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Le tube qui n’existait pas

22/08/2021 6 commentaires
Attention ! Les apparences sont trompeuses ! Il ne s’agit pas de Glenn Miller mais de James Stewart dans le rôle de Glenn Miller ! (The Glenn Miller Story, 1954)
Le vrai, c’est lui. Il est un petit peu moins classe, hélas. Et si le faux était au fond plus intéressant que le vrai ?

Tant qu’on est petit, on est convaincu que ses parents savent tout. Cette croyance est utile sur le moment, elle remplit sans aucun doute quelque fonction psychologique ou cognitive. Plus tard, l’un des signes infaillibles de l’entrée dans l’adolescence est que l’on réalise que ce n’était pas le cas, que ses parents ne savent pas tout, que d’ailleurs ils ne savent pratiquement rien, alors on se sent floué, déçu, trahi, en colère, impitoyable envers les failles des vieux (déjà je suis le jouet des hormones, en plus mes darons sont nuls, j’en ai trop marre ma vie c’est l’enfer). Enfin, après un laps plus ou moins long, on accède à l’âge adulte en cessant d’être déçu, trahi ou irritable pour cause d’ignorance des parents, on admet que cette ignorance n’est pas grave, qu’elle est au fond bien normale, que personne ne sait tout, et que d’ailleurs soi-même, hein, bon (car parvenu à ce stade il arrive que l’on élève soi-même des enfants et que l’on joue à celui qui sait tout, on sauve les apparences en se disant, bah, ce cher petit qui me croit omniscient et péremptoire a bien le temps d’arriver à l’adolescence).

Quand j’étais petit, j’étais convaincu que mon père savait tout. La preuve en était que lorsque je lui posais une question, systématiquement il avait la réponse, n’esquivait pas, ne répondait jamais Je n’en sais rien, ni C’est trop compliqué pour toi (qui signifie habituellement C’est trop compliqué pour moi), encore moins le fatal Tu comprendras plus tard c’est pas de ton âge, il répondait et j’avais la réponse à ma question. Lorsque je suis devenu adolescent, je me suis rendu compte qu’il répondait à tout, oui, mais parfois à côté de la plaque et n’importe quoi. J’étais en colère et floué, impitoyable et plein d’hormones.

J’ai un souvenir très précis, à ce compte-là. Un certain jour de mon enfance, la radio dans la cuisine diffusait In the mood, le tube du grand orchestre de jazz de Glenn Miller, enregistré pour la première fois en 1939.

Mon père, assez peu mélomane, était tout de même sensible à cette musique et s’est mis à hocher la tête en rythme, peut-être même à claquer des doigts devant le poste. Tu entends ? m’a-t-il dit. C’est du jazz, la musique arrivée en France en même temps que les soldats américains, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les grands orchestres de jazz, comme celui de Glenn Miller, venaient jusqu’en Angleterre jouer leur musique pour encourager les G.I.s. Apprends, mon petit, que cette mélodie s’appelle In the mud, c’est de l’anglais, ça veut dire Dans la boue. Car c’est un message de solidarité envoyé aux pauvres types qui s’apprêtent à débarquer en Normandie ou qui pataugent déjà dans la gadoue. Une façon de leur dire, courage les gars, on sait l’enfer que vous traversez, noyés dans la terre, les gravats et le sang, à tout instant vous risquez la mort pour nous, mais tenez bon, continuez à danser au moins dans vos têtes, écoutez comme ça swingue, c’est parce qu’on pense à vous !

J’écoutais bouche bée, fasciné non seulement par la culture apparemment sans bornes du paternel, en histoire contemporaine aussi bien qu’en musique ou en langues vivantes, mais également par cette chose extraordinaire qui surgissait de la radio, le jazz, capable de faire danser, ne serait-ce qu’intérieurement, et dans les pires conditions, même le fracas des bombes n’a qu’à bien se tenir, oh bien sûr j’entendais parfaitement ce que mon père me donnait à entendre, je comprenais tout, j’ai hoché à mon tour et peut-être même claqué des doigts.

Quelques années plus tard, je suis adolescent, j’apprends l’anglais au collège, je joue de la musique, je me passionne pour le jazz et ses standards. Inéluctablement, d’une manière ou d’une autre je découvre le pot-aux-roses : l’exégèse magistrale de mon père est une indicible connerie ! Mud ? Non mais n’importe quoi ! Quel con le vieux ! Il comprend rien à que dalle ! (L’adolescence n’étant pas propice aux nuances, je ne pouvais que passer de Il sait tout à Il ne sait rien.)

À présent que je suis, là tel que vous me voyez, grosso-modo adulte, non seulement ai-je de l’indulgence pour la méprise paternelle, mais encore de la tendresse, et même de la gratitude. Car ce jour-là, mon père avait fait non seulement une mauvaise lecture d’un immense tube populaire, mais une fertile mauvaise lecture, un calembour involontaire prodigieusement stimulant pour l’imagination ! Cette histoire de swing pour ne pas craquer dans les tranchées est fausse, mais c’est son seul défaut, car elle est excellente. Pleine de sens, de poésie, de sensibilité, de leçons à méditer, en outre pratiquement crédible puisque corroborée par de nombreux faits historiques (les authentiques et fameux V-Discs, la mort de Glenn Miller le 14 décembre 1944, son avion tombé entre l’Angleterre et la France alors qu’il s’apprêtait à préparer les concerts de son orchestre fêtant la Libération de la France…), elle mériterait d’être vraie. (Le vrai cent fois préférable au faux pour des raisons esthétiques ? une idée digne de Pierre Bayard.)

Ce qui fait que, depuis lors, il m’arrive souvent de divaguer, déduire et rêver une interprétation à-peu-près crédible des titres de chansons pop. Les potentialités sont infinies.

In the mud for love (ou bien, au choix, In a sentimental mud). Tu entends ? Ce qu’on ne ferait pas par amour, tu te rends compte, on est prêt à se rouler dans les tranchées pleines de boue comme si on était un soldat du débarquement ! Et malgré tout, en dansant !

Blueberry ill. Tu entends ? Le type raconte qu’il est malade des myrtilles ! Il a dû en bouffer trop, chopper une bonne chiasse et maintenant il a honte d’en parler à la femme qu’il aime. Et malgré tout il danse, c’est pas très prudent !

Billie Gin. Tu entends ? Encore un drame de l’amour et de l’alcool ! Qu’est-ce qu’il a dû se mettre s’il a torché la bouteille ! Et qu’est-ce que ça danse, pourtant !

Blue sweet shoes. Tu entends ? C’est l’histoire d’un maniaque obsédé par la douceur de ses chaussures, probablement en daim, teintes en bleu, qu’il caresse en permanence et gare à toi si tu lui écrases les pieds. Et malgré tout, il danse avec !

Inversement : Suede dreams (are made of this). Tu entends ? C’est un hymne, une chanson politique sur les rêves suédois du régime démocratique représentatif idéal, monarchie constitutionnelle organisée selon le principe de séparation des pouvoirs à régime parlementaire monocaméral, ce qui signifie que le parlement n’a qu’une seule chambre, comme un F2, et qu’elle s’appelle la Diète royale. Et malgré tout, on danse, même si la musique est un peu dépressive, tu trouves pas ?

Be-bop-a-Lula. Tu entends ? Ce pauvre Luiz Inácio Lula da Silva, qui a connu des hauts et des bas, le faste de la présidence puis l’obscurité des cachots brésiliens, sera-t-il consolé par ce be-bop qui lui est dédié ? Incidemment, tu apprendras mon petit que le be-bop est ce genre musical apparu après le swing, quand la guerre était finie, et moins destiné à faire se trémousser les soldats qu’à déployer une recherche musicale. Mais malgré tout, on danse !

The house of the rising son. Tu entends ? Question universelle et émouvante, que devient la maison des parents lorsque le fils, élevé ici, s’en va pour toujours vers d’autres aventures ? C’est triste mais malgré tout, on danse !

I Kant get no satisfaction. Tu entends ? Emmanuel Kant, le fondateur du criticisme et de l’idéalisme transcendantal, exprime à la première personne ses doutes et ses frustrations, il enrage de ne pouvoir parvenir à la satisfaction, parce qu’il découvre la dure réalité, à savoir qu’il y a loin du noumène au phénomène. Et malgré tout, il danse !

Kant buy me love. Tu entends ? C’est la suite de la précédente, Emmanuel Kant, découragé par ses systèmes philosophiques trop arides, va voir les putes pour se consoler. Et il danse !

Happiness is a worm gun. Tu entends ? Imagine, oui, imagine la mélancolie du gars dont la maison a été envahie par les vers, et qui rêve de faire appel à une société de désinsectisation armée d’un pistolet à vers ! Et malgré tout, il danse !

Like a wall in stone. Tu entends ? Le chanteur te demande quel effet ça te fait (how does it feel ?) d’être à ce point ancré dans la réalité, solide, immobile, plein de repères et de certitudes et de directions, comme si tu étais un mur en pierre. Pendant que lui, il danse (ou roule comme une pierre) !

Smells just like tin spirit. Tu entends ? Ce blues de la misère, qui évoque les fins de mois difficiles et l’odeur des boîtes de conserve en fer blanc pour tout banquet. Sûrement des haricots blancs. (Les Américans bouffent surtout des haricots blancs, ça je le sais grâce à une autre chanson célèbre, Have you ever beans to Electric Ladyland.) Et on danse devant le buffet !

Heat the road, Jack. Tu entends ? Nous sommes au mois d’août, en plein réchauffement climatique et rapport du GIEC, la canicule fait flamber les pinèdes et fondre le bitume, mais il faut marcher tout de même, allez, courage, Jack ! Et danser, même !

God only nose. Tu entends ? Tu auras beau falsifier la vérité, Dieu te renifle ! Là, par exemple, tu sens la sueur. C’est la danse.

Stairway to even. Tu entends ? La vengeance est un plat qui se mange dans l’escalier ! Proverbe assez hermétique, j’admets. Peu importe, danse !

Eleanor Rugby. Tu entends ? Tu le savais, toi, que la femme de Franklin Delano Roosevelt était née dans le Lot-et-Garonne et qu’elle était fervente du Tournoi des Cinq Nations ? Et en plus, elle danse à la feria !

Bohemian raspberry. Tu entends ? Tu entends comme ce pauvre garçon gitan, certainement un jeune mendiant roumain affamé, appelle sa mama pour qu’elle lui donne des framboises, afin qu’il danse ? (Bon, ok, celle-ci est encore plus tirée par les cheveux que les autres.)

I fought the low. Tu entends ? Une victoire contre la dépression, une lutte contre tout ce qui nous tire vers le bas ! Ensuite on danse !

Oak on the wild side. Tu entends ? Ces chênes qu’on abat ? Et dont on fait les flûtes ? Et sur lesquels on danse ?

Another brick in the whole (part II). Tu entends ? Il ne faut jamais désespérer car on est une brique dans l’ensemble, une brique du vivant indissociable de toutes les autres briques, après nous viendront les parts II, III, IV, etc., et chacun fera sa part comme un colibri ! C’est une chanson vachement optimiste, c’est pour ça qu’elle est si dansante !

Love me Fender. Tu entends ? Cette déclaration d’amour du musicien à sa guitare, qui le lui rend bien ? Tu m’étonnes, qu’il danse avec elle !

My Fanny Valentine. Tu entends ? C’est l’histoire du fils d’un bistrotier, à Marseille, qui rêve de prendre le large, de naviguer sur les mers, mais avant de partir il engrosse la fille de la poissonnière… Et malgré tout il danse !

Etc., etc.

Appel à contribution aux lecteurs du Fond du Tiroir : si vous aussi vous êtes hanté par le souvenir d’un tube anglophone dont le titre écorché s’est révélé créatif dans votre mémoire ou votre imagination, ou bien si vous souhaitez en inventer un sur le champ et en direct, n’hésitez pas à m’en faire profiter dans les commentaires ci-dessous. Naturellement n’omettez pas de mentionner le sens, voire le contexte, de ce tube virtuel que vous aurez ainsi créé, et qui, malgré tout, vous fait danser, car tant que l’on danse on est sauvé.