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Le duel est déjà commencé ?

Ah, quel immense acteur ce Gérard Depardieu !
Ah, quel immense cinéaste ce Ridley Scott !
Les deux géants ont en commun de posséder des vignobles en France, c’est dire s’ils ont du savoir-vivre.
L’un de leurs plus beaux films respectifs, ils l’ont tourné ensemble ! Non, je ne parle pas du balourd 1492 : Christophe Colomb, mais du méconnu Terrazza Romana, tourné la même année, chef d’œuvre de 47 secondes que voici :

Bon…
On pourrait continuer tant qu’on voudrait à se foutre de la gueule de Depardieu, buffet à volonté, il l’a bien mérité maintenant qu’on sait qu’il ne vaut pas mieux en termes d’abus sexuel que tant d’autres hommes de pouvoir (politique, économique, médiatique, artistique, religieux, tous les chemins mènent à la petite chatte).
En revanche, on va arrêter cinq minutes de dire du mal du publicitaire Ridley Scott, pour faire l’éloge de l’un de ses films. Aujourd’hui au Fond du Tiroir : un bon film de Ridley Scott.

Moi qui suis un vieux romantchique, je place l’amour au-dessus de tout. Voilà pourquoi je place la Saint-Valentin au-dessous de tout. La Saint-Valentin, rien à foutre. Hier soir Saint-Valentin ? Ouais ben c’est un soir comme un autre : soit je vais jouer de la musique soit je mate un film. C’était film.

C’est ainsi que le soir de la Saint-Valentin, nous avons regardé, en couple s’il vous plait, un film d’amour particulièrement tordu, ambigu, malaisant, un film qui parle de viol : Le Dernier duel (Ridley Scott, 2021).

Je ne suis guère amateur du cinéma de Ridley Scott. Ses bourinneries virilistes me navrent et je reste, contrairement à quelques amis dont je respecte le goût cinématographique, désespérément insensible à Blade Runner que j’ai pourtant vu autant de fois qu’il en est de versions et ça fait un paxon, film décoratif et vieilli, très loin des puissances intactes, propres à retourner le cerveau, des romans de Philip K. Dick. Ainsi je n’attendais rien de ce Dernier Duel… Oh comme on fait bien parfois de n’attendre rien ! Quelle merveille que ce film ! À mon goût le plus surprenant de Ridley Scott depuis Seul sur Mars, et le plus féministe depuis Alien (oui, car Alien, film de dure à cuire dont le sujet caché est la grossesse, est mille fois plus féministe que Thelma et Louise, dans lequel deux femmes se punissent de mort pour avoir tenu tête aux hommes – mais bref).

Le Dernier duel est adapté d’une histoire vraie, comme il est mentionné en incipit de deux films sur trois, mais le fait divers ici est vieux de 750 ans, c’est dire si les sources sont fragiles et reconstituées. Le livre adapté n’est pas un roman mais une enquête menée par un historien américain, Le Dernier Duel : Paris, 29 décembre 1386 par Eric Lager.

Triangle amoureux sempiternel, deux hommes et une femme : un chevalier et son épouse ; un écuyer. L’écuyer est amoureux de la femme de son prétendu grand ami le chevalier. Il la viole. La femme raconte tout quand son mari rentre au château. Un procès s’en suit. L’écuyer nie le viol (lui, comme tant de violeurs, ne parle que d’une histoire d’amour, quelle modernité !). Parole contre parole. Que faire ? S’en remettre à Dieu (quelle modernité bis !). Une ordalie est décidée. Les deux hommes vont s’affronter en duel. Celui qui tuera l’autre aura prouvé qu’il avait raison, puisque Dieu, c’est connu, favorise les justes.

Ces prémisses sont déjà palpitantes tant elles brassent des thématiques d’aujourd’hui et de toujours (la brutalité, l’instinct de possession et la rivalité mimétique des hommes ; la paroles des femmes comptée pour rien ; le mariage arrangé et l’amour où est-il ; la culture du viol et ses sources patriarcales moyenâgeuses ; les réseaux de pouvoir et de solidarité court-circuitant la justice ; la superstition religieuse prônée comme vérité suprême, etc.), mais ce qu’en fait Ridley Scott est d’une audace stupéfiante.

Surprise : sa brutalité testostéronée, si pénible dans ses films de gladiateurs ou de guerre, a pour une fois du sens, car le fameux duel final, admirablement bien filmé et par conséquent révulsant, se pare d’un vrai suspense et d’infinies questions sur le cynisme, sur l’absurdité, sur la rage non seulement de vivre mais de prouver qu’on a raison (à qui Dieu va-t-il donner sa faveur ? au cocufié antipathique, ou au cocufieur séduisant ?).

Plus sidérant encore : la construction elle-même du film, en diffraction, est d’une originalité presque inédite (presque, car on peut penser à un précédent : Rashōmon de Kurosawa, 1950, et à un suivant : le tout récent L’innocence de Kore-eda, 2023). Trois parties, qui vont nous raconter trois fois la même histoire, mais du point de vue de chacun des trois personnages. Les scènes se répètent mais les plans et les détails ne sont pas les mêmes, les gestes diffèrent, les intentions aussi, les mots échangés, la signification qu’on leur prête… Or les trois versions sont filmées comme sont filmés tous les films, c’est-à-dire en tant qu’illusion de la réalité. Leur juxtaposition donne le tournis comme le faux flashback inventé par Hitchcock (Le Grand alibi, 1950 – ah, tiens, la même année que Rashōmon ! 1950, ère du soupçon ?) : spectateurs, témoins trompés, nous ne comprenons plus le statut exact de ce que nous sommes en train de voir. Aucun des trois récits n’est vrai ? Les trois le sont un peu ? Chacune est faussée comme sont faussés tous nos souvenirs ? Notre souvenir d’une scène précédente, une demi-heure plus tôt, est-il déjà falsifié ? Le cinéma dit-il la vérité 24 fois par seconde (Godard) ? Le cinéma ment-il 24 fois par seconde (De Palma) ?

Un indice pour sortir du trouble : la version de la femme est la dernière à laquelle nous aurons accès, et selon l’adage c’est le dernier qui a parlé qui a raison. Message capital adressé aux femmes violées : on te croit.

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