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Rien ne sera plus jamais comme avant

24/10/2024 Aucun commentaire
Ne dirait-on pas que les deux dernières reines se regardent dans les yeux, d’un monde à l’autre ?

Rien à voir.
Non, mais : ab, so, lu, ment, rien à voir !

D’un côté : La dernière reine (2022), bande dessinée que Jean-Marc Rochette a présentée comme l’ultime qu’il réalisera jamais, car désormais il ne fera plus que de la peinture.
Oeuvre singulière, magnifique, romanesque et d’autant plus poignante qu’on sait qu’elle restera la toute dernière de son genre. Mais au juste, de quoi parle-t-elle ?
Des violences de la guerre et de la société répercutées sur un petit nombre de personnages, particulièrement un homme et une femme qui mettront du temps à devenir un couple (mais le deviendront-il jamais vraiment ?), évoluant dans un pays âpre, sauvage et sans pitié, à une époque révolue mais pourtant pas si lointaine ; et lorsqu’à la fin de l’histoire, la dernière reine du titre, en dépit de sa force, de sa splendeur et de sa liberté, accomplit son destin et trouve la mort, le lecteur est envahi par le sentiment du tragique, celui qui nous avertit qu’en même temps que le personnage, quelque chose a disparu à jamais, et rien ne sera plus comme avant. Mais la légende de la reine commence : pour la postérité, La dernière reine devient le nom d’une oeuvre d’art.

De l’autre côté : La dernière reine (2023), film algérien en costumes, coréalisé par Adila Bendimerad et Damien Ounouri, débordant généreusement de deux magnificences : celle d’un passé mythique fait de bruit et de fureur qui pourrait rendre des points à Sophocle, à Shakespeare, à Racine ou à Game of Thrones, et celle d’une cinématographie nationale peu connue et sinistrée (le FDATIC, Fonds algérien de développement de l’art, de la technique et de l’industrie cinématographique, ayant hélas été dissous peu après la production du film).
Oeuvre singulière, magnifique, romanesque et d’autant plus poignante qu’on sait qu’elle restera la toute dernière de son genre. Mais au juste, de quoi parle-t-elle ?
Des violences de la guerre et de la société répercutées sur un petit nombre de personnages, particulièrement un homme et une femme qui mettront du temps à devenir un couple (mais le deviendront-il jamais vraiment ?), évoluant dans un pays âpre, sauvage et sans pitié, à une époque révolue mais pourtant pas si lointaine ; et lorsqu’à la fin de l’histoire, la dernière reine du titre, en dépit de sa force, de sa splendeur et de sa liberté, accomplit son destin et trouve la mort, le lecteur est envahi par le sentiment du tragique, celui qui nous avertit qu’en même temps que le personnage, quelque chose a disparu à jamais, et rien ne sera plus comme avant. Mais la légende de la reine commence : pour la postérité, La dernière reine devient le nom d’une oeuvre d’art.

Rien à voir entre les deux, rien du tout je te dis, c’est dingue cette pure coïncidence de titres, ou alors c’est moi qui fais une rechute d’apophénie.

(Dans le même genre mais rien à voir non plus, cliquer ici.)

Chacun se sait mortel et se croit immortel

18/10/2024 Aucun commentaire

Chronique de lecture au Fond du Tiroir.
Attention, c’est pas du marrant.
C’est du bouleversant.
Dans la vie on ne peut pas se marrer tout le temps, tôt ou tard on se bouleverse.

Jean-Christophe Chauzy a toujours alterné les fictions de genre, polars ou anticipation (si ça se trouve, c’est lui qui a vulgarisé l’expression Le monde d’après en 2016) et les autobiographies.
Mais des autobiographies pour rire, à base d’absurde et d’autodérision, petits théâtres de marionnettes mettant en scène les tribulations de son double de papier, souvent nommé JC, angoissé et caricatural, au nez en triangle isocèle (au fil des décennies : Parano, 1995, Petite nature, 2007, ou mon préféré, L’Âge ingrat, 2000). Dans une interview il nomme cet avatar Mon Gaston latex.
Avec son dernier livre, Sang neuf (Casterman, 2024), il ouvre et pardon pour le jeu de mot pourri, une troisième veine.
Encore de l’autobio. Mais grave cette fois, au premier degré, question de vie ou de mort. Finie l’hypocondrie burlesque, adieu le pif isocèle, bye bye le masque en latex. On est dans le dur, qui porte le nom de myélofibrose de niveau 3.
Chauzy est malade, il risque de mourir.
La conscience de notre vulnérabilité, de notre fatale disparition, est une expérience universelle mais jamais banale puisque toujours neuve, chacun la sienne, on aura beau la partager elle se dissipera avec nous. Elle est l’humaine condition en personne.
To be, or not to be.

En un instant, c’en est fini du déni. Dans les couloirs de l’hôpital, mes jambes pèsent une tonne chacune. Un peu comme si un immeuble m’écrasait au ralenti. Encore vivant. Mais déjà un peu mort.

Sang neuf est la chronique d’un processus médical puis d’une longue et incertaine convalescence, deux ans d’un voyage intérieur dans la maladie, d’un enfermement (qui débute en même temps que tout le monde, en plein confinement pour cause de Covid-19, ce moment unique où la prise de conscience de notre fragilité est devenue une expérience collective !), d’abord en chambre stérile, puis à domicile.

(Au passage on trouve ici, de même que dans un livre un peu comparable, Pilules bleues de Benoît Peeters, un éloge de la médecine et de l’hôpital. N’attendons pas d’en avoir besoin pour les célébrer, et donnons nous aussi si nous le pouvons, donnons de notre personne, donnons notre sang et notre moelle osseuse…)

Le memento mori est-il un genre pictural parce qu’il est plus facile à dessiner qu’à penser (1) ? Ce que Sang neuf donne à voir, c’est l’effet de la maladie non seulement sur le corps de Chauzy, sur sa psyché, mais aussi sur son dessin. Grand coloriste à l’aquarelle, Chauzy n’utilise pourtant ici que le noir (encre de chine voire crayon à papier tout nu), le blanc et le rouge. À l’os, à la moelle, oui. Plus, par surprise, six pages tout en couleur, effet contrôlé.

Je formule une hypothèse esthétique : Chauzy n’aurait pas été en mesure de « traiter le sujet », d’aborder sa fin et surtout la possibilité de penser sa fin en tant que phénomène extrême agissant sur le mental, sur l’imaginaire et sur le corps, si durant les décennies précédentes il n’avait pas pris l’habitude de raconter ses anxiétés sur le mode farce, de jouer ses angoisses comme on dit jouer sa vie. Il faut prendre au sérieux la comédie, parce qu’elle est la répétition générale de la tragédie.


(1) – Pour moi le plus génial memento mori du monde dessiné est Vanité d’Etienne Lécroart, Philippe de Champaigne et Hans Holbein peuvent aller se rhabiller le squelette.

Peut contenir des sulfites

15/10/2024 2 commentaires

Cet été, comme je me trouvais en vadrouille en Amérique du Nord, je suis tombé chez un caviste sur une bouteille de Francis Coppola. Quoique le prix de ce Cabernet-Sauvignon californien fût assez élevé, je n’ai pas hésité une seconde, pour la dégustation, pour la curiosité mais aussi pour la blague : me voici co-producteur de Megalopolis, ah-ah, tchin-tchin !

Hier soir, ma qualité de mécène au coude levé n’ayant pas été reconnue au point de me valoir une invitation à une projection privée, j’ai payé ma place de cinéma, et je l’ai enfin vu de mes yeux, ce Megalopolis qu’on attend depuis 40 ans.

Je m’en faisais une joie, car l’opiniâtreté est une vertu artistique que je loue au-dessus de presque toutes (40 ans, mazette !), et parce que la première scène, offerte en guise de bande-annonce, m’avait ébloui.

Eh, ben.
Quel pinard d’aigreur.
Un bouquet prometteur et long en bouche sans doute, mais il pique très vite et il n’est pas commode à digérer, il m’a travaillé toute la nuit.
Foin de métaphore oenologique, autant l’avouer explicitement : je n’ai pas compris de quoi parlait ce film, à part de l’hubris de son auteur mis en abyme.
Je ne serai capable ni de le résumer, ni d’avancer une hypothèse quant à sa signification. Je doute du reste que les acteurs en sachent plus long que moi et quant à Coppola lui-même, je ne mettrais pas ma tête à couper.

Certes, quelques images sont splendides (d’autres font long feu et révèlent une esthétique pubarde un peu datée), certaines scènes sont fulgurantes et de pur cinéma, c’est-à-dire des visions d’une profonde poésie rétinienne (oh la la ces statues qui s’affaissent), et nombreuses sont celles qui, à la même hauteur que le prologue, auraient pu tenir lieu d’alléchante bande-annonce…
Le problème est peut-être là, l’oeuvre manque plus qu’elle n’est manquée, la promesse n’est pas tenue : les personnages sont si nébuleux (et encore ! nébuleux seulement si on leur fait crédit d’être un peu plus complexes que les lieux communs qu’ils arborent en façade : l’architecte est forcément un génie incompris, le maire forcément un corrompu mais sentimental, et la fille bof c’est juste une fille), l’histoire est si décousue, les images même magnifiques sont si fugitives et sans conséquence sur la suite du récit, le film enfin est si incohérent, écrit et raturé sans doute dans le désordre, au fil de l’inspiration du génie plénipotentiaire, que la succession de tous ces moments, fussent-ils époustouflants, ne parvient jamais à créer un tout, on dirait une mise bout-à-bout de séduisantes bandes-annonces d’un film qui n’existe pas.

Mon espoir était de retrouver le flamboyant lyrisme et l’âpreté de mes films préférés de Coppola. Las ! J’ai ressenti en lieu et place la même perplexité que face à celui de ses films que j’aime le moins, Coup de coeur (One from the Heart, 1984), qui était déjà un caprice ruineux, une longue catastrophe boursoufflée, une expérience inconséquente et tape-à-l’oeil – je me souviens d’une formule définitive de Serge Daney pour qualifier ce film-ci, qui pourrait être recyclée pour ce film-là : « C’est Au théâtre ce soir filmé par la NASA » soit des moyens pharaoniques qui forment autant qu’ils dissimulent un machin lourdaud, clichetonneux et aussi vite ringard que moderne. La montagne, et la souris.
Pire encore que du Coppola : la grandiloquence kitsch de Megalopolis m’a évoqué du Baz Luhrmann, en moins divertissant.

Moi qui ai quelquefois donné dans l’auto-édition dans le but de me dispenser d’éditeur et de rester fidèle à ma vision, j’en tire une leçon subsidiaire sur l’orgueil, et un avertissement. Coppola s’est passé de grand studio hollywoodien et de producteur, pour n’en faire qu’à sa tête… Lorsqu’on regarde le résultat les yeux dans les yeux, on se dit qu’avoir un interlocuteur, du genre qui te dit ça c’est bien ça c’est pas bien, se révèle parfois salutaire.
Tel quel, aucun producteur n’a voulu s’impliquer dans Megalopolis et peut-être que ce n’est pas une injustice.

En revanche et par comparaison, le Cabernet-Sauvignon de Coppola était tout-à-fait acceptable, très tenu et structuré.

Chat casher, chat halal

13/10/2024 Aucun commentaire
Chambéry, rue Croix d’Or, dimanche 13 octobre 2024 – Photo Laurence Menu

« Même les végétariennes peuvent manger de la chatte. »

Ce slogan m’a fait éclater de rire lorsque je l’ai lu hier sur une pancarte, au-dessus de la tête d’une jeune fille qui défilait fièrement et c’est le cas de le dire.
De passage à Chambéry, je me suis trouvé, sans l’avoir cherché, dans la même rue que la Gay Pride.
Comme j’aime partout la Gay Pride, qui est à la fois une bonne cause et un événement théâtral, joyeux et excentrique, un carnaval plus sympathique que celui d’Halloween, je me suis calé sur le trottoir et sourire aux lèvres j’ai regardé passer le trémoussant cortège. Je me suis trémoussé avec lui.
Et puis soudain j’ai cessé trémoussement et sourire.
J’ai tendu l’oreille vers des mots scandés un peu plus loin et s’approchant pas à pas au son du tambour : « Soli ! Soli ! Solidarité !« 
Jusque là rien à redire, puisque je me sens parfaitement solidaire avec les LGBT-etc. ainsi qu’avec quiconque réclame qu’on lui foute la paix. Je suis pour qu’on foute la paix aux gens, en général.
Sauf qu’une fois les scandeurs parvenus à mon niveau, j’ai entendu leur revendication jusqu’au bout : « Solidarité avec les Palestiniens !« 
Et j’ai tiqué comme d’une fausse note dans le concert. Cette convergence des luttes m’a semblé suspecte, et ce mot d’ordre beaucoup plus problématique qu’un appel à bouffer la chatte d’une végétarienne. Incongru, par exemple, comme un slogan anti-trump dans une manif anti-nucléaire.
(Mais j’ai surtout l’impression que dans une manif anti-trump comme dans une manif anti-nucléaire, ou une manif anti-séquestration de Paul Watson, anti-disparition des abeilles, anti-limitation sur le périph, anti-nuisances sonores après 22h etc., on trouverait quelqu’un pour scander « Solidarité avec les Palestiniens ! » )

Entendons-nous.
Bien sûr que je suis solidaire avec les Palestiniens et je n’avais pas besoin de la Gay Pride pour le savoir (je ne vais pas me dédire : je viens d’affirmer que je me sentais solidaire avec quiconque réclamait qu’on lui foutât la paix)… Bien sûr que ce qui se passe à Gaza est un cauchemar absolu (quiconque devrait pour s’informer visionner le film Gaza depuis le 7 octobre d’Aymeric Caron, en accès libre chez les Mutins de Pangée)… Bien sûr que Netanyahou est un criminel de guerre et un fou dangereux… Mais quel rapport entre le martyre palestinien et le combat pour la reconnaissance des droits des LGBT ?
Sauf bien sûr si le sens implicite de ce louche slogan était : « Solidarité avec les gays, lesbiennes et trans persécutés et assassinés par le Hamas » … mais je crains que non, pas du tout, ce n’était pas là où ils voulaient en venir. Le sens du slogan était plus basique et mieux partagé : « les Palestiniens sont des braves gens, les Israéliens sont des salauds et peut-être même des Juifs » .

Je sais qu’existent des mouvements nommés « Queers for Palestine » ou « LGBT+ avec les Palestiniens » (groupuscules battus en brèche par d’autres associations LGBT qui les comparent à des dindes qui seraient à fond pour Noël, autre métaphore pas spécialement vegan-friendly – ce sont là des guerres internes, bon courage à vous les gars et les filles) mais pour ma part, vu depuis mon coin de trottoir d’hétéro, ce que j’y entrevois c’est seulement du parasitisme (une lutte profitant d’une brèche pour s’engouffrer dans une autre), de l’entrisme, de la manipulation de militants de bonne foi réduits au rôle d’« Idiots utiles », en fin de compte de la pure confusion, qui n’aidera aucune des deux causes. Peut-être même la confusion, la métonymie de toute la confusion de notre temps.

Pour rappel : le Hamas prône une inflexible sévérité envers l’homosexualité, pour lui « une déviance et une décadence morale », et certains gays palestiniens en viennent à fuir leur terre afin de trouver refuge en Israël (cf. cette affaire sordide de 2022).

Eugénie n’est pas seule

05/10/2024 Aucun commentaire
P. Reboud, M. Mazille, F. Vigne, sur fond de Parc de la Villeneuve l’automne

Assénons d’abord ceci pour dissiper tout malentendu : les stages de création de chansons que j’anime avec Marie Mazille (et parfois avec Patrick Reboud) ne sont pas (allez, ne sont pas uniquement) des prétextes sympas à calembours et à mirlitons, d’effrénées parties de rigolade et de gaudriole, d’aimables et inoffensifs divertissements pour bobos rimailleurs. On y trouve aussi, lorsque le besoin s’en fait sentir, de la tripe et du coeur. De la vache enragée et du drame. Du sang de la sueur des larmes. La rue et les affres. Puisque les chansons sont aussi faites de ces ingrédients.

Quand faut y aller.

Une fois n’est pas coutume, je présenterai ici une chanson née en stage qui mérite, afin d’être mieux entendue, son petit making-of : Pas seule, par Eugénie MBoyo (à écouter sur Soundcloud).

En accord avec nos propres valeurs aussi bien qu’avec celles des structures qui nous hébergent (Solexine, les Épicéas), Marie et moi essayons, chaque fois que cela est possible, de réserver dans nos stages une inscription gratuite : le « couvert du pauvre » ajouté au banquet, la place offerte au stagiaire solidaire qui, quelles que soient sa misère, sa figure cabossée et sa vie tourmentée, aurait l’envie, comme les autres, de pousser avec nous sa chansonnette. Lui aussi a des choses à chanter, bienvenue. Chacun ses impedimenta, comme dit Anne Sylvestre.

C’est ainsi que cette fois-là nous avons accueilli Eugénie, SDF, africaine, sans papiers, sans revenus, portant en elle les terribles violences subies dans son pays d’origine puis dans les rues françaises.
Très gentille mais très timide, Eugénie ne s’est pas livrée facilement. C’est à force de patience, de pudeur et de méthode pour qu’elle a accepté de nous confier son histoire et d’en faire la matière de sa chanson.

J’avoue avoir ramé la première fois que j’ai travaillé avec elle pour tenter d’élaborer un texte personnel :
Tu as l’habitude de chanter ?
– Oui, je chante Jésus.
– Et aujourd’hui, tu aimerais chanter sur quoi ?
– Sur Jésus.

Je bloque, je me cogne à la clôture de ma zone de confort : a priori je me sens capable d’accompagner à peu près toute sorte de chansons, y compris de confession… mais pas confessionnelles. Nos ateliers sont laïques, entre autres choses. J’ai tenté de faire valoir à Eugénie qu’elle ne pourrait pas, du moins dans ce cadre-ci, consacrer une chanson à Jésus parce que je souhaitais qu’elle consacre sa chanson à elle-même ; Jésus appartient à tout le monde (y compris à moi qui l’admire sans croire une seconde à sa nature divine – nuance que j’ai évidemment gardée pour moi), tandis que nous attendions qu’elle livre plutôt quelque chose qui n’appartient qu’à elle.

Elle m’a alors raconté en détails son histoire.
Et c’était tellement poignant, tellement brutal à chaque étape que j’avais du mal à prendre des notes. J’ai fini par lui demander :
– Mais comment as-tu fait pour tenir pendant tout ce temps, pour ne pas te décourager ?
– J’ai tenu grâce à Jésus.

Sa réponse était tellement franche, rapide et bienveillante, comme si elle énonçait de bonne grâce une évidence à un mal-comprenant, que j’ai admis que, de son point de vue, parler de Jésus, c’était parler d’elle-même. Moi qui suis athée comme un arbre qui aurait poussé dans une chapelle en ruine (c’est-à-dire pas aussi absolument qu’il semble l’être), je respecte néanmoins la foi des autres et je vais même jusqu’à l’admirer lorsqu’elle est à ce point une force vitale.
Il nous restait donc, à elle et moi, à agencer une chanson qui raconte bel et bien l’histoire d’Eugénie, qui n’esquive pas la présence décisive de Jésus à ses côtés tout au long de ses épreuves, mais qui ne cite pas Jésus. Comprenne qui pourra parmi ceux qui l’entendront. Une chanson (un poème, un texte en général) ne doit rien à personne et certainement pas d’être explicite.
Voici le résultat :

Pas seule

Je souffrais trop dans mon pays
J’ai décidé, je suis partie
Je souffrais trop de mon mari
J’ai décidé, je suis partie
Mais je n’étais pas seule

J’ai vécu longtemps dans la rue
Sans soutien, je n’étais pas crue
Lorsque j’étais trop angoissée
Lorsque j’étais abandonnée
Mais je n’étais pas seule

Ce jour où j’étais déboutée
Ce jour où j’étais dégoutée
J’ai tourné les yeux vers le ciel
Un seul ami m’était fidèle
Et je n’étais plus seule

Je cherchais le sommeil en vain
La paix du cœur, l’amour enfin
J’ai demandé que faut-il faire
Je cherchais un conseil, un frère
Et je n’étais plus seule

J’ai regardé ma vie passée
La patience il m’a conseillé
J’ai regardé ma vie future
J’ai l’espérance même si c’est dur

Jamais seule
Jamais seule
Jamais seule
Jamais seule

Ma proposition de texte a semblé lui convenir et j’en étais soulagé (dans ce genre de configuration ma mission la plus délicate consiste à ne pas trahir) pourtant elle l’a mise de côté, sur le moment j’ai même cru qu’elle l’avait jetée. Car elle a préféré se consacrer à une chanson qui la fouaillerait moins douloureusement, et en guise de chanson personnelle, elle a réécrit et adapté une berceuse de chez elle, Un petit bébé, qu’on peut également écouter sur Soundcloud pour juger à quel point cette joyeuse centrifugeuse d’énergie est assez peu susceptible d’endormir qui que ce soit et tant mieux

Je croyais que l’histoire s’arrêterait là… Mais quelques semaine plus tard, lorsque son tour est venu d’entrer en studio pour enregistrer une chanson, Eugénie a ressorti ma feuille de papier. Et elle a eu le cran de chanter Pas seule. Tant mieux, on peut l’écouter, désormais.
Bravo, Eugénie. Grâce à cet enregistrement tu es moins seule que jamais.

Rappel : prochain stage de création de chansons à Solexine les 19-20 octobre.

Madeleine 6128

02/10/2024 Aucun commentaire
À peine trois secondes de recherche sur leboncoin et on tombe sur ce genre de photo en souriant bêtement de tendresse

Cette nuit (en plus de trucs déprimants sur l’Abbé Pierre, Michel Barnier ou Hassan Nasrallah) j’ai lu un article du Monde que j’ai dégusté comme une petite madeleine : l’épopée française de l’ordinateur anglais Amstrad qui célèbre ses quarante ans.

Je me suis parfaitement retrouvé dans les cinq étapes de ce récit qu’il faut bien qualifier de générationnel :

1 – Dans les années 80, un ordinateur à soi (comme n’a pas dit Virginia Woolf) était un fantasme d’émancipation adolescente. Or, puisque le Macintosh d’Apple était dix fois trop cher, puisque le PC d’IBM et son système d’exploitation de Microsoft n’étaient pas encore hégémoniques, puisque les autres bécanes qui circulaient en concurrence (ZX81, Commodore, Atari, Sinclair, Thomson…) ressemblaient plutôt à des calculatrices améliorées… C’était bien l’Amstrad qui faisait rêver les collégiens, le tout-en-un moniteur + clavier + lecteur de cassette (version CPC 464) ou de disquettes trois pouces (version CPC 6128, nec plus ultra).

2 – La grande distribution seule permet de toucher le grand public. L’article du Monde me remémore ce que j’avais complètement oublié : l’importance sociale et démocratique du catalogue de la Redoute, qui avait fait le choix intrépide de consacrer sa quatrième de couverture à l’Amstrad CPC ! Plus précisément, son catalogue automne-hiver paraissant l’été pour préparer les emplettes de noël… Eh oui, c’est bien à la Redoute que ma grand-tante m’a commandé mon Amstrad CPC 6128 (avec la contribution financière de ma mémé et de mes parents, gros investissement collectif) pour m’en faire un cadeau de noël !

3 – Une fois l’objet acquis et exploré seul dans sa chambre, la socialisation (la reconnaissance mutuelle) se structurait au-dehors, à la fois dans la cour de récré (on échangeait les disquettes), par voie postale, et par la presse en kiosque qui en ce temps-là créait des communautés : ah, le journal Hebdogiciel, son mauvais esprit et ses dessins de Carali ! Ah, les concours de « deulignes » ! Je retrouvais là l’esprit du fanzinat et du DIY qui m’attirait aussi dans d’autres branches de la culture underground, la bande dessinée ou la musique. « Emulation, collaboration, autogestion » dit Le Monde… Et piraterie : la joie de (cr)hacker, de faire des copies y compris de logiciels prétendument incopiables fait partie de la scène.
Il existait aussi des rassemblements de fans (de nerds ? de geeks ? le vocabulaire aussi était en train de s’inventer), des festivals, ce genre de choses, je savais que ça existait mais je ne faisais pas à ce point partie du milieu.

4 – Mettre la main à la pâte. La micro-informatique n’était pas que pure consommation de jeu, loin de là. La passion était aussi de comprendre et de faire. On apprenait à coder, on passait des heures (et des nuits) à programmer, à recopier des pages de codes incompréhensibles reproduites dans la presse (quelle folie, quand on y pense – mais aujourd’hui on clique sans rien déchiffrer de ce qui se passe réellement sous nos doigts, cette folie-là est peut-être plus grande encore) et même, enfin, à inventer ses propres programmes. Quant à moi, mon chef d’oeuvre a été un jeu de rôle de type « livre dont vous êtes le héros » que j’ai programmé de A à Z intitulé La boucle infernale. J’avais notamment, en plus de l’architecture du jeu, consacré un temps démentiel à comprendre comment coder de la musique pour qu’une fois le jeu terminé le joueur soit récompensé par une version midi infâme du Solfeggietto de CPE Bach… Des semaines de boulot : chaque note de chaque accord = une ligne de code et douze occasions de faire une faute de frappe. Je réalise aujourd’hui que la maniaquerie obsessionnelle que j’ai éprouvée à cette époque était le prototype de ce que j’allais vivre plus tard, à chaque fois que j’ai entrepris d’écrire un roman.

5 – Les plus tenaces usagers de l’Amstrad, dont je ne ne suis pas, sont devenus informaticiens… C’était, alors, un métier d’avenir… Et les Français, dont en revanche je suis bon gré mal gré, ont ancré l’habitude d’avoir un ordinateur à la maison.