indian ad ».

Le sage autochtone en larmes, le peau-rouge instrumentalisé par la pub pour incarner la mauvaise conscience du Blanc gâté et gâcheur, s’appelle Iron Eyes Cody (1904-1999). Il a joui d’une grande popularité pendant près de cinq décennies, interprétant jusqu’à plus soif les guerriers, les sorciers ou les chefs indiens dans films et séries depuis l’époque du cinéma muet jusque dans un épisode de l’Agence tous risques, en passant par Un homme nommé Cheval. On l’a même entendu psalmodier des chants tribaux dans la chanson de Joni Mitchell, Lakota (1988). Le summum de sa carrière fut peut-être sa rencontre avec le président Jimmy Carter le 21 avril 1978, jour où il lui offrit une coiffe à plumes (quel cliché !), lui attribua un nom indien (Wamblee Ska, soit Grand Aigle Blanc) et tenta de le sensibiliser à la cause environnementale ainsi qu’au souvenir de la sagesse perdue des Premières Nations.

Depuis, on a appris qu’Iron Eyes Cody était un gros mytho, rendu un peu cinglé par ses rôles et les confondant avec sa vie réelle, selon le syndrome Johnny Weissmuller. Il avait beau se prétendre Cherokee, il était en réalité d’ascendance italienne et se nommait selon l’état civil Espera Oscar de Corti (comme dit la chanson : Tu vuoi far’ l’amerindiano, ‘merindiano, ‘merindiano, ma sei nat’ in Italy).

On sait par ailleurs que l’ONG Keep America Beautiful a été fondée par diverses compagnies qui comptent parmi les plus gros pollueurs du monde (Philip Morris, Coca, Pepsi, Budweiser…), ce qui indique assez que le greenwashing ne date pas d’hier. Bref, on sait par cœur tous les mensonges et toutes les contradictions au cœur de la civilisation publicitaire américaine, qui continue de donner le ton de toutes nos contradictions et de tous nos mensonges.

Pour autant, 47 ans plus tard, cette campagne est plus d’actualité que jamais, parce que la pollution (qui est un défaut de surface) et la destruction de la nature (qui est un drame très profond et un suicide global) atteignent des niveaux inédits. Les insectes d’Europe ont disparu à 80%. Les oiseaux, population suivante dans la chaîne alimentaire, à 50%. Suivent les plantes (dont la pollinisation est compromise par la disparition des abeilles), les mammifères, les hommes ? La chaîne est rompue. Le désastre est en cours.

Cette publicité était donc, comme un stéréotype, ou comme Jean Cocteau, un mensonge qui disait la vérité. Était-ce une mauvaise chose en 1971 (2) de mettre en scène un faux Indien au service d’une vraie mise en garde ? Était-ce une injure raciste de faire d’un Indien stéréotypé le symbole d’un lien brisé avec la nature ?

À ce sujet, méditons ces mots de l’anthropologue Philippe Descola qui permettent de mesurer l’étendue du malentendu :

La séparation radicale entre le monde de la nature et celui des hommes, très anciennement établie par l’Occident, n’a pas grande signification pour d’autres peuples […] Dire des Indiens qu’ils sont « proches de la nature » est une manière de contresens, puisqu’en donnant aux êtres qui peuplent la nature [plantes, animaux et esprits] une dignité égale à la leur, ils n’adoptent pas à leur endroit une conduite vraiment différente de celle qui prévaut entre eux.
Pour être proche de la nature, encore faut-il identifier la nature comme distincte de soi, exceptionnelle disposition dont seuls les modernes se sont trouvés capables et qui rend sans doute notre cosmologie plus énigmatique et moins aimable que toutes celles des cultures qui nous ont précédés.

Autrement dit, la mentalité des Indiens (je dirais volontiers leur sagesse, mais ce mot fait un peu marketing pour collection de livres feel-good), ainsi que celle de toutes les sociétés traditionnelles, impliquait de se considérer comme appartenant à la nature, comme membre à part entière du monde naturel, au même titre que notre frère le bison ou notre frère le séquoia. Un Indien qui vient de tuer un gibier ou de couper un arbre prie pour lui demander pardon de lui avoir ôté la vie. A contrario, la mentalité occidentale qui a conquis et dévoré le monde part du principe que l’homme et la nature sont séparés. L’homme n’est pas la nature, ce qui lui donne le droit et presque le devoir de posséder la nature, cet objet déployé sous ses yeux. Il est libre de la mettre en coupe réglée, l’asservir, l’exploiter, la rentabiliser, la vendre, l’épuiser, la détruire. Et il le fait.

Au passage il a également détruit les Indiens. Où s’arrêtera-t-il ?

Pour une autre histoire de faux Indien, lire ici.

(1) – Cette situation ne doit pas être confondue avec une autre : dans certaines circonstances extrêmement spécifiques, ritualisées et sortant de la vie quotidienne, il est normal de respecter le tabou de la représentation. Par exemple les cérémonies amérindiennes de danses du soleil (Sundance) interdisent à tout étranger de prendre une photo ou une vidéo. Dans ces cas-là seulement la captation constitue une injure et un manque de respect manifestes.

(2) – Affaire étrangement similaire : la même année 1971 est publié le texte d’un discours du chef indien Seattle prononcé lors des négociations de vente des terres au gouvernement américain en 1854. Ce discours gagna une célébrité instantannée et fut reproduit d’innombrables fois, en tant que condensé de la pensée indienne : « Le Grand Chef de Washington nous a fait part de son désir d’acheter notre terre (…) Mais peut-on acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ? Étrange idée pour nous ! Si nous ne sommes pas propriétaires de la fraîcheur de l’air, ni du miroitement de l’eau, comment pouvez-vous nous l’acheter ?« . Une phrase en particulier devint un slogan cité par tout le monde, par vous, par moi, par Al Gore (dans son livre Sauver la planète Terre) : « La terre n’appartient pas à l’homme, c’est l’homme qui appartient à la terre« … Vingt ans plus tard, en 1992, on apprend que ce discours est un fake, forgé de toutes pièces mais pour la bonne cause par un scénariste du nom de Ted Perry.

Françoise Malaval, imagière

04/04/2018 Aucun commentaire

Le dernier projet de Françoise Malaval, disparue en octobre 2016, était de longue haleine : elle voulait peindre mille bouddhas. Mille, chiffre rond pour se projeter plus loin que ne vont les yeux, elle voulait juste dire beaucoup, comme elle aurait dit cent ou ou un milliard. Elle qui avait tant voyagé, tant admiré les bouddhas croisés sur son chemin, et se doutant que ses pérégrinations touchaient à leur terme, avait décidé de poursuivre le voyage depuis son atelier, en recréant mille bouddhas à partir de ses archives photographiques, de sa mémoire, et même de ses désirs intacts de nouvelles découvertes. Elle a réalisé cette série d’aquarelles jusqu’au bout de ses forces, publiant chaque nouveau bouddha au fur et à mesure sur son blog. Et puis la maladie a interrompu son travail alors qu’elle n’en était qu’au 41e…

J’ai souvent croisé Françoise sur quelques lieux dédiés aux livres. Je ne la connaissais pas assez pour me dire son ami mais j’aimais sa joie, son énergie concentrée dans un corps menu, son rayonnement et bien sûr sa générosité puisque les bonnes ondes qui émanaient de sa personne étaient contagieuses. Naturellement j’ai adhéré à l’association Françoise Malaval Imagière créée pour maintenir vivante son œuvre par celui qui fut son compère et son complice toute une vie durant, Patrice Favaro.

J’ai souscrit à son livre posthume, qui recueille méticuleusement son ultime et inachevable travail : Le 42e et dernier bouddha. Je m‘attendais à un hommage posthume, j’attendais une sorte de livre de deuil, nécessaire et suffisant, et c’eût été déjà bien… Mais le résultat est bien mieux. Même si la longue préface de Patrice est très éclairante et émouvante, ce livre est magnifique tout court et sans contexte, il se tient en pleine évidence, il aurait été beau du vivant de Françoise, eût-elle fait un 42e ou un 1000e Bouddha, quelques-uns de plus ou de moins peu importe, et il demeurera ainsi entier, sans date de péremption. Maintenant que j’ai l’objet en mains je regrette presque son sort confidentiel et son absence de commercialisation, mais tant pis, 300 exemplaires réservés à ceux qui auront souscrit auprès de l’association, finalement c’est gigantesque si 300 lecteurs l’aiment autant que moi.

Techniquement, le soin apporté à la reproduction est extraordinaire : je suis épaté par ce dont est capable l’impression numérique aujourd’hui, les couleurs et jusqu’au grain du papier rendent honneur aux matériaux utilisés par l’artiste. Mais surtout le contenu du livre, ou pour mieux dire son esprit, est renversant de lumière, de charme, de douceur, de bienveillance. Car il y a un verso à chaque bouddha. Le fac-simile reproduit le revers de toutes les aquarelles, nous laissant découvrir que Françoise avait pris l’habitude de dédier chacun de ses bouddhas. Et l’on est bouleversé à la lecture de cette litanie de dédicaces manuscrites, qui commencent toutes par la même formulette-mantra, « À tous les êtres sensibles, et plus particulièrement à… », manière de distribuer la compassion d’abord de façon universelle, ensuite de façon spécifique, aux vivants, aux souffrants, aux animaux, aux oppressés, aux oppresseurs. Ainsi, en mars 2016, elle peint son Bouddha numéro 16 (qu’elle vit jadis à Dambulla, Sri Lanka) lorsque lui parvient la nouvelle que des bombes ont explosé à Bruxelles faisant au moins 31 morts. Elle rédige au dos de son oeuvre : « À tous les êtres sensibles, et plus particulièrement : aux victimes des attentats de Bruxelles, à ceux qui les ont perpétrés. » Cette façon de penser aux assassinés aussi bien qu’aux assassins, puisque tous sont morts de la même folie, est déchirante. Et au recto le Bouddha sourit. Il sourit quarante et une fois.

Après avoir lu l’ouvrage du début à la fin je l’ai laissé reposer, puis je l’ai souvent ouvert au hasard comme s’il me fallait le Bouddha du jour. Lentement, sûrement, régulièrement, ce livre me fait grand bien, et moi qui suis athée comme une tasse (expression de Francis Blanche – Patrice m’apprend à l’instant que Françoise aimait beaucoup Francis Blanche), en le lisant je me croirais presque disposer d’une âme puisque je sens qu’elle s’élève.

Mais voilà : ce livre, je ne l’ai plus. Puisque je l’aime, je l’ai offert. Et comme il est vraisemblable que je l’offre à nouveau, je viens d’en commander quelques uns d’avance. On ne saurait avoir trop de Bouddha.

Charlie la joie

23/01/2018 un commentaire

Notre époque est vieille de trois ans.

Pour fêter (façon de parler) le troisième anniversaire des attentats, Charlie Hebdo publie un numéro spécial sur-titré « Trois ans dans une boîte de conserve » consacré à ses nouvelles conditions de travail, auxquelles personne ne pourrait s’habituer. Les contraintes que subissent les dessinateurs et rédacteurs de Charlie au fond de leur bunker (clandestinité, oppression, angoisse, encadrement policier, coeur en syncope au moindre bruit imprévu… ainsi qu’une fortune hebdomadaire à débourser pour payer leur sécurité) sont autant de victoires posthumes des terroristes.

Mais l’amer bilan de ces trois ans ne saurait être uniquement comptable, ni circonscrit à la seule panic room qu’est devenue la salle de rédaction de Charlie. Un article particulièrement consternant de ce numéro, intitulé « Charlie à l’école, du point d’honneur au doigt d’honneur » (allez donc voir, Charlie n°1328, page 7) interroge les leçons que l’Éducation Nationale a tirées après les horreurs de janvier 2015. Les programmes ont-il changé, la laïcité est-elle patiemment vulgarisée, les religions sont-elles (gentiment mais fermement) remises à leur place ? Eh bien, pas du tout.

Charlie compte sur ses doigts ses alliés dans la lutte pour la laïcité et redoute de n’en point trouver dans la salle de classe, interroge les possibilités mêmes de débattre de la laïcité à l’école, in fine déplore la tétanisation de l’EN et sa je cite « couardise institutionnelle ». Ici aussi, les terroristes ont gagné puisque la laïcité est tabou à l’école afin de ne froisser personne, l’école de la République pète de trouille et à nouveau se vérifie la terrible sentence de Salman Rushdie, qui veut que le « respect de la religion » dont on se gargarise est un euphémisme pour éviter de dire « la peur de la religion » .

Sur ce sujet brûlant d’actualité pour aujourd’hui et demain, je dépose à nouveau devant vos yeux un article que j’ai rédigé en mars 2017. Je n’ai hélas rien à changer dans ce texte, et certainement pas sa conclusion désappointée, « Je n’ai jamais reçu de réponse ».

Ce numéro de Charlie souhaitant amorcer le débat, lançait à l’attention du corps enseignant un appel à témoignages sur la façon dont est débattue la laïcité en milieu scolaire. Moi qui ne suis pas de la maison, je leur ai adressé le texte suivant, qui constitue, faute de mieux, un voeu de bonne année.

« Bonjour Charlie

Suite à votre appel à témoignages sur l’enseignement de la laïcité à l’école, je vous fais part de l’anecdote suivante. Un peu hors sujet, d’une part parce je ne suis pas enseignant mais écrivain, parfois intervenant en milieu scolaire. D’autre part parce que mon anecdote n’aborde pas directement la laïcité à l’école, mais seulement le curieux changement de sens que prennent les mots et les expressions.

Hier, j’animais un atelier d’écriture dans un collège, auprès d’élèves de 4e. L’objectif de l’atelier était de rédiger puis de jouer des saynètes ayant pour décor unique un banc public. Un garçon me présente son synopsis : « J’ai pensé à un banc au bord d’une falaise, face à la mer, pour admirer le coucher de soleil. Et puis il y a un personnage qui trébuche, il appelle à l’aide, il s’accroche au rebord, mais à la fin il tombe, et il meurt. (le collégien se met à rire) Ah ben oui elle finit mal mon histoire, désolé, c’est pas très Charlie. »

Je sursaute. « Hein quoi pardon ? Pas très Charlie ? Tu veux dire quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire, d’après toi, être Charlie ? »

Le voilà embarrassé par ma question, comme s’il rechignait à définir une chose que tout le monde sait spontanément.

« Ben je sais pas trop… Charlie, quoi ! Être Charlie, c’est, genre… être joyeux. »

Il me regarde comme si j’allais lui attribuer une note.

Je suis interloqué. Cette expression qu’on a trop vue a sans qu’on y prenne garde encore légèrement changé de sens dans la tête de ce collégien, et peut-être dans d’autres.
Sur le moment, je n’avais pas trop le temps de débattre avec le jeune homme, nous avions une saynète à écrire, mais j’y ai beaucoup réfléchi depuis, et je me dis que si ce glissement de sens est un malentendu, alors il est aussi riche de sens qu’un lapsus. Mais oui ! Après tout il a raison le petit gars, être Charlie, c’est être joyeux ! Surgit dans ma mémoire une image de Cabu : je ne me souviens plus qui, dans un reportage tourné à l’époque des attentats, définissait Cabu par un seul mot, l’enthousiasme. Cabu riait sans cesse, et très fort. Et cette caractéristique était aussi celle de Bernard Maris, d’Elsa Cayat, de Tignous…

Charlie c’est la joie. C’est ressentir pour soi et rayonner pour d’autres la joie de l’humour, du jeu, de l’irrévérence, de la liberté, de la collégialité, de la complicité, de la création, mais aussi l’immense joie du savoir, de la découverte, de l’apprentissage, du pas de côté à la Gébé (la joie de L’an 01), de l’affranchissement que seule permet la culture. La joie de résister à un monde sérieux, fatal, sévère et triste. La joie de la démocratie. La joie de la laïcité. Ah ? Tiens, finalement je ne suis pas si hors sujet que ça.

Bien à vous, et tous mes vœux de joie, même au fond de votre bunker. L’époque est folle qui doit protéger la joie dans un bunker.

Fabrice Vigne »

Le culte à Coltrane

24/11/2017 2 commentaires

Devinette : combien faut-il de saxophonistes pour changer une ampoule ? Réponse : au moins trois – un qui tient l’ampoule, un qui tient l’échelle, et un qui réfléchit à la façon dont John Coltrane aurait résolu le problème.

Cette blague m’a été rapportée par un pote saxophoniste, ce qui témoigne assez que le culte rendu à Coltrane est plutôt sain, facétieux, pas le genre de foi bilieuse et débilitante poussant à empoigner la Kalashnikov au premier soupçon de caricature de son prophète.

Reste que John Coltrane est un musicien culte, au sens dur. Double petit-fils de pasteur, il aura consacré les dernières années de sa brève existence (1926-1967) à chercher le sacré par les moyens dont il disposait, ses dons, sa musique. Après sa mort, il a été canonisé par l’African Orthodox Church, et une église de San Francisco consacrée à Saint-John-Coltrane est la seule église au monde incorporant dans ses offices la musique de Coltrane. Moi-même dévot, il m’arrive de porter un t-shirt arborant l’icône du saint, comme je l’ai raconté dans mes chroniques new-yorkaises.

La musique est par ailleurs une prière – dira-t-on pour pasticher la maxime de Malraux rappelant que le cinéma est par ailleurs une industrie.

La musique est prière, et le musicien est mystagogue. Que toute musique, toute vibration invisible et irrépressible passant d’un humain à l’autre, ait partie liée à une liturgie, voilà une évidence. On se rend au concert, y compris païen, comme à la messe, car on y cherche la communion, l’initiation, l’enthousiasme (étymologiquement : Dieu-en-nous), le recueillement ou bien son double dyonisiaque, la transe. De là, le statut de musicien culte et ses innombrables paraphrases, jusque dans le rap où ce n’est pas pour rien que celui qui s’exprime acquiert le statut de MC, Master of Ceremony.

Dans le film documentaire Chasing Trane, on peut entendre ceci, parmi les écrits autobiographiques de Coltrane lus par Denzel Washington :

À l’adolescence, je me suis interrogé sur ce qu’on m’avait inculqué à propos de la religion. Mais je n’en ai pas fait grand chose, j’avais l’esprit trop occupé ailleurs. Ce n’est que récemment que je me suis mis à réfléchir sur ce à quoi les gens croient. Quand j’ai découvert qu’existaient autant de religions, les unes posées à côté des autres, mais chacune opposée à sa voisine, ça m’a rendu dingue. Je n’arrivais pas à croire qu’un type puisse avoir raison, parce que s’il avait raison tous les autres avaient tort.

Cette pensée n’apparaitra enfantine qu’à ceux qui n’auront pas éprouvé profondément, durant l’enfance ou plus tard, que la perplexité devant la pluralité des dogmes constitue à la fois l’aporie et sa solution. Le doute méthodique ne mène pas forcément au nihilisme, mais parfois au contraire au mysticisme, à l’éveil spirituel, et c’est ainsi que Coltrane a dévoré tous les textes religieux imprimés en anglais, Bible, Coran, livres sacrés asiatiques… Le mysticisme, loin d’un ânonnement assisté par chapelet, est la quête d’un universel, d’un syncrétisme intérieur, d’une religion oecuménique à la René Guénon, d’un amour suprême. A Love Supreme. Réécoutons A love supreme pour la millième fois, comme un rite, comme un mantra. Et relisons les notes du livret de cet album (en VO, hein, je ne les traduis pas, imaginez que vous avez l’album entre les mains et puis voilà) :

DEAR LISTENER: ALL PRAISE BE TO GOD TO WHOM ALL PRAISE IS DUE.  Let us pursue Him in the righteous path. Yes it is true; « seek and ye shall find. » Only through Him can we know the most wondrous bequeathal.
During the year 1957, I experienced, by the grace of God, a spiritual awakening which was to lead me to a richer, fuller, more productive life. At that time, in gratitude, I humbly asked to be given the means and privilege to make others happy through music. I feel this has been granted through His grace. ALL PRAISE TO GOD.
As time and events moved on, a period of irresolution did prevail. I entered into a phase which was contradictory to the pledge and away from the esteemed path; but thankfully, now and again through the unerring and merciful hand of God, I do perceive and have been duly re-informed of His OMNIPOTENCE, and of our need for, and dependence on Him. At this time I would like to tell you that NO MATTER WHAT … IT IS WITH GOD. HE IS GRACIOUS AND MERCIFUL. HIS WAY IS IN LOVE, THROUGH WHICH WE ALL ARE. IT IS TRULY – A LOVE SUPREME – .
This album is a humble offering to Him. An attempt to say « THANK YOU GOD » through our work, even as we do in our hearts and with our tongues. May He help and strengthen all men in every good endeavor.

Coltrane est un prophète dont les apôtres reproduisent à la lettre les paroles, les réactivent, les vivent à nouveau car s’approcher de lui c’est s’approcher du divin. C’est la piété par imitation, et le risque de son excès : le fétichisme. Exemple : la géniale Camille Bertault qui reprend note à note l’improvisation de Giant Steps puis enfonce le clou en sortant un album intitulé Pas de Géant, puisque la vulgate exige la VF.

Nous remarquerons que le prophète Coltrane naquit non dans une étable mais dans un bled nommé Hamlet (Caroline du Nord). Or, si l’on fait jouer les associations d’idées comme on aime à le faire, on se souvient que dans la scène 3 de l’acte III de la pièce de Shakespeare, au moment où Hamlet renonce momentanément à tuer Claudius parce que celui-ci est en train de prier, on lit cette phrase, l’une des plus mystérieuses de toute la pièce : Les mots sans les pensées ne vont jamais au ciel.

On peut y lire une mise en garde contre une pratique dévote qui serait trop superficielle pour être sincère. Opposer mots et pensées, les signes extérieurs terrestre contre l’intimité silencieuse et céleste… Autrement dit, la religion contre la mystique. Qu’est-ce qu’un mystique ? En somme celui qui se passe du religieux, comme le raconte cette parabole fameuse : un jeune clerc en quête de vérité accomplit un long voyage pour rencontrer un vieux sage éclairé. Lorsqu’enfin il parvient à rejoindre l’ermite dans sa retraite, il lui pose une seule question :
« Maître, croyez vous en Dieu ?
– Non.
– Non ? Mais… Comment est-ce possible ? Ai-je donc fait tout ce chemin pour rien ?
– Non, je ne crois pas en Dieu. Quel sens aurait de croire en quelque chose que je connais ? »

Réfuter la croyance pour entrer en contact direct avec l’infini : c’est dans cette acception que Coltrane est un mystique et non un religieux, de la même manière que l’ont été avant lui Victor Hugo (tiens, lui aussi d’ailleurs a été canonisé par une religion, le caodaïsme, au Japon) ou Antonin Artaud (qui se défiait des prêtres traitres puisqu’il était lui-même Jésus-le-Momo).

[Flash info, interruption des programmes ! J’écris ceci le vendredi 24 novembre 2017. Aujourd’hui, les abrutis de Daesh ont perpétré un attentat dans une mosquée soufi en Egypte, faisant au moins 300 morts. Comment comprendre cette monstruosité autrement qu’ainsi : les religieux ont assassiné les mystiques ?]

Et quelle mouche me pique, moi, de parler de ces choses ce matin ? Eh bien, je soupçonne qu’il n’y a pas de problème plus contemporain, en notre obscure époque. Et c’est pourquoi je suis en train d’écrire un roman qui parle de la foi, des rites, des mystiques, et des blagues qui tournent bien ou mal. Tout en écoutant de la musique.

Torquemada 2000

24/04/2017 Aucun commentaire

Les Présidentielles et puis quoi encore, la catastrophe est en cours sans moi, le prochain enfariné crève l’écran, énième victoire des Chicago boys et des éléments de langage, triomphe du petit-parler.

Fi du petit-parler ! Pouah ! Place au grand-parler, littérature s’il vous plaît, des histoires, l’Histoire. L’Histoire se répète dit-on, d’abord comme tragédie, ensuite comme farce.

Puisque dans les deux cas le monde est une scène, on peut se prémunir en lisant le livret. Quitte à lire du théâtre, autant le faire en grand, c’est pourquoi aujourd’hui je lis Victor Hugo : son train d’alexandrin nous est baume aux oreilles et nous cajole l’âme ainsi qu’une berceuse, cht cht cht tout va bien, ne crains point mon enfant, tu sais en t’endormant que la Langue Française veille sur ton sommeil, elle inspire, elle expire, elle était là hier et sera là demain.

En nos temps de moyen-âge ultramoderne et d’intégrisme planétaire, que lire pour extraire quelque éclaircissement sur la folie religieuse ? Torquemada, bien sûr, pièce écrite par Hugo en 1869, publiée 13 ans plus tard, jamais jouée du vivant de l’auteur. Je m’y plonge et vous raconte.

Le véritable Torquemada (1420-1498) est un personnage fascinant. Monstre romantique, romanesque, pour tout dire hugolien, il partage sans doute plusieurs traits de caractère avec son contemporain fictif l’archidiacre de Notre-Dame, Claude Frollo (1446-1482) : la sévérité de l’érudit, l’ascétisme de l’intellectuel, la brutalité de l’idéaliste, la haine de soi du dévot, la paranoïa du fanatique, le tourment de l’assassin.

Quant à l’œuvre qu’il lègue au peuple de la terre (oui bon les alexandrins ça commence à bien faire), en gros Torquemada est à l’Inquisition Espagnole ce que J. Edgar Hoover est au FBI, sigle qui, remarquons-le en passant, signifie à quelque chose près Federal Bureau of Inquisition. Sous son magistère 100 000 enquêtes furent instruites, quelques dizaines de milliers d’emprisonnement ou de tortures, traditionnelles ou ingénieuses, furent perpétrés, au bas mot 2000 condamnations au bûcher furent exécutées, et peut-être 200 000 personnes fuirent leur pays – le drame des migrants n’étant pas une invention médiatique de la semaine dernière.

Intégriste avant l’heure (comme pour les braves il n’est point d’heure qui vaille), Torquemada se révèle, ainsi que d’autres éminences ibériques de l’époque, Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix, un chrétien d’autant plus zélé qu’il appartient à une famille de convertis, ces populations nommées en Espagne « nouveaux chrétiens », juifs (marranes) ou musulmans (morisques) à la génération précédente. Torquemada fit la guerre aux musulmans, persécuta les juifs, tourmenta les chrétiens qui ne l’étaient pas suffisamment, dont plusieurs papes et quelques rois.

Hugo ne fait pas de son histoire une tragédie, mais un drame où, surprise, Torquemada n’a pas le plus mauvais rôle. Pourrait s’appliquer à lui cet extrait des Misérables (tome 1, livre 8, chapitre 3) :

Javert, effroyable, n’avait rien d’ignoble. La probité, la sincérité, la candeur, la conviction, l’idée du devoir, sont des choses qui, en se trompant, peuvent devenir hideuses, mais qui, même hideuses, restent grandes ; leur majesté, propre à la conscience humaine, persiste dans l’horreur. Ce sont des vertus qui ont un vice, l’erreur. L’impitoyable joie honnête d’un fanatique en pleine atrocité conserve on ne sait quel rayonnement lugubrement vénérable.

Hugo a de l’empathie pour l’exalté. Le premier monologue de Torquemada déroule sur près de 150 vers sa louche obsession pour la pureté, qui passe par la flamme du bûcher (étymologie : ), qui détruit les corps pour sauver les âmes :

L’enfer d’une heure annule un bûcher éternel.
Le péché brûle avec le vil haillon charnel,
Et l’âme sort, splendide et pure, de la flamme,
Car l’eau lave le corps, mais le feu lave l’âme.
Le corps est fange, et l’âme est lumière; et le feu
Qui suit le char céleste et se tord sur l’essieu,
Seul blanchit l’âme, étant de même espèce qu’elle.
Je te sacrifierai le corps, âme immortelle !

Et la tirade, démente, s’achève littéralement sur l’enseignement primordial du Christ, à savoir l’amour du genre humain :

Je sèmerai les feux, les brandons, les clartés,
Les braises, et partout, au-dessus des cités,
Je ferai flamboyer l’autodafé suprême,
Joyeux, vivant, céleste ! – O genre humain, je t’aime !

Totalement maboul… Bien sûr,  ce que je suis venu chercher ici, ce sont des anachronismes. En quoi Torquemada, qui se radicalise, qui dévoie textes et doctrines, peut-il me renseigner sur les djihadistes de 2017 ? Leur passion commune est la mort. À l’évêque qui le menace et l’avertit, qui l’enjoint de ne pas aller trop loin,

Mourir, c’est horrible.

Torquemada rétorque seulement :

C’est beau.

Car la mort pour ce fou est pureté suprême.

Torquemada était, donc, un dingue sincère, un idéaliste. Je veux bien croire qu’il y en a, parmi les djihadistes égorgeurs. Dans un second temps seulement intervient la politique, c’est-à-dire l’instrumentalisation. Moins que le portrait d’un monstre pour galerie des horreurs, la pièce d’Hugo est un drame du pouvoir, un drame politique. Là entrent en scène les rouages de l’Eglise, les évêques, le pape Sixte IV (dépeint comme un débauché impie : Et le monde est pour moi le fruit à dévorer/ Mort je veux t’oublier ! Dieu je veux t’ignorer ! clame-t-il à la toute fin de la première partie) et surtout les Grands d’Espagne, avec en tête le mauvais rôle de réserve : Ferdinand le Catholique (sic), roi de Castille, d’Aragon, de Naples, de Navarre, etc., dont Hugo fait un affreux autocrate manipulateur, cynique, brutal, et athée (sic), qui saisit dans Torquemada l’illuminé, et dans son Tribunal du Saint-Office de l’Inquisition, une bonne opportunité d’asseoir sa domination. En outre Ferdinand lorgne sur un curieux Trône de fer, attribut et siège de la souveraineté où sont agglomérées et fondues d’anciennes épées, ce qui ne peut que rappeler au lecteur d’aujourd’hui une icône contemporaine.

Autrefois comme aujourd’hui, l’instrumentalisation de la religion consiste à blinder le pouvoir temporel (celui du roi) en le plaçant sous l’autorité de la religion, opération magique, qui rend ce pouvoir incontestable (ou alors blasphème bûcher fatwa). Car on peut toujours contredire un souverain (même si c’est risqué), puisqu’il est là, mais comment contredire Dieu ? Entre Torquemada le fou de Dieu et Ferdinand despote sans Dieu, lequel réussira à manipuler l’autre avant la fin de la pièce ?

Et aujourd’hui, alors ?

Croissance de quoi ? Du bonheur ?

16/02/2017 Aucun commentaire

Deux jeunes gens discutent politique dans une voiture. « Tu sais comment finissent les civilisations ? C’est quand tout devient con en accéléré. « Croissance », « croissance »… Croissance de quoi ? Du bonheur ? Le bonheur par le crédit, alors ? La carte de crédit ? Ou le bonheur de se balader à la campagne et de se jeter dans une rivière ? » Et là-dessus, démonstration par l’absurde : des images documentaires d’un camion benne déversant dans une rivière de flasques et immondes monceaux de boues rouges, avec ce commentaire : « Pendant des années, 2000 tonnes par jour d’acide sulfurique, titane, cadmium, jetées dans la Méditerranée. »

Ces paroles et images pamphlétaires proviennent-elle d’un tract-pétition écolo-décroissant-alter-zadiste composé la semaine dernière et illico retwitté 10000 fois ? Pas du tout. On les trouve à la 28e minute d’un film sorti en 1977, Le Diable probablement…, de Robert Bresson, cinéaste peu susceptible d’être confondu avec un hippie gaucho.

Film rageur et morbide. Film la-fête-est-finie. Film démoralisant (interdit aux mineurs à sa sortie, car susceptible d’inciter les adolescents au suicide ! Pas suicide romantique mis à la mode par les Souffrances du jeune Werther, mais suicide de pur dégoût). Film qui recompte sur ses doigts les espèces animales disparues, le trafic aérien, la dose de radiation tolérable pour le corps humain après l’explosion de la Bombe, les progrès de l’armement (« On annonce un chef-d’oeuvre,  un missile thermo-nucléaire qui tuera à lui tout seul 20 millions d’hommes, de femmes, d’enfants »), et les révoltes mal orientées de la jeunesse, vaguement tentée par le terrorisme, par la drogue ou par le suicide (« Mais si mon but était l’argent et le profit, je serais respecté par tout le monde »). Film sur la post-vérité et les faits alternatifs à la Trump (« Ce qui est magnifique, c’est que pour rassurer les gens il suffit de nier l’évidence. Mais quelle évidence ? On est en plein surnaturel, rien n’est visible »). Film sur le désespoir, sur le nihilisme, sur la trahison des clercs, sur la consommation comme seule métaphysique, sur l’angoisse engendrée par le matérialisme décervelé et la destruction de l’environnement. Film sur les fins dernières de la mécanisation, sur la dépossession et l’aliénation : « Quelque chose nous pousse contre ce que nous sommes. Il faut marcher, marcher. Qui est-ce donc qui s’amuse à tourner l’humanité en dérision ? Oui, qui est-ce qui nous manœuvre en douce ? Le diable, probablement. »

(Et à Monsieur Tofsac qui m’objecte que Bresson est pénible par ses présupposés sulpiciens, et suspect par sa façon d’attribuer le mal du Monde au Diable en personne, je réponds que son « diable » ne me dérange pas du tout, puisque je prends ce personnage mythologique pour une métaphore, ainsi que le Satan Trismégiste de Baudelaire, ou, généralement, Dieu lui-même.)

Film de 1977 et de 2017, Le Diable probablement a très bien vieilli – même le jeu effroyablement faux des modèles bressonniens, acteurs ayant interdiction de jouer, n’a pas pris une ride, puisqu’il était hors du temps d’emblée. Il s’adresse à nous, intact dans son urgence. Hypothèse : il était visionnaire, en avance sur son temps. Autre hypothèse : rien, strictement rien, n’a changé depuis 40 ans, ni les recettes des politiques au pouvoir, ni le consumérisme de masse, ni les ravages méthodiques contre les écosystèmes, ni les affres ni les apories. Tout y était, tout y est : voyez le cynisme des uns, le millénarisme des autres, la confusion de tous, l’avidité et l’idéalisme, le danger pressant, le sentiment d’impuissance et la part-du-colibri, l’annihilation de la nature qui est un suicide puisque nous participons de la nature… Perspective rassurante, presque : si rien n’a changé en 40 ans, ni la catastrophe ni le catastrophisme, ni les boues rouges ni l’indignation, ni le dogme croissance comme seule transcendance, l’on pourrait se rasséréner, presque, en se disant, bah, rien n’aura changé non plus dans 40 ans. Presque.

Au moins une chose aura changé en 40 ans : nous bénéficions de la meilleure invention du XXIe siècle, Youtube. On trouve dans le tube plein de films complets, y’a qu’à se pencher et cueillir. Le Diable probablement est là. On ignore s’il y restera, on ignore si c’est légal, mais enfin il est là.

Les trois singes de la chanson française

27/03/2016 Aucun commentaire

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Le hasard parfois vous enchante les mains, vous vous croyez rendu à l’orée du miracle, un hasard tiens par exemple celui des concaténations dans les bacs des médiathèques. Il se trouve que cette après-midi-là, je parle de mardi dernier, des bombes viennent d’exploser à Bruxelles, on compte encore les morts, ils disent au moins 31, c’est curieux ce au moins et ensuite un chiffre non-rond, et 200 blessés, au bout d’un moment je baisse la tête, c’est fait c’est fait, je cesse de rafraîchir compulsivement lemonde.fr pour mettre à jour le compteur, je soupire et comme il n’y a pas de sot métier je m’en vais exercer le mien, je m’occupe les doigts et l’esprit à fouiller et trier et ranger des disques compact dans une médiathèque. Sur ces entrefaites je tombe nez à nez et coup sur coup, dans le bac chanson française, sur trois albums d’artistes de variétés, parus dans les années 2010, et dont les pochettes semblent se répondre, comme concertées. Le premier chanteur se cache les yeux, le deuxième se bâillonne la bouche, le dernier se bouche les oreilles.

Sont-ils assez mignons, les trois singes de la chanson française ! Que faire de ma trouvaille ? Tiens, je dispose le triptyque en linéaire sur le présentoir du bac, je me demande si quiconque parmi mes usagers comprendra ce que j’ai voulu dire, moi-même je n’en suis pas bien sûr, alors il m’expliquera. Instantanément, ma machine à associations d’idées se met en branle. Comme j’incline à penser que la chanson populaire exprime, pour le meilleur et pour le pire, l’inconscient collectif d’une nation, je me demande dans quelle mesure ce trio d’handicapés volontaires mis bout à bout ne nous représente pas à merveille. Nous ne voulons pas voir. Nous ne voulons pas dire. Nous ne voulons pas entendre.

Voir, dire et entendre quoi ? Ce qui se passe, ce qui s’est passé, ce qui va se passer.

Aussitôt ma prompte machine à associations redémarre, et je pense à ça (je vous prie de lire l’article au bout du lien, puis revenez, je vous attends, je ne bouge pas).

Je me souviens de mes études d’histoire, oh il y a longtemps, près de 30 ans, mes études à leur tour ont rejoint l’Histoire. J’étudiais le XXe siècle, ce défilé d’horreurs à grande échelle mais heureusement on nous expliquait pourquoi tout ça était derrière nous, plus jamais ça, nous étions entrés dans une ère de paix et de raison et d’union et de libre-échange. Bien sûr, l’épopée tragique du IIIe Reich formait la pierre angulaire de ces enseignements, le danger absolu mais d’autant plus éloigné à présent que nous étions occupés à le décortiquer dans les amphis. Je voulais comprendre, et pour cela remonter aux sources. Or les sources existaient, il suffisait de les lire. J’ai donc commandé en librairie Mein Kampf.

Je ne risque pas d’oublier le regard que m’a jeté la libraire, comme si un monstre fumant, puant, gluant, à plusieurs bras, tous brandis obliques et portant un brassard svastika, venait d’entrer dans sa boutique en laissant des flaques partout. « Eh Gisèle y’a monsieur là il veut Mein Kampf ! On l’a ou quoi Mein Kampf ? Faut le commander, non, Mein Kampf ? Oui c’est pour ce monsieur avec les lunettes. » J’ai surmonté l’opprobre, j’ai acquis le livre maudit, j’en ai commencé la lecture, je ne l’ai jamais terminée, c’était gros, répétitif, un peu écoeurant, mais certes extrêmement instructif. Tout y était : l’idéologie, les mythes politiques, la liste des ennemis, les buts de guerre, la stratégie planifiée pour enflammer le monde et rafler la mise. On ne peut pas dire que le IIIe Reich tombait du ciel, son histoire était programmée dès 1924, et détaillée par avance dans Mein Kampf. Best-seller en Allemagne mais aussi en France dix ans plus tard, 1934, date de la première traduction française. Hitler était considéré comme un écrivain, à l’époque, et son livre jugé fort bien écrit et très élégamment traduit ! (Ce qui n’est plus le cas : je relève que l’équipe éditoriale qui publie en 2021, chez Fayard, la version critique de Mein Kampf intitulée Historiciser le mal considère, quant à elle, que la traduction de 1934 faisait preuve de parti-pris anti-allemands et antisémites – deux raisons de plaire au lectorat français, sans doute.)

Je crains que ce soit un peu la même chose avec ce nouveau livre maudit, Gestion de la barbarie. Le même souci du détail opérationnel, le cheminement rationnel de l’idéologie jusqu’au plan de campagne. Il n’y a qu’à lire pour tâcher de comprendre que les jeunes assassins kamikazes ne sont pas seulement des décervelés en rupture sociale, paumés délinquants petites frappes, mais aussi les rouages d’une vaste entreprise dont l’esprit et le dogme sont connaissables en librairie. On ne pourra pas dire « On ne savait pas » comme feraient trois singes.

Je sens une différence, toutefois : celui qui commande Mein Kampf en librairie subit toujours un soupçon, mais un seul, le même, tiens voilà un néo-faf qui achète son bréviaire, un nostalgique du pas de l’oie, pauvre type. Sur celui qui commande Gestion de la barbarie en revanche, peuvent peser non pas un, mais deux soupçons, deux réprobations contraires : tiens voilà un jihadiste bleubite qui s’achète son mode d’emploi pour bien se faire exploser selon les préceptes du Prophète / tiens voilà un complotiste parano qui joue à se fait peur, ou un facho type Riposte laïque ou Bloc identitaire qui se paye son shoot d’islamophobie (remarquons que feu le préfacier de l’édition française de Gestion de la barbarie était un habitué des micros de Radio Courtoisie), voire un crypto-néo-colonialiste à la Kamel Daoud qui cultive ses clichés anti-arabes… 

L’époque est plus compliquée que jamais. On passe pour un salaud si l’on cherche à comprendre, et Valls a bien tenu son rôle de Premier ministre en donnant le ton des débats : expliquer c’est excuser, qu’il a dit ce con, aphorisme en phase avec l’époque. Toute démarche intellectuelle ne serait qu’une abjecte complicité, cessez de réfléchir citoyens vous êtes déjà suspects !

Tout le savoir du monde est à portée de clic, mais il vaudrait mieux ne pas voir pas dire pas entendre ? Du coup, j’ai commandé Gestion de la barbarie sur internet. Personne ne me regardait. C’était il y a plus d’un mois, déjà. Je ne l’ai toujours pas reçu. Je ne sais pas ce qui se passe.

Le Fond du tiroir vous souhaite une bonne année 1876

05/01/2016 2 commentaires

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« N’importe. Il me semble, je ne sais pourquoi, que 1876 ne sera pas si abominable que 1875 ? – C’est peut-être parce que je le désire – et puis qu’on se lasse d’être triste – comme on se lasse de tout ! »

Gustave Flaubert, Lettre à Léonie Brainne, mercredi 5 février 1876

Et si jamais 1876 n’était pas suffisant, le Fond du tiroir n’hésiterait pas à reculer encore et vous souhaiterait une bonne année 1554. Cette année-là, à l’aube de ce qu’on n’appelait pas encore « les guerres de religion », le calviniste Sébastien Castellion est révolté par les meurtres commis, y compris dans son propre camp, par ceux qui estiment que le bûcher est le meilleur moyen de prouver que leur dieu d’amour est plus fort que le dieu d’amour de ceux d’en face. Il écrit : « Tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. Quand les Genevois ont fait périr Servet, ils ne défendaient pas une doctrine, ils tuaient un être humain : on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme mais en se faisant brûler pour elle. »

Une journée pour la non-violence

09/10/2015 un commentaire

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L’amusant court métrage The Centrifuge Brain Project de Till Nowak est un faux documentaire dans lequel un vieil ingénieur énumère les différents manèges forains qu’il a conçus au fil des années, de plus en plus énormes, extravagants, rapides, dangereux, vomitifs, parce qu’il avait dans l’idée de secouer les cobayes payants, et tenter de changer leur perception du monde. Serrez-les bien, mesdemoiselles ! Confronté aux échecs, voire aux catastrophes courues d’avance, que ces machines infernales ont provoquées, l’ingénieur répond, le regard perdu dans le lointain : « Je ne parlerai pas pour autant d’erreurs. Il ne s’agissait pas d’erreurs. L’erreur vient plutôt de la nature. La gravité est une erreur. Nous nous battons contre les forces qui nous retiennent au sol et la vie tout entière est un effort pour échapper à la réalité. »

Comme elle résonne, la morale sarcastique de cette fable ! Tous les idéalistes, et je crains de me compter parmi ceux-ci, sont un jour où l’autre blessés par le réel. S’ils en concluent que c’est le réel qui se trompe, l’idéalisme devient une pathologie. Et j’espère ne pas me compter parmi ceux-là.

Je suis un idéaliste : je crois que le « vivre ensemble » est désirable, et merde à ceux qui le réfutent parce qu’ils daubent le politiquement-correct suintant de cette valeur molle et lénifiante. Qu’avez-vous de mieux à proposer ? L’alternative à vivre ensemble, ce serait quoi ? Mourir ensemble, comme disait Martin Luther King ? Voire mourir seul, comme il est dit dans Lost ainsi que dans les paroles anglaises de l’Internationale (We’ll live together or we’ll die alone).

Je suis un idéaliste : je crois préférable à toute poussée de violence, sinon de faire des petits bisous à son voisin à longueur de journée, du moins de le tolérer patiemment. Aussi, certains, jours je suis giflé par la réalité. Des jours où certains de mes semblables estiment que leurs voisins méritent la mort. Des jours comme celui-ci. Ou alors comme le 28 septembre 2012, quand deux jeunes ont été lynchés non loin de chez moi. Ce double meurtre a causé un tel choc dans le quartier et dans la région qu’une marche blanche a été organisée quatre jours plus tard, 2 octobre. Un kilomètre de cortège, 15000 individus silencieux, tristes, graves, dignes, déterminés, qui marchent. Allez leur expliquer qu’ils sont politiquement-corrects. Ou catholiques zombies, tant que vous y êtes. Depuis, chaque année, cette date du 2 octobre, qui par hasard est également l’anniversaire de Gandhi, est devenue ici Journée d’action pour la non-violence.

Je suis un idéaliste : lorsqu’un ami poète a mobilisé son carnet d’adresses pour envoyer, le 2 octobre, le plus grand nombre d’artistes dans les écoles, les collèges, les lycées, pour prêcher la non-violence, j’ai immédiatement répondu présent. Bénévolement, bien sûr. Là encore, qu’opposer de mieux à cet idéalisme naïf qu’est le bénévolat, la bienveillance, bene-volens, je veux du bien. Je suis un idéaliste.

M’ont donc été attribuées, le 2 octobre 2015, deux rencontres en collège. Le collège grenoblois sélectionné pour moi réveillait un souvenir : il avait défrayé la chronique en 2013 parce qu’un parent d’élève avait agressé la principale, l’avait envoyée à l’hôpital. Son adresse ? Très facile à repérer sur la carte : le collège se trouve dans l’avenue qui porte, en hommage, le nom du proviseur du lycée voisin, assassiné à l’arme blanche par un élève, en 1983. Ah ah ah. Bonjour l’ambiance. Salut les jeunes, j’arrive. Ça va, sinon ?

Les deux rencontres ont été très riches, et très différentes. J’ai mesuré une chose qui n’a pas changé depuis ma propre traversée du collège, c’est plutôt rassurant les invariants pendant les périodes chaotiques : entre les 5e et les 3e se trouve une frontière invisible. Les 5e sont des enfants, encore un peu ingénus, spontanés et tromignons (l’un d’eux m’a même offert un joli dessin, une étagère avec cinq livres posés dessus, bel effort de perspective cavalière) ; les 3e sont des adolescents, plus durs, plus cyniques, plus bouillonnants et contradictoires, plus avides aussi, de contact et d’épreuves. À tous, j’ai causé de violence. De non-violence. De Kevin et Sofiane, de Gandhi, et de Fatale spirale. De religion aussi, ça en revanche c’est nouveau par rapport à ma génération, donc un peu plus compliqué à penser, la place stupéfiante que la religion prend dans le crâne de ces mômes.

À toutes les questions j’ai répondu du mieux que j’ai pu, aux plus convenues (comment avez-vous choisi votre métier d’écrivain, c’est lequel votre livre préféré, combien vous gagnez, quoi vous touchez seulement 43 centimes par livre mais c’est dégueulasse) comme à celles qui fonçaient tête la première dans le vif du sujet, les plus abruptes évidemment. Croyez-vous à la paix ? Devant celle-ci, j’ai laissé flotté quelques secondes de silence. Non par effet oratoire, mais parce que je ne savais vraiment pas quoi répondre. J’aimerais vous y voir. J’ai fini par biaiser qu’en tout cas, la paix n’était possible que si l’on y croyait, et j’ai cité Gramsci (oui, Gramsci à l’attention des 5e, mets-toi ça de côté mon gars ça pourra resservir) : « le pessimisme de l’intelligence contre l’optimisme de la volonté » .

Une autre question, encore plus difficile, m’a laissé knock-out pour le compte. Aimeriez-vous revivre votre enfance ? D’où elle tombe celle-ci. On ne me l’avait jamais posée, je ne me l’étais jamais posée, je la trouvais excellente, j’énumérais à toute vitesse les pour et les contre, bref c’était trop. Je me suis lâchement déballonné, désolé mon gars mais il me faudrait deux heures de plus et la sonnerie va retentir dans deux minutes. Ce n’est que plus tard, dans l’escalier, que j’ai trouvé, sinon la réponse, du moins la pirouette adéquate : je crois qu’à tout prendre je préfèrerais revivre l’enfance de quelqu’un d’autre. Ensuite nous sommes revenus dans la thématique.

Violence, pas violence, est-ce que vous seriez prêt à, jusqu’où iriez-vous pour, quel est le rapport au. Une fille me provoque : il n’est pas du tout réaliste, votre livre. Okay, donc tu l’as compris. Une autre me demande : c’est quoi votre passage préféré dans Fatale spirale ? J’empoigne, je feuillette, je me racle la gorge, je lis :

Les scènes les plus ahurissantes devenaient monnaie courante, comme lorsque cette dame âgée, noire, musulmane, hétérosexuelle, aisée, obsédée par son surpoids, ayant voté conservateur toute sa vie, collectionneuse de boules de neige souvenirs, est tombée dans les bras de cet adolescent homosexuel, de famille ouvrière, père absent et mère chômeuse, fan de musique métal hardcore, usant de stupéfiants, attiré par l’anarchisme et les dogmes bouddhistes. Les deux pleuraient d’émotion en découvrant qu’ils avaient, en fin de compte, tant de choses en commun.

La fille s’indigne : Mais… Ils n’ont rien en commun. Je réponds : ce qu’ils ont en commun est innombrable. Deux bras, deux jambes, un cœur, un cerveau, un estomac, un sexe, un langage, des parents… Tous les deux tons mourir… Un garçon prend le relai : Oui mais monsieur, ils sont carrément pas possibles vos personnages. Pourquoi pas possibles ? Ben parce que, métaleux bouddhiste homosexuel, ça n’existe pas ensemble. Mais pourquoi pas ? Ben, passeque déjà… homosexuel, c’est interdit par la religion.

Allons, bon. Je me retrousse les manches de la tête. Je tente de démontrer que l’homosexualité est présente dans la nature, chez 1500 espèces animales dont la nôtre. Que la proportion d’homos est sensiblement constante dans les populations humaines, qu’elles soient bouddhistes ou métaleuses. Et que les religieux ont bonne mine, à vouloir interdire quoi que ce soit à la nature. Ils peuvent aussi interdire aux feuilles de tomber à l’automne, pour voir (le religieux : en voilà un beau spécimen, d’idéaliste pathologique). Je leur glisse alors un petit Spinoza (oh ben oui, Spinoza c’est niveau 3e facile), avec ma citation préférée : « Dieu, autrement dit, la Nature… » .

Un autre garçon : est-ce que vous êtes Charlie ? Franco, but en blanc, inévitable. J’explique que je fais quelque chose de vachement mieux qu’être Charlie, que les revendications identitaires nous pourrissent l’air ambiant(1) : je lis Charlie. C’est très intéressant, Charlie. C’est très intéressant en général, lire. Lire Charlie plutôt que de dire « je suis Charlie », lire Le Coran plutôt que de dire « Je suis musulman ». Lire les deux, comprendre. Et là, on reparle des attentats. La religion revient au galop, une fille dit : Les frères Kouachi, ce ne sont pas des musulmans. Je comprends qu’elle n’a pas envie d’avoir quoi que ce soit en commun avec eux. Mais je lui dis : Bien sûr que si, ce sont des musulmans. Le réel est suffisamment compliqué, si on se met à le nier, il devient incompréhensible (je ne suis pas si idéaliste que ça, finalement). Les frères Kouachi sont musulmans, ce n’est pas pour ça qu’il faut tracer l’équation musulman = assassin décérébré, mais il te faut admettre que tu as quelque chose en commun avec eux. Tout comme moi, d’ailleurs. Et c’est reparti : deux bras, deux jambes, un cœur, un cerveau, un estomac, un sexe, un langage, des parents, nous mourrons tous un jour…

Quelques moments amusants aussi, et quelques malentendus : Monsieur, vous n’avez pas envie de vous révolter ? Ah mais si bien sûr tutafé, le monde est révoltant, sens-dessus-dessous, treize motifs à la douzaine, d’ailleurs j’écris pour exprimer une révolte, les révoltes on peut en faire des livres pour propager… Ah non mais non Monsieur, c’est pas ça du tout que je voulais dire. Vous n’avez pas envie de vous révolter, pour les 43 centimes ?

Comme on dit : ça, c’est fait. Une journée contre la violence. Que faire les 364 autres ?

Quelques jours plus tard : hier. Je traverse la ville à pied. Place Verdun, à quelques mètres de moi, un groupe s’anime sur le trottoir, des étudiants on dirait, des sacs à dos, parmi lesquels deux jeunes hommes s’engueulent. L’un des deux est particulièrement excité, parle fort : « Tu vas arrêter de faire le con s’il te plaît ? ». Je le vois trembler, son torse, son cou, ses membres s’agitent comme s’ils hésitaient, indépendamment du cerveau, j’y vais j’y vais pas. Je perçois que nous sommes pile à la seconde fatale, celle qui précède l’agression. J’ouvre grand les yeux. L’agression a lieu : le jeune homme bondit sur son interlocuteur, ses écouteurs en tombent de ses oreilles, la main gauche agrippe au col et le poing droit percute la tempe. L’autre recule, se protège, lève un genou. Leurs amis les ceinturent, les séparent. Je passe mon chemin, en me répétant à voix basse cette phrase bizarre, Tu vas arrêter de faire le con s’il te plaît, l’incongruité de la politesse comme ultime parole avant le coup porté.

(1) – Chaque fois que nous affirmons une part de nous-mêmes, nous en nions une autre. Octavio Paz

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