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Thébaïde (Troyes, épisode 2)

02/09/2011 un commentaire

Selon Virginia Woolf, « une chambre à soi » définit le minimum vital pour une femme qui veut sa liberté. Cette célèbre formule proposée par la romancière anglaise dans les années 1920 pourrait s’appliquer aux grandes mystiques et religieuses, logées dans les couvents sans mari ni enfants à charge. La réclusion comme occasion d’étudier, de méditer, d’écrire… Une chambre à soi – one’s own room – cela peut se dire en latin cellula.
Frédéric Pagès, Philosopher ou l’art de clouer le bec aux femmes, p. 52

Première nuit passée dans ma thébaïde nommée Ginkgo. Première fois que j’ai fait la cuisine ici, puis la vaisselle, première fois que j’ai entendu un train faire vibrer les vitres de ma chambre. J’aime bien les premières fois, c’est à nos âges le seul artifice qui vaille pour se sentir un peu adolescent, c’est-à-dire littéralement advenant, selon le précepte truffaldien « Ce qui est émouvant avec les adolescents c’est qu’ils font tout pour la première fois », j’ai même écrit un roman en forme d’apologie pour les premières fois et les adolescents, justement parce que ce roman était une deuxième fois.

Thébaïde c’est un joli mot mais c’est vite dit, je n’ai pas l’intention de rester enfermé quatre mois penché sur l’œuvre tel un moine copiste. L’appartement qu’on m’alloue est certes immense et confortable, mais d’abord j’ai sûrement des voisins très intéressants (une ruche de résidences d’artistes, ce Ginkgo), je ne demande qu’à admirer, mon exaltation prend aussi la forme heureuse de l’admiration, et puis j’ai un monde à découvrir dehors aussi. Hier soir j’ai passé près de trois heures à sillonner le centre-ville de Troyes en écarquillant les lotos, Regarde de tous tes yeux regarde !, j’adore ça, dans le registre première-fois c’est même l’une de mes sensations préférée, se perdre puis se retrouver dans une ville inconnue qu’on fait sienne pas à pas, grisé comme par la Liberté en personne. Et d’ailleurs j’aime passionnément marcher. S’il est un objet qui ne va pas me manquer cet automne, c’est bien la bagnole.

Troyes et moi avons donc « fait connaissance », comme je m’exclame dans Les Giètes. Elle est décidément bien jolie, et plus encore que jolie, coquette : elle se pomponne on dirait un peu partout, en travaux ici et en majesté là, en colombages partout, ce centre-bouchon vous a un côté ville-vitrine, sur son 31 rien que pour vos yeux, « Et ma basilique, tu l’aimes ma basilique ? », un rien cabote, charmante vieille élégante, de bonne compagnie. Mais d’un seul coup paf, face à la cathédrale on se prend par surprise le musée di Marco dans l’œil ! Troyes terre de contrastes ! Ah, enfin du mauvais goût, salutaire sous la dent, trash et sang à la une, grande classe popu et sublimation des déviances, Détective-le-retour, ouf, on a presque eu peur de s’endormir en terre exclusivement bourgeoise… Hélas, l’est fermé sine die, le di Marco. Je n’ose rien en conclure.

Je sens que je vais me plaire, ici. Et je vais bien travailler. J’ai déjà commencé. Quelques bonnes heures de thébaïde par jour, tout de même. Je vous en cause prochainement, peut-être demain.

La valise à la main (Troyes, épisode 1)

01/09/2011 4 commentaires

Je me lève, je me gratte, j’ouvre les volets, il pleut. Je pense, « tiens, un temps de rentrée. »

Et je file à la gare, dans le jour naissant. Mais le train ne part pas. Sur les rails aussi il a plu, en masse. Des coulées de boue ont interrompu le trafic, mon TGV est arrivé avec trois heures de retard. J’ai donc lu La carte et le territoire de  Houellebecq pendant trois heures, je trouve spécialement judicieux de lire Houellebecq durant les heures de retard de la SNCF, comme s’il avait été inventé pour ça exactement.

Houellebecq me fait rire. J’ai cessé de le prendre tout-à-fait au sérieux depuis que j’ai repéré ses tics, comme on fait en classe d’un prof. Son tic le plus flagrant est me semble-t-il de multiplier les tournures qui amoindrissent systématiquement ce qu’il est en train de dire, relativisant en continu son discours, comme quelqu’un qui regarde ailleurs pendant qu’il vous serre la main. Surtout quand il assène une idée générale : pas une page, parfois pas une phrase, qui ne soit minée par son « pratiquement », « plus ou moins », « en quelque sorte », « globalement », « la plupart du temps », « un peu », « généralement », « en réalité » (deux occurrences dans le même paragraphe page 89), « vaguement », « malgré tout », etc. Il me semble qu’il a tiré l’idée de ce style (du moins si cela est conscient chez lui) dans Kafka, où l’on trouve aussi, en permanence, des assertions immédiatement modérées (pléthore de même si, de encore que, de sans être sûr de, de mais en vain, de quoique cela ne fut pas absolument…).
L’insistance de ces croche-pattes rhétoriques produit chez Houellebecq un ton ironique que l’on pourrait qualifier de déballonné (l’usage aussi des italiques joue chez lui ce rôle de dénégation obscurément veule du discours prononcé), presque toujours très amusant. Exemple : « Jed était familier des principaux dogmes de la foi catholique – alors que ses contemporains en savaient en général un peu moins sur la vie de Jésus que sur celle de Spiderman. » Admirer le double salto qui le fait juxtaposer d’un seul souffle « en général » et « un peu moins ».

N’importe, Houellebecq me fait rire. Et en général, ce qu’il dit reste intéressant malgré l’ironie, ou à cause d’elle. (Auto-)Portrait de l’artiste au travail, en quelque sorte en-résidence : « Pendant presque six mois Jed sortit très peu de chez lui, sinon pour une promenade quotidienne à l’hypermarché Casino du boulevard Vincent-Auriol (…) il se rendit compte qu’il n’avait pas prononcé une parole depuis presque un mois, à part le « non » qu’il répétait tous les jours à la caissière (rarement la même, il est vrai) qui lui demandait s’il avait la carte Club Casino. » Puis, quelques chapitres plus tard, la scène se passe à présent en Irlande: « Bien qu’on soit dimanche, le centre commercial voisin était ouvert ; il acheta une bouteille de whisky local, la caissière qui s’appelait Magda lui demanda s’il avait la carte de fidélité Dunnes Store. »

Okay, je ferme le bouquin, j’entre en gare de Troyes.

Je descends du train avec armes et bagages. Amélie et Michèle m’attendent, m’accueillent, me fêtent. Première provision de sourires. Ma valise roule. Pas d’armes, en fait, dans mes bagages. Essentiellement des livres. Mais aussi un petit pot pour faire pousser des trèfles (spéciale dédicace à Cathy Karle). Et je pense, tout droit sur le quai, à l’un des plus beaux livres jamais écrits sur les migrants, Là où vont nos pères de Shaun Tan. Livre d’ailleurs non écrit, à proprement parler, seulement dessiné, puisqu’il est muet. Parce que quand on arrive, on se tait et on regarde. Je parle juste un peu, des coulées de boue. Houellebecq je le tais, je le garde pour le blog.

Je prends mes quartiers. Je suis chez moi, d’une certaine manière. Je suis tout excité. À demain.

Plouf (Troyes, épisode zéro)

31/08/2011 2 commentaires

Comme annoncé, c’est demain que je plonge dans le grand bain. Je suis l’hôte de l’association Lecture et loisirs de Troyes pour quatre mois de résidence, de septembre à décembre 2011.  Résolution à la hauteur de cet exceptionnel bouleversement de mon train-train : je m’engage à utiliser, pour la première fois, le présent blog comme un vrai journal quotidien. Chaque jour de la résidence, je publierai une note, pas forcément longue, fragment d’éphéméride, écho de ce que j’aurai accompli dans la journée, ne serait-ce que pour vérifier que j’accomplis quelque chose. Total sur un peu plus d’une saison : au moins une centaine de feuillets au vent, en direct de l’expérience et du cobaye résident, traces de vie en moi et alentour.

Je salue à nouveau le très stimulant Nicolas Bianco-Levrin qui m’a obligeamment confié le journal dessiné qu’il tenait alors qu’il était l’hôte de cette même résidence. La lecture de ce document de travail a provoqué par émulation la formule quotidienne de mon blog.

En attendant (je compte les minutes), je virtualise, je m’y crois à donf, je surfe à Troyes sur mon écran, je m’anticipe à coups de street-view, je vérifie sur Mappy la distance de ma résidence à la médiathèque municipale (420 mètres, okay, je survivrai), à la gare, à la piscine. Oui, c’est important aussi, la piscine. Plouf, vous dis-je. (Une pensée ici pour Jean-Marc Mathis qui m’a raconté un jour ne jamais se laisser inviter en région par un salon du livre, une école, une galerie ou autre sans se munir de son maillot de bain. Vous voyez le genre d’anecdotes palpitantes qui risque de nourrir Fond du Tiroir matin, journal du soir.)

Lorsqu’on prie Google d’ouvrir le tiroir « résident » de sa mémoire de plastique, l’ooooracle dégorge en vrac :

Resident Evil ;
Statut de résident fiscal ;
Qui n’a jamais hésité sur l’orthographe, Résident ou Résidant ? ;
Obtenir sa carte de résident français ;
The Residents news official weblog ;
Fiche métier : le pharmacien résident délivre à un établissement hospitalier des médicaments, à usage humain ou vétérinaire, qu’il prépare lui même ou qu’il se procure auprès de grossistes-répartiteurs ;
Devenir résident suisse : forfait fiscal et compte bancaire ;
Résidents de la République (Bashung) ;
le Synthes Resident Program est destiné à soutenir la formation en traumatologie, en chirurgie du rachis et en chirurgie cranio-maxillo-faciale ;
« Crécy avait été résident en plusieurs cours d’Allemagne dont il connaissait parfaitement le droit public » [Saint-simon, Mémoires complets et authentiques du duc de Saint-Simon] ;
« Des marchands d’hommes et des mouchards, tels sont les résidents de cet ignoble quartier » (Honoré de Balzac, Œuvres div., t. 1, 1830, p. 568).

Début prometteur. Vive les Residents. À demain.

… et me cherchez sans retard l’ami qui soigne et guérit la folie qui m’accompagne

06/08/2011 6 commentaires

Zdoïng ! Zdoïng ! Le destin est monté sur ressort. Contrebalançant l’article précédent, empreint de morosité et de désabusion (néologisme popularisé par Nino Ferrer, il en avait le droit, il en est mort), c’est dans l’euphorie et la grande excitation que je klaxonne aujourd’hui une grande nouvelle, genre « once in a lifetime », et en avant vers de nouvelles aventures. Vous allez faire un beau voyage, me lirait une voyante dans son cristal. Où l’on retrouve notre héros, riant et trépignant, occupé à boucler ses valises.

Je m’apprête à passer quatre mois en résidence d’écriture, quatre mois d’oasis au beau milieu du CV, quatre mois de concentration offerte en parenthèse magique, quatre mois à ne rien penser qu’à mes œuvres, tout un automne de lâchons le mot le grand mot le plus grand de tous le seul qui vaille, quatre mois de liberté. Et ceci se passera très exactement à Troyes, à compter du premier septembre prochain. Toujours riant, toujours trépignant, je me suis rendu à la gare en sautillant pour acquérir un abonnement SNCF (selon le perpétuellement spirituel Jean-Pierre Blanpain, je prépare mon cheval pour l’insidieuse invasion de Troie) et j’ai même eu l’autre jour envie de m’acheter des chaussures neuves, envie saugrenue qui m’advient pour la première fois de ma vie, c’est dire le niveau inédit de mon excitation nerveuse, l’état second carrément, hi hi hi j’en rougis, des chaussures neuves je ne me reconnais plus, je frise l’hystérie amoureuse, imaginez j’ai rendez-vous.

Jusqu’alors, Troyes, où je n’ai jamais eu l’honneur de mettre les chaussures, ne m’avait guère évoqué que le champagne (chic chic, euphorie excitation bonne nouvelle), François Baroin (oh, non, zut, attention à la rechute, morosité, désabusion) et également mon camarade Jean-Philippe Blondel, qui est de Troyes puisqu’il faut bien être de quelque part, je suis bien de Grenoble et ne m’en vante point (ahah, j’avais écrit « ne m’en vente », mon dévoué webmestre m’a signalé la coquille, le vent déjà m’emporte c’est l’explication), je n’ai pas fait exprès, ni mieux ni pire, on trouve partout ici comme là de quoi s’exciter l’euphorie et se désabusionner la morosité. Car tout dépend du seul humain, seul critère qui vaille. Or cela est avéré, on trouve de l’humain à Troyes, et du chaleureux, et du charmant, accueillant, délicieux, toute ma gratitude s’envole d’ores et déjà vers l’équipe de l’association « Lecture et loisirs » qui m‘invite et prépare le terrain. C’est pourquoi je ne redoute point l’acclimatation : le crétin des Alpes se fera Crétin de Troyes. Un grand merci aussi chapeau en l’air, à Nicolas Bianco-Levrin, illustrateur et cinéaste débordant d’activités comme de générosité, précédent occupant des lieux et qui a pris l’initiative, par pur souci d’émulation, de passage de relai de l’euphorie et concentration, de me contacter afin de me présenter l’endroit, dans tous ses détails y compris le mode d‘emploi du radiateur.

Ne reste plus qu’à être à la hauteur de cette chance exceptionnelle, de cette confiance que l’on me témoigne : écrire. Des nouvelles ici même très bientôt. En attendant l’Aube, déposez-moi au manoir… et me cherchez sans retard l’ami qui soigne et guérit la folie qui m’accompagne et jamais ne m’a trahi : Champagne-Ardenne.