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L’histoire et les héros. Et l’amour aussi

26/03/2022 Aucun commentaire

60 ans après les accords d’Évian, je me suis passionné pour le roman magistral d’Alice Zeniter, L’art de perdre, qui embrasse toute l’histoire de la guerre d’Algérie et par conséquent de la France, non pas il y a 60 ans, mais pendant 60 ans, sur trois générations et dans deux pays.

Car une guerre, au fond comme un être humain, rechigne à se laisser symboliquement confiner entre deux dates, début/fin, naissance/mort. Évoquer la guerre d’Algérie (1er nov. 1954 – 19 mars 1962) n’est qu’une vue de l’esprit, une simplification. Il vaudrait bien mieux appréhender la guerre d’Algérie du XIXe siècle à nos jours, mais pour cette sorte d’ambition les romanciers sont mieux armés que les historiens. C’est ainsi que le roman d’Alice Zeniter redonnerait à lui tout seul des lettres de noblesses à un genre littéraire si méprisé, la saga historique.

L’art de perdre a connu un grand succès, donc d’innombrables exégèses et je n’ajouterai pas ici la mienne dont l’originalité serait médiocre. En revanche je prélève dans l’œuvre un infime détail, afin de parler d’autre chose à mon propre usage : une scène fugitive, triviale, domestique et attendrissante, lors de laquelle ce roman sans héros parle des super-héros.

Hamid, le fils de harki grandi en France dans les années 70, a épousé Clarisse et tous deux ont vu grandir, partir un beau jour et revenir le dimanche, leurs propres enfants, dont Naïma, qui se révèlera le personnage central du livre. Vers le début du XXIe siècle, un banal repas de famille se tend parce qu’on évoque le passé. Alors on change de sujet.

« Pour éviter [que son père] ne s’enferme dans une bouderie mutique, Naïma n’insiste pas. Elle préfère aiguiller la conversation sur les films de super-héros, une passion qu’elle partage depuis longtemps avec Hamid et qui, parfois, ressemble au besoin vague que quelqu’un vienne les sauver, même si elle ne sait pas de quoi. Pendant le reste du dîner, ils classent les membres des X-Men selon leur ordre de préférence, conspuent Superman par trop invincible et à jamais bien coiffé, encensent en revanche Spider Man aux affres morales permanentes, et se moquent de Clarisse qui n’est jamais parvenue à s’intéresser à ces personnages et les confond tous. »

Les super-héros constituent un genre narratif encore plus méprisé que le roman historique. Pourtant, quelle puissance, là aussi.

L’époque redécouvre au cinéma ce que, sans me vanter, je sais depuis l’âge de 7 ans : les super-héros Marvel sont une inépuisable source de rêveries, de romans-feuilletons, d’épique, d’humour, de métaphysique populaire, de poésie même, en tout cas de spéculation imaginaire, ce qui dans le meilleur des cas revient au même. Ainsi, de même que l’on peut jouer en famille à classer les X-men par ordre de préférence, existe-t-il un jeu social, une question de salon du même registre que « quel livre emporterais-tu sur l’île déserte » :

Quel super-pouvoir aimerais-tu avoir ?

Étant de nature mélancolique, j’aurais longtemps pu répondre à cette question par « Arrêter l’écoulement du temps » tel Hiro Nakamura dans Heroes.
Mais je n’ai plus 7 ans depuis longtemps. À ce stade de mon existence je sais d’autres choses de moi et du monde, ce qui fait que j’ai choisi, sans doute définitivement, le super-pouvoir parfait, le seul qui protège de tout. Ce serait, en ce qui me concerne : être indifférent au manque d’amour.