Soeur yes soeur
Ma semaine de cinéma : deux films en salle. Le premier m’a diverti, le second m’a passionné.
Or le premier met en scène deux copains (deux mutants immortels : on sait qu’ils auront beau se taper dessus, ils ne mourront pas), adorant faire la bagarre, rouler des mécaniques, exhiber des armes turgescentes, décharger la violence et laisser derrière eux des bains de sang, aux prises avec un ennemi diabolique – une femme castratrice, naturellement, ficelle scénaristique grossière ; le second met en scène deux copines (une baronne de la drogue transgenre et son avocate) aux prises avec, non un homme diabolique, ce serait une ficelle scénaristique grossière, mais avec la masculinité toxique, cette entité archaïque qui passe d’une personne à l’autre, d’une génération à l’autre et même d’un genre à l’autre, qui aime tant faire la bagarre, rouler des mécaniques, exhiber des armes turgescentes, décharger la violence et laisser derrière elle des bains de sang.
De la comparaison entre les deux films se trouve renforcée mon intime conviction que la sororité est plus admirable que la fraternité.
Un blockbuster de super-héros Marvel/une comédie musicale d’auteur : peut-être que personne d’autre au monde n’aura pensé à mettre en miroir cette carpe et ce lapin, qu’y puis-je, je suis le roi de l’apophénie.
1) Deadpool & Wolverine (Shawn Levy, avec Ryan Reynolds et Hugh Jackman).
J’y ai pris je l’avoue un plaisir régressif, un peu comme quand je mange un hamburger.
Mais le lendemain, lorsqu’il faut digérer…
À la réflexion, après avoir dormi dessus, je trouve ce film complètement con. Sa faille la plus béante, c’est que le plaisant cynisme « 4e mur en miettes » de Deadpool, conjugué au principe du Multivers, fait qu’absolument plus rien de ce qui nous est donné à voir n’a de sens, d’importance, ni d’enjeu narratif. Tout ce qui se passe et peut se passer est « pour rire » : plus aucune perspective tragique n’est possible, puisque dès qu’un personnage meurt, ô comme c’est fastoche, on va chercher son double dans un univers parallèle.
L’idée du Void, désert où sont précipités les concepts ringards dont le cinéma ne veut plus est intéressante visuellement, presque attendrissante, mais purement théorique, elle n’émeut pas. On jette dans le Void les échecs commerciaux (le cadavre géant d’Ant-Man en premier, bonjour les sarcasmes), ok, ce n’est que du discours sur le cinéma, pas du cinéma. De même les acteurs ne cèdent jamais la place à leurs personnages : on reconnaît Chris Evans, Wesley Snipes et Jennifer Garner, mais pas Johnny Storm, Blade ou Elektra. Alors que moi, ce que j’aime chez Marvel, c’est le contraire, c’est être touché par des personnages qui sont humains (en plus d’être surhumains), et pleurer quand ils meurent. J’aime quand ce n’est pas seulement « pour rire » mais aussi, un peu, pour pleurer. J’avais pleuré à la fin de Logan, j’y croyais, moi, à cet enterrement ! J’ai besoin d’un minimum de premier degré !
2) Emila Perez (Jacques Audiard, avec Karla Sofía Gascón et Zoe Saldaña).
Là, oui, j’ai eu mon compte de premier degré tragique, merci. ET de second degré esthétique, de distance et de style apportés par l’anti-réalisme consubstantiel à la comédie musicale. J’ai été emballé sur les deux tableaux, convaincu, captivé, et d’ailleurs c’est bien simple j’ai pleuré lors de l’enterrement de l’un des personnages sur une reprise espagnole et bouleversante de Brassens.
Cannes a décerné aux quatre femmes du casting un prix d’interprétation collectif : prix de la sororité en somme. Karla Sofía Gascón dans le rôle-titre, actrice transgenre, a sans aucun doute mérité cette distinction, ainsi que les deux autres actrices, sensiblement plus secondaires, Selena Gomez et Adriana Paz. Mais c’est Zoe Saldaña dans le rôle de l’avocate qui rafle la mise et fait le show à elle toute seule tant elle parle et chante et bouge et danse avec justesse.
Zoe Saldaña est ma préférée actrice (je n’oublie pas qu’elle excelle aussi dans les films Marvel dans le rôle de Gamora, ah comme il est compliqué de ne pas être manichéen et péremptoire, mais c’est ainsi, je ne suis Scorsese).
Et Emilia Perez est ma préférée comédie musicale depuis Annette : j’en suis sorti avec la même électricité dans le corps et la même pulsion de revoir le film le plus rapidement possible, comme on se repasse un disque. Hélas la BO n’est pas éditée en disque (nous sommes en 2024). Les chansons sont parfaites, aux bons soins de Clément Ducal et Camille (on peut les écouter ici), comme celles d’Annette étaient dues aux Sparks (c’était le bon temps, j’avais acheté l’album en CD).
Une autre vertu d’Emilia Perez est qu’il a fait enrager Marion Maréchal et toute l’extrême-droite. En ces temps louches où le fascisme dédiabolisé trépigne aux portes du pouvoir, la tolérance envers les personnes trans est un excellent baromètre de la tolérance tout court. Pouvons-nous supporter le principe de réalité d’Emilia Perez caché derrière les artifices de la comédie musicale ? Les personnes trans existent, les cartels mexicains existent, la douleur existe, le malheur existe, la mort existe. (Pour rappel : les mutants immortels bénéficiant d’un facteur d’auto-régénération n’existent pas.) Et on prétend que c’est la gauche qui n’est pas capable d’accepter la réalité !
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