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En forgeant qu’on devient (Troyes épisode 22)

J’ai visité ce matin, absolument seul presque tout du long, ce que je perçois comme l’un des joyaux de Troyes : la Maison de l’outil et de la pensée ouvrière.

Accueilli par une soixantaine d’enclumes Botuléennes qui forcent le respect, léger je déambule en terre artisanale. Je redoutais un peu le passéisme sympa, les reconstitutions bon enfant des petits métiers d’antan, en somme du Jean-Pierre Pernaut, mais pas du tout. On a sous les yeux un travail d’historien, et l’historien n’a pas droit à la nostalgie, même et surtout quand il parle de choses mortes : le musée expose 10 000 pièces uniques, tout en sachant que l’outil unique d’autrefois a vécu. « À l’époque moderne, l’outil est conçu méthodiquement pour correspondre au plus grand nombre d’utilisateurs : la relation affective et sacrée entre le travailleur et son outil est, de fait, estompée », paix à son âme – j’ai la sensation, pas du tout triste, de visiter un cimetière. Quand les hommes sont morts on les dépose au cimetière ; quand les objets sont morts on les dépose au musée. (Plagiat de l’incipit de Les statues meurent aussi de Marker et Resnais. Une autre référence cinématographique capitale  pour penser les outils est bien sûr 2001, l’Odyssée de l’espace, qui n’est pas autre chose que l’histoire universelle, racontée de son vrai début à la fin vraie, des rapports entre l’homme et ses outils. Si j’étais la Maison de l’outil, je diffuserais en boucle 2001 dans une salle du musée, même si les reportages sur les Compagnons du devoir, c’est pas mal non plus.)

L’outil est une belle chose, mais surtout une bonne chose, et belle quand elle est bonne, le Bauhaus n’a rien inventé. Je longe des vitrines emplies d’outils de toutes tailles en suspension, entre ciel et terre comme encore dans l’imagination des travailleurs, et la muséographie atteint son objectif : je pense davantage aux mains qui les ont empoignés fermement qu’au bois et au fer. J’observe un vilebrequin, ah oui alors je le trouve beau, on peut j’en témoigne être retourné par un vilebrequin, je mime longuement le vilebrequinage devant la vitrine, heureusement que je suis seul. Je m’attarde encore devant les mille et une estèques du potier. Ou les varlopes (feuillerets, galères, riflards, bouvets double, colombes). L’émotion me gagne pour de bon. Dans le geste de l’homme qui travaille, qui a trouvé ou fabriqué le bon outil  à sa main, et qui grâce à lui, avec lui, archaïque cyborg, fait quelque chose, ne fait pas tout, ne fait pas rien, fait quelque chose, la noblesse et l’orgueil, la dignité et la poésie ne sont pas des slogans, ni de vains mots, même si ce sont des mots silencieux.

Cependant,  je trouve la seconde moitié de  l’intitulé, « … et de la pensée ouvrière », un peu décalée. Ce n’est pas de la pensée, que je vois là, ni à proprement parler ouvrière (ce musée étant strictement dépolitisé, on y parlera à la rigueur de l’ouvrier mais en aucun cas du prolétaire). Ce que je vois est à la fois plus vaste et plus consensuel, c’est le Génie humain. Oui, le Génie est au musée.

Les mains, la noblesse, la poésie, la dignité et silence, le travail par et pour l’outil abouti : je reconnais ce portrait chinois, je pense à mon prolo de grand-père, tailleur de pierre et mineur de fond, et à son atelier, je me souviens de l’odeur et de la lumière de ce refuge déserté, tous les outils qu’il contenait, que j’aurais été bien en peine d’utiliser ou même d’en saisir la finalité…

Au boulot. On y retourne. J’ai une histoire de coutelier à écrire. Londonomètre : 249.

  1. 22/09/2011 à 18:11 | #1

    Ah…je l’attendais, cet article…je me demandais quand vous entreriez dans ce « sanctuaire »…ce que vous alliez nous raconter après cela…
    Quant à l’histoire des cinémas…je n’en suis pas la conservatrice, malheureusement, je n’envisageais que de vous raconter mon histoire des cinémas…du coup, je vous prépare quelques recherches…

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