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Manquait plus que le préfet ! (coda)

(Post-scriptum nocturne de mon feuilleton de tous les dangers dans les collèges et lycées de France : triptyque thèse, antithèse, synthèse.)

Pendant ce temps, il est des pays où les gens au creux des lits font des rêves. Une jeune fille avec qui je suis en correspondance, et qui ignore tout de mes aventures en Éducationie-terre-de-contrastes, me demande de mes nouvelles, tout en précisant qu’elle en a reçues pendant la nuit. Elle supposait que j’allais plutôt bien, puisque  « cette nuit dans un de mes nombreux rêves étranges tu faisais la une d’un journal pour tes ateliers de peinture contemporaine avec des enfants handicapés, dans le bar d’une ville quelconque où tu venais d’exposer le fruit de vos travaux. Je venais voir l’expo. »

Comme on le sait, j’adore les récits de rêves (pas seulement les miens, ni ceux d’autrui où je figure)… Voyons voir : un bar, des enfants handicapés, et une exposition de peinture, à votre bon cœur… C’est tout ensemble n’importe quoi, et confondant de justesse.

Mais puisqu’elle attend de mes nouvelles, voici. Quant à moi, je me trouvais il y a quelques nuits à peine, en Italie.

Je descends d’un bus, un sac sur le dos. Le bus s’en va, vide, j’étais le dernier. Je me trouve dans un village de montagne. Je sais que je suis en Italie. Je suis là pour faire la classe à des enfants dont j’ignore l’âge. Je cherche l’école du village, j’ai dans la main un plan qu’on m’a fourni. Les rues du village sont boueuses, poussiéreuses, non goudronnées. Je passe sous un porche en arche et pénètre une grande cour carrée, bordée de boutiques aux enseignes défraîchies, que je ne parviens pas à déchiffrer, je ne reconnais pas la langue italienne. Traversant la cour, j’enjambe des poules, des oies, des cochons, mais aussi des enfants, ce qui me permet de penser que je suis sur la bonne voie. J’observe l’intérieur des boutiques à travers les fenêtres. Derrière l’une d’elles, je vois plusieurs enfants assis, je me dis « je suis arrivé », et j’entre.

La classe n’est pas disposée de façon ordinaire, on dirait plutôt un mini-amphithéâtre : le premier rang est à mon niveau, mais les rangs suivants sont surélevés, marche après marche, jusqu’à toucher le plafond. Je me présente aux enfants. Leur âge est imprécis : je distingue des tout petits, mais aussi des ados, peut-être le village n’a-t-il qu’une classe unique. Comme je ne suis pas certain de ce que je suis censé leur enseigner (suis-je là pour leur parler de mes livres ?),  j’entreprends de raconter mon voyage. Mon récit les intéresse peu, mais je suis rassuré de m’exprimer fluidement, sans ruptures : soit je parle très bien l’italien, soit ils comprennent très bien le français.

Petit à petit, un brouhaha monte des rangs. Je continue à raconter mon voyage, les paysages, le temps qu’il faisait sur la route… Mais la classe gronde, il se passe quelque chose. Je finis par comprendre en remarquant une petite fille en larmes au premier rang : elle est la déléguée de la classe, et comme elle est contestée pour une raison que j’ignore, tous les autres élèves disent du mal d’elle, l’insultent, avec des mots que je ne comprends pas, certains mêmes la frappent, ce vent mauvais est celui d’une révolte, qui pourrait finir en lynchage.

Je décide, puisque je suis ici, de cela au moins je suis sûr,  pour donner de la parole, de m’adresser directement à cette malheureuse fille, afin de la consoler. Je sais l’histoire que je vais lui dire : dans une tribu primitive, éloignée de la civilisation et observée pour la première fois par un ethnologue, les mœurs politiques consistaient jadis à choisir un chef, à lui laisser tout pouvoir pour une durée donnée, et ensuite de le tuer et de le manger à la fin de son ‘mandat’, avant de choisir un autre membre de la communauté.

Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, j’entame cette histoire. Mais rien à faire, je ne parviens jamais à terminer ma première phrase. Il se passe toujours quelque chose dans les rangs qui m’empêche de poursuivre : un éclat de voix, une altercation entre deux élèves, ou une question posée sans le moindre rapport avec ce que j’essaye de dire. Je tente de crier, « Laissez-moi vous raconter, vous allez voir, c’est intéressant ! » Et cette pauvre fille qui pleure toujours.

Mais encore une fois, je suis interrompu. Cette fois, c’est par l’entrée d’un adulte dans la classe. D’un seul coup, tous les élèves se taisent et se dressent au garde-à-vous. Il s’agit sans doute du directeur de l’école. Il a l’air très ennuyé. Derrière lui, je distingue deux carabiniers en uniforme des années 20 (avec chapeau de gendarme type Guignol), et un homme imposant, regard hautain, mâchoire carrée et haut-de forme. Bon sang, il ne manquait plus que lui : c’est le préfet ! Quelqu’un m’aura sans doute dénoncé. Je travaille ici sans autorisation, je ne suis pas en règle, je vais me faire expulser.

Je m’esquive discrètement pendant que le directeur prononce un petit discours aux enfants. Je suis à nouveau dans la cour carrée, je cherche une issue. Je m’aperçois que l’un des côtés de la cour est doublée par un canal. Je n’hésite pas, je plonge, je nage dans une canalisation. J’y vois très clair : j’avance dans un tuyau métallique carré, éclairé au néon. Mais je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir retenir ma respiration.

Je me réveille.

(Et maintenant que je suis réveillé, je m’en vais pour quelques jours de congés dans le Piémont, tout près du village natal de mon grand-père.)

  1. 22/04/2010 à 10:09 | #1

    Ah ! Formidable ! J’adore vraiment tes rêves : non seulement leur contenu mais aussi la façon brillante que tu as de les retranscrire. L’histoire du préfet n’est pas sans rappeler celle de Guilherme !

  1. 22/04/2010 à 23:31 | #1

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