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Archéologie littéraire de la fake news (3/8) : Victor Hugo

Si 1984 de George Orwell a fictionnalisé une fois pour toutes la puissance de la fake news politique, au point que tout retournement stratégique du langage se voit désormais décoré de l’épithète orwellien, les écrivains, professionnels du langage, sont légion à avoir pressenti le danger bien avant 1984, et même bien avant 1948.

Jalon dans notre archéologie : c’est dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec le développement des mass media, que la propagande politique s’industrialise, s’automatise, se systématise. Les mass media, soit, en ce temps, le télégraphe et l’imprimerie nationale :

En somme, devant l’histoire et devant le peuple français, la grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s’emparant du télégraphe et de l’Imprimerie nationale, gouverner une grande nation. […]
Les dictateurs sont les domestiques du peuple, — rien de plus, un foutu rôle d’ailleurs, et la gloire est le résultat de l’adaptation d’un esprit avec la sottise nationale.
Charles Baudelaire, Œuvres posthumes

Louis-Napoléon Bonaparte est un personnage clef de notre histoire (alors qu’il se voulait personnage clef de l’Histoire) puisqu’il incarne le prototype du dictateur en temps de démocratie : contrairement aux dictateurs des âges précédents, son oncle y compris, qui se fichaient comme d’une guigne de l’opinion, il a besoin de l’agrément du peuple pour parvenir au pouvoir ; donc, il a besoin de mentir.

Après deux coups d’état avortés, en 1836 et 1840, il joue le jeu démocratique. Il se fait élire président de la République au suffrage universel seulement dans le but d’abolir la République et d’instaurer le Second Empire et de se décerner le titre de Napoléon III. En 1852, un an après son coup d’état cette fois réussi (provoqué d’en haut et non d’en bas), Victor Hugo écrit, en exil à Bruxelles, un pamphlet ravageur contre le despote, au titre parfait, inoubliable : Napoléon le Petit.

« Machiavel a fait des petits. Louis Bonaparte en est un.« 

Le pamphlet, disponible intégralement sur Wikisource, regorge d’attaques contre son sujet, les injures y sont fleuries et justifient à elles seules la lecture. C’est un idiot, dernier des hommes, voleur, criminel, filou, etc. Pourtant, quand il lève le nez de sa cible et prend du recul, le texte vaut aussi pour les intuitions d’Hugo quant aux distorsions de la réalité décidées au sommet du pouvoir. Le pouvoir, c’est le pouvoir de changer le sens des mots – Humpty Dumpty forever. L’apport théorique d’Hugo préfigure celui d’Orwell :

A l’heure qu’il est, grâce à la suppression de la tribune, grâce à la suppression de la presse, grâce à la suppression de la parole, de la liberté et de la vérité, suppression qui a eu pour résultat de tout permettre à M. Bonaparte, mais qui a en même temps pour effet de frapper de nullité tous ses actes sans exception, y compris l’inqualifiable scrutin du 20 décembre, grâce, disons-nous, à cet étouffement de toute plainte et de toute clarté, aucune chose, aucun homme, aucun fait, n’ont leur vraie figure et ne portent leur vrai nom ; le crime de M. Bonaparte n’est pas crime, il s’appelle nécessité ; le guet-apens de M. Bonaparte n’est pas guet-apens, il s’appelle défense de l’ordre ; les vols de M. Bonaparte ne sont pas vols, ils s’appellent mesures d’État ; les meurtres de M. Bonaparte ne sont pas meurtres, ils s’appellent salut public ; les complices de M. Bonaparte ne sont pas des malfaiteurs, ils s’appellent magistrats, sénateurs et conseillers d’État ; les adversaires de M. Bonaparte ne sont pas les soldats de la loi et du droit, ils s’appellent jacques, démagogues et partageux.
[Livre premier, chap IV, On se réveillera]

Ce silence, cependant, Louis Bonaparte le rompt quelquefois. Alors il ne parle pas, il ment. Cet homme ment comme les autres hommes respirent. Il annonce une intention honnête, prenez garde ; il affirme, méfiez vous ; il fait un serment, tremblez. […]
Annoncer une énormité dont le monde se récrie, la désavouer avec indignation, jurer ses grands dieux, se déclarer honnête homme, puis au moment où l’on se rassure et où l’on rit de l’énormité en question, l’exécuter.
[Livre premier, chap VI, Portrait]

Vous êtes capitaine d’artillerie à Berne, monsieur Louis Bonaparte. Vous avez nécessairement une teinture d’algèbre et de géométrie. Voici des axiomes dont vous avez probablement quelque idée :
— 2 et 2 font 4.
— Entre deux points donnés, la ligne droite est le chemin le plus court.
— La partie est moins grande que le tout.
Maintenant faites déclarer par sept millions cinq cent mille voix que 2 et 2 font 5, que la ligne droite est le chemin le plus long, que le tout est moins grand que la partie ; faites-le déclarer par huit millions, par dix millions, par cent millions de voix, vous n’aurez point avancé d’un pas.
[Livre sixième, chap VIII, Axiomes]

(à suivre)

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