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Numérination

Flashback ! Les photos ci-dessus, sur lesquelles on me voit charger avec Amour un projecteur de cinéma 35 mm, sont faciles à dater. Voici 10 ans, le cinéma achevait sa mue, abandonnait sans retour l’argentique pour se convertir au numérique. Fin du film originel, ruban de triacétate de cellulose qui par métonymie désigne pour toujours une œuvre cinématographique.

Du reste, Amour, le film de Michael Haneke, dont on voit le titre imprimé sur l’amorce de la pellicule, est sorti en France le 24 octobre 2012.

Ces photos et le matériel qu’elles figurent ont désormais un charme vintage, ainsi que tant d’objets muséifiés : radio à galène, téléphone à cadran, machine à écrire, reflex 24×36, phonographe complet de son cornet et de ses disques à 78 tours, répondeur téléphonique à bande, magnétoscope, 2CV, disquette cinq pouces un quart, minitel, et autres artefacts dont le seul destin aujourd’hui sera celui d’accessoires lors de tournages de films d’époque. Filmés en numérique.

Dix ans de numérisation, donc. Si l’on s’en tient au sens littéral et étymologique du numérique, dix ans à faire parler les nombres. La numérisation du cinéma n’est que l’un des symptômes, sans doute pas le plus important, de la numérisation du monde, massive et irrémédiable, transformation de toute connaissance et de tout rapport humain en nombres, en zéros et en uns, dont nous n’avons pas fini de cerner les effets. En ce qui me concerne, depuis ma cabine de projection et par le petit bout de ma lorgnette, je peux dire au moins ceci : lorsque, au siècle dernier, j’ai passé l’examen du CAP d’opérateur-projectionniste de l’audiovisuel, ce métier était artisanal et ses outils de base étaient les ciseaux et le rouleau de Scotch. Les outils du projectionniste sont aujourd’hui le disque dur et la souris. Me risquerais-je à en faire un cas général, et à avancer que tous les métiers artisanaux, voire tous les métiers, point, sont devenus des métiers d’informaticiens ?

L’époque révolue de l’argentique alimente désormais la nostalgie, et en 2023, soit au terme d’un laps rond de dix ans après enterrement, le nombre de films récents de fiction qui alimentent cette nostalgie du triacétate est remarquable : The Fablemans de Spielberg ou Empire of light de Sam Mendes. Ce dernier poussant le chic jusqu’à proposer aux spectateurs quelques séances en 35 mm argentique, excentricité qui nécessite de dénicher un projectionniste de la vieille école avec ciseaux et Scotch, mais ça va, il faut davantage qu’une seule décennie pour qu’un savoir-faire artisanal se perde.

Autre signal statistique fort de la nostalgie en marche : en rafale sortent les films qui compilent, sur une voix off réfléchie et réflexive, les bobines d’autrefois, publiques ou privées. Je pense aux Années Super 8 d’Annie Ernaux, au formidable Retour à Reims (fragments) de Jean-Gabriel Périot ou au non moins sensationnel quoique plus rigolo Et j’aime à la fureur d’André Bonzel (1) qui déclare explicitement en incipit :

Depuis mon enfance je collectionne les bobines de films d’amateurs et d’anonymes. Voir la vie des autres m’a sans cesse fasciné. Ces cinéastes d’un jour filmé leurs amours, leurs bonheurs dans une vaine tentative d’arrêter le temps.

Ces trois montages de vieilles bobines ont en commun d’être à la fois autobiographiques et universel, et de célébrer le retour aux sources et au sens premier du cinéma, art démocratique : assister à ce miracle, la lumière qui sauve et ressuscite, qui fait bouger des fantômes. Nos fantômes sourient. Sur un support fantôme.


(1) – Au sujet de ce dernier, je consigne ici un fait surprenant, une coïncidence. Il se trouve que le même jour, à quelques minutes près, j’ai vu Et j’aime à la fureur qui tire son titre et son épigraphe du poème Les bijoux de Charles Baudelaire, et j’ai lu la page 130 du roman Riquet à la houppe d’Amélie Nothomb citant très exactement la même phrase qui, il faut bien le reconnaître, semble parler du cinéma (les choses où le son se mêle à la lumière) 40 bonnes années avant l’invention des frères Lumière.
(Qu’est-ce qu’ils ont les Belges avec ce poème ? Ils ne sont pas rancuniers.)
La raison était suffisante pour relire Baudelaire et d’ailleurs tous les prétextes sont bons, et ce poème parle aussi des grappes de ma vigne, c’est dire.

Les bijoux

La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures.

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j’aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.

Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d’aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s’était assise.

Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !

Et la lampe s’étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre !

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