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« La Confine », un poème inédit de Victor Hugo

Les amis du Fond du Tiroir, esthètes ou mécènes qui firent preuve, à l’automne dernier, d’assez de bon goût pour souscrire au livre-DVD Au premier jour de la Confine augmenté de ses nombreux bonus exclusifs, connaissent déjà ce qui suit. Sans rancune, mais avec au contraire une saine et naturelle générosité, avec surtout la conviction qu’il serait indécent de conserver au seul usage des happy few ce qu’il faut bien appeler un scoop littéraire, le Fond du Tiroir offre aujourd’hui, 1er avril 2022, à tout un chacun, et, tout humblement, au monde entier, cet inestimable trésor.

C’est à la faveur d’un vide-grenier clandestin, durant le premier confinement de 2020, que nous avons eu la chance exceptionnelle de mettre la main sur un poëme inédit de Victor Hugo, intitulé La Confine. Nous avons découvert le précieux manuscrit, signé du poëte lui-même, en farfouillant, les doigts baignés de gel hydroalcoolique, parmi des monceaux de papiers froissés et jaunis, correspondances privées, registres comptables, photos sépia d’inconnus, autorisations de déplacement auto-signées et autres passeports vaccinaux à validité échue, sans grand intérêt sinon, peut-être, historique. Quoique non daté, le poëme, si l’on se fie à son titre, a selon toute vraisemblance été écrit par Victor Hugo à l’époque où celui-ci, exilé, était confiné dans sa maison de Hauteville House (Guernesey), entre 1854 et 1870. Nous ne pouvons que spéculer sur ce que furent les aventures de ces quelques feuillets durant 160 ans, rêver aux mains qui les ont tenues, celées ou transmises, aux yeux qui les ont déchiffrées, aux esprits qui s’en sont régalés, aux gougnafiers qui les ont négligées, avant de parvenir enfin jusqu’à nous ! Il va de soi que, grâce à un sang froid extravagant, nous avons pu cacher notre émoi devant le vendeur, et acquérir sans trembler le manuscrit pour une bouchée de pain (Combien pour ce vieux torchon illisible et friable ? Quoi, deux euros, vous vous moquez ? Allez, je vous en offre 50 centimes mais j’emporte en sus cette croûte bariolée signée d’un certain Gustave Courbet, et j’y perds).

De quoi parle au juste ce poëme ? Avouons-le, son sens global nous apparaît quelque peu obscur. Toutefois, on peut tenter une exégèse en remarquant la répétition du mot grondement à deux moments clef, au début et à la fin de la pièce, comme s’il s’agissait de réagir face à la rumeur du monde. Ainsi nous sentons-nous autorisés à lire entre les lignes une allégorie du peuple, ce héros hugolien par excellence, qui chute dans la première partie du confinement (La foule, cette grande et fatale orpheline/S’évanouit devant l’horrible grondement) puis se relève, grandi et fier, plein d’espoir lors du déconfinement si patiemment attendu ([L’or] condamne la Nuit à l’éblouissement !/Ces temps sont revenus. La géante féline/Se réveille ; et voilà qu’au premier grondement/ Apparaît l’archipel […]).

En tout état de cause, la puissance du style et des images, la beauté des paradoxes, les fulgurances lyriques et la majesté métrique, presque hypnotique, des alexandrins de Victor Hugo y sont reconnaissables sans l’ombre d’un doute. On notera pourtant une singularité : alors qu’Hugo pratiquait systématiquement, dans ses grands recueils, les rimes plates (AABB), il a fait ici le choix étonnant des rimes alternées (ABAB), sans doute afin de mieux imprimer en son lecteur la lancinante alternance des rimes en –ine et en –ment, étirant indéfiniment un temps bloqué et répétitif vers une échéance sans cesse remise, perdue dans d’abstraites chimères. Car oui, notre grand poëte national, tel un peintre s’astreignant à réduire sa palette à deux couleurs seulement pour mieux faire surgir la splendeur confinée du monde, a ici choisi de n’utiliser que deux rimes. Émules de cet indépassable pionnier des formes poétiques, nous saurons nous montrer dignes de son inépuisable génie.

Le Fond du Tiroir a pu, grâce aux ventes pléthoriques d’Au premier jour de la Confine, faire récemment l’acquisition d’un coffre-fort à triple combinaison avec température et taux d’humidité modulables, afin de protéger durablement le manuscrit. Nous envisageons à présent un don à la BNF. Ou alors une vente aux enchères au marché noir, nous n’avons pas encore tranché. Faire offre en message privé.

« La Confine », un poème inédit de Victor Hugo 

L’Éden pudique et nu s’éveillait mollement
Le jour où tu naquis sur la plage marine.
Une immense bonté tombait du firmament ;
Ces douves-là nous font parfois si grise mine, 
Les oiseaux gazouillaient un hymne si charmant, 
Qu’il faut recommencer à l’heure où l’on termine ! 
Le même séraphique et saint frémissement 
Encor tout ruisselant de poix et de résine 
Unissait l’algue à l’onde et l’être à l’élément ; 
L’audace avec le souffle entra dans ta poitrine 
Les anges y volaient sans doute obscurément. 
Le cliquetis confus des lances sarrasines 
Se fixait, plus pensif de moment en moment, 
Et que nous entendions dans les plaines voisines 
Les monstres, hérissant leur crinière, écumant 
Leurs ongles monstrueux, crispés sur des rapines. 
« Je suis trop près ! » dit-il avec un tremblement, 
« Des geysers du pôle aux cités transalpines, 
« Pourquoi ce choix ? Pourquoi cet attendrissement
« Regarde par-dessus l’épaule des collines ? » 
Car on voyait passer dans la nuit, par moment, 
Des actéons cornus et chaussés de bottines 
Et qui le regardaient dans l’ombre fixement. 
Sur une vasque d’or aux anses florentines 
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement. 

II 

Quelle est cette merveille effroyable et divine ? 
Quelle est donc cette loi du développement ? 
C’est pour cela qu’on a lutté, creusé des mines, 
Dans ce néant qui mord, dans ce chaos qui ment, 
Rompu des ponts, bravé la peste et les famines ? 
Quoi ! ces coups de canon battant ces murs fumants ! 
Le tambour bat aux champs et le drapeau s’incline, 
Ce que l’homme finit par voir distinctement. 
La foule, cette grande et fatale orpheline 
S’évanouit devant l’horrible grondement 
Et cette Jeanne d’Arc se change en Messaline. 
Pourras-tu supporter l’immense brisement 
Où, dans l’éden qu’on voit, c’est l’enfer qu’on devine, 
Un de ces monstrueux et noirs rugissements  
Ô France ! un coup de vent dissipe en un moment 
De la Bastille au pied de la morne colline 
La malédiction, le mensonge inclément ! 
Changer le jour en nuit, changer l’Europe en Chine ! 
Vos aïeux n’ont semé que de grands ossements. 

III 

Oh ! Les lugubres nuits ! Combats dans la bruine !
La splendide rondeur de l’astre, par moments, 
Apparaissait ; c’est là qu’étaient les Feuillantines. 
Son rayon dore en nous ce que l’âme imagine, 
Mais elle n’en sait rien, et d’ailleurs c’est charmant. 
Ce Dieu qui du chaos tire son origine 
Semble un tronc d’arbre à terre et dort affreusement. 
Continuons, la chance étant une coquine. 
Et comme un imbécile est féroce aisément ! 
Oui, vous avez voulu corriger, j’imagine, 
Vos clartés, vos rumeurs, votre fourmillement, 
Un peu comme un larron, presque comme un amant 
Parce qu’il fut un ours appelé Rostopschine !
A la nuée, aux fleurs, aux nids, au firmament, 
Pris d’un vieux rhumatisme incurable à l’échine, 
Le sinistre vieillard sourit superbement. 
Il écoute, un peu sourd, la cloche sa voisine 
A l’immense nature un doux gazouillement, 
Le passé devant lui, plein de voix enfantines. 
 

IV 

Les mâchoires de l’hydre, ouvertes tristement, 
Sont pâles ; on y lit : Foi, Courage, Famine. 
Que vous seriez hardis d’y toucher seulement ! 
Avoir un bon lapin savant qui tambourine ! 
Dans les cœurs gouvernés par le prêtre qui ment, 
Il ne me reste plus à gagner que le quine. 
L’or se fait dans la terre et l’aube au firmament ! 
Il luit ; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il condamne la Nuit à l’éblouissement ! 
Ces temps sont revenus. La géante féline 
Se réveille ; et voilà qu’au premier grondement 
Apparaît l’archipel ténébreux des doctrines 
Qui, dans l’hiver fameux du grand bombardement,  
Se laisse dévorer vivant par la vermine.
Si quelque prêtre dit que Dieu le veut, il ment ! 
Il fait joindre les mains aux passants, il fascine, 
Le genre humain gravite autour de cet aimant. 
Un pêcheur de corail vogue en sa coraline,
Les siècles sont au peuple ; eux, ils ont le moment. 
Nous en aurons bientôt marre de la confine 
Ô bientôt marre hélas de ce confinement ! 

(Les lecteurs hugoliens les plus avertis auront peut-être identifié, au fil de ce poëme, certains vers que Victor Hugo, dans un geste écolo avant l’heure, a littéralement recyclés, les refourguant sans vergogne dans quelques-uns de ses grands recueils écrits à la même époque : La légende des siècles, L’Année terrible, L’art d’être grand-père, Religion et religions ; à l’exception des deux derniers vers, apparemment inédits puisque, malgré nos recherches bibliographiques, ils restent introuvables dans le reste de l’œuvre – ce ne sont pas ses meilleurs, ceci dit.)

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